Mademoiselle Giraud, ma femme/XII

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XII

Le temps s’écoulait et Paule avait repris toute sa placidité. Elle paraissait avoir oublié jusqu’à Mme de Blangy ; elle oubliait surtout que j’étais son mari. Cependant j’espérais, j’espérais toujours.

Je comptais sur ma tyrannie, l’espèce de réclusion dans laquelle vivait ma femme, et le désir qu’elle devait éprouver de revoir sa meilleure amie.

Bientôt je n’espérai plus ; voici ce qui arriva :

Je venais de déjeuner en tête-à-tête avec Paule. Pendant que je lisais les journaux dans le salon, elle était passée dans son cabinet de toilette. Elle en sortit quelque temps après, les épaules couvertes d’un mantelet, un chapeau sur la tête et me dit :

— Je vais faire des emplettes ; je monterai aussi chez ma mère, avez-vous des commissions ?

— Non, répondis-je, je vous remercie.

— Au revoir alors, ajouta-t-elle, et elle s’éloigna.

Lorsque la porte de l’appartement se fut refermée, je courus à mon poste habituel, à l’observatoire que je m’étais ménagé derrière une des persiennes de mon cabinet de travail, devenu, hélas ! ma chambre de garçon.

C’était par acquit de conscience que je me donnais maintenant cette peine. Paule, depuis deux mois, passait devant la maison de Mme de Blangy sans s’arrêter, sans même lever les yeux vers les croisées de son amie ; elle n’avait aucune raison, ce jour-là, pour changer d’habitude. Je la vis bientôt sur le trottoir, au-dessous de moi ; elle suivait les maisons dans la direction du boulevard. Je me surpris à l’admirer : ses cheveux, contenus par derrière dans une fine résille, avaient, au soleil, des reflets éblouissants. Par moments, pour éviter quelque obstacle, d’un geste imperceptible elle soulevait le bas de sa robe, et l’on voyait apparaître deux pieds délicieusement cambrés et un petit bout de jambe adorable.

Elle ne marchait pas ; elle ondulait pour ainsi dire : ses épaules, sa taille, ses hanches semblaient rouler de droite à gauche et de gauche à droite. C’était voluptueux au possible.

Tout à coup une idée folle me passa par la tête.

« Si je la suivais, me dis-je, je la verrais plus longtemps. »

Je vous jure, mon cher ami, que je n’obéissais, en ce moment, je le crois du moins, à aucun sentiment de jalousie : j’étais charmé, je désirais rester sous le charme, voilà tout. J’oubliais que Paule était ma femme ; rien de plus facile à oublier, du reste.

Je descendis précipitamment mon étage. J’étais bien sûr de la retrouver ; la rue Caumartin est longue, elle est droite et on y rencontre fort peu de rues transversales.

Je n’avais pas fait vingt pas dans la direction des boulevards que j’aperçus au loin devant moi, sur le même trottoir, mes petits pieds, mon bas de jambe, mes cheveux, ma nuque, mes épaules et mon dos. Tout cela continuait à onduler, je suivis les ondulations.

Arrivée à l’extrémité de la rue Caumartin, avant de traverser la rue Basse-du-Rempart, Paule sembla se consulter. Allait-elle se diriger du côté de la Madeleine ou de la Bastille ? Tout à coup, avant de se décider, et comme si elle obéissait à quelque recommandation, elle se retourna et regarda derrière elle.

Je n’eus que le temps de me jeter sous une porte cochère ; elle ne me vit pas.

Rassurée sans doute, elle prit le boulevard et marcha vers la Madeleine.

Mais sa marche incertaine, son geste, son coup d’œil en arrière, l’espèce d’inquiétude qu’elle avait paru un instant éprouver, me donnèrent à réfléchir.

« A-t-elle donc peur d’être suivie ? » me demandai-je.

J’allais devenir jaloux ; il ne me manquait plus que cela. Peut-être vous étonnez-vous, mon cher ami, que je ne l’aie pas encore été. Vous auriez tort ; je ne pouvais pas l’être. L’existence de Paule, depuis notre mariage, avait été des plus régulières et des moins accidentées : elle faisait peu de visites, en recevait rarement et ne sortait, je l'ai dit, que pour se rendre chez sa mère ou chez son amie.

A une demi-heure près j’avais toujours connu l’emploi de son temps. Comment, dans ces conditions, soupçonner une femme d’infidélité, éprouver de la jalousie ? Lorsque je cherchais pour quel motif elle se conduisait avec moi de la façon que vous savez, il m’était bien venu à la pensée de me dire : « Aurait-elle un amant ? » Mais j’avais été obligé aussitôt de convenir qu’elle ne pouvait en avoir, à moins qu’elle ne donnât ses rendez-vous dans notre appartement, chez sa mère ou chez Mme de Blangy. Les trois suppositions étaient inadmissibles.

Arrivée sur la place de la Madeleine, Paule se dirigea vers l’église ; elle en franchit la grille et gravit les marches. « Que signifie cela ? me dis-je ; elle fait ses dévotions dans la semaine maintenant, elle qui, le dimanche, ne songe même pas à la messe. »

J’ajoutai bientôt : « Est-ce à cette piété que je dois attribuer mes tourments ? Aurait-on infligé à ma femme une pénitence qu’elle me fait partager ? Serions-nous tous deux victimes d’un de ces vœux prononcés dans un moment d’égarement ? Oh ! alors, j’ai de l’espoir ; on ne prononce plus de vœux éternels, celui-là ne peut être que temporaire. »

Au même instant, je fis un bond et je m’élançai dans la direction du marché de la Madeleine. Une nouvelle réflexion venait de me frapper : Paule était tout simplement entrée dans l’église pour dépister les personnes qui auraient été tentées de la suivre, et elle allait sortir par un des bas-côtés.

Pourquoi me précipitai-je plutôt vers le côté droit que vers le côté gauche ? Je l’ignore, mais je n’eus qu’à me féliciter de mon choix. J’étais à peine caché derrière une des petites baraques destinées aux marchandes de fleurs, que j’aperçus ma femme. Elle n’avait pris que le temps de traverser l’église, comme on traverse une place publique. Et, moi qui la soupçonnais, un instant auparavant, d’être dévote !

Il n’y avait plus à se faire d’illusion : elle allait à un rendez-vous. Seulement elle s’y rendait par un chemin détourné.

Elle reprit sa course, je repris la mienne, je me tenais à une trentaine de pas derrière elle, sur le qui-vive, prêt à m’évanouir comme une ombre, s’il lui arrivait de se retourner. La jalousie venait de faire de moi un agent de police des plus experts.

Elle suivait maintenant le boulevard des Capucines et marchait avec assez de rapidité. Par moments, j’étais pris d’une terreur folle : si tous ces promeneurs qui se croisaient en tous sens allaient la cacher à mes regards, si je la perdais ! Alors je me rapprochais, je courais, je me trouvais tout à coup à deux pas d’elle, derrière quelque gros personnage taillé pour servir de muraille vivante.

Au boulevard des Italiens, je fus sur le point de la perdre. Il m’avait semblé la voir se diriger vers la rue de la Chaussée-d’Antin. Un coup d’œil rapide, lancé à droite et à gauche, me convainquit de mon erreur ; je repris le boulevard et je la rejoignis au moment où elle tournait la rue du Helder.

Ma position devenait périlleuse : la voie dans laquelle Paule s’était engagée n’est pas très-fréquentée, les trottoirs y sont étroits, les portes cochères quelquefois fermées, les magasins rares. Il est difficile de se dissimuler brusquement ; la moindre imprudence pouvait me trahir. Je n’en commis aucune, grâce aux qualités policières qui s’étaient tout à coup développées chez moi, et qui auraient été certainement très-appréciées rue de Jérusalem. Au lieu de suivre ma femme à quelques pas de distance, comme je l’avais fait jusque-là, je me contentai de la suivre des yeux, et je repris ma course seulement lorsqu’elle eut atteint la rue Taitbout. Alors je pus, sans danger, m’embusquer de nouveau dans son ombre.

Décidément où allions-nous, quand nous arrêterions-nous ? Depuis un instant, certains indices me laissaient supposer que j’approchais du terme de mes pérégrinations. Paule semblait plus inquiète, sa marche était moins régulière, elle se retournait plus fréquemment ; elle ne se sentait pas suivie, mais elle se disait que sans doute le moment était venu de redoubler de précautions. Ah ! mon cher ami, quelle course, quelle poursuite, quelle chasse, et surtout quelles émotions !

Enfin, après avoir pris la rue de Provence, à droite, dépassé la rue Saint-Georges, traversé le boulevard Lafayette, elle s’engagea dans la rue Laffitte, et je la vis tout à coup disparaître sous une porte cochère.

Je m’arrêtai. Qu’allais-je faire ? Entrer à mon tour dans la maison où elle venait de s’introduire, la rejoindre sur l’escalier, lui reprocher sa conduite, la traiter comme elle le méritait, l’obliger à me suivre ?

Mais alors son secret m’échappait : elle refusait d’avouer qu’elle allait à un rendez-vous ; elle prenait le premier prétexte venu pour expliquer sa présence dans cette maison inconnue : « On lui avait donné l’adresse de quelque fournisseur, elle le cherchait. C’était pour prier qu’elle était entrée à la Madeleine ; par curiosité qu’elle se retournait à chaque instant dans la rue ; par amour de la flânerie qu’elle s’était promenée dans tout Paris avant de se rendre rue Laffite. » Oh ! elle n’aurait pas été embarrassée, je vous en réponds. Elle serait parvenue à me confondre ; peut-être même m’aurait-elle convaincu de son innocence.

Était-il adroit de m’adresser au concierge ? On devait la connaître ; ce n’était certainement pas la première fois qu’elle se rendait dans la maison. Mais si cet homme lui était tout dévoué, s’il refusait de me répondre, s’il la prévenait !

Alors, je ne saurais rien ; je n’aurais pas la preuve de sa perfidie ; je ne connaîtrais pas le nom de celui qui me déshonorait ; je ne pourrais me venger, ni de lui, ni d’elle !

Ah ! me venger ! quelle jouissance, après avoir tant souffert !

Dans l’intérêt de ma vengeance, je résolus d’être calme, patient, rusé. Je résolus d’attendre.

Attendre ! attendre à cette porte, devant cette maison, où, j’en étais certain, elle me trompait, elle me trahissait, elle accordait à un autre tout ce qu’elle me refusait ; quel supplice !

Une voiture vide passait en ce moment, je fis signe au cocher de se ranger au coin de la rue Laffite et de la rue de la Victoire, puis je montai dans la voiture, je relevai les glaces et, les yeux fixés sur la porte cochère qui avait donné passage à Paule, j’attendis.

Deux heures s’écoulèrent. Deux heures !

Enfin elle sortit. Un voile épais couvrait son visage, un de ces voiles en laine, dits voiles anglais, à l’usage des femmes adultères. Elle s’arrêta sur le seuil de la porte, parut regarder autour d’elle, hésita à se risquer dans la rue, et, prenant tout à coup son parti, elle s’éloigna vivement dans la direction des boulevards.

Moi, je restai encore quelque temps à mon poste d’observation : peut-être allais-je voir sortir celui qu’elle venait de quitter.

Personne ne parut, ou plutôt mes soupçons ne purent se porter sur aucune des personnes que je vis sortir.

Je descendis de voiture, je renvoyai mon cocher et je revins chez moi.

Paule était déjà installée dans le salon.

— Comme vous rentrez tard ! me dit-elle.

Je fus sur le point d’éclater, je me contins.

— Est-ce que vous m’attendez depuis longtemps ? demandai-je.

— Depuis assez longtemps.

— Êtes-vous satisfaite de votre promenade ?

— Très-satisfaite ; le temps était si beau ! J’en ai profité pour faire plusieurs courses.

— Vous avez vu votre mère ?

— Non ; elle était sortie. J’irai la voir ce soir, si vous le permettez.

— Certainement.

On vint nous annoncer que le dîner était servi ; j’offris mon bras à Paule et nous passâmes dans la salle à manger.