Mademoiselle Giraud, ma femme/XIV

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XIV

Je fus exact au rendez-vous : le lendemain vers les deux heures, je me retrouvai rue Laffitte. Dès qu’elle m’aperçut, la concierge se souvenant de mon à-compte, me salua de son sourire le plus gracieux, sortit de sa loge et me précéda dans l’escalier, Arrivée au second étage, elle prit dans sa poche une jolie petite clef en acier, l’introduisit dans une serrure Fichet, et se rangea pour me laisser passer.

Comme mon cœur battait, comme je souffrais en pénétrant dans ce mystérieux réduit ! J’allais donc voir les lieux témoins de plaisirs que j’aurais dû seul connaître, j’allais, pour ainsi dire, toucher du doigt sa trahison et son infamie.

Après avoir traversé deux pièces je m’arrêtai, et m’adressant à la concierge :

— Cet appartement n’est donc pas meublé, fis-je observer.

— J’ai dit à Monsieur que c’était un pied à terre ; Madame ne couche jamais ici. Quand elle vient dans le jour, elle se tient dans son salon.

— Où est-il ce salon ?

— Le voici.

Je poussai une porte et j’entrai.

D’abord, je ne vis rien. Les persiennes étaient fermées, les rideaux baissés. La concierge courut à la fenêtre et ouvrit. Je regardai de tous mes yeux.

Figurez-vous, mon cher ami, une petite pièce de quatre mètres carrés environ, un boudoir plutôt qu’un salon, tendu de satin noir capitonné avec des boutons en satin ponceau. Un de ces immenses divans, que nous devons à la Turquie, très-bas de forme, presque au niveau du sol, recouvert d’une étoffe semblable à celle de la tenture, capitonné comme elle, faisait le tour de la pièce : sur le parquet, un épais tapis à triple thibaude et les coussins en satin noir du divan, jetés çà et là en guise de sièges. Aux murs, pour tout ornement, plusieurs petites glaces de Venise et de charmantes appliques Louis XV, supportant des bougies roses à moitié consumées. Au milieu de la cheminée, une réduction en marbre de la baigneuse de Falconnet ; à droite et à gauche, deux groupes de Clodion en terre cuite. En face de la cheminée, une étagère en ébène avec incrustations de nacre, supportant une coupe en cristal de roche pleine de cigarettes turques et quelques livres en maroquin rouge, dont je parcourus rapidement les titres. C’était, si je m’en souviens, un volume de Balzac, contenant : Une passion dans le désert et la Fille aux yeux d’or, Mlle de Maupin, de Théophile Gautier ; la Religieuse, de Diderot et le dernier roman d’Ernest Feydeau : Mme de Chalis.

Voilà, mon cher ami, la description exacte de ce réduit. L’originalité de l’ameublement, la bizarrerie de certains détails ne devaient me frapper que beaucoup plus tard, lorsque je fus appelé à faire un retour vers le passé.

Après avoir visité le boudoir, je demandai à la concierge s’il n’y avait pas d’autre pièce.

— Il y a encore, me dit-elle, un cabinet de toilette.

Après m’être armé de courage, j’entrai, m’attendant à quelque excentricité d’emménagement. Je me trompais : le cabinet était à peine meublé. Aux fenêtres, des rideaux de perse ; sur une petite table en marbre : une cuvette en verre de bohème, un peigne en écaille blonde et une boîte de poudre de riz.

— Cette pièce n’est pas grande, me dit la concierge, mais elle est très-commode, à cause de ses placards.

— Les placards ! Voyons.

J’allais sans doute pénétrer quelque mystère, me trouver en face de vêtements qui pourraient me renseigner sur le compte de mon rival.

Mais, sous le prétexte de constater la profondeur du placard, j’eus beau regarder dans tous les coins, je ne découvris aucune trace de redingote, de pardessus ou même de jaquette. En revanche, j’aperçus, accroché à un porte-manteau, une espèce de peplum antique en cachemire blanc, intérieurement doublé de satin ponceau, de la même nuance que celle remarquée déjà dans le boudoir, et une grande robe de chambre en satin noir, doublée et piquée à l’intérieur de satin gris perle.

Vous avouerai-je cette nouvelle faiblesse, je ne pouvais détacher mon regard de ces vêtements qui appartenaient évidemment à ma femme, et qui étaient encore tout imprégnés de capiteux parfums. Je croyais voir dans ce peplum ouvert son admirable buste, sa poitrine si ferme, sa taille cambrée, ses hanches accentuées, tels qu’ils m’étaient apparus, une seule nuit, dans toute leur splendide nudité. Le satin ponceau du peplum ou le gris perle de la robe de chambre, faisait ressortir la blancheur de la peau et répandait de vigoureuses ombres sur ce corps adorable.

Mon imagination vagabonde allait encore plus loin : je voyais tout à coup Paule sortir de son peplum, comme l’odalisque d’Ingres sortirait de son cadre, et s’avancer, émue et palpitante, vers celui qu’elle me préférait.

Ah ! qu’aurais-je donné pour être à la place de cet homme ! Je crois que si l’on fût venu me dire, en ce moment : « Vous avez tout découvert, les coupables sont confondus, pardonnez-leur, n’usez-pas des droits que vous donne la loi, et votre femme sera votre femme ; pour vous, elle va se vêtir de ce peplum dont elle se revêtissait pour un autre, elle vous rejoindre dans le boudoir tout étincelant de lumières et de soie ; à vous, pendant une semaine, un jour, une heure, ses sourires, ses baisers, ses caresses ; à vous, toutes les voluptés que vous rêvez sans cesse depuis votre mariage et qui vous fuient toujours. » Ah ! c’est indigne, c’est lâche, ce que je vais confesser : j’aurais pardonné !

Tout le monde, je le sais, ne me comprendra pas. On est tenté de me dire : « Vous ne pouvez plus aimer cette femme. En apprenant ce que vous venez d’apprendre, en découvrant sa trahison, le mépris a tué l’amour. » Eh ! dans certain cas, le désir survit à l’amour, et la possession seule tue le désir !

Du reste, l’impression que j’avais ressentie dans ma visite de la rue Laffitte s’effaça quelques heures après : je rentrai en possession de moi-même et je ne fus plus animé que des sentiments qui doivent appartenir à un mari outragé, à un homme cruellement frappé dans son honneur.

Deux longs jours s’écoulèrent, deux jours pendant lesquels Paule ne paru pas disposée à sortir : ses souvenirs lui suffisaient sans doute et l’aidaient à attendre l’heure du prochain rendez-vous.

Enfin cette heure sonna : je la vis partir légère et tranquille, à mille lieues de supposer ce qui se passait en moi.

À peine se fut-elle éloignée que je descends à mon tour.

Dix minutes après, j’étais rue Laffitte. J’allais suivre de point en point le plan que je m’étais tracé.

— Je vous ai demandé quarante-huit heures pour réfléchir, dis-je à la concierge ; aujourd’hui me voici à peu près décidé. Quelques détails d’emménagement m’empêchent seuls d’arrêter d’une façon définitive votre grand appartement. Je désire y placer de vieux bahuts et des tapisseries anciennes que, sous aucun prétexte, je ne voudrais être obligé de rogner et de couper ; il est important que je sache s’ils peuvent entrer dans le salon. J’ai pris leur mesure exacte, et si vous n’y voyez pas d’obstacles, je vais maintenant prendre la hauteur des murs.

Pour donner plus de poids à ce que je disais, je tirai de ma poche un papier surchargé de chiffres.

La concierge trouva ma demande des plus naturelles, s’empressa de m’ouvrir l’appartement que j’étais sur le point de louer, et comme il était entièrement vide, elle ne craignit pas de me laisser seul à mes calculs et de retourner dans sa loge.

Enfin ! J’étais libre ! Par la porte d’entrée, j’allais voir, dans un instant, Paule monter l’escalier et déboucher sur le palier. Peut-être son amant l’attendait-il déjà et viendrait-il à la porte pour la recevoir : alors je m’élancerais vers lui. Peut-être la rejoindrait-il plus tard, et au moment où, à son tour, il mettrait la clef dans la serrure, je me trouverais en face de lui pour lui défendre d’entrer et lui demander raison.

Au bout d’un quart d’heure environ, j’entendis des pas dans l’escalier.

J’entrebâillai la porte : on ne pouvait pas me voir et je voyais à merveille.

C’était ma femme. Elle montait lestement comme une personne désireuse d’arriver, ou qui craint d’être suivie ; en traversant le palier, elle se trouva si près de moi que j’entendis le bruit de sa respiration précipitée. Immobile, d’une main retenant la porte, de l’autre contenant mon cœur prêt à se briser, je regardai.

Elle tira une clef de sa poche et elle ouvrit.

Personne ne vint à sa rencontre ; aucune voix ne lui souhaita la bienvenue.

Elle était arrivée la première au rendez-vous ; l’autre allait venir, ou bien il était déjà dans la place et n’avait pas entendu ouvrir.

Cette dernière supposition devait être la vraie : trois quarts d’heure s’écoulèrent, plusieurs personnes montèrent l’escalier, aucune ne s’arrêta sur le palier. Il n’était pas probable qu’on fit attendre ma femme si longtemps.

Alors, le peplum doublé de satin ponceau me revint à l’esprit. Malgré les trois portes qui me séparaient de Paule, je la vis quitter sa toilette habituelle et passer son voluptueux vêtement. Pendant cette opération, le froid l’avait gagnée, sa chair frissonnait au contact du satin ; elle s’élançait dans le boudoir capitonné de soie, elle se pelotenait près du feu, sur de moelleux coussins ; le peplum s’entr’ouvrait, la flamme du foyer réchauffait son beau corps, le caressait de ses reflets rougeâtres, l’éclairait avec amour, et lui, lui, mon rival, émerveillé, affolé, courait à elle et l’enlaçait dans ses bras.

Oui, je voyais tout cela, et il me prenait des rages insensées : je m’élançais pour briser les obstacles qui me séparaient d’eux, je voulais leur apparaître tout à coup, les surprendre au milieu de leurs transports, les frapper, les tuer !

Mais la raison me disait : « Calme-toi, sois prudent, avant que tu ne parviennes jusqu’à eux, que tu n’enfonces toutes les portes, ils auront eu le temps de se mettre sur leur garde, le bruit attirera les voisins, on te prendra pour un malfaiteur ou un fou, on t’arrêtera peut-être, et il t’échappera, lui ! Sache souffrir encore un instant, il faudra bien qu’il sorte enfin, et alors… tu te vengeras !

J’attendis. Trois quarts d’heure s’écoulèrent.

Enfin on ouvrit une porte, puis une seconde ; un bruit de voix frappa mon oreille.

Il l’accompagnait ! J'allais le voir.

La porte d’entrée s’entr’ouvrit ; ma femme apparut, et tandis que, pour se faire passage, elle poussait peu à peu la porte qu’on retenait encore à l’intérieur, je l’entendis prononcer ces mots :

— Je te le promets, après-demain, au plus tard, et j’essayerai de rester plus longtemps.

Alors, je m’élançai : d’une main j’écartai vivement ma femme, de l’autre je poussai la porte qu’on n’avait pas eu le temps de fermer et je me trouvai en face…