Mademoiselle Giraud, ma femme/XIX

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XIX

Le lendemain je ne le vis pas de la journée.

Le surlendemain, nous nous rencontrâmes sur la promenade des Anglais ; au lieu de venir à moi, comme il se fût empressé de le faire deux jours auparavant, il se contenta de me tirer son chapeau.

Ce salut ne pouvait me suffire. J’étais en droit de m’étonner et de me formaliser d’un changement aussi brusque dans ses manières. Entre gens du monde, le passé engage l’avenir et, du jour au lendemain, un coup de chapeau ne remplace pas une poignée de main. Si j’avais démérité aux yeux de M. de Blangy, il m’en devait dire la raison et j’étais en droit de la lui demander.

Il était évident que je lui avais déplu en lui parlant de sa femme ; mais sa réserve à mon égard qui, vu nos anciennes relations, frisait presque l’impertinence, n’était pas suffisamment justifiée par mon indiscrétion.

Enfin, le ton avec lequel il avait prononcé ces mots : « Ah ! vous avez épousé Mlle Giraud, » m’avait frappé.

Ce n’était pas une exclamation qui lui était échappée. J’avais cru démêler dans son accent, de l’ironie, de la stupeur. Existait-il donc un secret entre ma femme et le comte ? Avait-il-percé un mystère que je n’avais pu découvrir ?

Paule s’était conduite envers moi d’une si étrange façon, elle m’avait fait une position si fausse que j’étais en droit de tout soupçonner, de tout craindre.

Je ne tardai pas à prendre mon parti : je verrais le comte au plus vite, j’aurais une franche explication avec lui.

Nous nous étions croisés, comme je l’ai dit, sur la promenade des Anglais, sans échanger un mot. Après avoir fait quelques pas et pris la résolution que je viens de vous dire, je me retournai. M. de Blangy semblait se diriger vers l’hôtel des Princes, par le chemin qui borde la mer, le long des Ponchettes. Je le suivis de loin. Lorsqu’il fut entré à l’hôtel, je lui laissai le temps de remonter dans sa chambre et de s’y installer. Puis, je montai à mon tour et frappai à la porte.

— Entrez, dit une voix.

La clef était sur la porte, j’ouvris.

— Ah ! c’est vous, monsieur, fit le comte, sans pouvoir cacher un mouvement de dépit.

— Oui, monsieur, c’est moi, répondis-je. Je suis désolé de troubler votre solitude, mais il est nécessaire que je puisse avoir un instant d’entretien avec vous. Vous ne descendez plus à la table d’hôte et vous paraissez désirer vous promener seul, aussi ai-je été obligé de commettre l’indiscrétion de venir frapper à votre porte.

— Je suis à vos ordres, monsieur. Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Il me présenta un fauteuil, s’assit en face de moi et parut attendre que je lui expliquasse le but de ma visite.

— Monsieur, repris-je, d’une voix que j’essayai de rendre ferme et qui devait être très-émue, je me félicitais des bons rapports que j’avais avec vous, depuis le jour où nous nous sommes rencontrés dans cet hôtel, lorsque tout à coup ces rapports ont cessé. J’ignore les raisons qui ont pu vous faire passer brusquement d’une grande amabilité à une entière réserve, et je viens franchement vous les demander.

— La réserve à laquelle vous faites allusion, monsieur, répondit le comte, n’a rien qui vous soit personnel. Je vous prierai de vouloir bien l’attribuer à des préoccupations graves qui m’ont tout à coup assailli.

— S’il s’agissait seulement, répliquai-je, de cicatriser une blessure faite à mon amour-propre, je pourrais me contenter de cette réponse ; elle est des plus convenables, je le reconnais. Mais mon amour-propre n’est pas engagé ici. Permettez-moi de faire appel à vos souvenirs. Nous avions passé la plus grande partie de la journée ensemble, nous causions amicalement, nous venions même de nous présenter l’un à l’autre, afin de cimenter, en quelque sorte, notre liaison, lorsqu’il m’est arrivé de prononcer le nom de demoiselle de ma femme ; aussitôt, votre voix, votre regard, vos manières, se sont pour ainsi dire métamorphosés ; devant la porte de l’hôtel, vous avez pris congé de moi avec une brusquerie à laquelle vous ne m’aviez pas habitué ; depuis, vous ne m’avez plus adressé la parole. Veuillez vous mettre un instant à ma place. Ne vous diriez-vous pas : il y a là évidemment quelque mystère, quelque secret qu’il m’importe de connaître ?

— Il n’y a, monsieur, ni mystère, ni secret.

— M’en donnez-vous votre parole ? demandai-je.

— Mais…

— Vous hésitez ? Cela me suffit. Je ne m’étais pas trompé.

M. de Blangy voulut protester contre cette façon un peu vive d’interpréter son hésitation ; je ne lui en laissai pas le temps.

— Vous convient-il, monsieur, repris-je, de satisfaire une curiosité bien légitime et de m’aider à percer le mystère en question ?

— Eh ! monsieur, s’écria le comte en se levant, je vous répète qu’il n’y a là aucun mystère.

— Remarquez, dis-je en insistant, que je suis venu vous trouver afin d’avoir avec vous une explication des plus pacifiques et des plus courtoises. En ce moment, c’est une prière que je vous adresse, pas autre chose, et pour que vous y accédiez, je fais appel à nos anciens rapports, à nos bonnes causeries, à la sympathie que nous paraissions avoir l’un pour l’autre.

Il semblait ému. Je crus qu’il allait céder à mes instances. Tout à coup il s’écria :

— Non, non, je n’ai rien à dire.

— C’est votre dernier mot ?

— Oui, c’est mon dernier mot.

— Vous avez tort, monsieur, fis-je avec fermeté.

Il releva la tête fièrement et dit :

— Pourquoi ?

— Oh ! m’écriai-je, parce que je suis dans une de ces positions où l’on n’a rien à ménager, où l’on ne ménage rien, où l’on est prêt à tout, décidé à tout.

Il me regarda d’un air plus étonné qu’irrité, et s’avançant vers moi :

— Prenez garde, fit-il, vous m’avez assuré être entré ici avec des intentions pacifiques ; depuis un instant vos paroles, votre ton sont presque menaçants.

— Je ne menace pas. Je prie avec animation, avec vivacité, un honnête homme de s’expliquer franchement avec un autre honnête homme. Par votre faute, Monsieur le comte, car cette scène n’aurait pas lieu, si vous aviez été, l’autre jour, plus maître de vous, si vous aviez pu me cacher vos impressions ; par votre faute, dis-je, je suis peut-être sur la trace d’un secret que je cherche depuis longtemps. Eh bien ! je veux connaître ce secret, je le veux !

Au lieu de relever ce qu’il pouvait y avoir de blessant pour lui, dans cette façon d’exprimer aussi nettement ma volonté, le comte se contenta de dire :

— Ah ! vous recherchez depuis longtemps un secret ?

— Oui, m’écriai-je, en perdant tout à fait la tête, un secret d’où dépend mon bonheur. Ma vie s’use à vouloir le trouver, je suis le plus malheureux des êtres… Et vous, monsieur, qui pourriez d’un mot faire cesser ma souffrance, oui, tout me le dit depuis que je suis entré ici, depuis que je vous parle, vous qui pourriez me rendre le repos, vous refusez de vous expliquer. Ah ! c’est mal ! et je vous le répète, vous avez tort de traiter en ennemi, un homme réduit, comme moi, au désespoir. Il ne tient pas à la vie, elle lui est à charge et…

— Et vous l’exposeriez volontiers dans un duel.

— Oh ! oui, m’écriai-je

Il fit un pas vers moi et dit :

— De sorte que nous nous batterions, tous deux, à cause de votre femme, n’est-ce pas ?

— Ma femme !

— Sans doute, reprit-il en s’animant à son tour, si vous êtes malheureux, si vous ne tenez pas à la vie, n’est-ce pas à cause d’elle ? Croyez-vous que je ne vous ai pas deviné. Eh ! monsieur, si vous avez épousé Mlle Paule Giraud, moi j’ai épousé son amie. Si vous voyagez, depuis trois mois, loin de votre femme, je voyage depuis plusieurs années, loin de la mienne !

Il se tut, sembla réfléchir et reprit d’une voix plus calme :

— Votre démarche auprès de moi, la sincérité que je lis dans vos yeux, les demi-confidences qui vous sont échappées, l’aveu de vos chagrins, sont, pour moi, autant de preuves que je me trouve en face d’un galant homme. Un instant, j’ai pu douter de vous, vous saurez plus tard pourquoi, je vous en fais mes plus sincères excuses.

Je m'inclinai en silence, il continua :

— Je dois, prétendez-vous, connaître un secret qui vous intéresse. Soit ! je n’en disconviens pas. Mais ma conscience me défend de vous le livrer, si je n’y suis, en quelque sorte, provoqué par vous. Vous faisiez, tout à l’heure, allusion aux chagrins que vous éprouvez, il m’importe d’en connaître au juste la nature. Ils n’ont peut-être aucun rapport avec le secret en question, et alors, je le tairai, je vous en préviens ; ni vos prières, ni vos menaces, sachez-le bien, ne pourront me l’arracher. Si, au contraire, en le dévoilant, je puis apporter un soulagement à vos peines, vous donner un avertissement et un conseil, je vous engage ma parole que je m’expliquerai de la façon la plus précise. C’est donc à vous de décider, monsieur, si vous me croyez digne d’entendre vos confidences. Vos secrets en échange du mien, si toutefois, je le répète, il est utile que vous le sachiez. Voilà mon dernier mot.

La question ainsi posée, pouvais-je hésiter ? Celui qu’il s’agissait d’initier à ma vie, n’était-il pas, après tout, le mari de la meilleure amie de ma femme, de celle qui, depuis longtemps, devait être la confidente de ses plus intimes pensées ? Mlle de Blangy n’était peut-être pas seule à connaître les motifs de l’étrange conduite de Paule à mon égard ; le comte les avait sans doute aussi devinés. Avant de se séparer de sa femme, n’avait-il pas reçu chez lui et vu dans l’intimité Mlle Giraud ? Quoi d’étonnant qu’il fût au courant de particularités ignorées de moi ? Le hasard me mettait en présence de la seule personne qui pût me les faire connaître, et, retenu par une fausse honte, par une délicatesse exagérée, je me refusais à des confidences nécessaires, sollicitées en quelque sorte ?

Non ; je parlai. Je parlai, comme je vous parle à vous, mon cher ami, en toute sincérité. Je dis au comte les tristes péripéties de ma campagne amoureuse, je ne lui fis grâce d’aucun détail.

Il m’écoutait en silence, grave et recueilli ; on aurait pu croire que mon histoire était la sienne, que mes aventures lui étaient arrivées tant il semblait s’y s’intéresser.

« Oui, c’est bien cela. Je la reconnais ! Toujours la même ! » telles furent les seules exclamations qui parfois interrompirent mes confidences.

Je venais de lui dire comment la curiosité et la jalousie m’avaient conduit à suivre ma femme rue Laffite, et j’en étais arrivé au moment où la voyant tout à coup sortir de l’appartement que je surveillais, je m’élançai vers la porte, je la repoussai et je me trouvai en face de…

— De Mme de Blangy, s’écria le comte.

— Comment ! vous avez deviné ? fis-je étonné.

— Si j’ai deviné ! Ce qui me surprend, ajouta-t-il, c’est que vous ayez éprouvé la moindre surprise à ce sujet. Quoi ! vous aviez visité, la veille, ce logement de la rue Laffite et vous conceviez des doutes.

— Mais, répondis-je naïvement, il ne pouvait pas me venir à l’idée que ces dames eussent loué ce logement pour s’y rencontrer et s’y faire visite.

Le comte fronça le sourcil et me regarda. Il m’avoua depuis, qu’en ce moment, il m’avait soupçonné de me moquer de lui. Mon air innocent, l’honnêteté de ma physionomie, le rassurèrent.

— Veuillez continuer, me dit-il.

— Je n’ai plus rien d’intéressant à vous apprendre, répondis-je. Mme de Blangy me pria d’entrer dans son logement de garçon, comme elle l’appelait ; Paule nous suivit, et ces dames m’expliquèrent comment, à la suite de la défense que je leur avais faite de se voir chez elles, elles en avaient été réduites à se donner rendez-vous rue Laffitte.

— Et, s’écria le comte, vous n’avez pas protesté, vous ne vous êtes pas indigné !

— Mon Dieu, fis-je, en revoyant son amie, ma femme était coupable, en effet, d’avoir méconnu mon autorité ; mais, depuis trois jours, je la soupçonnais de fautes si graves que je ne songeai même pas à me plaindre d’une simple désobéissance. Veuillez y réfléchir, monsieur, je croyais rencontrer un rival, un amant, et j’avais la bonne fortune de me trouver en face d’une femme charmante et du meilleur monde.

M. de Blangy s’avança vers moi et me dit :

— Voyons, parlez-vous sérieusement ?

— Certainement.

— Vous vous êtes félicité d’avoir trouvé votre femme avec la mienne dans cet appartement de la rue Laffite ?

— Je ne m’en suis pas félicité, j’ai préféré cette découverte à celle que je craignais de faire.

— Eh bien ! monsieur, s’écria le comte, je ne partage pas votre avis : j’aurais préféré de me pouvoir venger.

— La vengeance, répliquai-je, a certainement du bon, et j’y ai plus d’une fois songé, je vous le jure. Mais il est plus agréable, vous en conviendrez, de se dire : « Je me croyais trompé, je ne le suis pas, ma femme n’est pas coupable. »

Ces derniers mots, prononcés le plus innocemment du monde, furent une révélation pour M. de Blangy. Il ne pouvait plus douter de ma parfaite candeur.