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Mademoiselle Nouveau Jeu/02

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La Revue populaire (p. 60-66).

II


Mme d’Aureilhan et sa sœur se trompaient.

De même, René de Lavardens n’allait pas tarder à constater à ses dépens qu’il s’était grossièrement leurré.

Huguette n’était pas une personne dont on pût facilement disposer.

Pas davantage, elle n’était une de ces jeunes filles niaisement romanesques, de qui la tête travaille sans cesse dans le vide et tourne avec une déplorable facilité.

Élevée dans un milieu moderne et artiste, largement ouvert à toutes les idées, elle y avait acquis la conscience de sa personnalité et la libre exercice de son énergie.

Sous sa gaîté, elle était la raison même et sa douceur attrayante, traduction spontanée d’une nature exceptionnellement bonne, cachait une singulière fermeté.

Malgré sa jeunesse, — vingt ans à peine, — elle avait déjà eu l’occasion d’affirmer ses qualités de caractère et d’âme.

C’est dans son court passé, comme en celui de ses proches, qu’il convient de chercher l’origine du drame intime, prêt à se dérouler entre les personnages que l’on connaît.

Vingt-deux ans auparavant, alors qu’Hugues d’Aureilhan était un élégant diplomate momentanément en résidence à Paris, il avait épousé par irrésistible inclination la fille unique d’un peintre de grand talent.

Ce mariage, d’ailleurs, apparaissait convenable à tous les points de vue.

Mlle Suzanne Maresquel était physiquement la créature délicieuse qu’Huguette devait rappeler un jour, et la beauté morale, chez elle, ne le cédait en rien à celle de l’enveloppe.

À défaut de la particule, ancienne mais obscure, de son fiancé, elle portait un de ces noms respectés pour leur noblesse personnelle, et la dot de cent cinquante mille francs que lui constituait son père égalait, ou à peu près, la fortune d’Hugues d’Aureilhan, lequel ne possédait que les revenus de son domaine patrimonial, revenus absorbés en grande partie par le coûteux entretien du château et de ses dépendances.

Peu après le mariage, le jeune couple, dut aller habiter Rome, où M. d’Aureilhan était nommé secrétaire d’ambassade.

Et dix-huit mois plus tard naissait la petite Huguette, joie vivante et gazouillante dont s’enchanta la félicité de ces deux êtres à qui l’avenir semblait ne réserver que des sourires.

Une ombre sinistre obscurcit bientôt ce bonheur. Suzanne avait toujours été délicate ; elle demeura fragile à l’excès de l’épreuve de sa maturité.

En cette disposition maladive, elle contracta au cours de quelque imprudente promenade les fièvres qui soufflent dans la campagne romaine leur haleine de mort, et ne fit plus que languir.

Elle était condamnée.

Désespéré, Hugues se hâta de donner sa démission, afin de soustraire la jeune femme à l’atmosphère fatale qui, chaque jour un peu plus, épuisait cette vie si chère.

Il le fit sans regrets. Il n’avait embrassé « la carrière » que par déférence pour la volonté paternelle, et se sachant, avec son naturel paisible et doux, plutôt enclin à goûter le charme d’une retraite aimée que la pompeuse mondanité des cours et les complications diplomatiques, il revenait à la demeure ancestrale, soulevé, malgré tout, du tremblant espoir que l’air de son Armagnac, saturé des puissants arômes des proches Pyrénées, régénérerait les forces défaillantes de l’adorée créature qui s’en allait…

Espoir cruellement déçu.

En dépit de la magnificence de l’horizon, la Parisienne qu’était Suzanne s’étiola d’ennui dans l’antique logis aux murailles sévères.

Trop faible pour être transportée dans son cadre initial, où elle n’eût, du reste, retrouvé qu’un semblant de vie, elle déclina lentement et s’éteignit quand Huguette n’avait pas encore six ans.

Mais, fauchée en pleine possession de son intelligence lucide et sereine, elle avait eu le courage de prendre de prévoyantes dispositions.

Elle sentait, lisant dans l’avenir avec la surnaturelle prescience des mourants, qu’Hugues se remarierait, pour peu qu’il rencontrât une femme capable d’exercer une domination sur sa nature tendre et faible, et elle voulut éviter à l’orpheline qu’elle laissait la tutelle indifférente ou hostile d’une étrangère.

Pour obéir à ses instructions suprêmes, et bien qu’il eût le cœur déchiré de se séparer de l’adorable enfance d’Huguette, le veuf remit la mignonne à son grand-père, le peintre Bertrand Maresquel, qui, se conformant à son tour aux dernières volontés de la douce morte, confia l’instruction de sa petite-fille à Mme Charlotte Fresnault.

Celle-ci avait été l’amie de jeunesse et comme la sœur d’élection de Suzanne.

Âme admirable et étrange, profondément incompréhensible au vulgaire, dévorée d’un besoin de dévouement qui allait parfois jusqu’à l’aberration, Charlotte fut la fondatrice de la première école professionnelle pour jeunes filles. Éprouvée en temps que femme par d’affreux malheurs intimes, elle rêvait la rénovation de la condition féminine, et l’activité fougueuse qu’elle dépensait au service de ses idées contribua puissamment au mouvement intellectuel de la fin du siècle.

C’était donc entre cette créature si peu banale et un aïeul passionnément artiste qu’Huguette devait grandir et s’initier à la science de vivre.

De bonne heure, cette enfant aux aristocratiques attaches pratiqua l’humilité du travail et de la lutte par abnégation filiale.

Car, au déclin de son existence presque glorieuse, le vieux peintre Maresquel connut les heures épouvantablement dures de la misère et de l’oubli.

Généreux et prodigue, comme tous ses pareils, il ne pensait guère à l’avenir, à la pénombre de l’âge qui semblait si lointaine.

Après s’être dépouillé, pour doter sa fille de tout l’argent gagné, il vécut au jour le jour de ses gains considérables, croyant, le pauvre artiste, que la notoriété et le talent ne le trahiraient jamais.

Et un moment vint où sa vue baissa, où la main tremblante n’exécuta plus ce que concevait le cerveau toujours génial.

Il eût été réduit au plus absolu dénuement sans l’assistance de ceux qu’il appelait ses deux enfants : Huguette et un neveu orphelin recueilli après le mariage de Suzanne, Guillaume Maresquel, un beau garçon doublé d’une brave cœur.

Par malheur, ce dernier, sculpteur promis à la réussite qui vient avec le temps et le labeur acharné, avait pour l’instant bien de la peine à gagner son propre pain. Dès qu’une commande imprévue avait empli son escarcelle lamentablement plate, il accourait la vider entre les mains de celui auquel il devait d’être aussi un artiste, sort qu’il estimait supérieur à toutes les destinées humaines, mais de telles aubaines étaient rares, et, par suite, son aide incertaine et intermittente.

Restait Huguette, qui ne pouvait compter que sur elle-même, c’est-à-dire sur son travail.

Elle n’avait pas, en effet, la disposition de la modeste fortune de sa mère, dont les revenus demeuraient en la possession de M. d’Aureilhan, son tuteur naturel et légal.

Quant à Bertrand Maresquel, il eût préféré mourir de faim que de laisser soupçonner sa détresse à son gendre avec lequel il avait rompu tous rapports depuis le second mariage de celui-ci.

Huguette fit donc des prodiges d’héroïsme pour soutenir son grand-père et lui assurer une quiétude relative.

À seize ans, ayant déjà mené à bien de brillantes études, qu’elle poursuivait encore sans se lasser, elle obtint de Charlotte Fresnault, radieuse de voir son élève chéri marcher dans cette voie d’altruisme et de sacrifice, de prendre la place d’un des professeurs de l’École, et cette jeune créature fut l’éducatrice même, celle qui se donne corps et âme à la plus noble et la plus difficile des tâches.

Non contente de cette occupation dont la rémunération modique permettait à l’aïeul de ne pas manquer du nécessaire, elle donna des leçons au dehors ; tandis que le peintre vieilli pleurait devant sa toile sabrée de perspectives incohérentes, elle se fatigua éperdument, avec joie, avec volupté, pour apporter quelques douceurs dans le triste logis que toutes les satisfactions d’autrefois avaient déserté.

Et quand elle le perdit, son vieux, comme elle disait dans le pittoresque argot d’atelier qui, pour plus de tendresse, émaillait parfois l’élégance correcte de son élocution, elle sombra en un vide immense.

Après avoir respecté les premiers mois du deuil d’Huguette, M. d’Aureilhan la rappelait, cédant moins aux suggestions de sa femme qu’au désir de son affection paternelle si longtemps sevrée, et elle arrivait dans un milieu auquel elle allait se sentir profondément, cruellement étrangère.

Le propre de ces humanités fières étant de déguiser leur sensibilité, Huguette devait nécessairement échapper à l’observation superficielle de son cercle nouveau.

Ardente à défendre ses théories et ses affections, non moins que son indépendance, elle choquerait comme une véritable révolutionnaire.

Elle souffrirait aussi et ferait souffrir…

C’était sa vie qui s’ouvrait, avec le mystère, les contradictions attendant toute créature, avec, hélas ! les inévitables blessures saignantes qu’il faut recevoir dans la grande bataille pour la conquête difficile et magnifique du bonheur…

La première escarmouche, insignifiante d’apparence, eut lieu la semaine qui suivit le retour d’Huguette.

Invitée et fêtée de tous côtés, la jeune fille avait été, ce jour-là, déjeûner chez Mme Saint-Brès.

Dès que Mlle d’Aureilhan parut, conduisant elle-même un panier coquet que son père lui avait offert pour ses courses dans le pays, les trois Petites Bleues s’élancèrent et, après avoir bourré de sucre le poney Mirliton, menèrent la maîtresse de ce dernier en triomphe au salon.

Emmeline Saint-Brès accueillit sa nièce à la mode de Bretagne avec cette sorte de douceur attendrie et mélancolique qui éveillait une irrésistible sympathie.

Elle était un peu troublée, aujourd’hui, un peu anxieuse, comme si elle eût attendu de la Parisienne instruite, riche de notions qu’elle-même ne possédait pas, la solution de quelque important problème…

Au bout d’une minute, elle ne retint plus le mots qui lui brûlaient les lèvres.

— Regarde, Huguette !

Elle levait la main, d’un geste presque religieux. Surprise de l’irradiation subite qui venait à ce visage meurtri, Mlle d’Aureilhan obéit machinalement à l’indication donnée.

Le mouvement de Mme Saint-Brès montrait une toile de larges dimensions, isolée à dessein sur un pan de muraille pour que, du premier coup d’œil, on appréciât et la peinture noircie par le temps, et le cadre merveilleusement sculpté.

Ah ! dit Huguette intéressée, vous avez là un tableau très ancien.

Poussée par son irréductible instinct de petite-fille d’artiste, elle quitta le fauteuil qu’elle occupait, se plaça dans le jour favorable et examina le panneau de cet examen bref et sûr particulier aux gens qui ont toujours vécu parmi la peinture et les peintres.

Mme Saint-Brès et les Petites Bleues l’observaient avec des figures rayonnantes.

— La bordure est superbe, prononça Mlle d’Aureilhan d’un accent convaincu.

Une triple protestation répondit à cet arrêt décevant.

— La bordure seulement ! s’écriaient les Petites Bleues indignées.

— Ma chère enfant, tu n’as pas remarqué la signature ? fit Mme Saint-Brès avec un sourire d’indicible foi.

Huguette se pencha et, dans les tons de bitume d’un angle, distingua une sorte de monogramme formé de trois lettres entre lacées.

— Eh bien !… Questionna-t-elle, qu’est-ce que cette signature ?

— R. U. B., épela l’aînée des Petites Bleues du même air triomphant. Comprends-tu ?

Huguette secoua la tête :

— Non ; je ne comprends pas…

La bonne Mme Saint-Brès éclatait :

— Mais, ma chère, c’est un Rubens !

Mlle d’Aureilhan réprima un cri de stupéfaction.

De nouveau, elle étudia le tableau.

— Vous croyez ? murmura-t-elle incertaine.

— Oui, oui ! proclamaient les Petites Bleues en chœur.

Tout le monde en juge ainsi, reprit Mme Saint-Brès obstinée. Et cela doit être, car ce tableau nous est venu, par héritage, d’un parent qui y attachait une grande valeur, assurant qu’un de ses ancêtres le tenait de notre bon roi Henri IV lui-même.

— Tu penses bien, appuya Françoise, la dernière des Petites Bleues, que le roi Henri IV n’aurait pas donné un faux Rubens !

— Certes ! conclut la mère. Aussi, c’est notre fortune, ce tableau, c’est la dot de mes petites ! Il vaut au moins trois cent mille francs, n’est-ce pas ?

Huguette ne répondit pas tout de suite, partagée qu’elle était entre deux impressions contradictoires.

La première, spontanée en sa nature gaie, était une folle envie de rire ; la seconde, née simultanément de sa bonté profonde, l’oppressait, au contraire, d’une véritable tristesse par la pensée de la déception poignante qu’elle craignait de causer. Elle essaya d’éluder.

— Évidemment, dit-elle, ce tableau vaut beaucoup d’argent… si c’est un Rubens…

— Voyons, Huguette, un don du roi Henri IV ! clamèrent les Petites Bleues.

— C’est que… précisément… il faudrait que vous eussiez pour ce tableau des origines plus sûres… répartit Huguette qui cherchait ses mots, afin de ne pas faire de blessures trop profondes. Parce que… si je me trompe… Henri IV était mort quand Rubens travailla à la Cour de France…

— Oh ! es-tu certaine ? s’enquit Romaine, celle des trois sœurs qui parlait le moins et réfléchissait le plus.

Mlle d’Aureilhan fournit des dates.

— J’ai peur de l’être, ma pauvre chérie. La reine Marie de Médicis désira confier à Rubens la décoration du palais de Luxembourg, qu’elle se faisait bâtir à Paris. La première pierre du susdit palais fut posée en 1615, et les peintures représentant les principaux événements de la vie de la reine furent exécutées de 1621 à 1625 environ. Or, chacun sait qu’Henri IV mourut assassiné en 1610. La déduction est facile…

— Alors, insista Romaine inquiète, selon toi, le tableau ne serait pas de Rubens ?

Huguette hésita devant le regard implorant de tous ces yeux qui se tournaient vers elle.

Les Petites Bleues et leur pauvre mère sollicitaient ardemment une espérance qu’elle n’avait pas le courage de leur refuser.

— Je l’ignore, articula-t-elle d’un ton décidé pour en finir avec ce sujet pénible. Une telle question exige une autre compétence que la mienne. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le tableau est ancien. Le jour où vous voudrez établir sérieusement ses titre, il faudra le faire expertiser. Mais, acheva-t-elle plus bas, ne comptez pas trop sur un résultat affirmatif : il arrive souvent que l’on a de gros désenchantements avec ces vieux tableaux…

Cette restriction prudente fut perdue pour celles à qui elle s’adressait.

Bien qu’en réalité, Mme Saint-Brès et ses filles eussent ce jour-là prié Huguette afin d’obtenir son opinion sur ce tableau qui, de puis quelques années, incarnait leur unique ressource d’avenir, elles demeuraient fermes en leur sentiment de posséder un trésor.

Et, comme de coutume, le déjeuner se passa à bâtir des projets sur le beau mariage qui attendait les Petites bleues quand un riche financier ou un collectionneur millionnaire se serait rendu acquéreur du précieux Rubens à un prix fabuleux.

Huguette s’en retourna attristée de l’incident, du thème de la conversation qui s’était, sans méfiance, tenue devant elle, — thème qu’elle devinait familier à ces pauvres femmes ignorantes de la vie et hantés de chimères.

En rentrant au château, elle y trouva Mme de Lavardens et son fils, venus en visite familiale, ainsi que Léonie Pranzac.

— Vous paraissez soucieuse, belle cousine, remarqua aussitôt René, qui appelait généralement ainsi Mlle d’Aureilhan quoiqu’il n’y eût pas entre eux la moindre parenté.

— C’est de chez les Petites Bleues que tu rapportes cette mélancolie ? questionna à son tour la curieuse Léonie.

— Oui, répliqua Huguette. Vous me voyez méditative au sujet de certain tableau…

— Ah ! j’y suis Le fameux Rubens ! railla la femme du notaire.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous en pensez, Huguette, de ce Rubens ? interrogea Mme d’Aureilhan, qui se plaisait à témoigner à sa belle-fille une condescendance gracieuse.

— Je n’en pense rien, ma mère, répondit Huguette, car je n’ai pas la prétention de me connaître en vieux tableaux. Toute l’expérience d’un expert habile ne serait pas superflue, du reste, dans ce cas. Mais je souhaite vivement que nos cousines n’éprouvent pas une déception douloureuse…

— C’est pourtant ce qui les attend ! affirma Mme Pranzac avec une satisfaction maligne.

— Huguette, avouez que vous ne trouvez pas le Rubens bon teint ? plaisanta René.

Elle lui jeta un regard de reproche.

— J’avoue, parce qu’il ne me paraît pas qu’il y ait en ce tableau la puissance de coloris du Maître… parce que, d’autre part, j’y ai relevé des fautes de composition dont je crois qu’un tel artiste eût été incapable. Et c’est précisément là ce qui me peine…

— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? s’informa Mme de Lavardens avec son égoïsme ingénu.

Huguette s’anima :

— Mais, madame, je me demande ce que deviendront ces pauvres enfants si je ne me trompe pas… si leur tableau n’est point, par hasard, un Rubens de la première manière ?… Ne savez-vous pas qu’elles comptent pour leur établissement sur la vente de cette peinture ?

— Elles restent filles, voilà tout, opina Mme Pranzac. On ne se marie guère, de nos jours, quand on n’a pas de dot.

Huguette releva sa fine tête :

— Ou que l’on n’est pas apte au travail qui en tient lieu. Ce qui me stupéfie, c’est que, ne pouvant doter ses filles, ma tante Saint-Brès ne leur ait pas donné le moyen de gagner leur vie.

Aux exclamations que poussèrent ses interlocuteurs, Mlle d’Aureilhan se rendit compte qu’elle venait d’émettre une proposition énorme.

— Que vouliez-vous qu’elles fissent ? dit ensuite Mme de Lavardens.

— N’importe quoi, répondit tranquillement Huguette. Le plus humble labeur est préférable à une telle servitude, à une pareille épouvante de l’avenir. Ces chères Petites Bleues ont à peine du pain, n’est-ce pas ? avec leur modeste propriété ?… Alors, il était si simple de les mettre en état de se suffire. Le temps marche, le rôle économique et social de la femme n’est plus aujourd’hui ce qu’il était autrefois. À notre époque de lutte, toute jeune fille qui se respecte doit pouvoir être indépendante par le travail et ne pas attendre la tranquillité de son existence d’un très problématique mariage…

— Ce sont là des idées qui n’ont pas cours ici, prononça sèchement Mme d’Aureilhan.

— Voyez-vous, Mlle Nouveau Jeu ! lança Léonie avec son ironie acerbe.

René battit des mains :

— Parfait ! Que voilà donc un surnom qui va bien à cette jeune personne si moderne ! Vous le garderez, Huguette, ne vous en déplaise !

Mlle d’Aureilhan avait légèrement rougi.

— Soit, dit-elle d’un ton de fierté. J’accepte le surnom : il n’a rien que de flatteur à mon sens, dans l’acception simpliste qui lui est donnée. Et je le justifierai, au besoin, en passant de la théorie à la pratique.

— Je serais curieuse de voir ça ! murmura Mme Pranzac que vexait de façon cuisante le qualificatif également « nouveau jeu » de simpliste, appliqué non sans dédain à son trait d’esprit.

— Vous le verrez peut-être ! articula Huguette froidement.

René railla :

C’est dans ces salutaires principes que Mme Fresnault vous a élevée ?

Elle se retourna frémissante :

— Je m’en honore ! Et je défends que l’on touche à Charlotte devant moi !

— En voilà assez, René, enjoignit Mme d’Aureilhan à son neveu avec un coup d’œil impérieux.

Pour la première fois depuis son arrivée, Huguette comprenait qu’elle ne parlait pas la même langue que ceux au milieu desquels il lui fallait vivre.

Ce soir-là, avant de s’endormir sous le toit paternel, elle versa, en dépit d’elle-même, quelques âpres larmes d’exilée.