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Mademoiselle Nouveau Jeu/11

La bibliothèque libre.
La Revue populaire (p. 155-164).

XI


Dans sa chambre, Huguette mettait son chapeau, jetait sur ses épaules un plaid de Voyage.

Puis, elle ouvrit un tiroir, compta ce qu’elle possédait d’argent, le plaça avec quelques menus objets indispensables dans le petit sac qu’elle tenait à la main.

Elle agissait froidement, mécaniquement, pour ainsi dire, comme quelqu’un qui obéit à une fatalité irréductible.

Elle était au bout de ce qu’elle pouvait supporter, de cette force d’endurance que reçoit chaque créature humaine pour faire face à son lot de chagrins.

La scène précédente avait joué le rôle de la goutte d’eau qui fait déborder le vase trop plein, et toutes les souffrances antérieures, tout ce qu’elle concentrait en elle depuis son retour au château, précisant les aspirations obscures, se révoltant maintenant en cette décision froide, muette, inflexible :

Elle partait, elle allait rejoindre les amis de sa pensée, Charlotte, Guillaume, Romaine, et s’adonner avec eux au travail qui console, à cet idéal de labeur désintéressé, le seul qui ne déçoive point.

Elle n’avait pas au cœur un regret pour tout ce qu’elle abandonnait.

D’ailleurs, elle avait tant et si secrètement souffert qu’il lui semblait que son cœur était mort.

Et son souvenir n’était plus qu’une tombe où elle avait enfermé un nom…

Rien ne la retenait.

Son père ? Elle ne pouvait rien pour lui.

Présente, ne sachant point se résoudre à l’abdication qui eut sauvé la maison, elle était une charge.

Absente, au contraire, et subvenant à ses besoins, elle serait peut-être à même de réaliser des économies pour lui venir en aide.

Pauvre père ! Comme il allait être malheureux ! Elle s’efforçait de n’y pas penser, de rompre cette dernière attache saignante, et elle se hâtait de s’éloigner pendant qu’il n’était pas là, parce qu’elle sentait bien qu’elle faiblirait devant le déchirement des adieux.

Elle prit un escalier de service, afin de ne pas sortir par le parc, traversa le jardin potager aux carrés symétriques, et, d’une main qui ne tremblait pas, souleva le loquet d’une petite porte donnant sur la campagne.

C’était fini ; elle avait quitté la maison paternelle, et elle ne tourna pas la tête pour la regarder une dernière fois.

Il lui tardait d’en être loin, de cette demeure inhospitalière et glacée qui dressait derrière elle le cube imposant de ses sombres murailles : Minotaure de pierre ayant englouti une fortune et auquel elle laissait le meilleur d’elle-même, sa jeune foi au bonheur, une fraîche et pure espérance qui ne renaîtrait jamais.

Elle pressa le pas.

Mais sa démarche s’alourdissait ; elle suffoquait, ne respirant qu’à peine dans l’atmosphère étouffante…

Le temps lumineux au début de l’après-midi, s’était chargé vers le soir.

Un orage planait ; il y avait de l’électricité dans l’air, de lourds nuages, noirs comme des masses de plomb se mouvaient lentement à travers les plaines livides du ciel.

Huguette leva la tête et considéra avec inquiétude ce sinistre horizon.

Arriverait-elle à la gare avant la tempête ? La réponse de la mystérieuse puissance éparse ne se fit point attendre.

Un aveuglant éclair sillonna l’espace de son zig-zag de foudre, et un coup de tonnerre retenti, semblant ébranler la terre jusqu’en ses fondements.

Une épouvante saisit Huguette, car elle avait appris à les connaître, ces ouragans de là-bas, qui passent comme des fléaux destructeurs, d’effroyables semeurs de ruine et de mort.

Autour d’elle, la campagne était déserte ; pas un laboureur aux champs, — chacun avait fui la catastrophe possible, — pas une habitation proche.

Sa mémoire aux abois invoquait désespérément un refuge.

Une inspiration subite lui rappela qu’une grotte existait non loin de là, une sorte de cavité naturelle pratiquée dans les terrains rocheux entre lesquels avait été creusée la route montueuse.

Elle y courut et l’atteignit au moment où une pluie torrentielle, mélangée de grêle, commençait à tomber.

L’endroit était charmant, fait à souhait pour le rêve, pour le repos dans la promenade, au milieu de ce pays accidenté.

Une mousse fine autant que du velours vert tapissait le sol ; toutes les étranges et frêles plantes qui poussent dans les lieux humides étalaient sur les parois leurs broderies capricieuses ; un rideau de tiges retombantes voilait à demi l’entrée.

Mais Huguette n’était pas capable de percevoir l’apaisement des choses, l’amicale invitation de la nature à oublier les adversités passagères pour se retremper en elle, qui ne passe point.

Elle se laissa glisser sur une grosse pierre que quelque piéton avisé avait roulée jusque-là, et appuya contre le roc sa tête pesante.

Soit influence de la température déprimante, soit que la prodigieuse tension de son être arrivât au point extrême où succombait les dernières résistances nerveuses, il semblait que toute force l’eût abandonnée.

Elle ferma les yeux, affreusement brisée dans son corps et dans son âme, et des larmes coulèrent de ses paupières closes, ruisselèrent, intarissables le long de son visage pâle, comme la pluie diluvienne qui tombait au dehors.

Et sa désolation coulait avec ses larmes ; insensiblement, sans même qu’elle le soupçonnât, une bienfaisante détente s’opérait en elle.

Peu à peu, à force de pleurer, une sorte d’anéantissement la gagna.

Elle restait là, immobile, trouvant une douceur à ne pas bouger, à ne pas penser, à se sentir séparée du monde par ces torrents d’eau qu’elle entendait crépiter avec un bruit de balles.

Dans cet état de torpeur physique et morale, elle ne s’apercevait pas qu’elle n’était plus seule… qu’un homme adossé en un retrait d’ombre, près de l’entrée de la grotte, la considérait, plein de trouble, avec un recueillement de tendresse navrée.

Accablée par l’orage, elle descendait lentement les degrés de conscience qui s’enfoncent dans le sommeil, les notions d’heure et de lieu s’abolissait, se fondaient dans son cerveau traversé de vagues brumes, et rien ne l’avertissait qu’il était près d’elle, celui qu’elle croyait fuir, celui dont elle avait enseveli le nom au plus profond de son cœur.

Également surpris par la tempête, en revenant de voir un de ses ouvriers malades, Jean Quéroy, comprenant qu’il n’aurait pas le temps de regagner l’usine, avait pensé, lui aussi, à chercher un abri dans cette caverne pittoresque, familière à tous les habitants du pays.

Comme il avançait en cette direction, fouetté par l’averse, qui le poussait et l’entravait à la fois, il éprouva une courte stupeur :

À travers le mouvant rideau de pluie qui empêchait de nettement distinguer les contours des choses, il avait cru voir une silhouette de femme s’engouffrer dans la grotte, — une svelte et chère forme, qu’il eue reconnue entre mille.

Il précipita sa marche et pénétra à son tour avec précaution.

Un grand attendrissement l’envahit tout entier.

Il ne s’était pas trompé c’était elle !

Elle, dont la pure et tendre image l’habitait, qui s’affaissait, pleurante, presque inanimée, au pied de ce rocher, sa figure délicate ravagée de souffrance, un collet de voyage aux épaules, un étroit sac de cuir à la main, comme si elle fuyait…

L’histoire de l’aventure de Mlle d’Aureilhan avec René de Lavardens lui était venue aux oreilles, sans qu’il y attachât la moindre importance, car il savait que la fierté d’Huguette n’eût pas consenti à accepter la déchéance d’une aussi misérable intrigue, — que rien ne justifiait, d’ailleurs, puisqu’il ne tenait qu’à elle d’épouser le jeune homme, — et sa foi en cette grâce innocente était indestructible.

En la voyant ainsi, frêle et blanche comme une fleur fauchée dans cet équipement de fugitive, indiciblement lasse et vaincue, elle, la vaillante, il eut une intuition confuse de ce qui avait dû se passer en elle et autour d’elle.

Il devina le piège qui lui avait été tendu par René, la pression que sa belle-mère avait auparavant exercée sur elle pour l’obliger à choisir M. Gontaud, de qui la colossale fortune eût rendu à l’antique maison ruinée un éclat éblouissant.

Une conversation ancienne se représenta à son esprit, et, suave, une clarté illumina tout ce qui lui demeurait obscur.

Il comprenait : meurtri, sanglant, le pauvre cygne désertait la basse-cour où trop de becs impitoyables l’avaient déchiré…

Il se sentit étreint d’une émotion puissante : — son bonheur était devant lui, et il connaissait que l’heure sonnait de le retenir dans ses bras afin qu’il ne s’envolât point…

Du reste, il ne pouvait, sans manquer aux convenances, laisser plus longtemps ignorer sa présence à cette enfant glissant au sommeil comme les petits qui ont trop de chagrin.

D’une voix que l’intense émoi intime faisait rauque et tremblante, il prononça doucement :

— Huguette ?…

Elle tressaillit jusqu’au fond de sa chair. Cette voix ! Oh ! cette voix qu’elle n’avait plus espéré entendre, et qui la réveillait de sa lourde mort intérieure, il lui paraissait maintenant qu’elle en avait besoin, qu’elle ne pourrait plus vivre loin de sa sonorité profonde qui lui remuait l’âme.

Elle avait bondi sur ses pieds. Machinalement elle tira son mouchoir et essuya les larmes qui couvraient son visage.

Il la regardait toujours. Très bas, il reprit :

— Vous pleurez, Huguette ?

Elle se redressa, farouche :

— Que vous importe ?

Il la contempla douloureusement :

— Que m’importe ?… Oh ! Huguette ! Huguette ! Vous ne savez donc pas ? Vous n’avez donc rien compris ?

— Quoi ? dit-elle du même accent qu’elle voulait dur et hautain, mais qui s’amollissait d’une étrange douceur montant en elle.

À cette attitude, le prompt découragement des frémissantes tendresses s’emparait de Jean.

Il secoua la tête :

— Hélas ! ne parlerai-je pas en vain ?… Si vous n’êtes plus la même… si votre cœur est fermé ?…

Une protestation passionnée s’échappa des lèvres d’Huguette :

— Moi ? Ah ! Dieu !…

Elle n’eut pas la force d’en dire davantage ; cependant, il sut que cette créature si rare lui appartenait toujours.

Il se rapprocha, une flamme radieuse aux prunelles, et lui saisit les mains :

— Pourtant, Huguette, vous partiez ?…

Sans prendre garde à ce passé, elle baissa le front et sourit, tandis que des larmes encore scintillaient dans ses yeux de saphir.

Puis, d’un accent qui était à peine un souffle, elle avoua :

— J’étais trop malheureuse… Je croyais que vous ne m’aimiez plus…

La plainte avait une douceur divine.

À son tour, Jean senti ses paupières se mouiller.

Il s’inclina sur les petites mains qui palpitaient dans les siennes :

— Chérie !… Je vais vous dire pourquoi. Mais avant, promettez-moi que vous m’accorderez toute la vie pour me faire pardonner ?

Elle ne répondit pas. C’était inutile. L’aube de cette vie nouvelle resplendissait dans ses yeux incomparables, sur son visage auréolé d’une joie presque surhumaine et d’une inexprimable, d’une séraphique beauté.

Ébloui, Jean se pencha tout à fait, signant de ses lèvres le pacte d’amour sur ces doigts menus qui se donnaient.

Assis sur la mousse, ils causaient, et cette causerie, à ce moment, après cette prestigieuse minute, était une de ces choses précieuses et trop parfaites que l’on ne goûte plus ensuite dans l’existence humaine.

Ils échangeaient d’intimes, d’ineffables impressions d’âme, et toutes les équivoques, tous les malentendus disparaissaient, s’évanouissaient, emportés par un vent d’espérance. Tout s’abolissait, jusqu’au souvenir de la douleur, devant la vision magique du proche avenir où leurs deux cœurs ne seraient plus qu’un.

Jean disait sa souffrance lors de la demande en mariage de M. Gontaud, l’obligation torturante de s’effacer pour laisser le champ libre à l’homme qui était son bienfaiteur et son ami ; Huguette rappelait ses doutes, son muet désespoir d’abandon.

Ils se regardaient ravis de s’être retrouvés pour ne plus se quitter, et ce regard rachetait les larmes, les craintes, les longues tristesses qui préparent la voie du destin.

Et comme ils se taisaient enfin, écoutant chanter leur joie dans un silence d’extase, une harmonie mélancolique se répandit sur la campagne.

— L’Angelus ! s’exclama Huguette, s’arrachant à son rêve. Il faut nous séparer, mon ami.

Ils sourirent encore. Ne savaient-ils pas que bientôt ils ne se sépareraient plus ?

Ils sortirent, se tenant par la main, d’une charmante et enfantine étreinte.

D’autres cloches répondaient à la première ; de tous côtés, près et loin, dans l’illimité de l’horizon, des notes mélodieuses s’envolaient, argentines ou graves, mêlant à la vibration de l’air une poésie de songe.

Ces cloches, c’était la voix des temps passés, des espérances éternelles, de tout ce qui avait vécu et de tout ce qui vivrait.

Un même recueillement pénétra les fiancés.

C’était maintenant leur fête à eux qui se célébrait là-haut.

Il ne pleuvait plus ; encore perlés de gouttelettes brillantes, les feuillages revêtaient une délicieuse fraîcheur verte ; un gai renouveau éclatait par toute la terre rajeunie et, du geste, Huguette montra à Jean un magnifique arc-en-ciel qui traçait dans l’infini comme un merveilleux chemin de bonheur.

✽ ✽

Si Huguette d’Aureilhan avait été une héroïne de roman selon l’ancienne formule, elle aurait pas manqué de s’amputer le cœur et de dire théâtralement adieu à celui qu’elle aimait, pour épouser contre son gré l’homme riche qui eût dispensé aux siens et à elle-même une existence prospère, accomplissant ainsi un sacrifice sans véritable grandeur, car il importait le dédommagement, — toujours amoindrissant, — de l’argent.

Mais Huguette n’était pas une héroïne de roman.

C’était une créature d’humanité stricte, une de ces femmes d’aujourd’hui, courageuses autant que tendres, qui entendent faire rendre à la vie tout ce que celle-ci peut donner, et veulent conquérir leur lot de bonheur sans abdiquer leur raison et leur fierté.

Affranchie de toute idée conventionnelle, Huguette ne se payait point de mots. Elle savait que la plus héroïque abnégation devient un marché dès qu’une somme quelconque la reconnaît, qu’un profit, si mince soit-il en découle, et c’est pourquoi, après s’être promise à Jean Quéroy, elle n’eut pas un trouble de conscience, pas l’ombre d’un doute ni d’un regret.

Avec la radieuse certitude de son amour, une grande clarté l’avait inondée ; désormais, elle marchait droite et souriante vers sa destinée.

Le surlendemain, aussitôt son père de retour, elle eut avec lui un long entretien dont elle avait arrêté les grandes lignes au cours de sa causerie avec Jean, tandis que celui-ci la reconduisait au château, après la surprise suave de leurs fiançailles.

Malgré sa sérénité présente, sérénité si complète et si profonde qu’il semblait que rien ne pût plus l’entamer, elle n’abordait pas sans appréhension secrète un sujet de conversation délicat et pénible entre tous.

Quoiqu’elle fût résolue à abandonner à M. d’Aureilhan tout ce qu’elle possédait du chef de sa mère, n’allait-elle pas paraître exiger des comptes et incriminer la faiblesse de la gestion paternelle ?

Cette tâche ardue lui fut singulièrement facilitée par la générosité coutumière d’Hugues d’Aureilhan et par celle, plus méritoire encore de M. Gontaud.

Aux premiers mots qu’elle prononça touchant son mariage avec Jean, son bonheur qu’obscurcissait seul la pensée des embarras pécuniaires auxquels les siens resteraient livrés, de l’obligation inéluctable, mais si cruelle pour son père, de vendre la demeure ancestrale afin d’avoir de quoi subsister sous un plus humble toit, M. d’Aureilhan lui ouvrit les bras.

— Ne t’occupe pas de moi, mon enfant ! Je vivrais joyeux dans une mansarde pourvu que tu fusses heureuse avec le mari de ton cœur !…

Les paupières gonflées de larmes qu’elle ne retenait pas, Huguette, ineffablement remuée, tomba sur sa poitrine :

— Ah ! père ! père !…

Il caressait doucement ses cheveux :

— Oui, sois heureuse, ma fille aimée… Je le demande à Dieu de toute mon âme, et Elle te bénit comme moi celle qui nous regarde, sans doute, de là-haut…

Ils s’embrassèrent longuement, avec l’émotion inexprimable des plus pures minutes de la vie.

Puis, ils se turent un instant, autant pour condenser en eux la béatitude de ce souvenir, que par respect instinctif, répugnance à se reprendre tout de suite aux intérêts mesquins et aux soucis vulgaires.

Ce fut M. d’Aureilhan qui reprit en soupirant :

— Quant à vendre le château, c’était une hypothèse que je n’envisageais jusqu’ici que comme une déplorable extrémité… Aujourd’hui, je dois constater que c’est le parti le plus sage, le seul parti sage même…

— Comment cela ? s’informa, Huguette étonnée, mais délivrée d’un grand poids.

M. d’Aureilhan s’expliqua. Le matin, il avait reçu de M. Gontaud, mis au courant par Jean Quéroy, une proposition constituant la plus avantageuse solution au problème qui le préoccupait depuis longtemps…

Désireux d’agrandir ses usines dont le voisinage arrêtait le développement, le riche industriel offrait d’acheter le domaine tout entier, et le prix qu’il annonçait l’intention de payer comptant était sensiblement supérieur à celui qu’eût produit la vente aux enchères ou le morcellement amiable aux habitants du pays. De plus, et pour triompher de certaines résistances faciles à deviner, il cédait à ses amis, comme complément de la transaction, une élégante villa dont le hasard des affaires venait de le rendre propriétaire dans la plaine de Tarbes, et dont il n’avait cure.

Ainsi, les créanciers désintéressés grâce au surplus des capitaux fourni par cette négociation inespérée, et Huguette renonçant filialement à la jouissance de ses revenus personnels, l’existence serait aisée, douce même dans ce nouveau et confortable gîte.

C’eût été folie de refuser.

M. d’Aureilhan et sa fille en furent également d’avis, et s’arrêtèrent, de façon irrévocable, à la détermination libératrice.

Comme il était à prévoir, Stéphanie, en l’apprenant, jeta les hauts cris.

D’abord, elle ne voulut rien entendre, et traitant Huguette d’enfant dénaturée, elle déclara tout net qu’elle ne prêterait jamais les mains à un mariage ridicule et préférait se jeter dans l’Adour plutôt que d’habiter un galetas.

Mais, en femme intelligente qu’elle était, lorsqu’elle voulait bien ne pas se laisser aveugler par son violent orgueil, elle dut peu à peu se rendre à l’évidence.

Huguette n’étant pas sa fille, elle n’avait pas à donner un consentement qu’on ne lui demandait pas, et l’influence de M. Gontaud contribua puissamment à la réconcilier avec l’idée d’une union beaucoup plus raisonnable que son sens superficiel des choses modernes ne l’avait cru, de prime examen.

Très noblement gentilhomme, le riche usinier fit hommage à Huguette, comme cadeau de noces, d’un merveilleux collier de perles, et, évoquant discrètement les folles illusions qui leurrent parfois les vieux cœurs, il sollicita en termes exquis l’indulgence de Mlle d’Aureilhan pour ce souvenir avec la permission de rester l’ami de son jeune bonheur.

Très émue, et non sans soupçonner, en son intuition fine, quel sillon d’inguérissable mélancolie demeurerait au fond de cette âme, exceptionnellement sensible, Huguette trouva, pour remercier, de ces paroles attendries qui mettent comme un baume sur les plaies difficiles à fermer.

À partir de ce moment, l’excellent homme sut avec courage bannir l’ancien rêve et ne songea plus qu’à servir de tout son pouvoir celle à qui il avait voué cette touchante affection capable du plus rare et du plus concluant des héroïsmes : l’oubli de sa propre souffrance.

À l’instigation de l’industriel millionnaire dont elle appréciait les hautes facultés autant qu’elle admirait sa fortune, Mme d’Aureilhan se rendit insensiblement compte qu’un ingénieur sur la voie de découvertes importantes dans le domaine de l’électricité, et appelé par surcroît à remplacer plus tard son « patron » qui fait de lui le plus grand cas, constituait une de ses individualités prédestinées qu’attend l’argent avec la gloire, et représentait, par conséquent, un gendre nullement à dédaigner.

Ce premier point acquis, elle ne put refuser d’aller, sous la conduite de M. Gontaud lui-même, visiter la villa de la plaine de Tarbes, et elle se convainquit aisément que le « galetas », extrêmement confortable, était une de ces demeures coquettes, dont on envie au passage l’heureux propriétaire.

Doucement taquine, sa belle-fille s’informa si elle pensait toujours à se jeter dans l’Adour, faisant remarquer que l’occasion était propice, car le fleuve coulait précisément au fond du jardin.

Stéphanie dut convenir en souriant qu’elle préférait en contempler le cours sinueux du haut d’une élégante terrasse à balustres ornée de majestueux vases fleuris, et un franc baiser signa de part et d’autre un désarmement définitif.

Mme d’Aureilhan était donc vaincue sur toute la ligne, en ce drame intime qu’elle s’était si fermement promis d’ordonner au gré de son impérieuse volonté.

Chose extraordinaire, elle se soumettait d’assez bonne grâce à sa défaite.

Il lui eût été impossible de se résigner à la vente publique du château et à l’exil forcé en quelque médiocre asile ; elle en eût perdu la santé ou la raison.

Mais elle acceptait une solution qui, présentant le caractère d’une de ces affaires avantageuses qu’il serait insensé de laisser échapper, donnait pleine satisfaction à son intransigeant amour-propre.

Surtout il est permis de supposer que cette femme qui possédait des qualités étranges à côté d’irréductibles défauts, se rangeait au parti duquel dépendait, avec la sécurité commune, le bonheur de l’enfant qu’elle avait appris à aimer.

Conquise à la grâce triomphante d’Huguette, à sa nature magnifiquement équilibrée où la droiture, l’énergie et la tendresse s’unissaient de façon si captivante, il lui eût été pénible actuellement de ne pas entretenir avec sa belle-fille les rapports les plus cordiaux.

Elle cédait pour la première fois de sa vie peut-être, afin de ne pas perdre le charme qui devait enchanter ses derniers jours, le chaud rayon dont se réconforterait la vieillesse proche.

Et comme elle n’estimait vraiment, au fond d’elle-même, que ceux en qui elle connaissait une force morale capable de tenir son immense orgueil en échec, il était également permis d’espérer, — Huguette ayant fait ses preuves, — que de telles dispositions seraient durables chez l’autoritaire belle-mère qui deviendrait sans doute, à l’exemple de tant d’autres individualités farouches, la plus faible des grand’mères.

Tout était ainsi réglé pour la plus entière paix de son cœur, Huguette eut enfin le droit très doux de penser à réaliser son bonheur.

Elle considéra qu’auparavant un dernier devoir lui restait à remplir.

L’infinie mansuétude des grandes félicités intérieures l’inondait ; elle ne voulait laisser derrière elle aucune amertume.

C’est pourquoi elle eut un sérieux et confidentiel entretien avec René de Lavardens. En lui renouvelant ses regrets d’une scène un peu vive, elle lui expliqua, cette fois avec une persuasive douceur, pour quelles raisons de l’âme elle ne l’avait point aimé. D’un geste empreint de toute sa noblesse personnelle, elle montra le chemin de vérité ; d’une voix qui remuait les fibres endormies, elle fit tomber sur cette âme d’enfant gâté, plus faussée par sa direction initiale, que réellement corrompue, la bienfaisante rosée des paroles jamais entendues qui exaltent au vouloir d’une moralité plus haute.

René fut profondément troublé. Ce n’était pas l’inepte adulation de sa mère qui avait pu lui ouvrir de semblables horizons.

Depuis qu’il souffrait dans ce qui demeurait en lui de bon, il devenait accessible à des compréhensions meilleures. Il avait aimé Huguette d’un amour irritable et mesquin, mais unique et sincère.

Tout être capable d’un sentiment sincère doit un jour se sauver de lui-même.

Sans fatuité ridicule, Mlle d’Aureilhan pouvait croire que ses paroles ne seraient pas perdues, qu’une heure sonnerait où le germe de bon grain qu’elle avait jeté lèverait parmi les folles germinations de l’ivraie et s’épanouirait en une humble fleur de perfectible humanité.

Il n’y avait donc plus que les Petites Bleues qui fussent livrées à la mélancolique incertitude de leur sort.

Mais, contrairement à ce qu’il était naturel de craindre, elles ne se sentaient pas tristes.

Ces privilégiées du rêve avaient en elles une source intarissable d’espérance.

Et pour elles, maintenant, s’ébauchaient de nouvelles et radieuses perspectives.

Tous ces mariages proches, après les avoir accablées de tendre nostalgie, les réjouissaient comme des occasions inespérées, des portes imprévues ouvertes aux faveurs du destin.

N’allait-il pas arriver des légions de pimpants militaires et de sympathiques marins pour la double union de Maurice et de Luc, que tante Hortense entendait célébrer avec une pompe sans exemple dans le pays ?

Ce serait extraordinaire fatalité si, parmi cette foule fringante, Antoinette et Françoise ne découvraient point le héros que portait depuis qu’elles savaient penser leur imagination candide.

À vrai dire, elles comptaient n’avoir que l’embarras du choix et préparaient, souriantes, leurs fraîches toilettes couleur de ciel.

Le monde est promis à l’indestructible foi.

Souhaitez que celle-ci, presque sublime à force de tendresse naïve, ne soit point trompée, et qu’il se rencontre enfin, désintéressée et pur, l’amour sauveur qu’appellent ces petits cœurs affamés.

Selon le vœu d’Huguette et de Jean, leur mariage eut lieu dans la plus stricte intimité.

La famille y assista seule ; nul ténor célèbre ne lança sous les voûtes de la vieille église de coûteuses vocalises, et il n’y eut d’autre musique que la chanson des cloches, si chère à leur cœur, qui leur avait murmuré déjà un inoubliable soir, le pensif poème des choses éternelles.

Un déjeuner très simple réunit ensuite ces quelques personnes au château, que M. et Mme d’Aureilhan quitteraient peu de jours après pour leur nouvelle résidence.

Au dessert, M. Gontaud, premier témoin de la mariée, porta un toast ému à la félicité des deux jeunes gens qui étaient un peu ses enfants, et on se sépara sans autres compliments convenus, sans aucune de ces formules banales qui déshonorent les meilleurs souvenirs.

Le lendemain, Huguette et Jean s’envoleraient vers quelqu’un de ces pays de lumière où les amoureux aiment à ensoleiller leur rêve.

Pour le moment, l’ingénieur tenait, comme on tient à accomplir un pèlerinage sacré, à emmener d’abord la jeune femme dans la modeste maison que tous deux habiteraient désormais, et où son père et sa mère avaient vécu, eux aussi, les mêmes délicieuses minutes des premières tendresses.

Ils ne s’arrêtèrent point dans les pièces du rez-de-chaussée, que la puérilité jolie de leur jeune ménage avait installées suivant les plus récentes prescriptions de la mode et du confort.

Ils gagnèrent le premier et unique étage, réservé aux intimités dont le vulgaire ne franchit point le seuil.

Là était une chambre aux meubles authentiquement anciens ; le faste n’y était jamais entré, mais une douceur familiale y flottait et y avait condensé une atmosphère spéciale, saturée de souvenirs, de ces sentiments que le cœur éprouve ineffablement et n’exprimera jamais.

Près de la fenêtre ouverte, un vénérable fauteuil en tapisserie érigeait son dossier droit, un peu fané par le temps.

On sentait que c’était là sa place immuable depuis bien des années, et qu’une pensée filiale se plaisait à y faire revivre la chère présence envolée.

— Huguette, dit Jean d’une voix qui tremblait un peu, voici le fauteuil de ma mère. Elle s’y asseyait pour me prendre sur ses genoux quand j’étais tout petit… C’est votre cher visage qui m’y sourira maintenant…

Il l’y conduisit ; elle y prit place avec une gravité tendre, le rayonnement indicible de la femme investie de la seule royauté qui ne lui ait jamais été contestée : celle du foyer.

Silencieux, ils regardèrent au dehors.

Le soir descendait sur la campagne ; les replis des vallons s’enveloppaient de diaphanes voiles bleus.

En face, au flanc du coteau qu’illuminaient les rayons mourants du couchant, se dressait la masse imposante du château d’Aureilhan, et un peu plus loin, baignées d’un rose irréel, les luxueuses constructions de l’habitation de M. Gontaud couronnaient ce prestigieux décor d’une splendeur de palais de féerie.

D’un geste ample, Jean les montra à sa femme.

— Huguette, voyez les deux demeures que vous avez dédaignées pour moi : le château des aïeux que vous eussiez pu garder et l’opulente résidence où vous auriez été une souveraine obéie… Ne regrettez-vous rien !… Serez-vous heureuse dans mon pauvre vieux logis, ma chère aimée ?

Il s’inclinait, fléchissant le genou devant celle qui, pour tout royaume terrestre, n’avait voulu que son cœur.

Et elle répondit avec un adorable sourire :

— Mon ami, j’ai toujours cru que la formule du bonheur consiste à loger un grand amour dans une petite maison…


FIN