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Mademoiselle de la Ralphie/14

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie (p. 262-289).



XIV


Quoiqu’ils se fussent quittés un peu tristement, la rencontre du vicomte de Massaut fit du bien à Mlle de La Ralphie. Elle savait gré au jeune homme de ses manières polies et réservées qui témoignaient que, malgré la situation fausse où elle se trouvait, il avait encore pour elle de l’estime et de la considération. Même, à l’espèce d’aveu qui lui était échappé, elle sentait bien qu’il l’aimait toujours. Mais si la certitude de n’être point entièrement déchue dans l’esprit de Guy lui était agréable, Valérie ne voyait pas avec plaisir la persistance de sentiments qui ne pouvaient aboutir à une issue honorable, ni pour l’un ni pour l’autre… Au temps où M. de Brossac patronnait ce pauvre vicomte, elle eût pu suivre les conseils de son tuteur, et, alors, sa destinée eût été tout autre. Mais à quoi bon revenir sur le passé ? se disait-elle. Il n’y avait plu maintenant, dans la conjoncture présente, qu’une conduite digne de Mlle de La Ralphie, c’était de vivre comme une veuve résolue à rester, ainsi qu’elle l’avait dit à Guy, la femme d’un seul homme. Sa fierté native, son orgueil nobiliaire, lui rendaient facile à prendre cette résolution généreuse que son tempérament, elle le sentait bien, lui rendrait pénible à tenir.

Quelques jours après la rencontre du vicomte de Massaut, le piéton remit à Guersac une lettre soigneusement pliée et cachetée à la cire. À l’écriture de l’adresse, solide et droite, Valérie devina qu’elle était de l’abbé Sagnol. Il lui semblait qu’il y avait quelque relation entre, la carrure du vicaire et la massiveté de ces caractères réguliers et bien formés.

En effet, la lettre était de l’abbé. L’échec de ses projets l’avait fort touché, en sorte que, depuis sa course inutile à Guersac, il cherchait le moyen de le réparer. Ce qu’il avait le plus à cœur maintenant, c’était la fondation de cette confrérie des « Servantes de Jésus-Christ » qui devait servir de marchepied à sa fortune ecclésiastique, peut-être même se disait-il, à sa fortune mondaine ; en tout cas, lui donner une existence autrement large et agréable que celle d’un vicaire de petite ville ou d’un desservant de campagne. La conversion de Mlle de La Ralphie, sur laquelle il avait compté aussi pour se mettre en évidence, était, depuis qu’il la connaissait mieux, passée au second plan et considérée seulement comme un moyen de réalisation de l’œuvre pieuse. Il avait compris que cette conversion était très problématique, ou plutôt impossible ; aussi en était-il venu par degrés à se dire que l’essentiel était d’être aidé, dans la fondation qu’il méditait, par la châtelaine de Guersac, et que, s’il n’était pas possible de la disposer à cela par un retour à Dieu, il fallait se servir d’autres voies. À cet égard, une seule se présentait à son esprit : profiter des bonnes dispositions que Mlle de La Ralphie avait pour lui personnellement. Il s’était bien fait quelques objections sur la moralité de ce moyen, derniers efforts de sa conscience sacerdotale expirante, mais son âpre ambition, jointe à l’attrait du sexe et au pressentiment de la volupté, l’avaient vaincu et il écrivait.

Sa lettre débutait par des protestations de pieuse sympathie en N.-S. Jésus-Christ, auquel il adressait tous les jours de ferventes prières pour le salut de l’âme de la destinataire. Après quelques considérations, renouvelées de ses précédentes exhortations verbales sur la brièveté de la vie, la damnation éternelle et la bonté divine, il faisait ressortir tous les avantages d’une conscience tranquille, qui, même au point de vue purement humain, était nécessaire pour goûter le parfait bonheur.

Puis il s’étendait sur la clémence de Dieu qui veut uniquement le salut du pécheur, est toujours prêt à lui pardonner autant de fois qu’il a failli, et donne les moyens de se sauver à chacun selon son état. Ce Dieu très miséricordieux, disait-il, permet aux uns d’opérer leur salut par la prière, les austérités, la pénitence ; à d’autres, par l’aumône, les bonnes œuvres, les fondations pieuses destinées à procurer sa gloire et des avantages à sa sainte Église.

Je te vois venir avec tes « menettes »… pensa ici Valérie et elle continua.

Après quelques développements sur ce dernier point, le vicaire citait des exemples de ces sortes de compensations, et, entre autres, celles de Louis XIV qui pécha toute sa vie, et qui racheta ses nombreux adultères en proscrivant l’hérésie…

Le génie commercial de sa race se montrait dans cette espèce de marché, insidieusement présenté ; mais Mlle de La Ralphie n’était rien moins que disposée à une semblable transaction qui révoltait sa nature loyale et franche.

Enfin, après de nouvelles protestations d’affection spirituelle, — toujours en Notre-Seigneur Jésus-Christ, — l’abbé Sagnol terminait son épître en se comparant à un pompier !

« De même, disait-il, que, dans un incendie, de vaillants sauveteurs entrent dans les flammes, au péril de leur vie, de même je suis prêt, pour vous sauver, à me précipiter dans le feu dévorant, dussé-je m’y perdre moi-même. »

C’était assez clair ; aussi Mlle de La Ralphie fut-elle violemment remuée par cette phrase du vicaire qui se mettait à sa merci. Elle resta un moment immobile, renversée dans un fauteuil, la lettre sur ses genoux : un signe et il accourait !… Mais ce mélange de religion, d’intérêts matériels et d’amour la dégoûtait ; ce langage hypocrite, ces phrases à double sens, cette combinaison mercantile lui faisaient horreur. Et puis, elle sentait invinciblement que sa fantaisie serait de courte durée ; après quoi, le plaisir lui étant devenu indispensable, elle passerait à un autre, puis à un autre encore… Un grain d’idéal, dans le sentiment qui la poussait vers le vicaire, et elle succombait peut-être ; si même il eût été présent, la passion l’eût emporté ; mais, consentir de propos délibéré, au vice brutal, cela la révoltait : elle recula devant ce terrible engrenage où la chute engendrait une nouvelle chute.

Valérie se leva, froissa la lettre dans ses mains et la jeta au feu, bien résolue à oublier l’abbé Sagnol.

Grâce à cette lettre qui lui répugnait, à sa fière volonté, au temps qui détruit tout, Mlle de La Ralphie se tint parole et le souvenir du vicaire s’affaiblissait progressivement dans son esprit. Elle fut heureuse de ce résultat et crut avoir vaincu définitivement, mais ses ardeurs héréditaires de sang ne tardèrent pas à la tourmenter et à réveiller en elle des passions un instant apaisées.

Quelques mois après, pendant qu’elle luttait courageusement et que l’abbé Sagnol se rongeait les ongles et maudissait sa timidité qui lui avait fait manquer une occasion unique pour son avenir, mourut, à Guersac, Mentillou, le mari de la cuisinière. Il fallut se mettre en quête d’un autre domestique pour faire marcher la réserve. La Martille fut deux dimanches de suite à Fontagnac, et, après avoir pris langue à l’étude Boyssier, arrêta, « en se réservant sa demoiselle », selon l’usage, un garçon appelé Jules Tessonnier et surnommé le « Nasou ».

Le lendemain, avec l’assentiment de sa maîtresse, elle lui manda par le piéton de venir au plus tôt, tout étant en retard depuis la maladie du défunt Mentillou.

— Alors, vous prenez le Nasou à Guersac ? dit l’autre, goguenard, après avoir reçu la commission.

— Oui… Est-ce que ça n’est pas un bon domestique ?

— Oh ! si ; c’est un rude travailleur, un vaillant… seulement il a deux petits défauts…

— Et quels ?

— Voilà ! Il se saoule tous les dimanches…

« Il n’est pas le seul ivrogne », pensa la Martille en regardant le nez rouge de son interlocuteur.

— Ah ! et puis ? demanda-t-elle.

— Et puis… et puis… c’est un Barbe-Bleue… Ainsi, prends garde à toi !

Et le facteur s’en alla en riant.

Le jour suivant, Jules ayant reçu le message verbal accompagné d’une réflexion égrillarde du piéton, arriva au château, portant tout son bagage dans un havresac. C’était une sorte de faraud de campagne, ancien remplaçant réformé pour une légère boiterie, suite de la luxation d’une cheville. Au physique, il était court de taille, large d’épaules, trapu et fort. Il n’avait dans toute sa personne rien de remarquable que son nez ; un nez large de la base, qui semblait le prolongement d’un front étroit et haut comme un chanfrein de cheval ; un nez long, gros, énorme, bien constitué en os, cartilages, chair et tout ; un de ces nez phénoménaux qui font retourner les femmes curieuses.

En arrivant, le nouveau domestique fut droit à la cuisine. Il avait l’air de connaître les aîtres de la maison, en sorte que la Martille en fit la remarque :

— Ça n’est pas étonnant, dit-il, mon père a demeuré vingt ans métayer à Fontfrège, sous les mains du défunt monsieur ; et, quand j’étais jeune drôle, je portais ici des champignons à la saison… et puis des grives l’hiver, prises sous les tuiles… J’ai vu la demoiselle toute jeunette…

— Ah ! bien, bien…

Valérie ne se souvenait point de ce garçon, mais, en voyant pour la première fois le nez extraordinaire qui avait valu à son propriétaire le sobriquet dont il était affublé, elle éprouva une impression désagréable, très explicable d’ailleurs, car ce nez achevait de rendre Jules, non seulement fort laid, mais encore donnait à sa physionomie quelque chose d’ignoble. Le soir, en se couchant, elle dit à sa chambrière, par manière de plaisanterie :

— Tu ne l’as pas choisi pour toi, celui-là !

— Non, ma foi, il est trop vilain !… et puis, à ce que dit le piéton, c’est un Barbe-Bleue… ajouta-t-elle en riant…

Mlle de La Ralphie ne prit garde tout d’abord à ce propos, mais, quelques jours après, elle se surprit examinant à la dérobée le nez monstrueux de Jules.

« Quel goujat cette pauvre Martille a trouvé là ! » pensa-t-elle.

Pourtant, comme l’avait dit le piéton, c’était un vaillant, ce Nasou. Dès la « pique du jour », il était à la besogne et ne la quittait que longtemps après « soleil entré ». Et puis, très honnête avec la demoiselle et très complaisant pour la Martille, en sorte que, figure à part, il pouvait passer pour un valet de terre modèle. Il y avait bien la question de l’ivrognerie, mais, sur ce point, il surprit agréablement tous ceux de Guersac. Le premier dimanche après sa venue, il décrocha l’épervier suspendu sous le hangar, et, ayant épié le passage du garde-pêche, s’en alla prendre des acées en descendant la rivière, du côté de Saint-Gassien. Le dimanche ensuivant, il pleuvait, en sorte qu’il resta au logis dans « l’en-bas », où il y avait un banc et des outils de menuisier, et répara une « roudille », autrement dit une brouette. Il continua ainsi plusieurs dimanches, pêchant, braconnant, s’amusant à des choses utiles et faisant, par sa conduite, mentir le piéton sur la saoulerie dominicale.

Dans la semaine, il ne se laissait pas distraire du travail, et bûchait comme un sourd, ainsi qu’on dit, prenant consciencieusement les intérêts de la demoiselle et gouvernant bien la réserve, mieux peut-être même que le défunt Mentillou. Un soir, la nuit venant, comme il sarclait encore dans le jardin, la chambrière le voyant ainsi acharné à l’ouvrage, lui cria :

— Laisse ça !… Il ne faut pas te tuer !

— N’ayez crainte, Martille, je suis solide !

Cette réponse parut étrange à Mlle de La Ralphie qui l’entendit. Elle s’en alla songeuse, cherchant un sens caché dans ces paroles toutes naturelles. Le propos du facteur lui revenait à l’esprit et elle le rapprochait de la grossière vanité du Nasou se jactant de sa force, comme s’il y eut eu quelque corrélation entre ces deux choses.

Ordinairement, tout le jour il était dans les terres et ne revenait qu’aux heures des repas, lorsque sonnait la cloche, en haut de la tour de l’escalier. Quelquefois, de sa fenêtre, Valérie le voyait traverser la cour de son pas lourd, en se dandinant comme un ours. Peu à peu, la laideur de l’homme et son ignoble vulgarité lui échappèrent ; elle ne vit plus que ce nez qui la troublait. Elle associait cette impression à la réputation de « Barbe-Bleue » faite à Jules par le piéton et aux réminiscences de ses lectures au hasard de la bibliothèque paternelle. Les exploits de certains athlètes du plaisir lui revenaient à la mémoire : c’était le célèbre abbé de Grand-pré, surnommé Quatorze, par les dames, selon le dévot duc de Saint-Simon ; l’extraordinaire protonotaire Baraud, cité par Brantôme ; le mari étrangement importun qu’une bonne reine d’Aragon dut mettre à la raison, au rapport de Montaigne ; et surtout ce terrible Proculus, dont parle l’Histoire Augustine. Ces souvenirs l’agitaient ; il lui semblait que Jules fût digne de ces tristes héros. Peu à peu, cela devint une préoccupation fatigante qu’elle chassait, mais qui revenait promptement ; puis ce fut une obsession maladive de tous les instants qu’elle cherchait vainement à secouer…

Par surcroît, ses appétences, excitées par ces pensées mauvaises, la tourmentaient. Souvent, le sang lui montait à la face, et les oreilles rouges, cuisantes, les yeux brillants, elle allait, venait, s’agitait, brusque, muette et de mauvaise humeur.

— Mademoiselle devrait voyager un peu, se distraire, lui dit un soir la Martille à son coucher.

À quoi bon ? Je m’emporterais toujours en voyage !… Et puis, ce n’est pas bien le temps de voyager. M. Boyssier m’écrit que la révolution est à Paris ; on se bat dans les rues, et, par toute la France, on braille la Marseillaise

Valérie fut longtemps avant de se l’avouer, mais, enfin, lorsqu’elle eut la conscience que ce rustre, vicié par la vie de remplaçant lui inspirait une curiosité malsaine, elle en fut profondément humiliée. Oui, ce ribaud qui lui répugnait, qui révoltait ses délicatesses, l’attirait en même temps. Elle sentait toute l’horreur de cette attraction perverse et s’en épouvantait. Une tristesse mortelle l’envahit ; plusieurs jours, elle garda la chambre, couchée sur un canapé, maudissant son malheureux tempérament. Elle sentait la nécessité d’opposer à ses passions un obstacle matériel, afin de se garder d’un moment d’entraînement et de folie. Si elle eût eu la foi, elle se fût cloîtrée. En songeant à ces choses, il lui revint en mémoire l’expédient dont usaient certains abbés pour réfréner leurs moines trop vigoureux, et elle manda le docteur Bernadet. Celui-ci fut très étonné lorsque Valérie le pria de lui tirer quelques palettes de sang. Il fit des objections, allégua certaines raisons, mais, en finale, pour satisfaire sa cliente, il tira sa trousse et la « phlébotomisa », comme il disait.

— C’est grand dommage de vous tirer du corps tout ce beau sang rouge ! dit la Martille qui tenait la cuvette.

— J’en ai trop, répondit-elle.

— Et puis, il sera bientôt refait, ajouta le docteur en arrêtant le jet.

Ce fut l’affaire de peu de temps ; quinze jours après, il n’y paraissait plus. Au reste, si la saignée avait produit sur Valérie une sorte de détente physique des sens, ses préoccupations cérébrales avaient persisté, en sorte que, lorsque sa vigueur corporelle fut revenue, ses convoitises la reprirent, âpres et persistantes ; l’obsession morbide la ressaisit, atroce comme auparavant. Elle épiait le Nasou, lorsqu’il revenait des champs et ne pouvait le voir sans éprouver une abominable émotion qui l’indignait contre elle-même, mais dont elle ne pouvait se défendre. Lorsqu’elle avait cédé à ce désir, elle en était honteuse et l’idée lui venait de congédier Jules. Mais sa bonne conduite et sa vaillance au travail ne fournissaient aucun prétexte plausible, en sorte que, craignant d’être devinée par sa chambrière, elle hésitait, indécise.

Un jour, comme sonnait la cloche pour le repas de midi, Mlle de La Ralphie était dans sa chambre, derrière le rideau de mousseline. Au portail de la cour, Jules parut bientôt, se dirigeant vers la cuisine, de son pas lourd et balancé. Avant d’entrer, il prit son nez, ce nez qui troublait si fort Valérie, entre le pouce et l’index, et se moucha bruyamment à la mode de notre père Adam.

Elle eut un soulèvement de cœur et se rejeta brusquement en arrière. Puis, un instant après, elle ouvrit la croisée et appela :

— Mérical !

Un grand « drolar » sortit de la cuisine et s’avança sous la fenêtre.

— Dis à Martille de monter, et puis selle « Kébir » tout de suite !

— Bien, notre demoiselle.

Un quart d’heure après, Mlle de La Ralphie montait à cheval et prenait le chemin de la Pouge. Au bac de Saint-Gassien, elle héla le passeur, un vieux à la peau tannée qui faisait du filet devant sa maisonnette. Il descendit sur la grève et dit, après l’avoir saluée :

— Il vous faudrait descendre de cheval, demoiselle, l’eau est forte.

— C’est que, de l’autre côté, il n’y a rien pour m’aider à remonter.

— Moi, je vous aiderai, répliqua le bonhomme

Elle sauta légèrement à terre et entra dans le bateau, menant « Kébir » par la bride.

— Vous allez à Canteloube, demoiselle ? demanda le passeur après avoir démarré.

— Hé, oui…

Sur l’autre rive, le vieux se plaça près du cheval, et, se courbant, tendit au petit pied de Valérie ses deux mains jointes en manière d’étrier.

— Il n’en manque pas qui seraient contents d’avoir été à ma place ! dit-il, lorsqu’elle fut en selle.

Mlle de La Ralphie sourit imperceptiblement.

— Merci, mon pauvre Jean… voici le péage.

— En bien vous remerciant, demoiselle ! fit-il en recevant une pièce blanche ; il me faudrait beaucoup de passagers comme vous !

Elle sourit encore un peu en hochant la tête :

— Allons, adieu, Jean.

Et elle prit un petit chemin qui montait vers les coteaux de la rive gauche.

Au centre du massif des collines étagées qui sépare les vallées de la Vézère et de la Dordogne, et au fond d’une sorte de cirque formé par des hauteurs boisées, se trouve, en plein Périgord noir, le vieux château de Canteloube, ancienne commanderie de Saint-Jean. Autour d’une cour irrégulière s’élèvent des bâtiments aux toits aigus de pierres grises, accolés sans aucun souci de la symétrie. Aux angles opposés, deux tours rondes percées de meurtrières pour arquebuses, commandent les approches. La porte ogivale, percée dans une tour carrée en saillie, est protégée par une sorte de moucharabi. De rares fenêtres à meneaux, étroites et grillées de barreaux de fer serrés et entrecroisés, s’ouvrent à une hauteur qui défie l’escalade. Aux alentours du château, point de jardin d’agrément ni de bois marmenteaux. Quelques maigres terres en friche et de mauvais pâtis appelés « rosières » dans le pays séparent l’habitation des bois environnants. Là, dans cet antique manoir délabré, où jamais elle n’avait fait une réparation, demeurait la vieille demoiselle de Xaintrac, grand’tante de Valérie.

En arrivant, après deux heures de chevauchée, à la cime d’un des coteaux qui enferment cette grande combe, Mlle de La Ralphie s’arrêta un instant. Les taillis de châtaigniers, dépouillés de leurs feuilles, qui garnissaient les pentes roides, avaient cette couleur sombre caractéristique due à l’écorce des cépées, qui a fait donner son nom de « noir » à la partie du Périgord située entre les deux grandes rivières de la province. Au fond de ce creux, le château, amas confus de pierres grises, se distinguait à peine des terres et des pâtis desséchés qui l’entouraient. Par-dessus, un ciel d’hiver, bas et terne, recouvrait le paysage comme d’une calotte plombée. Pas un arbre de haute futaie, pas une habitation en vue, sur cet horizon borné ; aucun accident de terrain sur lequel le regard pût s’arrêter un instant ; rien que les bois noirs dévalant uniformément sur les pentes des coteaux. Pas un bruit, pas un cri de bête, pas un chant d’oiseau ; c’était la solitude, une solitude morne et muette. Une indicible tristesse se dégageait de cette nature sauvage et désolée. Le lieu était bien nommé ; dans les longues nuits d’hiver, on devait ouïr les loups rôdeurs hurler à la lune sur les « cafourches » ou carrefours sinistres des bois.

Mlle de La Ralphie contempla longuement ce paysage mélancolique, puis elle descendit vers le château.

Devant la porte hérissée de clous de défense, elle mit pied à terre et frappa un coup du lourd heurtoir de fer forgé, sur lequel se tortillait une vipère grossièrement travaillée. Après avoir épié par une meurtrière, une grande fille robuste, sa quenouille au flanc, vint ouvrir.

— Hé ! c’est vous, notre demoiselle ! s’écria-t-elle en patois.

— Oui, c’est moi, Géraude.

Au bout de la voûte d’entrée se trouvait une étroite cour enfermée par les bâtiments et bordée, d’un côté, par un petit cloître aux arcades ogivales. Valérie mena « Kébir » à l’écurie, le débrida et lui ôta sa selle, pendant que la grande fille était allée quérir de la paille.

Ayant pris soin de son cheval, elle alla vers le corps de logis principal, au fond de la cour, monta un petit perron, aux pierres disjointes, et, lorsque la Géraude eut apporté un trousseau de clefs, elle ouvrit la porte, abritée par un auvent, et entra.

En bas une grande cuisine pavée d’une rustique mosaïque en cailloux du pays et une vaste salle pavée de même et boisée de noyer, tenaient tout le rez-de-chaussée, avec quelques petits réduits. Au fond du corridor dallé, commençait un escalier de pierre aboutissant, au premier étage, à un palier sur lequel s’ouvraient deux chambres, dont l’une était celle de la défunte tante, Mlle Guyonne, comme on l’appelait le plus souvent.

C’était une immense pièce, meublée à la mode de deux cents ans passés, d’un large lit à colonnes, garni de serge drapée, rouge avec des crépines blanches ; d’une « lingère » de noyer à ferrures polies, d’un cabinet à deux corps, sculpté par un artiste de village ; d’un vieux coffre recouvert de cuir gaufré, avec des clous jadis dorés ; d’un grand miroir au tain obscurci ; d’une table barlongue à pieds tors ; de quelques chaises massives recouvertes de basane et de deux fauteuils à dossier carré. Recouvrant les murs, une tapisserie de verdure aux couleurs éteintes montait jusqu’aux solives du plafond. Dans un coin en pan coupé, une porte communiquait avec l’une des tours d’angle contenant un vaste cabinet de toilette.

La Géraude entra, portant un faix de bois, et alluma le feu dans la haute cheminée à grands landiers de fer.

— Il faudra mettre des draps au lit, lui dit Valérie.

— Sainte Vierge ! Vous voulez coucher dans cette chambre, notre demoiselle ?

— Et pourquoi pas ?

— C’est que votre défunte tante y est morte, là dans ce lit !

— Les morts ne sont pas à craindre, va !

Disant cela, Mlle de La Ralphie enleva la longue jupe de son amazone sous laquelle était une seconde jupe ordinaire, puis s’assit dans un fauteuil et présenta ses pieds à la flamme en les mettant sur la barre d’appui.

Restée seule, elle se chauffa un moment, ensuite parcourut la chambre et s’arrêta devant un portrait en buste de Mlle de Xaintrac vers l’âge de vingt ans. Elle avait dû être fort belle, la grand’tante ; cela se voyait malgré la médiocrité de la peinture. Les épaules étaient superbes, et les seins découverts à la mode du temps, opulents et rapprochés comme les aimait Louis XV. Il semblait à Mlle de La Ralphie qu’elle-même eût quelques traits de ressemblance avec ce portrait. Elle croyait se reconnaître dans ces lèvres charnues et rouges, dans ces grands yeux bleus pleins de feu qui accusaient une nature puissante et sensuelle.

« Pourquoi est-elle restée fille ? » se demandait Valérie.

Et alors, elle se rappelait cette vieille tête qu’elle avait vue là sur l’oreiller, toute desséchée, avec deux trous noirs au-dessus de la bouche sans lèvres et une peau jaune et parcheminée qui semblait collée sur les os de la face.

« Un jour, je serai ainsi », pensa-t-elle.

Le crépuscule tombait lorsqu’elle descendit. Dans la cour était le puits à la margelle carrée, avec un ingénieux appareil de puisage autrefois assez connu en Périgord. Une longue pièce de bois était équilibrée au moyen d’une cheville de fer, entre les deux branches d’un poteau fourchu planté à quelques pas du puits. À l’extrémité inférieure de cette pièce de bois était attachée une lourde pierre percée qui pendait vers le sol. À l’autre bout, qui au repos, pointait obliquement vers le ciel, était fixée par un anneau une grande perche terminée à sa partie inférieure par une chaîne et un crochet à ressort qui pendaient sur la margelle. La Géraude vint, accrocha le seau, tira la perche qui le descendit dans le puits, et, lorsqu’il fut plein, laissa faire l’appareil qui, instantanément, le remonta seul, par l’effet du contrepoids.

Pendant que le « bac », c’est-à-dire l’auge de pierre se remplissait, Valérie amena « Kébir » pour l’abreuver. Puis, la grande fille monta au grenier et rapporta dans son tablier de la « civade », comme elle disait, c’est-à-dire de l’avoine, qu’elle mit dans la mangeoire.

— Voilà le cheval soigné, dit-elle ensuite ; mais vous, demoiselle comment souperez-vous ? J’ai bien de la soupe de choux et de raves, mais après ?

— Fais cuire des œufs.

— Bien… Mais il n’y a pas une goutte de vin ici, ni même de piquette….

— Alors, je boirai de l’eau.

— Et puis, le pain de méteil, cuit depuis plus de quinze jours, est bien dur !

— J’ai de bonnes dents, va !

Après ce mauvais souper, Mlle de La Ralphie se mit dans son grand fauteuil devant le feu, et, à la clarté d’un « calel » de cuivre pendu dans la cheminée, à faute d’autre luminaire, elle veilla longtemps, regardant fixement les braises du foyer qui éclairaient de reflets rougeâtres la grande taque de fonte à la croix pattée de Malte. La Géraude, congédiée après avoir apporté du bois, était allée dormir de l’autre côté de la cour, près de l’entrée, dans une vaste chambre aux dalles usées, creusées, où logeait sans doute, au temps des commandeurs, le frère d’obédience qui faisait les fonctions de portier. Nul bruit vivant à l’intérieur ; point de souris grignotant au fond d’un placard, ni de rats trottinant sur le plancher des greniers ; dès longtemps les rongeurs avaient quitté ce logis inhabité. Seul, l’air passant sous les portes et par les trous des serrures gémissait lugubrement à l’étage supérieur et dans les galetas sous les hauts toits de pierre. Dans la cour, un gros mâtin aboyait aux loups dont il percevait les émanations lointaines. Au dehors, le vent d’hiver passait sur les taillis en un bruissement continu comme celui d’une chute d’eau et faisait grincer, à la cime de la tour, la girouette fleurdelisée oubliée par la Révolution.

Parfois, une bûche, rompue par le milieu, roulait. en deux tisons que Valérie replaçait avec de lourdes pincettes à charnières ; puis, se renfonçant dans le fauteuil, elle réfléchissait à sa destinée. La résolution qu’elle avait prise la rassérénait. Il lui semblait facile, en ce moment, de s’isoler du monde extérieur et de vivre solitaire dans ce désert. Puisque sa grand’tante y avait passé sa vie sans avoir jamais aimé pourquoi ne ferait-elle pas de même ? Le sort avait voulu qu’après avoir connu le bonheur elle restât seule dans une situation sans issue honorable ; elle se résignait et se voyait déjà dans l’éloignement des ans, vieille et près de la mort.

Le feu s’éteignait lentement ; Mlle de La Ralphie se dévêtit et se coucha. Elle fut longtemps avant de s’endormir, comme il arrive à ceux que travaillent de tristes pensées. Elle avait la vision dans le lointain du temps à venir, de son propre corps, roide, froid, hideux, étendu dans ce même lit comme elle y avait vu sa tante. Puis, un hennissement de « Kébir », au fond de son écurie, lui rappela le souvenir de Damase. Ah ! comme maintenant il lui semblait qu’elle eût fait bon marché des préjugés orgueilleux qui les avaient séparés !… et des regrets amers l’envahirent à la pensée de cet unique amant dormant là-bas, sous la terre d’Afrique. Puis l’image du petit Gérard, de cet enfant adoré, se présenta devant ses yeux grands ouverts, qui se mouillèrent de larmes. Enfin, bien avant, dans la nuit, lasse, accablée, le sommeil vint lui clore les paupières.

Il était tard lorsqu’elle se réveilla, le lendemain. Le temps était froid et triste. À travers les petites vitres verdâtres, assemblées par des lamelles de plomb, un pâle soleil d’hiver filtrait et dessinait vaguement sur le plancher des losanges réguliers sur lesquels les yeux de Valérie étaient fixés sans les voir, tandis que sa pensée, encore assoupie, flottait dans une incertaine contemplation de l’avenir. Puis, un. moment après, elle ouït monter l’escalier et la Martille entra portant des paquets, suivie de la Géraude, chargée de bois, qui venait allumer le feu.

— Mademoiselle a bien dormi ?

— Assez bien… merci !

— Et vous n’avez pas eu peur, toute seule, dans ce vieux château perdu au fond des bois ?

— Je n’ai peur que de moi, ma pauvre Martille.

— C’est égal, j’ai fait porter votre fusil et puis j’ai amené votre chienne.

Ayant dit, la chambrière se mit en devoir de placer le linge et tout ce qu’elle apportait, en expliquant qu’elle était partie au petit jour sur la bourrique, avec Mérical qui menait le mulet de bât avec des provisions dans les cantines et par-dessus une petite malle et les paquets. Après avoir mis les objets de toilette dans la tour et rangé le reste dans la lingère, la Martille envoya la grande fille quérir la mallette, puis elle revint vers sa maîtresse qui se glissa hors du lit, enfonçant ses pieds blancs dans l’épaisse fourrure d’une peau de loup.

Après le déjeuner, la Martille fit un second voyage à Guersac avec Mérical et revint presque à la nuit. Le lendemain, elle recommença, et, en quelques jours, eut achevé le déménagement de tout ce qui était à usage personnel de sa maîtresse.

Pendant ce temps, la nouveauté de la situation, l’éloignement de ceux qui l’avaient troublée, la vie solitaire, tout cela amortit un peu les tyranniques exubérances de Mlle de La Ralphie. Mais cette accalmie dura peu. Ses idées, orientées vers le plaisir, un instant dérangées, y revenaient promptement comme l’aiguille d’une boussole remuée vers le nord. Ses ardeurs de sang la reprirent ; la passion physique, irritée par une longue viduité, la tourmentait. Un irrésistible besoin d’activité la ressaisit, sorte de dérivation instinctive de la pléthore corporelle qui la fatiguait. Lorsqu’elle sortait à cheval, c’était sur les coteaux et dans les chemins perdus des courses folles d’où elle revenait le soir, brisée plutôt que lasse. Le plus souvent, en costume de chasse, elle s’en allait à pied, avec sa chienne, à travers les bois, les landes et les grandes « grèzes » ou friches, de ce pays sauvage et accidenté, fuyant les villages et la rencontre d’un être vivant. Lorsqu’au loin elle apercevait une bergère ou un braconnier en sabots et bonnet bleu quêtant un lièvre au gîte, elle tournait d’un autre côté. Ses allures étranges et ses manières bizarres faisaient dire aux paysans qui la rencontraient par hasard :

— Elle « raffolit », la demoiselle !

Au reste, ses affaires étaient arrangées de telle manière qu’elle pouvait s’isoler à sa volonté et ne communiquer avec le monde extérieur que par M. Boyssier et ses femmes. Le domaine de Canteloube consistait, à part les terres incultes et les mauvais prés autour du château, en un millier de journaux de taillis de châtaigniers exploités en coupes pour le feuillard ou le charbon. Un vieux bonhomme, garde assermenté, s’occupait de la surveillance ainsi que de l’exploitation et portait l’argent au notaire. Pour Guersac, la Martille, une ou deux fois par semaine, y allait, montée sur le mulet, partageait avec les métayers, envoyait le bétail aux foires et régissait la réserve travaillée par Jules.

Il était toujours vaillant, le Nasou ; seulement, l’exactitude des dires du piéton commençait à se vérifier. Depuis quelque temps, après le départ de Mlle de La Ralphie, il allait tous les dimanches à Fontagnac et en revenait outrageusement saoul. En cet état, c’était « une sale bête », comme le dit la Martille à sa maîtresse, en lui racontant que le dimanche passé il avait rossé Mérical et voulu « entreprendre » la pauvre vieille Mentilloune.

— Il n’y a qu’à le renvoyer, dit-elle, M. Boyssier lui paiera toute l’année, s’il le faut, mais qu’il parte tout de suite : demain tu iras là-bas.

Elle fut contente de s’être débarrassée de ce goujat qui lui était devenu odieux. La honte qu’elle avait eue des troubles impurs qu’il lui avait causés, s’était changée en haine.

Son état général, au moral comme au physique, ne faisait d’abord que s’exacerber en de violentes crises. Rongée de pensées qu’elle ne s’avouait qu’avec peine, tout le jour elle courait le pays, errant au hasard, sans intention comme sans but, uniquement poussée par un instinctif besoin d’agitation. L’activité physique était, pour sa puissante nature, comme un emploi de l’excès de forces qui l’exaspérait. Lorsqu’il faisait trop mauvais temps, pendant de longues heures elle allait et venait sous le petit cloître, comme un balancier d’horloge. La tête en tournait à la pauvre Géraude de voir ce mouvement régulier et monotone. Devant la grande fille, elle se contenait ; mais, quelquefois, dans sa chambre, seule avec la Martille, elle laissait échapper des interjections déchirantes, des cris ou des sortes de rugissements sourds qui faisaient frémir la chambrière.

— Vous vous tuez ! disait-elle à sa maîtresse.

— Il n’est pas nécessaire que je vive ! mais il faut que Mlle de La Ralphie ait sa propre estime !

Pourtant, il lui venait quelquefois des doutes cruels sur la sagesse de la résolution qu’elle avait prise. Une complexion ardente comme la sienne était-elle compatible avec cette froide continence des femmes aux sens inertes et sans passions ? Pourquoi se torturer toute la vie pour une conception de l’honneur qui n’était peut-être qu’un préjugé ?

Parfois la Martille, voyant les souffrances de sa maîtresse, regrettait d’avoir éconduit l’abbé Sagnol, la dernière fois qu’il était venu à Guersac. Aux précautions que prenait Mlle de La Ralphie, au soin qu’elle avait eu de fuir l’occasion de revoir le vicaire, la chambrière comprenait ce qui serait infailliblement arrivé alors et ce qui arriverait encore, si le hasard le mettait en présence de celle qu’il avait troublée si profondément. Son attachement pour sa demoiselle lui suggérait parfois la pensée d’aider le hasard ; mais elle hésitait, redoutant les conséquences possibles de son initiative.

Un matin qu’à propos des frais de l’enterrement de Mentillou qu’elle était allée payer au curé Turnac, il avait été question de son vicaire, la Martille prit, après beaucoup d’excuses préliminaires, la hardiesse de sonder sa maîtresse sur ce point.

— Si l’abbé Sagnol se présentait un jour ici, est-ce qu’il faudrait encore le renvoyer ?

Valérie, qui était encore au lit, eut un soupir tranchant et ses yeux brillèrent.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-elle après un silence.

— C’est que ça me fait peine de vous voir si malheureuse !

— Je t’en sais gré, mais qu’il ne soit plus question de lui.

Dans l’après-midi de ce jour-là, étant sortie à cheval et s’en allant au hasard, selon sa coutume, Mlle de La Ralphie se trouva sur un haut puy couvert d’yeuses, tout au point culminant d’une petite chaîne de collines d’où l’on découvrait la vallée de la Vézère et la belle rivière qui brillait au soleil comme une immense coulée d’étain fondu. Sur la rive droite, pareil à une gigantesque chaire à prêcher, elle apercevait le rocher de Guersac se détachant des escarpements voisins, et, en remontant, dans l’éloignement, un amas de vapeurs flottantes indiquait la petite ville de Fontagnac.

Ce que lui avait dit la Martille lui revint à l’esprit. Devant ses prunelles hypnotisées, se dressait dans toute la superbité de sa mâle beauté, l’image du vicaire. Avec « Kébir » en trois heures, elle serait là-bas, dans la rue de la Barbecane et le ferait appeler par la Faurille… Et, penchée sur la selle, comme irrésistiblement attirée, involontairement elle porta son cheval en avant…

Au bout de quelques minutes, cette griserie se dissipa et sa volonté reprit le dessus. Elle s’arrêta brusquement, tourna bride et revint à Canteloube.

— La première fois que tu iras à Guersac, fit-elle à la Martille, il faudra dire à Mérical de venir chercher « Kébir ».

La chambrière comprit que sa maîtresse se défiait de ses propres forces et se mettait dans l’impossibilité de céder à un entraînement passager.

Pour la Géraude, elle n’était pas capable de beaucoup de réflexion, et vit partir le cheval sans se demander pourquoi. Cette fille robuste, taillée comme une hache, forte comme un homme, qui, à coups de quenouille, avait plus d’une fois disputé ses brebis aux loups, qui n’avait peur de rien, sauf du diable et des revenants ; cette paysanne, rude et fruste, avait pour Mlle de La Ralphie une affection humble et dévouée, ardente jusqu’à l’exaltation. Jamais elle n’était plus heureuse que lorsque la Martille s’en allait à Guersac, parce qu’alors elle la remplaçait près de sa maîtresse qu’elle faisait parfois sourire par ses naïvetés. La première fois qu’après avoir monté lestement quelques seaux d’eau du puits, la Géraude la vit prête à entrer dans la baignoire, debout, relevant ses cheveux sur sa nuque, elle s’écria, en joignant les mains, comme en adoration devant cet admirable corps :

— Ô demoiselle ! que vous êtes « brave » !

Une autre fois, agenouillée devant le lit où Valérie était assise au sortir du bain et tenant dans ses fortes mains les pieds menus de sa maîtresse, après les avoir essuyés, elle dit ingénument :

— Quels mignons petits « penous » !

Et, levant vers elle ses bons yeux de chien fidèle, comme pour lui demander la permission, la pauvre fille les baisa l’un après l’autre avec une sorte de religieuse admiration.

Pourtant, à la longue, malgré son peu d’intelligence, la Géraude finit par comprendre que sa demoiselle avait quelque grosse peine. À mesure qu’elle prenait de la confiance en cette fille dévouée, Valérie se contraignait moins devant elle et la Géraude fut témoin de crises de désespoir qui la faisaient pleurer. Et puis elle s’apercevait bien que la santé de sa maîtresse était fortement ébranlée. Son bel appétit d’autrefois avait disparu ; ses yeux brillants et fiévreux étaient cerclés de bistre comme ceux d’une nonne étouffant aux pieds du Crucifié les révoltes de son cœur et de ses sens. La lutte qu’elle soutenait contre ses désirs et l’énergie qu’elle déployait pour les dompter, avaient leur répercussion fatale sur son pauvre corps.

Aussi, deux ans après sa venue à Canteloube, Mlle de La Ralphie n’était déjà plus la femme superbe d’autrefois. La flamme intérieure qui la brûlait consumait peu à peu cette chair, jadis fraîche et débordante de vie. Elle maigrissait, « s’écoulait », comme disait la Géraude désolée. Sa gorge sculpturale s’affaissait maintenant, la saillie des os s’accusait aux épaules par des salières, et, aux flancs, par le cercle des côtes. Ses hanches, qu’on eût dit taillées en plein marbre, se décharnaient et ses jambes de déesse antique s’effilaient.

Elle-même s’en apercevait ; elle voyait bien qu’elle se tuait à faire ainsi, mais sa volonté pour cela ne fléchissait pas. La hauteur du but qu’elle s’était proposé était toujours devant ses yeux et la soutenait contre les intimes révoltes de tout son être. La fausseté des théories du défunt commandeur de Lussac, qui faisait de la liberté dans les amours une sorte de privilège de la noblesse, lui était clairement apparue, et elle se refusait à une vie d’aventures banales et de liaisons vulgaires, comme indigne d’elle. Par-dessus tout, elle redoutait cette insatiabilité de sensations nouvelles, cette recherche progressive de la pire luxure et cette terrible attraction du vice qu’amène l’habitude du plaisir sans amour ; toutes choses qui font descendre par degrés dans la honte et l’infamie. Une sorte d’exaltation orgueilleuse la confirmait dans sa résolution, à cette constatation qu’elle avait vaincu jusqu’ici. Pourtant, une chose l’épouvantait : dans son corps fatigué, macéré, affaibli, la concupiscence était toujours vivace et tyrannique comme si les manifestations de la vie organique qu’elle réprimait, s’accumulaient en elle, exaspérées.

Ses facultés intellectuelles se ressentirent de cet état. Elle devint fantasque, bizarre, et, peu à peu, par un singulier phénomène d’interversion morale, elle en vint à haïr l’ « homme », quel qu’il fût, le sexe mâle pris en masse, l’être masculin, qu’elle appétait avec une ardeur non pareille et dont la privation la torturait. Elle lui en voulait de la faire souffrir. Cela commença par des étrangetés. D’abord, elle refusa de voir son garde venu un jour lui parler d’une coupe à faire, et ne voulut communiquer avec ce vieux à tête chenue que par l’intermédiaire de la Martille. Plus tard, le piéton qui venait, de loin en loin, porter une lettre de M. Boyssier, relative à ses affaires, fut consigné à la porte et dut glisser ses missives par la meurtrière à hauteur d’homme destinée à surveiller l’entrée. Lui, point ivrogne comme son collègue qui desservait Guersac, se consola aisément de la chopine de vin que lui servait la Géraude, chaque fois, en recevant en échange une pièce de dix sous qu’elle lui passait par la même voie, d’ordre de la demoiselle.

Des hommes, cette haine s’étendit aux bêtes mâles. Le coq fut impitoyablement sacrifié, malgré les représentations de la Géraude.

— Mais notre demoiselle, il faut un coq pour mener les poules.

— Elles se mèneront toutes seules ! Tu n’as pas d’homme, ni moi non plus, et nous nous en passons bien !

Après le coq, ce fut le bélier du troupeau qui paissait dans les pacages autour du château.

— Mais il faut un « mouton de semence » pour avoir des agneaux ! s’écria la grande fille.

— Nous n’avons pas besoin d’agneaux… Il faudra faire vendre cette bête par le garde, à la prochaine foire de Sarlat.

Ensuite, le gros mâtin, armé d’un collier de pointes qui gardait les brebis des loups, fut envoyé à Guersac et remplacé par une chienne des Pyrénées qui y était.

Quant aux pigeons mâles qui roucoulaient sur les toitures du château, ils avaient été systématiquement fusillés par Mlle de la Ralphie.

Malgré les soins qu’elle prenait d’éviter les hommes, lorsqu’elle courait les bois, il lui arrivait parfois de faire des rencontres fortuites. C’était un charbonnier allant à ses fourneaux, ou un muletier suivant ses bêtes dans un sentier, ou quelque braconnier sortant d’un fourré, bien fort marri d’être vu. Ces rencontres l’irritaient : elle se figurait que ces pauvres gens se trouvaient sur son chemin avec intention.

Un jour, cherchant une bécasse qu’elle avait tuée, elle se trouva près d’un de ces petits chantiers de feuillardiers où l’ouvrier travaille souvent seul sous un abri de perches repliées, recouvert de copeaux et de ripes. C’était dans un fonceau caché, au plus épais des halliers. L’homme, un grand fort garçon, faisait des cercles de barrique qu’il arrondissait sur son chevalet et plaçait ensuite dans une sorte de moule fait de piquets plantés en terre. Oyant venir quelqu’un, il s’arrêta et la reconnut :

— Ah ! c’est vous, demoiselle ! alors, voici votre oiseau !

Et, la tenant par le bec, il montrait la bécasse. qui était tombée près de lui.

Mais l’idée de se trouver dans ce lieu perdu, seule avec ce grand diable, tout dépoitraillé, qui riait en découvrant ses dents blanches, la remua jusqu’au fond de la fressure. Elle se planta une seconde, les narines gonflées, comme en courroux, puis rebroussa chemin brusquement et s’en fut au grand ébahissement du feuillardier.

« Qu’est-ce qui lui prend ? » se dit-il.

De ce jour, elle ne sortit plus. Pendant de longues journées, autour de la cour ou dans la grande salle, elle tournait, tournait sans cesse, portant, plantée au milieu du front, comme un clou rougi à la forge, la préoccupation brûlante du plaisir. Le mauvais temps ne l’arrêtait pas. Sous la pluie, sa pauvre tête malade dégageait une buée légère sans qu’elle s’en aperçût. Puis elle en vint à ne plus sortir de sa chambre, où pendant des journées entières, elle faisait sa promenade giratoire. Longtemps, longtemps, elle vécut ainsi, se colletant nuit et jour avec Asmodée, le féroce démon de la chair. À cette lutte, sa robuste constitution achevait de s’user. Sa vie animale était comme suspendue ; elle mangeait à peine et ne dormait guère. Dans sa figure émaciée, ses yeux agrandis brillaient de cette terrible fièvre du désir inassouvi, qui la faisait auparavant courir les bois comme une laie en furie, et maintenant tourner autour de sa chambre comme une bête captive.

Il fallut des années de cette lamentable lutte pour tuer l’esprit de cette malheureuse femme. Un jour vint où la nuit se fit dans son cerveau incendié. Son état mental s’aggrava brusquement ; ses manies devinrent de la folie ; elle eut des hallucinations de l’ouïe et de la vue, et, quelquefois, tirait par les fenêtres des coups de fusil sur des êtres imaginaires. Ses vêtements semblaient la brûler et elle les arrachait parfois, plutôt qu’elle ne les ôtait, sans souci du froid comme de la décence. Un jour, la Martille et la Géraude, oyant des hurlements affreux, accoururent et la trouvèrent courant à quatre pattes : elle se croyait changée en louve.

Quoique, en général, elle ne fut pas dangereuse pour ses femmes, elle avait cependant des accès de fureur pendant lesquels il était difficile de la maîtriser. La Géraude, forte comme un homme, en venait à bout non sans peine, en joignant la persuasion à ses efforts. Il devenait nécessaire de la surveiller plus étroitement. Un jour, elle mit le feu à son lit, que la Martille, survenant, put heureusement éteindre.

— Il faudra bien finir par la faire enfermer, dit M. Boyssier à qui la chambrière était allée rendre compte de la situation.

Ce moment arriva bientôt. Un matin, ayant retrouvé son fusil, caché par la Martille au fond d’un placard laissé ouvert par mégarde, la pauvre folle tira sur un chasseur qui passait près du château. Celui-ci, mal content d’avoir reçu quelques plombs dans les jambes, fit une plainte en règle qui motiva un arrêté du préfet ordonnant l’internement, à l’asile des aliénés de Leyme, de la demoiselle « du Jarry de la Ralphie (Marie-Valérie) ».