Mahāyāna-Sutrālamkāra/Chapitre V

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Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 44-49).
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CHAPITRE V

L’INITIATIVE.

Indice de l’Initiative, en un vers.

1. Grand Fond, grande entreprise, grand lever de fruits ; telle est l’Initiative[1] chez les fils des Vainqueurs ; et aussi, grand ressort, grande acceptation, accomplissement des devoirs en exécution du grand Sens.

Grand Fond, car la Production de Pensée en est le Fond ; grande entreprise, car elle entreprend le Sens de soi et d’autrui ; grand lever de fruits, car le fruit en est la Grande Illumination. Et conséquemment, en rapport respectif : grand ressort, car elle a dans son ressort toutes les créatures ; grande acceptation, car elle accepte toutes les douleurs ; accomplissement des devoirs en exécution du grand Sens, car elle accomplit le grand Sens des créatures.

Pas de différence entre le Sens de soi et d’autrui ; un vers.

2. Si on est arrivé à l’égalité de pensée pour soi et pour autrui, ou même à préférer autrui à soi-même, une fois qu’on désigne le Sens d’autrui comme supérieur à soi, qu’est-ce que le Sens de soi ? qu’est-ce que le Sens d’autrui ?

Arrivé à l’égalité de pensée pour soi et autrui, soit par la Croyance, quand on arrive à la Production de Pensée contingente, soit par le Savoir, quand on arrive à la Production de Pensée transcendante. Ou bien encore, arrivé à préférer autrui à soi-même, et pour cette raison, à désigner le Sens d’autrui comme supérieur à soi ; alors, pour le Bodhisattva, quel est le Sens de soi ? ou quel est le Sens d’autrui ?

Excellence du Sens d’autrui ; un vers.

3. Le monde n’agit pas avec autant de dureté à l’égard d’autrui, quand il y a lieu de torturer un ennemi, que le Compatissant agit à l’égard de soi-même, quand il y a lieu de se torturer par d’atroces douleurs pour le Sens d’autrui. Les tortures intenses qu’il s’impose pour le Sens d’autrui démontrent que le Sens d’autrui est supérieur au Sens de soi. Répartition de l’Initiative pour le Sens d’autrui, en deux vers.

4. À l’égard d’un être installé dans une Idéalité infime, moyenne, supérieure, la bonne prédication, l’attraction, l’Introduction, la Discipline en fait de Sens, la per-maturation en bien, le Conseil, la Halte, la Délivrance de la Raison.

5. la Réussite par des vertus excellentes, la naissance dans la Famille, la Prédiction, le Sacre, le Savoir d’un Tathâgata, point suprême ; voilà le Sens d’autrui en treize.

À l’égard des trois catégories de créatures situées dans la Famille infime, moyenne, supérieure, le Sens d’autrui a treize parties chez le Bodhisattva. La bonne prédication, par les deux miracles de la Leçon et de la Prédication Intégrale. L’attraction, par le miracle de la Magie. L’Introduction, en faisant adhérer à la Religion. La discipline en fait de Sens qui consiste, après l’Introduction faite, à trancher les doutes. La per-maturation dans le Bien. Le Conseil. La Halte de la Pensée. La Délivrance de Sapience. La Réussite par des vertus excellentes. Super-savoirs, etc. La naissance dans la famille d’un Tathâgata. La Prédiction, à la Huitième Terre. Le Sacre, à la Dixième. Et en même temps le Savoir d’un Tathâgata. Tel est, à l’égard des trois Familles respectivement, le Sens d’autrui en treize divisions chez le Bodhisattva.

Plénitude de l’Initiative pour le sens d’autrui ; un vers.

6. Adaptée aux gens et sans rien à rebours dans la prédication, sans morgue, sans égoïsme, clairvoyante, patiente, maîtrisée, capable de longues distances, inépuisable est la suprême Initiative des fils des vainqueurs.

Il montre comment cette Initiative pour le Sens d’autrui atteint sa plénitude. Comment l’atteint-elle ? Si la prédication est adaptée aux gens qui sont de la Famille et n’a rien à rebours. Si l’attraction est sans morgue ; et l’introduction sans égoïsme ; c’est-à-dire s’il ne tire pas vanité de sa Magie et s’il ne s’approprie[2] pas les créatures introduites. Si l’Initiative de Discipline en fait de Sens est clairvoyante. Si l’Initiative de per-maturation en Bien est patiente. Si l’Initiative de Conseil, etc. est maîtrisée ; car sans maîtrise de soi, il est incapable en fait de Conseil, etc. à autrui. Si l’Initiative de naissance dans la Famille, etc. est capable de longue distance ; car si l’Initiative ne va pas loin, elle ne peut pas assurer à autrui la naissance dans la Famille, etc. Et toute cette Initiative pour le Sens d’autrui est inépuisable chez les Bodhisattvas, parce que la quantité des créatures adhérentes est inépuisable. Par suite encore, elle a sa plénitude.

Deux vers sur l’excellence de l’Initiative.

7. Les amoureux vont à de grands dangers ; les amis de l’existence, à un bonheur à rebours et qui est instable ; les amis de la Paix, à la Pacification des souffrances en ce qui les touche ; mais les Compatissants vont toujours à l’Acquis total.

8. Le fou, qui ne travaille que dans le Sens de son bonheur, le manque et aboutit au malheur ; mais le Sage qui travaille toujours dans le Sens d’autrui réussit dans les deux Sens et aboutit à la Béatitude.

L’amour est plein de grands dangers puisqu’il cause tant de douleurs de corps et d’esprit et qu’il conduit aux Mauvaises Destinations. Le bonheur des amis de l’existence, existence dans le Formel ou Hors-du-Formel, est instable et à rebours, car il est impermanent ; il est au Sens transcendant la douleur, puisque les Opérants[3] sont douleur. Les souffrances signifient : les Souillures, parce que les Souillures sont germes de douleur. Le fou qui prend toujours l’Initiative dans le Sens de soi-même n’atteint pas le bonheur ; c’est le malheur qu’il atteint. Mais le Bodhisattva, qui prend l’Initiative dans le Sens d’autrui, accomplit totalement le Sens de soi et d’autrui et arrive au bonheur de la Béatitude. Et c’est là encore une autre excellence de son Initiative.

Un vers sur la Per-flexion du Domaine.

9. De quelque manière que le fils des Vainqueurs fonctionne en circulant dans le Domaine varié des yeux, il sur-opère[4] symétriquement pour les créatures, pour leur salut, avec des termes bien appliqués et de même mesure.

De quelque manière que le Bodhisattva fonctionne dans le Domaine varié des Organes : yeux, etc., lorsqu’il est en train de circuler dans les occupations des Attitudes, d’une manière correspondante il sur-opère tout cela pour les créatures, dans le Sens du salut, par des propos de comparaisons appropriées. Comme le Gocara-pariçuddhi sûtra[5] l’expose en détail.

Un vers pour exclure le manque de Patience envers les créatures.

10. Puisque les créatures ont un État de pensée vicieux et qui n’est jamais libre, le Sage ne pèche[6] pas à leur propos ; il se dit : Ce n’est pas volontairement qu’ils prennent l’Initiative à rebours, — et sa pitié

Les Souillures ne laissent jamais libre l’esprit des créatures ; aussi le sage ne se gâte pas à leur propos. Et pourquoi ? C’est qu’il sait que les créatures ne prennent pas volontairement l’Initiative à rebours, et sa compassion augmente.

Un vers pour magnifier l’Initiative.

11. L’Initiative va surmontant[7] toutes les existences et les Destinations, escortée de la Pacification par excellence, s’accroissant de toutes sortes de troupes de vertus, embrassant toujours le monde avec une Tendance de compassion.

Il montre là quatre sortes de grandeur. Grandeur de dépassement, puisqu’elle va surpassant les trois Existences[8] et les cinq Destinations[9]. Comme il est dit dans la Prajñâ-Pâramitâ : « Si la Forme, ô Subhûti ! était ce qui est, et non pas ce qui n’est pas, alors ce Grand Véhicule n’arriverait pas à l’Évasion en surmontant le monde avec les Dieux, les hommes, les Asuras… » et ainsi de suite. Grandeur de Béatitude, puisqu’elle est escortée du Nirvâṇa-qui-n’est-pas-l’arrêt. Grandeur d’accroissement de vertus. Grandeur de non-abandon des créatures.


  1. Pratipatti. Tib. sgrub pa « accomplir » (= siddhî) ; chin. souei choun « s’accommoder ». Le mot en sanscrit a des sens multiples : « obtention ; perception ; assertion ; entente ; don ; production ; commencement ; respect ; décision ; moyen de succès ; haute situation ». Le bouddhisme pali se sert abondamment de ce mot, sous la forme paṭipatti, que Childers rend par « conduite, pratique, devoir religieux, conduite morale ». Mais le sens fondamental du verbe pratipad est « commencer » ; le jour initial de la lunaison est la pratipad ; j’ai donc cru pouvoir rendre pratipad par « initiative » ; mais il ne faut pas oublier toutes les connotations que ce mot évoque en sanscrit.
  2. Mamâyati. C’est à tort que Böhtlingk-Roth lui donnent le sens de « beneiden, envier ». Le pali mamâyati et le tib. bdag gi bar ’jin pa établissent le sens de « s’approprier ». — Cf. aussi inf. IX, 32.
  3. Saṃskâra. Il n’y a pas, dans toute la terminologie bouddhique, de mot qui ait été plus souvent discuté que celui-ci. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre et de critiquer les innombrables interprétations. La plupart ont eu le tort de perdre de vue la valeur grammaticale et la fonction usuelle de ce mot. La formation saṃskâra implique une valeur active. D'autre part le verbe saṃskar et ses dérivés s’appliquent toujours à une modification de nature, et cette modification peut être encore mieux précisée. Dans la langue religieuse, où se sont élaborés les concepts que la philosophie devait reprendre ensuite, le saṃskâra est exactement « le sacrement ». L’explication de Böhtlingk et Roth, qui n’a pas chance d’être tendancieuse, porte : « opération d’espèce domestique et religieuse, que tous les membres des trois castes supérieures ont à accomplir, qui les met en état et les rend purs ». Les Upaniṣads anciennes, voisines du Bouddhisme ancien, ne connaissent pas d’autre sens. Les autres valeurs du mot, dans l’usage courant, sont étroitement apparentées à ce sens. Il suffit de rappeler le nom même du sanscrit, saṃskṛtâ bhâṣâ, la langue « sacrée » par excellence, réservée en principe aux usages religieux et aux personnages divins ; dans ce cas encore il s’agit d’une vertu nouvelle qui a été introduite (guṇântarâdhâna, comme Caraka définit le mot saṃskâra), et qui modifie foncièrement l’essence. Le saṃskâra est donc en général l’opération de l’agent mystérieux, invisible et tout-puissant, qui change le profane en sacré. Transportée du monde religieux au monde psychique ou métaphysique, la notion de saṃskâra s’est appliquée tout naturellement au groupe de facteurs analogue (mais non identique) à ce que nous appelons « l’hérédité ». Mais il ne faut pas oublier que, pour l’Hindou, l’individu est l’héritier de son propre passé, de ses existences antérieures. Le saṃskâra est donc l’énergie qui approprie à la conscience les données étrangères ; il figure avec raison dans la chaîne de causalité (pratîtya-samutpâda) au second rang entre l’avidyâ « le hors-science » l’inconscient, et le vijñâna « la connaissance distributive, la sensation », étant entendu que l’esprit (manas) compte parmi les organes des sens. Cette énergie d’appropriation de l’inconscient à la conscience, continuellement réalisée, constitue les saṃskâra, l’ensemble des prédispositions qui passent d’une naissance à l’autre. Le karman, « l’acte » par excellence, est la réaction des saṃskâra ; il leur est équivalent, mais il ne leur est pas identique ; ce sont des forces de même provenance, de même quantité, mais pour ainsi dire de signe contraire. La traduction tibétaine ’du byed est toute littérale ; ’du = sam ; byed = kar. Mais la traduction chinoise est tout à fait expressive : hing « passer, en marche » suggère bien le transport de force qui est l’essence même du saṃskâra, passant de l’inconscient au conscient, et d’une vie à la vie suivante.
  4. Abhinaṃskaroti. La valeur de ce mot et des formations dérivées varie en fonction du sens attaché au mot saṃskâra. Dans notre texte, il marque un degré supérieur du saṃskâra, comme abhijñâ « super-savoir » par rapport jñâna, comme abhisaṃbodhi « toute-parfaite illumination », par l’apport à saṃbodhi « pleine illumination ». Le tibétain traduit, élément par élément, mṅon ’du byed. Le chinois emploie presque partout l’expression kong-yong, dont il se sert aussi pour traduire âbhoga, et qui signifie « modifier en vue d’un certain usage par le travail » (cf. sup. I, 7). C’est une confusion de point de vue plus encore qu’une erreur de fait. Âbhoga est l’attitude passive de la pensée qui se prête à jouir ; abhisaṃskâra exprime une activité. Si le Bodhisattva se prête à l’action, les virtualités du futur que ses actes font passer en lui perdent leur coefficient de douleur dans le plan de la pensée où il se meut ; ce sont alors des forces neutres mises à sa disposition et qu’il utilise (= kong yong) pour le bien des créatures. À partir de la huitième Terre, le Bodhisattva est dégagé même de cette forme supérieure des samskâra ; il vit dans l’anabhisaṃskâra (v. inf. XI, 46 ; XVIII, 68 ; XIX, 4, 63 ; XX, 13, 19-20 ; particulièrement XX, 13, où âbhoga est significativement rapproché de abhisaṃskâra). La halte de la pensée, encore associée à l’abhisaṃskâra, répond à l’unité de ligne (ekotîkaroti, XIV, 14) ; dégagée de l’anabhisaṃskâra, elle est l’Union (samâdadhâti).
  5. Le Gocara-pariçuddhi sûtra est nommé dans l’énumération des textes sacrés, M. Vy., § 65, n° 51.
  6. Saṃdoṣa. La lecture est garantie par le tibétain ñes pa = doṣa. Viprapatti est un mot nouveau, substitué par raison métrique à vipratipatti qui est rétabli par le commentaire.
  7. Abhibhûyagantri, abhibhûyagamana. Ces deux composés attestent, par un exemple de plus, la liberté d’emploi du gérondif dans les composés chez les écrivains bouddhiques.
  8. Bhavatraya. C’est l’existence de désir (kâmabhava), l’existence de forme (rûpa°) et l’existence sans forme (arûpa°) dans chacun des trois mondes correspondants.
  9. Gati. On en compte d’ordinaire six : dieux (deva), hommes (manuṣya), Asura, démons affamés (preta), animaux (tiryag-yoni), damnation (niraya).