Maine de Biran, sa vie intime et ses écrits
À la considérer du dehors, la vie de Maine de Biran, tout-à-fait vide d’aventures, n’a rien qui excite un intérêt particulier ; mais tout change d’aspect lorsque l’attention, — au lieu de se fixer sur les destinées extérieures de l’écrivain, — se porte sur le développement intérieur de l’homme, sur ses affections et ses pensées : on se trouve alors en présence d’une ame remarquablement sincère, recueillant les expériences de la vie et en soumettant les résultats au jugement d’une intelligence chez laquelle l’analyse et la réflexion prédominaient par nature et par habitude. M. de Biran fut un observateur de soi-même comme il n’en existe qu’un bien petit nombre ; c’est ce qui peut donner auprès des esprits sérieux une valeur véritable et très grande au récit de son existence. C’est en dedans qu’il faut le regarder vivre, car pour lui les circonstances du dehors n’eurent jamais de valeur réelle que dans leurs rapports avec ses modifications intimes. Singulièrement attentif aux faits qui se produisent sur la scène intérieure de la conscience, il n’accorda jamais qu’un regard assez distrait à ses destinées et même à ses actes. Ce qu’il éprouvait, et non ce qu’il faisait, était à ses yeux la grande affaire de la vie. La tâche du biographe n’est donc pas ici celle d’un narrateur ordinaire : loin de se borner à raconter les faits, il faut qu’il s’applique avant tout à reproduire des sentimens et des pensées, à exprimer ces mouvemens du cœur, ces besoins de la conscience qui constituent la vie intérieure et secrète d’une ame humaine. Les difficultés d’une pareille tâche seraient presque insurmontables, si M. de Biran ne les avait d’avance aplanies. C’est grace aux études de M. de Biran sur lui-même, restées ignorées jusqu’à ce jour, qu’il devient possible d’interroger aujourd’hui de nouveau la pensée du philosophe et de découvrir dans les plus intimes profondeurs de son ame quelques aspects inconnus.
François-Pierre Gonthier Maine de Biran, fils d’un médecin qui pratiquait son art avec quelque distinction, naquit à Bergerac le 29 novembre 1766. Après la première éducation reçue dans la maison paternelle, il fut envoyé à Périgueux pour y suivre les classes dirigées par les doctrinaires. Tout ce qu’on sait de son enfance, c’est qu’il parcourut le champ des études avec facilité, et fit preuve d’une aptitude marquée pour les mathématiques. Il avait hérité de ses parens une constitution délicate et un de ces tempéramens nerveux caractérisés d’ordinaire par la vivacité et la mobilité des impressions. Plus tard, on le vit toujours soumis aux influences du dehors. L’état de son ame variait avec le degré du thermomètre ou la direction du vent. Le Journal intime, ce recueil de confidences inédites qui sert de base à notre appréciation, renferme souvent des notes très détaillées sur la température, l’état du ciel, l’humidité ou la sécheresse de l’atmosphère ; vous croiriez avoir affaire à un physicien. Rien cependant de plus éloigné des goûts et des habitudes de l’auteur que l’observation scientifique des faits de la nature. Si ces faits attirent ainsi son attention, c’est uniquement par leur rapport avec ses impressions personnelles. Un temps humide ou sec, un air agité ou tranquille, se traduisent immédiatement en effets dans telle disposition particulière de son être intellectuel et moral. Chaque saison, chaque état de l’atmosphère le retrouve triste ou gai, confiant ou découragé, enclin à des méditations paisibles ou attiré par les distractions du monde.
On ne peut contester que ce tempérament délicat n’ait exercé une très vive influence sur la direction des études de M. de Biran. Une constitution si mobile et si faible contribua pour beaucoup à diriger son attention sur les faits intérieurs dont l’ame est le théâtre : « Quand on a peu de vie ou un faible sentiment de vie, écrit-il, on est plus porté à observer les phénomènes intérieurs ; c’est la cause qui m’a rendu psychologue de si bonne heure[2]. » On serait d’autant moins fondé à révoquer en doute la justesse de cette observation, que Cabanis expliquait comme M. de Biran l’origine organique des succès de ce penseur dans l’étude de la psychologie : « La nature, lui écrit-il, vous a donné une organisation mobile et délicate, principe de ces impressions fines et multipliées qui brillent dans vos ouvrages, et l’habitude de la méditation, dont elles vous font un besoin, ajoute encore à cette excessive sensibilité[3]. »
Un savant qui oublie les faits pour construire une théorie peut se proposer d’expliquer l’homme tout entier par le jeu de la machine organisée ; il peut, suivant une voie contraire, perdre de vue dans un idéalisme abstrait le rôle très positif que joue la matière dans notre existence ; il peut enfin parler de l’ame et du corps comme de deux êtres simplement juxta-posés et presque sans relations entre eux. Un observateur attentif et de bonne foi arrivera à des conclusions bien différentes et reconnaîtra qu’il n’est peut-être pas un seul des modes de notre vie, si purement physique ou si uniquement moral qu’il puisse paraître au premier abord, qui ne soit le résultat de deux forces différentes, dont l’une procède de l’ame, et dont l’autre vient du corps. C’est une des gloires de M. de Biran d’avoir solidement établi cette vérité dans la science. En opposition aux vues exclusives du matérialisme et de l’idéalisme, il a déterminé avec une grande profondeur d’analyse la vraie nature du problème des rapports du physique et du moral de l’homme. Il a dû sans doute ses vues sur ce sujet à la patience de ses recherches et à une bonne méthode ; mais, on ne peut le méconnaître, ses recherches furent facilitées, sa méthode lui fut comme imposée par sa nature personnelle : une santé plus forte, une constitution plus énergique, auraient altéré peut-être son analyse de la nature humaine, et il le savait bien. M. de Biran nous apprend lui-même que sa curiosité philosophique s’éveilla presque au début de sa vie. « Dès l’enfance, dit-il, je me souviens que je m’étonnais de me sentir exister ; j’étais déjà porté, comme par instinct, à me regarder en dedans pour savoir comment je pouvais vivre et être moi[4]. » Cette question, si tôt posée par l’écolier de Périgueux, renfermait tout son avenir scientifique. Se regarder en dedans, se regarder passer, comme il le dit ailleurs, ce fut toujours le besoin le plus impérieux de sa nature intellectuelle.
Parvenu au terme des études qu’il pouvait faire dans sa province, le jeune de Biran entra dans les gardes-du-corps en 1785. À cette époque, l’avenir était déjà menaçant. La royauté n’avait pas cependant perdu tout son éclat, et les salons de la capitale réunissaient encore une société aimable et frivole. Le jeune garde-du-corps se produisit dans le monde ; il était fait pour y réussir. Une figure charmante, un esprit aimable, le goût et le talent de la musique, étaient pour lui des élémens de succès ; mais ce succès pouvait encore mieux s’expliquer par son caractère. Cette même faiblesse d’organisation qui lui faisait subir l’influence des variations de la température tendait aussi à le placer sous la dépendance des personnes avec lesquelles il entretenait des rapports. Il ne pouvait supporter sans peine des marques de froideur ; un regard hostile le troublait, la pensée d’être en butte à des sentimens haineux bouleversait son ame. La bienveillance d’autrui était comme une atmosphère en dehors de laquelle sa respiration morale devenait pénible. Aussi était-il porté à prévenir chacun de ceux qu’il rencontrait, à se porter sur le terrain où il se trouverait en sympathie avec ses interlocuteurs, à se faire tout à tous, pour que l’affection générale le plaçât dans le milieu que sa nature lui rendait nécessaire. On comprend qu’une disposition pareille contribue à faire trouver dans le monde un accueil favorable. Cette disposition chez M. de Biran s’unissait à une vraie bonté de cœur ; tout contribuait donc à le rendre d’une parfaite obligeance dans les relations sociales. Il devait à la nature un besoin de plaire qui coûta par la suite plus d’un gémissement au philosophe. Il dut à la fréquentation du monde cette politesse exquise, cette parfaite urbanité qui distinguèrent la société française dans des temps qui ne sont plus. Au sein de la civilisation nouvelle qui sortit du chaos révolutionnaire, Maine de Biran demeura, pour l’amabilité des formes et l’élégance des manières, l’un des représentans de la civilisation détruite ; l’étranger même qui ne le voyait qu’en passant en faisait la remarque.
L’élève des doctrinaires avait passé sans transition des études de sa jeunesse à une période de dissipation assez complète. L’enseignement religieux qu’il dut recevoir de ses instituteurs paraît n’avoir laissé aucune trace dans son ame ; il ne semble pas même, à en juger par ses premiers écrits, que les vérités chrétiennes eussent conservé une place dans sa mémoire. En l’absence de toute conviction arrêtée, il n’avait d’autre préservatif contre les écarts des passions qu’un goût naturel pour les convenances et un certain instinct d’honnêteté. Cette vie d’étourdissement ne fut pas de longue durée : l’an 89 arriva. Aux journées des 5 et 6 octobre, M. de Biran eut le bras effleuré par une balle, et, quelque temps après le licenciement de son corps, il se décida à regagner ses foyers. Pendant son séjour à Paris, la mort lui avait enlevé son père, sa mère et deux de ses frères. Un frère et une sœur étaient les seuls membres de sa famille qui survécussent.
Le décès de ses parens l’avait mis en possession de la terre de Grateloup, domaine de sa famille maternelle, situé à une lieue et demie de Bergerac. Cette terre isolée fut l’asile où M. de Biran passa les lugubres années qui couvrirent la France de crimes, de sang et de deuil. Triste et découragé comme un jeune homme sans vocation pour le présent et sans espoir prochain pour l’avenir, il avait encore le cœur oppressé par les malheurs qui affligeaient ou menaçaient sa patrie. Le récit des attentats révolutionnaires venait, dans sa solitude, remplir son ame d’une douloureuse terreur. Sa position et son caractère lui interdisant également de prendre un rôle actif dans un drame aussi terrible, il éprouvait le besoin de se mettre à l’écart et d’oublier autant que possible des calamités pour le soulagement desquelles il ne pouvait rien entreprendre. Il se remit à l’étude « avec une sorte de fureur, » c’est ainsi qu’il s’exprime, et ce fut alors que, pour citer encore ses propres expressions, « il passa d’un saut de la frivolité à la philosophie. » L’étude ne trompa point son attente. Le travail du cabinet, joint à une vie paisible, dans un contact journalier avec les sereines beautés de la nature, lui procura un calme aussi grand qu’il pouvait l’espérer en des jours pareils. « Dans les circonstances actuelles, écrit-il à un ami, et vu ma manière de penser, la vie que j’ai adoptée est la seule qui puisse me convenir. Isolé du monde, loin des hommes si méchans, cultivant quelques talens que j’aime, moins à portée que partout ailleurs d’être témoin des désordres qui bouleversent notre malheureuse patrie, je ne désire rien autre chose que de pouvoir vivre ignoré dans ma solitude. »
Ce désir fut satisfait dans les limites du possible. Il est vrai que dans toute l’étendue du pays il n’existait alors aucun refuge assuré contre la soif du sang et du pillage ; mais le Périgord était une province relativement paisible, et la vie retirée de M. de Biran, la douceur de son caractère, la modicité de sa fortune surtout, lui valurent de n’être pas troublé dans sa retraite. Il ne put cependant pas se dérober entièrement aux inquiétudes universelles. Tantôt il craint d’être obligé de fermer ses livres et d’abandonner sa retraite pour aller à la frontière grossir les rangs des armées de la révolution, tantôt il aperçoit dans les populations qui l’entourent des symptômes de sinistre augure, et des craintes pour sa sûreté personnelle viennent se joindre dans son cœur agité à la douleur du deuil public. Les impressions qu’il reçut à cette époque exercèrent une influence décisive sur la ligne politique qu’il devait adopter plus tard.
Il est deux manières de juger les événemens : on peut ou les envisager dans leurs conséquences, ou fixer son attention sur leur nature, sur la valeur morale des agens qui les ont accomplis. Ces deux jugemens font nécessairement partie de l’appréciation complète d’un fait. Le premier appartient à la raison de l’historien, appelé à discerner le rapport qui unit le passé au présent, un acte à ses résultats ; le second est le verdict immédiat de la conscience. Souvent ils peuvent différer, puisqu’il est manifeste qu’une action mauvaise peut, dans des circonstances données, et contre l’intention de celui qui en est l’auteur, avoir des conséquences favorables et inattendues : l’histoire en fournirait des preuves au besoin. Dans un cas pareil, il est indispensable de faire des parts distinctes à deux élémens profondément divers, de reconnaître avec gratitude l’intervention d’une Providence miséricordieuse qui sait tirer le bien même de nos intentions perverses, sans que cette considération atténue en rien le jugement de condamnation porté sur des actes criminels. Dieu pense en bien ce que nous avons pensé en mal, Dieu est bon sans que l’homme en demeure moins mauvais. Autrement il faudrait que les sages remerciassent dans leur cœur les meurtriers de Socrate de leur avoir fourni l’exemple d’une mort si belle, et que les chrétiens vouassent un culte de reconnaissance aux Juifs qui élevèrent la croix du Golgotha.
Ces distinctions, élémentaires pour qui croit à la liberté de l’homme et à l’action souveraine de Dieu, ne disparaissent que trop souvent sous la plume de l’historien. Comment, par exemple, les faits de la révolution française sont-ils appréciés par plus d’un auteur contemporain ? Ne voyons-nous pas absoudre les plus grands coupables en considération des résultats heureux que l’on attribue à leurs actes ? Parce que certains abus qui frappaient tous les regards avant 89 n’ont pas reparu dès-lors, ne nous propose-t-on pas d’élever presque au rang des bienfaiteurs de l’espèce humaine des hommes dont le nom ne devrait inspirer que l’horreur et l’épouvante ? N’entendons-nous pas, pour atténuer, pour justifier peut-être les plus horribles attentats, invoquer les intérêts de la cause révolutionnaire comme une sorte de nécessité suprême que se bornaient à subir légitimement ceux qui élevaient la guillotine et versaient le sang à flots ? Suivez la pensée de ces historiens, poussez-la à ses conséquences dernières : vous voyez l’homme et Dieu disparaître pour ne laisser à leur place qu’une sorte de loi inexorable qu’accomplissent avec toute la précision de la fatalité des agens irresponsables, parce qu’ils sont destitués du libre arbitre. Une raison licencieuse élève ainsi un système dans lequel tout ce qui a été devait être, et la conscience se tait, car sa voix ne trouve plus de place où se faire entendre.
Une semblable théorie peut séduire l’homme de cabinet qui ne voit les événemens que de loin, surtout s’il aspire à cette triste impartialité qui nous élève au-dessus de la sphère où l’on approuve et s’indigne tour à tour. La condition des contemporains est autre : le crime leur apparaît dans sa réalité saisissante ; les sentimens de leur ame ébranlée jettent tout leur poids du côté du jugement de la conscience. La perversité morale que supposent les faits dont ils sont témoins, les spectacles de douleur qui passent sous leurs yeux absorbent leur attention, et, tout entiers au présent, il leur est difficile d’ouvrir leur ame à ce lointain espoir, que la main réparatrice du Dieu qui gouverne le monde saura faire porter quelques fruits heureux à l’arbre empoisonné des crimes et des folies des hommes. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si M. de Biran fut exempt de toute disposition à atténuer le caractère odieux des scènes de la terreur. Il ne se dissimulait ni les plaies de l’ancienne société ni la destruction définitive d’un ordre de choses qui, dans plusieurs de ses élémens, ne devait jamais reparaître ; mais il ne trouvait pas de paroles assez fortes pour rendre l’indignation qu’excitaient en lui les scènes de violence, d’oppression et d’anarchie dont il était le triste spectateur. « Le sang précieux versé par les tyrans de la patrie infortunée » lui paraît suffire « à effacer la mémoire de tous les bûchers allumés par la féroce inquisition[5], » et il exprime constamment son horreur profonde pour ce principe, que le salut du peuple justifie tous les crimes et transforme en actes licites les plus odieux attentats.
Les travaux dans lesquels M. de Biran cherchait l’oubli des malheurs publics étaient de diverses natures. Les mathématiques, les sciences naturelles, les écrivains classiques, occupaient tour à tour ses loisirs ; mais l’étude qui, plus que toute autre, le captivait, c’était l’étude de lui-même, ainsi qu’on peut s’en convaincre en feuilletant un cahier volumineux qui porte les dates de 1794 et 1795. Seul, en face de sa pensée, il aime surtout à analyser ses sentimens, à se rendre compte de ses impressions, à rechercher dans les circonstances du dehors ou dans l’état de sa santé la cause de ses mouvemens alternatifs de joie ou de tristesse, d’espérance ou de découragement. Il se trouve ainsi conduit sur le terrain propre des recherches qui ont la nature humaine pour objet. Pour bien comprendre la carrière philosophique de M. de Biran, il ne faut jamais oublier qu’il ne fut pas conduit à la philosophie par le désir de connaître les secrets de l’univers, ni même par le désir d’acquérir les sciences de l’homme en général, mais par le besoin de se rendre compte de son propre moi. Le connais-toi toi-même, avant d’être pour lui une règle de méthode scientifique, fut tout d’abord un instinct.
Cet instinct le conduisit immédiatement à la question qui s’offre la première à un homme préoccupé de soi : — Où est le bonheur, et que pouvons-nous pour l’atteindre ? — Cette question se lie tout de suite dans son esprit à un problème plus général : Que pouvons-nous ? qu’est-ce qui dépend et ne dépend pas de notre volonté ? — La tendance générale de la première solution que Maine de Biran donna à ce problème n’est pas douteuse. Le bonheur ne se trouve pas dans les circonstances extérieures, dans la fortune, dans la puissance, dans les mouvemens violens des passions ; il consiste dans un état de bien-être qui ne se rencontre que dans le calme, et provient avant tout de l’équilibre et du jeu régulier des diverses fonctions de la vie. Pour atteindre à ce bonheur, tout ce que nous pouvons se borne à fuir les excès en tout genre et à rechercher les causes qui produisent en nous des sensations douces ; et comme l’énergie de notre volonté dépend elle-même de dispositions involontaires, ce que nous pouvons véritablement se réduit, si ce n’est à rien, du moins à peu de chose. Telle est la première face sous laquelle la nature humaine se présente à Maine de Biran. Cette direction de son esprit n’est nulle part plus nettement marquée que dans un passage où il recommande la pureté de la conscience et l’exercice de la bienfaisance comme contribuant à « cet état physique dans lequel il fait consister le bonheur[6]. » L’idéal qu’il poursuit, c’est le calme de l’imagination et de la pensée provenant de ce calme des sens que favorisent l’air pur de la campagne, le spectacle d’une belle nature et une santé bien équilibrée. C’est à ce résultat que devait arriver facilement un homme d’un tempérament délicat, sans occupation extérieure et employant les heures de sa solitude à analyser ses sensations, surtout si l’on songe que cet homme était un novice en philosophie, vivant en France à la fin du XVIIIe siècle.
Le condillacisme régnait alors sans contradiction ; il était donc admis que l’image la plus fidèle de l’homme est une statue animée qui reçoit du dehors, et par le canal des sens physiques, tous les élémens de sa vie tant intellectuelle que morale. L’esprit humain est un vase où la connaissance se dépose sans qu’il y ait dans la pensée même un principe d’activité qui lui appartienne en propre. Toute science réelle est renfermée dans les résultats de l’observation sensible ; le reste est vaine fantaisie de l’imagination : voilà pour la théorie de l’intelligence. La volonté est un agent presque mécanique qui cherche les occasions de jouissance et fuit les causes de douleur ; le bien et le mal ne sont que d’autres manières de désigner le plaisir et la peine : voilà pour l’ordre moral. La manière dont Maine de Biran était porté à résoudre le problème du bonheur se trouvait avec cette théorie dans une harmonie parfaite, et il n’est pas facile de dire dans quelle mesure son point de vue résultait de ses observations personnelles, et dans quelle mesure il provenait de l’influence de l’école philosophique de l’époque. Quoi qu’il en soit, il se sait en accord avec les penseurs de son siècle et de son pays, et nomme Condillac, Locke et Bacon comme les chefs dont il révère la mémoire et suit fidèlement les traces. À la vérité, lorsqu’il se heurte contre les théories de Hobbes et d’Helvétius, il recule devant cette négation si expressément formulée de tout ordre moral, et fait entendre quelques réclamations en faveur de la liberté humaine. Il n’en demeure pas moins constant que le sensualisme fut la première doctrine à laquelle Maine de Biran donna son adhésion lorsqu’il aborda pour la première fois l’étude de l’homme sous la forme scientifique. Cette adhésion est explicite et complète. Si l’on voit la théorie fléchir dans ses conséquences extrêmes devant les exigences du sens moral, c’est qu’il n’est donné qu’à un petit nombre de philosophes d’éviter les inconséquences, et que, malgré ce qu’il pouvait y avoir de personnel à M. de Biran dans sa première conception du bonheur, le système sensualiste, en tant que système formulé et exclusif, ne fut au fond pour lui qu’un vêtement d’emprunt. Sa pensée, dans son développement naturel, devait bientôt faire éclater sur plus d’un point cette enveloppe artificielle et la rejeter enfin entièrement.
Toutefois cette transformation ne devait pas s’accomplir immédiatement. Des jours plus calmes commençaient à luire pour la France, et quelques-uns des hommes que le régime de 1793 avait exclus de toute participation aux affaires du pays commençaient à reparaître sur la scène politique. En mai 1795, Maine de Biran fut appelé aux fonctions d’administrateur du département de la Dordogne ; il se concilia, dans l’exercice de ses fonctions, la confiance de ses administrés, car en avril 1797 il fut envoyé au conseil des Cinq-Cents. Il appartenait à cette classe nombreuse de députés que leur dévouement à la cause du roi ou une haine profonde pour les excès de la révolution avait désignés au choix des électeurs dans le grand mouvement réactionnaire de cette époque. Son élection se trouva donc annulée à la suite du coup d’état du 18 fructidor. Les commotions politiques le laissaient une seconde fois sans position officielle ; mais les circonstances étaient très différentes de celles dans lesquelles il se trouvait en 1789. Un mariage selon son cœur l’avait uni depuis quelque temps à une femme qui faisait le charme de sa vie. Le bonheur domestique était mieux d’accord avec ses facultés aimantes et les qualités de son esprit que les émotions de la politique et les délibérations tumultueuses d’une assemblée parlementaire. Ce fut donc avec joie qu’après être resté quelques mois à Paris pour y profiter des cours publics, il retourna dans ses foyers. Le garde-du-corps licencié était rentré tristement dans une demeure presque déserte ; le député destitué ramenait avec lui une compagne aimée qui devait embellir sa solitude en la partageant. Ce fut le 1er juillet 1798 qu’il établit de nouveau son domicile à Grateloup.
Le jeune penseur avait été mûri par les années. Rendu à ses études, il se sentit assez fort pour produire au dehors le résultat de ses méditations. Une question posée par l’Institut sur l’influence de l’habitude éveilla son intérêt, et un succès des plus flatteurs lui apprit que le travail opiniâtre auquel il s’était livré n’avait pas été perdu. Le Mémoire sur l’Habitude, couronné en 1802 à l’unanimité des suffrages, fut imprimé en 1803. Cet écrit eut un succès d’estime des plus prononcés auprès des hommes capables de se former à ce sujet une opinion réfléchie. Il n’eut pas un succès de vogue ; la nature de la question discutée ne le comportait pas, et le style du Mémoire portait l’empreinte trop visible d’une réflexion solitaire. — Non-seulement l’écrivain se tient en garde contre les suggestions de tout sentiment un peu vif, mais on voit qu’il lui suffit de bien s’entendre avec lui-même. Uniquement préoccupé du désir de se rendre compte de sa propre pensée, il songe peu à la nécessité de mettre ses idées en relief dans une exposition qui en facilite à tous l’intelligence. De là un style qui donne lieu parfois au reproche d’obscurité et ne se prête pas mieux que le fond même de la pensée à un succès populaire. Lorsqu’on connaît l’avenir qui était réservé à l’auteur du Mémoire sur l’Habitude, il n’est pas difficile de découvrir dans ce premier écrit quelques-uns des germes qui, par leur développement, le conduisirent à une rupture complète avec l’école de Condillac ; mais ces germes sont assez cachés pour que l’auteur lui-même n’en eût pas la conscience. Son but avoué n’est autre que d’appliquer les principes généralement admis à la solution d’une question de détail. Il fait ouvertement et avec bonne foi profession de fidélité à la doctrine régnante, et il appelle ses maîtres les hommes qui venaient alors de prendre avec éclat le sceptre de l’école : Cabanis et de Tracy. Maine de Biran forma dès-lors, avec ces deux écrivains, les liens d’une amitié durable que de profondes diversités de doctrines ne réussirent pas à ébranler[7]. Il eut sa place marquée dans les rangs des idéologues, et on le considéra, autant que pouvait le permettre son séjour habituel en province, comme un membre de la société d’Auteuil.
À la même époque où il jetait ainsi les bases de sa réputation, le lauréat de l’Académie fut atteint par l’épreuve la plus douloureuse : la compagne de sa vie, la mère de trois enfans[8], qui étaient venus animer et réjouir sa demeure, fut retirée de ce monde le 23 octobre 1803. La blessure fut profonde et ne se cicatrisa jamais entièrement. Le temps fit son œuvre ; la mélancolie succéda à la douleur amère, mais le souvenir du bonheur perdu était placé dans cette région de l’ame que l’indifférence ou l’oubli ne sauraient atteindre. Ce souvenir demeura jusqu’à la fin l’une de ces tristesses précieuses qu’on ne changerait pas contre les joies les plus brillantes de ce monde. D’autres lieux, d’autres circonstances, d’autres affections, rien ne put l’effacer. Le 23 octobre demeure une journée à part, une journée triste et douce qui ramène souvent dans le Journal intime quelque mention, telle que celle-ci : « Hier, écrit-il le 23 octobre 1814, hier fut le jour anniversaire de la mort de Louise Fournier, ma bien-aimée femme. Ce jour me sera triste et sacré toute ma vie. Semper amarum, semper luctuosum habebo. »
Les débuts de M. de Biran dans la carrière de la publicité philosophique et le coup dont il avait été frappé dans ses affections forment un point d’arrêt naturel dans le récit de ses destinées. Ces deux circonstances, de nature très diverse, eurent un même résultat elles contribuaient l’une et l’autre à lui faire poursuivre avec une nouvelle ardeur ses études commencées. L’Institut venait de mettre au concours la question de la Décomposition de la pensée. L’auteur couronné du mémoire sur l’Habitude trouva dans un premier succès les encouragemens nécessaires pour aborder un sujet capable d’effrayer une intelligence timide. D’autre part, son propre témoignage établit qu’en s’imposant un long et difficile labeur, il obéit au besoin de trouver dans des recherches sérieuses et ayant un but immédiat une diversion à sa cuisante douleur. Un travail persévérant opéra dans ses vues sur la nature humaine une révolution aussi complète qu’elle fut rapide. La solution donnée dans le mémoire sur la Décomposition de la pensée était de telle nature, que Cabanis et Destutt de Tracy ne purent méconnaître dans l’homme qui ne cessait pas d’être leur ami un philosophe prenant place au nombre de leurs antagonistes. Le mémoire cependant remporta le prix, et l’auteur fut bientôt agrégé à l’Institut en qualité de membre correspondant d’histoire et de littérature ancienne. Ainsi que l’a remarqué M. Cousin, il est honorable pour les juges qui, en 1802, avaient couronné leur disciple dans l’auteur du mémoire sur l’Habitude, d’avoir su, en 1805, rendre la justice la plus éclatante « au nouveau mémoire qui, sous les formes les plus polies, leur annonçait un adversaire[9]. »
Les idées fondamentales du mémoire sur la Décomposition de la pensés, remaniées dans une rédaction nouvelle, devinrent la base d’un mémoire sur la Perception immédiate, qui obtint en 1807 un accessit accompagné de la mention la plus honorable à un concours ouvert par l’académie de Berlin. Ces mêmes idées, développées dans quelques-unes de leurs applications spéciales, fournirent un mémoire sur les Rapports du physique et du moral de l’homme, qui remporta, en 1811, un prix proposé par l’académie de Copenhague.
Maine de Biran était exempt à un degré fort rare des séductions de la vanité littéraire. Il était trop bien en face de lui-même, lorsqu’il scrutait les secrets de notre nature, pour admettre en tiers dans ses entretiens intimes la pensée des jugemens du public. Il est impossible cependant qu’il n’ait pas senti, et assez vivement, ce qu’il y avait de particulièrement flatteur dans ses succès répétés. Il avait été deux fois couronné par l’Institut de France pour des écrits de tendances opposées. Il remportait les suffrages du premier corps savant de l’Allemagne à une époque où ce pays, sous l’influence de Kant, était entré dans une voie qu’un abîme séparait de la culture intellectuelle de la France de Condillac. L’académie de Copenhague lui offrait enfin, comme les académies de Paris et de Berlin, un gage éclatant de son estime. Le suffrage commun de juges si divers ne pouvait donc s’expliquer ni par une faveur personnelle, ni par des sympathies d’avance acquises aux doctrines de l’écrivain ; le succès obtenu n’était, à aucun degré, un succès de complaisance. On ne pouvait pas non plus en faire honneur aux charmes dont une plume particulièrement éloquente aurait su revêtir des idées d’une médiocre valeur. C’était donc bien le fond de sa pensée qui valait à Maine de Biran l’approbation des philosophes français, et étrangers. Ce qu’on appréciait dans ses écrits, c’était bien ce qui en faisait le mérite à ses propres yeux : ses découvertes dans l’exploration de la nature humaine. Un penseur isolé qui voyait les méditations, filles de sa solitude, recevoir un semblable accueil dans les grands foyers de la culture scientifique de l’Europe, dut éprouver une vive et légitime satisfaction ; mais ce que Maine de Biran désirait trouver avant tout dans ses couronnes académiques, ce n’était pas un aliment pour son amour-propre, c’était la pensée que ses nouvelles théories contenaient une sérieuse part de vérité. L’approbation de tant de,juges compétens était bien de nature à accroître sa confiance dans les motifs qui l’avaient porté à rompre d’une manière éclatante avec l’école de Condillac. C’est de cette rupture qu’il convient de faire comprendre maintenant la nature et la portée.
Le dernier mot de l’école sensualiste se trouve dans la définition fameuse de Saint-Lambert : « L’homme est une masse organisée qui reçoit l’esprit de tout ce qui l’environne et de ses besoins. » Supprimez les impressions diverses qu’il doit aux sens extérieurs et les appétits qui naissent du jeu des fonctions organiques, vous lui enlevez par là même toutes ses idées et toutes ses volontés. Tout ce qui est en lui est sensation pure ou sensation transformée ; considéré dans sa mesure propre, il n’est rien qu’une table rase, une simple capacité de sentir. Telle est la thèse que M. de Biran avait admise dans le Mémoire sur l’Habitude, et qu’il combat expressément dans ses écrits postérieurs. Fortement indiquée déjà dans le travail sur la Décomposition de la Pensée, sa lutte contre le sensualisme devient plus nette et plus ferme à mesure qu’il avance.
Aucun des écrits couronnés à Paris, à Berlin et à Copenhague ne fut livré à l’impression[10]. L’auteur avait reçu à cet égard les appels les plus flatteurs ; mais, avant de produire au grand jour de la publicité des doctrines qui étaient la réfutation des thèses qu’il avait soutenues lui-même dans un premier écrit, il voulait donner à l’exposition de ses pensées toute la perfection possible. Dans cette intention, il s’occupa à refondre et compléter ses diverses rédactions dans un travail d’ensemble. Cet ouvrage, demeuré inédit jusqu’à ce jour, contient la matière de deux volumes environ et a pour titre : Essai sur les fondemens de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature. Pour se faire une idée équitable de la valeur de l’Essai, il faut savoir que c’est surtout dans la finesse et la profondeur des développemens que se manifestent les qualités les plus éminentes de l’esprit de Maine de Biran. À la doctrine qui débute en faisant de l’homme une simple capacité de sentir et conclut inévitablement en niant sa liberté, on ne pouvait opposer une doctrine plus contraire que celle qui fait de la liberté, non pas une thèse démontrée, mais un axiome enlevé à toute contestation. La liberté en effet n’est pas seulement pour Maine de Biran un fait de sens intime, c’est le fait de sens intime par excellence, puisque c’est la condition de la conscience que chacun a de soi. L’homme est libre par essence, puisqu’il n’est homme que par la volonté ; mais il est sollicité sans cesse de céder aux impulsions sensibles, d’abdiquer devant des forces étrangères : telle est la conséquence de sa double nature. Qu’il agisse donc, qu’il fasse effort, qu’il réalise, en triomphant de toutes les impulsions de la vie animale, cette indépendance souveraine à laquelle il est appelé, — et sa destinée sera accomplie. Tel est, s’il est permis de le dire, le mot d’ordre de M. de Biran dans la lutte contre l’école qui fut celle de sa jeunesse.
Ce mot d’ordre, il se l’était donné, il ne l’avait pas reçu. Son développement philosophique fut individuel et spontané au plus haut point. « Nul homme, nul écrit contemporain n’avait pu modifier sa pensée ; elle s’était modifiée elle-même par sa propre sagacité[11]. » Il fixa son regard sur les faits intérieurs de notre nature intellectuelle. Ces faits lui parurent altérés dans la doctrine régnante ; il les rétablit tels qu’il les voyait. Il est permis de croire cependant qu’en dehors de ce point de vue strictement psychologique, l’expérience de la vie et des observations dont son état moral fournissait la matière contribuèrent pour leur part à la modification profonde de ses pensées. Les documens de sa vie intime, très rares malheureusement pour cette période de sa carrière, jettent cependant quelque jour sur ce sujet.
On a vu le jeune solitaire de Grateloup demander le bonheur aux jouissances passives que des causes étrangères peuvent déposer dans l’ame. Les joies de cette espèce sont bien fugitives, elles périssent au moindre choc, et, fussent-elles permanentes, elles ne sauraient encore nous rendre heureux, parce qu’elles varient incessamment et que nous avons besoin de donner une base fixe à notre existence. Hors d’une base fixe, d’un but un et constant, il n’est pas de calme, pas de paix ; il n’est donc pas de joie sérieuse et durable. Les résultats de cette double expérience sont fortement exprimés dans ces paroles de M. de Biran qui datent de l’époque où la seconde forme de sa pensée philosophique atteignait l’apogée de son développement. « Je ne suis plus heureux par mon imagination ;… ma vie se décolore peu à peu… Y a-t-il un point d’appui et où est-il ? » Le point d’appui, qui ne se trouve pas au dehors, c’est au dedans, c’est dans la puissance intérieure de l’ame qu’il faut le chercher. Se raidir contre les impressions variables au lieu de s’y abandonner ; se retirer dans le sanctuaire de sa conscience et braver de là la souffrance et la maladie aussi bien que les coups de la fortune ; se rendre maître de soi et chercher sa joie dans cette possession, dans le sentiment de sa dignité, dans l’orgueil d’une bonne conscience, — telle est la voie qui s’ouvre assez naturellement aux hommes qui, sans avoir renoncé à trouver le bonheur, ont constaté que ce bonheur ne saurait découler pour nous de sources qui nous soient étrangères. Cette voie, M. de Biran y entre et s’y avance. « Il faut voir, dit-il, ce qu’il y a en nous de libre et de volontaire et s’y attacher uniquement. Les biens, la vie, l’estime ou l’opinion des hommes ne sont en notre pouvoir que jusqu’à un certain point : ce n’est pas de là qu’il faut attendre le bonheur ; mais les bonnes actions, la paix de la conscience, la recherche du vrai, du bon, dépendent de nous, et c’est par là seulement que nous pouvons être heureux autant que les hommes peuvent l’être[12]. »
Ces lignes sont fortement marquées de l’empreinte du stoïcisme, et celui qui les traçait ne méconnaissait pas que ses réflexions l’avaient conduit sur un terrain dès long-temps exploité par une école célèbre ; il le reconnaît expressément. Il retrouve sa propre pensée dans la distinction si nettement établie par les disciples du Portique entre les affections et les désirs d’une part, et la volonté de l’autre ; il applaudit à ces maximes dont la tendance uniforme est de séparer des sens et de tous les phénomènes du dehors l’ame renfermée dans le sentiment de sa dignité et de sa force comme dans une forteresse inexpugnable. Plus d’une fois il commente avec amour les paroles de Marc-Aurèle, et se montre disposé à admettre qu’il a été donné aux disciples de Zénon d’apercevoir la vérité tout entière.
Il existe un parallélisme marqué entre les deux théories philosophiques que nous avons vues se substituer l’une à l’autre et les jugement contradictoires successivement portés par Maine de Biran sur les conditions de la vie heureuse. Vouloir être heureux par les impressions agréables de la sensibilité, c’était bien mettre en pratique les conséquences morales du sensualisme. Il appartenait d’autre part au restaurateur de la doctrine de la volonté de demander ses jouissances au libre développement de l’activité intérieure. Les pensées du philosophe et les expériences de l’homme se présentent ici en harmonie et dans une dépendance mutuelle. Il n’en est pas toujours ainsi. Les systèmes métaphysiques, étant souvent une production de l’intelligence seule, demeurent en quelque sorte étrangers à celui-là même qui les a conçus. Lorsqu’on ne fait qu’enchaîner logiquement des idées à des idées, sans confronter les résultats auxquels on parvient avec les besoins divers de l’ame, et sans se demander si on s’avance sur le terrain solide des réalités, ou si on se perd dans le vide des abstractions, on retrouve en rentrant dans son cabinet d’étude une série de pensées qu’on avait oubliées en en sortant. Le système suit une voie, l’existence réelle en prend une autre. Ce n’est pas là, certes, une des moindres causes des aberrations des esprits systématiques. C’est parce qu’on a fait du raisonnement une sorte de jeu, grave à la vérité, mais dépourvu d’un sérieux réel, que l’on a vu d’honnêtes gens ériger en théorie la négation absolue du devoir, et des hommes qui obéissaient comme les autres à la foi naturelle du genre humain prêcher dans leurs écrits le scepticisme le plus absolu. Les vues scientifiques de M. de Biran présentent un tout autre caractère. Comme il observe beaucoup plus qu’il ne raisonne, et cherche moins à faire une théorie sur la nature humaine qu’à rendre compte de ce qu’il éprouve en lui-même, sa pensée est toujours près de sa vie, et sa vie modifie incessamment sa pensée. On peut dire de lui, en modifiant une parole célèbre, ce qui s’applique à un si petit nombre de métaphysiciens : le système, c’est l’homme.
Les travaux qui se résument dans les trois mémoires couronnés à Paris, Berlin et Copenhague, mémoires coordonnés plus tard dans l’Essai sur les fondemens de la Psychologie, se placent entre 1803 et 1812 environ. Suffisans pour avoir rempli ces neuf années, ils ne furent toutefois que les délassemens studieux d’une carrière administrative. Au printemps de 1805, Maine de Biran avait été nommé par un décret impérial conseiller de préfecture du département de la Dordogne ; un nouveau décret impérial l’appela, le 31 janvier 1806, au poste de sous-préfet de Bergerac. Ni ses facultés, ni ses goûts ne le préparaient à la carrière administrative. Il chercha à suppléer au défaut de sa nature par une application consciencieuse aux devoirs de sa charge. On le voit aussi faire des efforts pour donner quelque développement à la vie intellectuelle et morale de ses administrés. Il cherche à introduire dans les écoles populaires de la Dordogne la méthode alors nouvelle de Pestalozzi, et fonde à Bergerac une société scientifique ayant l’étude de l’homme pour objet. Un sous-préfet pareil était également impropre, et par ses qualités et par les défauts de sa nature, à être l’un des agens du grand homme de guerre, de l’administrateur puissant, de l’ennemi des idéologues, qui gouvernait alors la France. Aussi ne voit-on pas que M. de Biran ait eu des chances d’avancement sous le gouvernement impérial. En 1809, il fut envoyé au corps législatif à la presque unanimité des votes. Ce choix modifia profondément son genre de vie il conserva pendant quelque temps sa sous-préfecture malgré ses fonctions législatives ; mais, le 24 juillet 1814, M. Delaval le remplaça à Bergerac, et, dans le courant de 1812, laissant ses enfans en Périgord aux soins d’une parente, M. de Biran vint se fixer à Paris, où devait être dès-lors sa résidence habituelle.
Les événemens sinistres, avant-coureurs de la fin du régime impérial, se déroulaient rapidement. Maine de Biran fut appelé par la confiance de ses collègues du corps législatif à prendre part à un acte diversement apprécié, mais assez important aux yeux de tous pour avoir inscrit le nom de ceux qui en furent les auteurs dans les annales de l’histoire politique. Il siégea, à la fin de 1813, avec MM. Laîné, Raynouard, Gallois et Flaugergues, dans la fameuse commission qui demanda qu’avant de déclarer la guerre nationale, l’assemblée fît entendre au monarque les plaintes et les vœux du pays, et réclama des garanties sérieuses pour la paix de l’Europe et la liberté des citoyens français. Il était uni à M. Laîné par les liens d’une étroite amitié, et tout devait le porter d’ailleurs à s’associer à la démarche dont cet homme d’état fut le principal instigateur. Les événemens étaient de nature à réveiller les espérances des royalistes, et c’est en qualité de royaliste que M. de Biran avait été exclu de la représentation nationale à la journée de fructidor. Sa nature personnelle ne le prédisposait pas à la fascination que la gloire de l’empereur faisait éprouver à d’autres. Homme de paix et de théorie, il ne crut pas qu’on dût sacrifier la liberté des individus à l’indépendance de la nation et le bonheur à la gloire. Il accepta donc pleinement la séparation établie par les alliés, dans la déclaration de Francfort, entre la France et l’homme qui venait de présider à ses destinées. Les conséquences que devait entraîner un nouveau triomphe de Bonaparte lui semblaient beaucoup plus à craindre que l’humiliation passagère d’une conquête. « On craint d’être pillé, ruiné, brûlé par les Cosaques, écrit-il en février 1814 ; cette crainte absorbe tout autre sentiment, et on ne se souvient pas de la cause première de tant de maux, on ne prévoit pas ceux que la même cause doit entraîner encore, si on la laisse subsister. On fait des vœux pour le succès du tyran, on s’unit à lui pour repousser l’ennemi étranger ; on oublie que l’ennemi le plus dangereux est celui qui restera pour nous dévorer, pendant que les autres passeront. »
La violence dont usa Bonaparte, la saisie du rapport de M. Laîné, la clôture de la salle des séances, l’ajournement indéfini de la législature et la hautaine arrogance avec laquelle l’empereur déclara que « c’était lui seul qui représentait la France, » que « la nation avait plus besoin de lui qu’il n’avait besoin de la nation, » tous ces souvenirs encore récens expliquent l’amertume des paroles qu’on vient de lire, paroles qui sont loin d’être les plus acerbes de celles qu’on trouve à cette époque dans le Journal intime. Il faut convenir toutefois que d’autres souvenirs peu lointains encore contrastent avec les termes énergiques dans lesquels le membre de la commission des cinq flétrit le règne du tyran. Le sous-préfet de Bergerac avait été l’un des agens de ce pouvoir devenu l’objet de ses haines. Lorsque Napoléon demandait au corps législatif pourquoi, après avoir gardé le silence pendant ses succès, on soulevait une résistance intempestive au moment où deux cent mille soldats étrangers franchissaient la frontière, le reproche n’était certes pas dénué de fondement. S’il eût demandé à Maine de Biran pourquoi, après avoir été si long-temps, et par sa libre volonté, un des instrumens de sa puissance, il se trouvait à l’heure de l’infortune au nombre de ses adversaires, la question eût été de nature à donner quelques embarras au collègue de M. Laîné : — le membre de la commission des cinq était resté peut-être trop long-temps au service du gouvernement impérial.
Ce fait même, du reste, explique en partie l’extrême vivacité de ses impressions. Obligé, dans sa sous-préfecture, de faire exécuter des mesures qui répugnaient sinon à sa conscience, du moins à toutes les tendances de son esprit et de son cœur, il dut plus d’une fois, dans l’accomplissement des offices de sa charge, faire violence à ses sentimens. De là une antipathie pour le régime impérial d’autant plus profonde, qu’elle avait en partie sa source dans un sentiment presque voisin du remords. Des impressions de cette nature jouent dans les commotions politiques un rôle qui n’est pas assez remarqué. Un mauvais gouvernement n’a pas d’ennemis plus sérieux que les employés honnêtes qui, dans la position où les retiennent les nécessités de leur existence matérielle ou la faiblesse de leur caractère, sont obligés de se rendre les agens de mesures qu’ils réprouvent ; un ressentiment d’autant plus actif qu’il est secret couve dans leur sein, et, lorsque l’heure fatale a sonné pour le pouvoir qu’ils ont servi, ils saluent sa chute avec plus de joie que n’ont pu le faire des adversaires déclarés.
Dans la position de la France, à la fin de 1812, applaudir à la chute de Bonaparte et appeler de ses vœux le retour de la dynastie des Bourbons, ce n’étaient guère que les deux faces d’une même pensée. Maine de Biran, depuis cette époque, demeura inviolablement attaché à la politique royaliste ; il fut jusqu’à la fin inébranlablement fidèle à cette cause. La dissolution du corps législatif l’avait momentanément rendu à la solitude. Ce fut dans sa campagne du Périgord qu’il assista de loin à l’invasion toujours plus complète du territoire et à la première chute de l’empire. Il contracta à cette époque un second mariage, qui ne lui donna pas d’enfans. La restauration le rappela à Paris. Il reprit, pour la forme, l’habit de garde-du-corps dans la compagnie Wagram et fut immédiatement appelé à la chambre des députés. Les fonctions de questeur lui furent confiées le 11 juin. Il se reposait à Grateloup des travaux de la première session de la nouvelle assemblée, lorsque la nouvelle du débarquement de Bonaparte vint le jeter dans une agitation fiévreuse. Il part en hâte pour Paris, où ses fonctions réclamaient sa présence. Le départ du roi décidé, il prend, avec M. Lainé, le chemin du Midi. Rentré dans sa retraite, dès qu’il est un peu remis du choc de tant d’impressions diverses, il se décide à joindre à Bordeaux la duchesse d’Angoulême et M. Lainé, qui s’était rendu auprès de cette princesse. Parvenu un peu au-delà de Libourne, il trouve les passages interceptés par les troupes impériales, et doit regagner ses foyers. Des avis menaçans lui parviennent. Sur les instances de sa famille, il abandonne sa demeure, que la gendarmerie cerne et visite. Sa position de fugitif lui devient promptement à charge ; il forme la résolution de venir se mettre lui-même aux mains des autorités, et, après deux entretiens successifs dans lesquels il fait connaître au préfet et au général commandant à Périgueux ses sentimens et ses intentions, il est rendu à la liberté et au repos.
La courte période de la première restauration avait suffi pour lui inspirer un attachement sincère à la personne du roi, et ses affections avaient ainsi donné un appui nouveau à ses principes politiques. Pendant les cent jours, nulle pensée de faiblesse ne vint aborder son ame. L’idée de se rallier de nouveau au régime qui semblait renaître ne paraît pas même avoir effleuré son esprit. Étranger désormais à des événemens sur lesquels il ne peut exercer d’influence, son seul désir est de s’enfermer dans sa solitude, de demander encore une fois à l’étude une diversion à sa profonde tristesse ; mais il tente en vain de détourner sa pensée des grands événemens qui viennent de s’accomplir. L’empire de Bonaparte relevé, c’est, à ses yeux, la révolution qui reprend son cours, la guerre du dehors, l’oppression et la souffrance à l’intérieur ; c’est enfin l’avilissement de la nation française qui, oubliant tant d’expériences récentes, se livre elle-même à son oppresseur. À ces pensées, l’indignation et le découragement se partagent son ame, et la lecture du Journal intime prouve que la préoccupation de la chose publique lutte victorieusement dans son esprit contre son désir de renouer en paix le fil de ses recherches métaphysiques.
Les événemens se pressent, la nouvelle de Waterloo arrache le philosophe à ses travaux à peine repris. « Le parti républicain s’agite en ce moment, écrit-il le 27 juin, personne n’a encore prononcé le nom de Louis XVIII et des Bourbons. La France semble dans la stupeur ; le cri national se fera-t-il bientôt entendre ? Vive le roi ! — Sans le roi légitime, point de salut. » Ses désirs furent exaucés. Le 20 juillet, il venait occuper de nouveau au Palais-Bourbon l’appartement du questeur, et en octobre 1816 il fut nommé conseiller d’état en service ordinaire, attaché à la section de l’intérieur.
Bien que songeant à la chambre et au conseil d’état, jamais, depuis 1813, M. de Biran n’apparaît sur le premier plan. Les succès oratoires lui étaient interdits autant par sa constitution physique que par ses dispositions intellectuelles, et il avait pour les affaires publiques une absence d’intérêt qui s’exprime dans cette formule souvent répétée « J’erre comme un somnambule dans le monde des affaires. » Les circonstances l’amenèrent à être un homme politique ; les liens de l’habitude l’enchaînèrent à cette carrière, mais jamais il ne la poursuivit avec une volonté réfléchie. Ce n’est pas à dire qu’il ne se laissât préoccuper et inquiéter par les émotions journalières nées de ces événemens auxquels il n’accordait pas un intérêt véritable. Si l’intérêt dans le calme est la condition du bonheur, c’était une position malheureuse que celle d’un homme qui s’agitait pour des choses qui, dans le fond, lui demeuraient indifférentes. Aussi Maine de Biran s’afflige de cet entraînement qu’il subit sans y consentir : l’habitude l’emporte ; les impressions du moment étouffent tous les désirs antérieurs ; Maine de Biran est presque aussi préoccupé de sa réélection qu’un ambitieux pourrait l’être. Ce désaccord pénible entre le genre de vie qu’il s’imposait lui-même, et cependant malgré lui, et la vie à laquelle il se savait réellement propre, redouble lorsque les préoccupations deviennent plus intenses. En décembre 1818, une crise ministérielle éclate ; Maine de Biran trace les lignes suivantes : « J’ai passé tout mon temps au ministère de l’intérieur, occupé de causeries sur le sujet du jour. Que me font tous les changemens de ministres et toutes les tracasseries des hommes avides de pouvoir, tous ces mouvemens orgueilleux et insensés de petits hommes qui croient chacun commander au destin, dont ils sont les instrumens ? Pourquoi ne me tiens-je pas tranquille, borné au rôle d’observateur qui me convient uniquement, triste témoin des déchiremens et de la dissolution de notre patrie, que je ne puis servir autrement que par des vœux impuissans, le ciel m’ayant refusé l’énergie de corps et d’ame nécessaire pour influer sur les hommes et sur le temps et le lieu où l’on vit ? Cette vérité de sens intime devrait me rendre tranquille, et pourtant je m’émeus, je m’agite avec tout le monde, oubliant la véritable place qui me convient et mon rôle passif d’observateur, aspirant quelquefois à influer sur les autres ! Fatigué de ces efforts inutiles, je perds toute contenance, tout aplomb, et je suis averti par la conscience intérieure de la platitude de mon rôle, chose dont les autres hommes ne s’aperçoivent pas. Quousque [13] ? »
Le rôle d’observateur était véritablement celui qui lui convenait, et c’est l’appréciation des événemens publics et non le récit de circonstances particulières et peu connues qui fait l’intérêt de la partie politique du Journal intime. Maine de Biran était royaliste, ce fait est suffisamment établi ; ce qui reste à constater, c’est dans quel sens et par quels motifs il consacra sa carrière politique tout entière à la défense des droits et des prérogatives de la couronne. Le repos, l’ordre, — telle est en matière politique son invariable devise. L’observateur le plus superficiel saisira la relation de cette tendance de son esprit avec sa constitution physique et morale. Impressionnable comme il l’était, ressentant dans le trouble de ses sentimens, et même dans le désordre de son organisation, le contre-coup douloureux des commotions extérieures, il ne pouvait contempler qu’avec effroi le spectacle des tempêtes politiques. Les vues de M. de Biran, dans la sphère des questions sociales, se rattachent donc par un lien assez étroit à sa nature personnelle. On ne saurait toutefois, sans faire injure à sa mémoire, rapporter à cette source unique les mobiles qui lui inspirèrent la ligne de conduite qu’il adopta ; une politique qu’on pourrait nommer politique d’instinct trouva une base plus ferme dans ses opinions réfléchies. Il n’est pas impossible de découvrir le lien qui unit sa politique à sa philosophie : ce lien se trouve dans la valeur attribuée à la personne humaine. À ses yeux, la seule fin légitime de l’état était de placer chacun des membres de la société dans un milieu convenable pour son développement légitime. « Il m’est bien évident, écrit-il, que le seul bon gouvernement est celui sous lequel l’homme trouve le plus de moyens de perfectionner sa nature intellectuelle et morale et de remplir le mieux sa destination sur la terre[14]. » Dans cette destination, il ne faisait pas entrer l’idée de l’exercice des droits politiques. Un homme, à ses yeux, pouvait être un homme complet sans avoir à déposer son suffrage dans l’urne électorale. Il.considérait l’état politique non comme un but à atteindre, mais comme un simple moyen pour atteindre le vrai but : le bien véritable de chacun des membres du corps social. Que demander dès-lors à l’état politique d’une nation ? Non pas d’être conforme à tel ou tel système, mais de fournir à chaque citoyen la garantie de ses intérêts de toute nature : l’ordre qui assure le repos.
Le repos réclamé par les intérêts matériels des peuples est réclamé encore par des intérêts d’une nature plus élevée. Dans les temps de crise, l’ordre politique, qui ne doit jamais être qu’un moyen, devient un but. Influer, parvenir, est alors le mobile universel ; chacun s’absorbe dans une action purement extérieure, et, au sein de préoccupations passionnées, oublie les intérêts de son développement intérieur, les seuls véritables. Les événemens du jour font oublier le monde invisible. Ces dangers, qui sont la condition habituelle des hommes d’état, se généralisent et atteignent toutes les classes de la société, lorsque la préoccupation politique devient universelle. C’est donc en se plaçant au point de vue le plus élevé qu’on peut dire que « le repos est le plus grand besoin de la société. » Ce repos, comment y parvenir ? Ce n’est pas, répond Maine de Biran, à la souveraineté du peuple qu’il faut le demander. Sans parler de ces exemples odieux qui n’établissent que trop que la souveraineté du peuple est souvent le manteau dont se recouvre un despotisme abject, comment chercher une base fixe pour l’ordre social dans les impressions fugitives, dans les caprices de la foule ? « La souveraineté du peuple correspond en politique à la suprématie des sensations et des passions dans la philosophie et la morale[15]. » Le repos de la société, qu’on ne peut attendre de la souveraineté du peuple, il ne faut pas l’attendre non plus du règne de la force matérielle, du despotisme d’un seul. Le despotisme n’est le repos qu’en apparence, la contrainte n’est pas le calme ; et, comme le but dernier de l’ordre social est la protection du libre développement de chacun, un gouvernement qui ne maintient une paix extérieure que par la destruction violente de toute liberté individuelle manque par cela même au premier but de son institution. Il faut donc trouver une voie moyenne entre la souveraineté du peuple et le despotisme, qui ne sont au fond que deux formes diverses du règne de la force matérielle. Cette voie moyenne est l’existence d’une autorité élevée par une adhésion unanime et traditionnelle au-dessus de toute contestation. Un pouvoir appuyé sur la foi politique des peuples, et non sur la force des armes ou sur les passions de la multitude, assure seul à la société cet ordre véritable qui est le juste mélange de la puissance du gouvernement et de la liberté des citoyens. Or l’idée de la légitimité est éminemment propre, par les sentimens qu’elle inspire, à atteindre ce but, car elle obtient soumission volontaire pour le présent et confiance pour l’avenir.
Telles sont les vues politiques de M. de Biran, résultat assez naturel des dures expériences par lesquelles il avait passé. Après les troubles révolutionnaires, qui condamnaient sans retour à ses yeux la théorie de la souveraineté populaire ; après l’empire, qui lui avait appris à redouter la main de fer du despotisme militaire, — il demandait à la paisible puissance du trône le repos, l’ordre et la garantie de toutes les libertés. S’il ne crut pas au droit divin des Bourbons, il crut à la nécessité sociale de la dynastie. Une seule pensée le dominait : la nécessité de donner une base fixe à la société trop long-temps agitée. On comprend dès-lors que, tout préoccupé de la restauration de la puissance royale, il fît assez bon marché des pouvoirs et des prérogatives de la chambre. Il aurait consenti volontiers à réduire ce corps au rôle d’un conseil de la couronne, fait pour éclairer le monarque et jamais pour le dominer. L’état moral de la réunion des députés de la France lui cause souvent de l’irritation : « Dans nos grandes assemblées, tout est pour la vanité, rien pour la vérité, écrit-il en 1816 et en 1820. » Après une plus longue expérience : « Passions, intérêts personnels, mensonges perpétuels, comédie… voilà le gouvernement représentatif. » Ces appréciations sévères ne sont pas les motifs les plus sérieux de son opposition à l’extension de la puissance parlementaire : le pouvoir de la chambre, c’est le pouvoir démocratique, toujours envahissant de sa nature, et qui ne peut s’étendre sans menacer les bases mêmes de la monarchie. Les députés de la nation cessent-ils de faire preuve de ce respect de l’autorité, de cette fidélité au monarque dont ils doivent donner l’exemple au peuple qu’ils représentent ; veulent-ils gouverner eux-mêmes, au lieu de prêter leur concours au gouvernement du roi : dès-lors les rôles sont intervertis, la base de l’ordre politique est ébranlée, et la révolution recommence. L’état particulier de la France ajoute un nouveau poids à ces considérations. Sur ce sol si cruellement labouré, deux partis et comme deux peuples se trouvent en présence, animés de passions hostiles, prêtes à reprendre au moindre souffle leur redoutable énergie. À ces partis en lutte il faut un médiateur. Or, ce n’est pas dans une assemblée que la puissance médiatrice peut résider. Cette assemblée, en effet, est composée d’hommes des deux factions entre lesquelles le pays se divise ; née de la lutte des partis, elle les représente. L’assemblée gouverne-t-elle au gré d’une majorité changeante, le pays est condamné à passer tour à tour de la domination d’un parti à la tyrannie d’un autre. La force médiatrice doit venir du dehors et de plus haut ; c’est dans le monarque seul qu’elle peut résider. « On aurait tout accordé au roi, on aurait subi sa loi telle quelle, mais la domination d’une majorité d’assemblée froisse, irrite tous les amours-propres ; on ne consent pas à céder à ses égaux. Pour terminer la révolution, il ne fallait pas d’assemblée délibérante, mais un pouvoir dictatorial qui aurait uni à la bonté, à la clémence, beaucoup d’énergie et de fermeté. Nous sommes encore dans l’ornière révolutionnaire[16]. »
Il fallait donc que le monarque fût puissant, et, pour être puissant, il fallait qu’il fût libre. Il ne devait pas subir le joug des amis de la monarchie plutôt que celui des hommes qui pouvaient regretter la république. Sa cause enfin devait être nettement séparée de la cause à jamais perdue de l’ancien régime et des privilèges de la noblesse. Ce n’est qu’à ce prix qu’il pouvait être accepté de tous comme le médiateur nécessaire entre les partis.
En siégeant successivement dans deux parties opposées de la chambre, M. de Biran ne cessa pas, on le voit, d’obéir à la même conviction. Il avait accueilli la première restauration comme une délivrance inespérée ; il ne tarda pas à se trouver en désaccord avec les implacables passions des ultra-royalistes, et siégea en 1815 sur les bancs de la minorité. Il ne fut réélu qu’en 1817, époque où un esprit plus modéré triompha dans le pays, et, en présence de nouveaux dangers, il reprit place parmi les défenseurs zélés de la monarchie. « Je m’agite depuis quelque temps, écrivait-il alors dans son journal, avec autant d’inquiétude et d’impatience contre les ultra-libéraux que je le faisais, il y a un an, contre les ultra-royalistes. Je vois le danger d’un côté opposé à celui où je le voyais alors ; je lutte contre ce qui m’environne en faveur de la monarchie, et je vois avec inquiétude que les sentimens, les habitudes monarchiques sont tout-à-fait détruits. Dans les hommes d’aujourd’hui, la tendance est toute républicaine. Qu’arrivera-t-il de là ? Le présent est gros de révolutions. » Ces lignes signalent le moment où l’auteur se sépare de l’opposition libérale, dans les rangs de laquelle il avait siégé à une précédente législature ; elles établissent aussi très clairement les motifs de ce changement de position qui n’était que la conséquence de la fidélité à un principe. Comprenant bien que le désir de restaurer les anciens privilèges ne pouvait conduire qu’à une catastrophe, Maine de Biran s’indignait de voir le roi paralysé dans son action par des hommes qui se disaient ses partisans. Il écrit en 1821, lors de la recrudescence de l’esprit de réaction : « Nous sommes dans le faux en toutes choses… Les plus ardens royalistes sont ceux qui portent les plus terribles coups au pouvoir monarchique en prétendant le maîtriser, le diriger à leur manière. La république est au moins autant du côté droit que du côté gauche[17]. » Cependant, tout en voyant le danger des deux côtés, il estima que la puissance hostile qui seule créait des dangers sérieux se trouvait dans le parti libéral. Les excès du royalisme ne lui paraissaient guère à craindre qu’en vue de la réaction qu’ils devaient provoquer.
D’année en année, l’auteur du Journal intime se laisse aller à des prévisions de plus en plus sombres sur l’avenir de la France. Dans mainte page de son Journal, des commotions nouvelles sont ici vaguement entrevues, là clairement prophétisées. La révolution du Piémont, succédant aux autres révolutions du midi de l’Europe, vient mettre le comble aux inquiétudes de M. de Biran, et lui inspire les réflexions suivantes :
« Cet état des sociétés est nouveau et n’a d’exemple que dans l’histoire du Bas-Empire, lorsque les soldats disposaient de tout et que les peuples étaient plongés dans l’incurie et l’avilissement ; mais la civilisation, les lumières de l’esprit étaient alors bien en arrière de ce qu’elles sont aujourd’hui. Que doit-il arriver de cette combinaison d’un état de civilisation aussi avancé que l’est celui des sociétés actuelles de l’Europe, ou plutôt de la grande société européenne, avec l’absence ou le discrédit de toutes les institutions politiques ou religieuses qui ont paru jusqu’ici les plus propres à donner de la stabilité aux nations ou à maintenir l’ordre social ? Dieu le sait, et le temps nous l’apprendra. Ce qu’il y a de certain, c’est que les trônes ne sont plus entourés de la force et de la majesté nécessaires pour pouvoir protéger efficacement l’ordre public des sociétés où ils sont établis ; ils ne peuvent plus communiquer aux institutions émanées d’eux la permanence, la force et le respect qui leur manquent. Il faut pourtant que les sociétés soient gouvernées, ou qu’elles se gouvernent elles-mêmes. N’est-ce pas précisément par les mêmes causes qu’elles sont aujourd’hui si difficiles à être gouvernées et impuissantes à se gouverner elles-mêmes ?
« Il n’y a point d’amour de liberté et d’égalité sans élévation de caractère moral, sans désintéressement de soi-même. Jamais ce désintéressement ne fut plus rare, jamais les hommes, plus concentrés dans leurs intérêts propres, ne furent moins gouvernés par des idées ou des sentimens expansifs. On a comparé le mouvement actuel des sociétés en Europe à celui qui eut lieu à l’époque de la réformation religieuse ; mais c’étaient alors des idées et des sentimens qui entraînaient les esprits : l’ordre social demeurait assis sur ses bases, la réformation ne prétendait pas s’étendre jusque-là. Ici ce sont des barbares armés qui ont en haine l’ordre qui les protège, et n’aspirent qu’à le renverser violemment[18]. »
De semblables craintes attristèrent Maine de Biran jusqu’à la fin de ses jours. Mort en 1824, il ne vit pas s’accomplir les événemens qu’il avait prévus. On peut apprécier ces événemens de différentes manières ; on ne saurait méconnaître que ce qu’il a craint et annoncé est précisément ce qui s’est passé sous nos yeux.
Tandis que, dans la vie publique, M. de Biran se sentait assailli de mille inquiétudes, dans la vie intérieure il s’élevait à une vue de plus en plus sereine et complète des choses de l’ame. Y a-t-il un point d’appui pour l’homme, et où est-il ? À cette question depuis long-temps posée, M. de Biran, éclairé par une première expérience, avait répondu : « Ce point d’appui ne peut se trouver au dehors, les objets passagers du monde qui nous entoure ne sauraient nous donner le repos ; » et il inclinait au stoïcisme, à la doctrine qui fait chercher dans la seule force de l’ame, dans le déploiement de la volonté, le point d’appui nécessaire. Au sein des commotions qui amenèrent à deux reprises la chute de l’empire, l’expression des besoins intérieurs de M. Maine de Biran revêtit une nouvelle forme. L’instabilité des choses humaines était écrite dans ces événemens avec des caractères trop visibles pour que son esprit mûri par les années n’en reçût pas une instruction. Pendant les cent jours, ses espérances furent détruites, son avenir se trouva compromis, son présent était incertain. Froissé dans toutes ses convictions, inquiet pour sa famille, il était contraint à chercher, pour y reposer son ame, une pensée fixe, une pensée éternelle. « Pour me garantir du désespoir, écrit-il à cette époque, je penserai à Dieu, je me réfugierai dans son sein. »
Ce recours à Dieu signale un moment décisif dans l’état intérieur de M. de Biran. Dieu, jusqu’ici, n’avait joué aucun rôle dans les théories philosophiques de l’auteur ; c’est pourquoi, les joies sensibles lui faisant défaut, c’est à la volonté personnelle seule qu’il s’adressait. Ses recherches, relatives uniquement aux élémens constitutifs de la nature humaine, s’étaient maintenues dans une sphère où les questions religieuses n’apparaissaient pas. L’idée de Dieu ne se manifeste donc pas en premier lieu dans son intelligence pour devenir ensuite l’objet des sentimens de son cœur. Ce fut au contraire le besoin de Dieu qui, faisant irruption dans son ame, appela l’idée de Dieu dans son esprit. Avant d’aborder les conséquences de ce fait capital, il faut fixer notre attention sur les expériences intimes qui furent le résultat de cette vie de Paris dont nous n’avons considéré jusqu’ici que la partie extérieure.
Placé définitivement, après la seconde restauration, au sein du mouvement social de la capitale, le questeur de la chambre fut bientôt entraîné par le tourbillon. Bien que son travail de cabinet ne fût jamais entièrement interrompu, la vie du monde consuma une partie assez considérable du temps dont les affaires publiques le laissaient disposer. D’anciennes habitudes se réveillaient sous l’empire des circonstances, et il se livrait facilement, quitte à s’en faire ensuite des reproches, à son instinct de sociabilité. Un spectateur étranger pouvait le juger dans son élément lorsqu’il se livrait dans un cercle choisi aux charmes de la conversation. Un grand fonds de bienveillance, une politesse exquise, une foule d’aperçus heureux provenant d’un esprit cultivé par la réflexion, lui conciliaient la faveur générale, et semblaient faire de lui un homme du monde dans le meilleur sens de ce mot ; mais il payait cher les succès de cet ordre et les jouissances momentanées qu’il pouvait rencontrer dans les salons de Paris. Une voix intérieure lui répétait sans cesse que, tandis qu’il se livrait ainsi au mouvement du dehors, la vie intérieure tendait à s’affaiblir. N’avait-il rien de mieux à faire qu’à user dans des conversations, toujours quelque peu frivoles, des facultés dignes d’un meilleur emploi ? Ne lui suffisait-il pas de passer de longues heures dans des corps politiques où il aurait mieux fait de ne pas être, sans consumer encore le reste de son temps dans des réunions insignifiantes ? « Pourquoi vais-je dans le grand monde ? Est-ce que je suis homme de salon ? Quel rapport y-a-t-il entre ces hommes et moi ? — O misère que cette vie de Paris où je perds tout ce que je vaux ! » Ces plaintes remplissent le Journal ; elles sont d’autant plus vives, que l’auteur semble méconnaître les avantages réels qu’offre sa nouvelle résidence pour le développement de sa pensée. À la solitude de son département Maine de Biran voyait succéder autour de lui le mouvement intellectuel d’une des belles périodes des lettres françaises. Une société philosophique le réunissait, à de courts intervalles, à des hommes tels que MM. Royer-Collard, Ampère, Cousin et Guizot ; mais les ressources extérieures étaient de peu de prix aux yeux du philosophe de Bergerac. Un regard persévérant attaché sur les faits de l’aine était pour lui la seule condition de la science.
Un théâtre sur lequel le résultat des travaux de la pensée pouvait se produire avec éclat n’avait rien non plus de propre à le captiver. La gloire n’entrait pour rien dans les motifs qui l’excitaient au travail. Le désir de fixer l’attention des autres lui semblait la disposition la plus contraire à la recherche de la vérité, et il va si loin dans cette conviction, qu’il semble admettre - entre le succès d’une pensée et sa vérité - une opposition absolue. L’éclat que peut répandre au dehors une découverte philosophique lui paraît presque une preuve que la découverte n’est pas réelle, et que l’imagination qui séduit la foule a remplacé chez l’auteur cette réflexion calme et profonde qui n’est jamais appréciée que du petit nombre. Satisfait de penser pour lui-même, il éprouvait donc au moindre degré possible le désir de propager ses idées, d’agir sur les autres, de se faire des disciples. Paris était certainement un milieu plus convenable que Bergerac pour y fonder une école philosophique ; mais fonder une école, c’est à quoi M. de Biran n’a jamais songé. On peut apprécier diversement ce mépris du prosélytisme ; ce qui doit honorer sa mémoire, c’est le caractère profondément désintéressé de ses recherches : la vérité lui sembla toujours une suffisante récompense des travaux qu’elle réclame. Faire de sa réputation de métaphysicien un moyen de parvenir dans le monde est une idée qui n’aborda jamais son esprit. Jamais il n’abaissa la science jusqu’à en faire un moyen dans la poursuite d’intérêts d’un ordre inférieur.
La vie de Paris, si bien faite pour les hommes aux yeux desquels la culture de la pensée est avant tout un instrument de puissance ou de renommée, était donc à charge de toutes manières à M. de Biran. Se trouvant déplacé dans les assemblées politiques, déplorant le temps qu’il perdait dans le monde, redoutant les mille distractions de ce centre de mouvement et de bruit, ne demandant rien à ce foyer de gloire intellectuelle, il gémissait sur les liens qui l’enchaînaient à la capitale de la France. Ces liens, il était en son pouvoir de les rompre, il y aspire, il en forme le projet ; mais la volonté lui manque : une puissance à laquelle il ne sait résister, une sorte de fatalité inexorable le ramène sans cesse à cette vie de Paris qu’il maudit, et dont il a besoin. Il épuise donc l’expérience du genre de vie auquel il reste comme enchaîné, et d’année en année il acquiert une conviction plus profonde que, dans les corps politiques ni dans les salons, dans les affaires de l’état ni dans la vie du monde, il ne saurait rencontrer cet intérêt calme et constant, ce repos de l’ame, première condition du bonheur.
L’enseignement fut complet et porta ses fruits. Revêtu de charges publiques importantes, jouissant d’une haute considération scientifique auprès des hommes capables de l’apprécier, Maine de Biran n’était pas heureux ; un amer sentiment de vide le poursuivait, sa vie morale manquait de base. On ne le voit jamais demander le bonheur à une position plus haute, à de plus grands revenus, à une réputation plus étendue ; il sait qu’il ne trouverait dans cette vie que déceptions et mécomptes, il le sait de cette science profonde qui arrête jusqu’aux désirs de l’imagination. Lorsque, fatigué du tourbillon de la société et du tumulte des affaires, il se recueille un moment et laisse ses vœux prendre un libre essor, c’est dans sa terre de Périgord que sa pensée le transporte. Une vie solitaire, des soins consacrés à l’éducation de ses enfans, dont il vivait trop séparé, les joies paisibles de la nature, ses études chéries, dont rien ne viendrait plus le distraire, tels sont les tableaux dans lesquels son ame se complaît. Ce qu’il demande avec le poète, c’est :
… la douce solitude,
Le jour semblable au jour, lié par l’habitude.
Le bonheur que le séjour de la capitale lui refuse, c’est dans la retraite qu’il le place, dans la retraite qu’il a aimée dès sa jeunesse, et qui lui réserve, pense-t-il, des jours de paix et de tranquillité pour le soir de sa vie.
L’automne arrive avec ses loisirs. Libre de quitter Paris, il se hâte de partir ; il arrive chez lui, il retrouve sa famille et les souvenirs de ses premières années. La suspension des affaires publiques lui permet de goûter tous les charmes de cette vie retirée qu’il ambitionne. Son cabinet de travail, ses livres, ses manuscrits sont à sa disposition. Hélas ! de nouveaux mécomptes l’attendent : la solitude est monotone pour qui a connu une vie animée. Le foyer domestique fatigue quelquefois par sa tranquillité même ; le travail de l’esprit procure de douces et nobles joies, mais il est difficile de s’y adonner avec la persévérance nécessaire. On s’agite lors même qu’on est seul avec ses idées ; on erre dans une bibliothèque comme dans les rues d’une cité ; on se dissipe avec les livres aussi bien qu’avec les hommes. Pour être douce, l’étude doit être paisible, et on ne réussit pas toujours à lui donner ce caractère. Toute disposition n’est pas également propre au travail ; il est des heures, des jours où l’esprit, inactif malgré tous les efforts, retombe sur lui-même et s’affaisse dans une désolante langueur ; l’étude d’ailleurs donne-t-elle ce qu’elle semble promettre ? Si le voile qui couvre la vérité semble se lever un instant, ne le voit-on pas souvent retomber ensuite plus lourd et plus sombre qu’auparavant ? La retraite et le travail, pas plus que les agitations de la vie sociale, ne sauraient donner le bonheur. Les affections les plus douces laissent des intervalles vides dans le cœur ; les labeurs de l’esprit offrent des jouissances éphémères et souvent trompeuses : il n’y a point là de bases fixes, de mobile permanent, de point d’appui qui mettent l’ame en repos.
Telles sont les plaintes nouvelles du solitaire, qui succèdent à celles de l’habitant de la capitale. Toutefois, si à Paris M. de Biran continue à désirer la solitude, — dans la solitude, tout en ne rencontrant pas ce qu’il cherchait, il ne désire pas la vie du monde : il reconnaît, avec une netteté toujours plus vive, que nous demanderions en vain le repos aux circonstances du dehors, quelle que soit leur nature. Pour être heureux, il faut que la vie soit une, et la sienne se disperse et se dissipe. « Je n’ai pas de base, pas d’appui, pas de mobile constant : je souffre[19]. »
Je souffre ! telle est la parole qui revient sans cesse sous la plume de l’écrivain comme une sorte de refrain mélancolique. Il a vécu dans le monde, et le monde a laissé son ame vide ; il a désiré la solitude, et la solitude a trompé son attente. Sa volonté s’est trouvée faible lorsqu’il fallait rompre les chaînes dont la vie sociale le chargeait ; sa volonté a manqué d’énergie lorsqu’il a fallu régler sa vie dans la retraite. Les jours passent, les années fuient, tout ce qui l’environne est en proie à une mobilité continuelle ; son état intérieur varie incessamment, et il n’a pas encore trouvé le repos, il n’a pas rencontré le terrain solide sur lequel il pourrait jeter l’ancre. « Où trouver quelque chose qui reste le même, soit au dehors, soit au dedans de nous ? Au dedans, le temps emporte dans son cours rapide toutes nos affections les plus douces. Les sentimens et les idées qui animaient notre vie intellectuelle et morale s’effacent et disparaissent. Les objets changent aussi pendant que nous changeons, et, fussent-ils toujours les mêmes, nous cessons bientôt de trouver en eux ce qui peut remplir notre ame et nous assurer une constante satisfaction. Quel sera donc le point d’appui fixe de notre existence ? Où rattacher la pensée pour qu’elle puisse se retrouver, se fortifier, se complaire ou s’approuver dans quelle chose que ce soit[20] ? »
À cette question, posée de nouveau et avec toute l’autorité d’une expérience triste et prolongée, l’auteur répond par la pensée sainte que les secousses politiques avaient pour la première fois fait jaillir de son ame avec une certaine énergie, par la pensée de Dieu ! Le repos, le mobile constant, la base fixe de l’existence, on ne les trouve pas dans le monde : c’est en Dieu seul qu’il faut les chercher. Dieu, seul être immuable, est aussi le seul qui puisse offrir un but constant, le seul auprès duquel se trouve un repos assuré. Cette pensée pouvait sembler en 1815, au milieu des convulsions politiques, le simple résultat de cet instinct qui fait agenouiller le matelot au sein de la tempête ; mais, à mesure que le temps avance, on voit le désir de la vie divine grandir et se fortifier chez Maine de Biran. Le besoin d’appui qu’il éprouvait, besoin dans le principe vague et sans but déterminé, devient d’une manière toujours plus précise le besoin, ou, pour parler avec le psalmiste, la soif de Dieu. C’est en 1818 que cette crise se prononce décidément et que les préoccupations religieuses deviennent dominantes. À dater de ce moment, on voit se multiplier les plaintes de Maine de Biran sur sa déchéance intellectuelle et morale. Le jugement qu’il porte sur lui-même devient plus sévère dans la même proportion que la pureté de son idéal augmente, et, par un contraste dont le secret n’échappera pas aux observateurs attentifs de notre nature morale, plus il s’élève, plus il a le sentiment de descendre.
Il est dans notre commune destinée, à nous tous qui traversons cette vie, d’arriver plus ou moins vite au sentiment de la vanité des choses d’ici-bas. Le besoin de l’infini, de l’éternel, le besoin de Dieu, pour employer ce mot sacré dans une acception tout-à-fait générale que l’usage autorise, tel est le résultat assez ordinaire de l’épreuve de la vie pour tous ceux qui évitent le double écueil de la légèreté et du découragement. Cependant ce recours à Dieu, considéré à ce point de vue général, se présente sous plusieurs formes et peut correspondre à des états intérieurs très différens. Tel homme est frappé du contraste entre l’instabilité des choses humaines et l’éternelle majesté de la nature : cette vie générale, toujours la même, immuable, tandis que les hommes passent et que les générations s’écoulent, le remplit d’une admiration religieuse ; la force secrète qui préside à la fois aux mouvemens des astres et à la génération de l’insecte est pour lui le Dieu inconnu auquel il dresse un autel dans son ame. Un autre, plus habitué aux abstractions de la pensée, s’attache à la considération de ces lois générales qui président au cours des choses et des événemens ; il s’abîme dans la contemplation du plan qui se manifeste dans le monde, et c’est ce plan éternel, cette idée souveraine, également dominatrice dans la double sphère de la nature et de l’humanité, qu’il place sur le trône de l’univers. Il n’y a pas d’illusion à se faire à cet égard. Bien qu’il ne bâtisse plus de temples et n’élève plus de statues, l’ancien paganisme n’en subsiste pas moins au sein de nos sociétés modernes. Le panthéisme renouvelle sous des formes différentes, dans le cabinet des savans et dans la demeure de l’homme du peuple, les conceptions antiques ; l’adoration de la nature et le culte du destin n’appartiennent pas uniquement à l’histoire.
Des religions semblables diffèrent beaucoup sans doute de l’adoration du Dieu des chrétiens, mais il ne faut pas méconnaître qu’elles placent l’homme dans une condition autre que celle qui lui est faite, lorsque les petits événemens et les mesquines préoccupations de la vie journalière absorbent seuls ses pensées. Il n’est pas sans douceur de se perdre dans la contemplation de cette vie universelle, dont on sent les pulsations dans les battemens de son cœur. Il y a une joie mélancolique à suivre du regard le cours inexorable de la destinée, à s’incliner sans résistance devant cette puissance invincible sous laquelle on voit ses semblables se débattre vainement. Un ordre éternel, une loi immuable, si le cœur ne peut leur offrir que le tribut d’une résignation forcée, fournissent du moins à la pensée un objet fixe, une base qui ne varie pas, et deviennent ainsi la source d’une espèce de repos, de quelque chose qui ressemble à la paix.
Une telle disposition de pensée faisait pressentir dans l’ame du philosophe un changement que des circonstances favorables devaient bientôt précipiter. C’est en 1818 que ces besoins religieux se montrent avec une intensité particulière, c’est à la même époque qu’un élan nouveau et considérable se manifeste dans les idées philosophiques de M. de Biran. Cet élan doit être attribué en partie au mouvement intellectuel de la capitale, et en particulier aux réunions de la société philosophique où le penseur de Bergerac était jeté.
M. de Biran n’était plus dans la solitude de son département. Royer-Collard l’initiait de plus en plus à la philosophie écossaise, Stapfer lui faisait connaître Kant, M. Cousin enfin développait devant lui cette pensée ardente et vaste, cette vive intelligence des plus hauts problèmes de la science philosophique et de son histoire, qui commençaient à fixer si hautement l’attention sur les cours de la Sorbonne. Ces hommes d’élite appelaient M. de Biran leur maître ; ils le nommaient ainsi avec raison, car ils reconnaissaient en lui, au sein de la rénovation de la philosophie française, l’auteur du mouvement le plus spontané, de la seule pensée véritablement originale ; ils acceptaient en commun sa polémique victorieuse contre le sensualisme, et tenaient pour définitive la restauration des droits et du rôle de la volonté : utile et glorieux résultat des méditations solitaires du Périgord. Il est bon d’ajouter cependant que le maître devait à ses disciples des connaissances plus étendues, un sentiment plus distinct de l’ensemble des problèmes philosophiques, et par suite une vue plus claire des lacunes de sa théorie.
Cette théorie, nous l’avons vu, s’était renfermée exclusivement dans l’étude des élémens constitutifs de la nature humaine ; elle expliquait l’homme par le concours de deux forces différentes et le plus souvent opposées : la vie animale résultant des impressions externes et de l’état de l’organisme, la vie humaine don la volonté était le centre et l’essence. C’est à cette vie humaine, méconnue par le sensualisme, que M. de Biran rapportait l’origine des idées supra-sensibles ; là se trouvait le côté faible de sa doctrine. En admettant que l’exercice de la volonté soit la condition de la personnalité, de la conscience même, et par conséquent de la manifestation des idées à la conscience, il n’en résulte pas que ces idées soient produites par la volonté. Elles ne viennent pas non plus des élémens de la vie animale ; il faut donc leur chercher une autre origine. Lorsque je pense en particulier à l’infini, à l’éternel, il est manifeste, d’une part, que ces pensées ne procèdent pas des sens, et, d’une autre, que ce n’est pas moi qui les produis volontairement. L’éternité, l’infinitude, sont des conceptions qui me sont imposées, je n’en dispose pas, je ne les crée pas : — d’où viennent-elles ? À ces questions, la théorie de l’Essai ne fournissait pas de réponse satisfaisante ; c’est là qu’était la lacune, M. de Biran l’axait déjà précédemment entrevue. Les objections soulevées par les philosophes qui l’entouraient à Paris, l’examen plus attentif des grands systèmes métaphysiques et de la place qu’ils assignent à ce problème, achèvent de l’éclairer. La science de l’homme elle-même appelle une autre science. Quelle est la source des idées ? quelle est tout particulièrement la source des idées de l’éternel et de l’infini, — en un mot de l’absolu ? La question est précise ; un mot suffit à la résoudre, et ce mot, M. de Biran l’a déjà prononcé. Les besoins de son ame ont devancé les nécessités de sa philosophie. Le Dieu qu’il a réclamé pour appui de sa vie morale lui apparaît encore comme la seule explication possible de ces idées, que n’expliquent ni l’homme ni le monde, — comme le principe de l’éternel et de l’infini.
Dieu est trouvé, mais quel Dieu ? Ce n’est pas seulement la force suprême, la raison éternelle qu’admettent en commun le panthéiste et le chrétien. Un philosophe aux yeux duquel la volonté avait été et continuait à être la condition même de l’intelligence, un philosophe qui tenait la liberté humaine pour la première donnée du sens intime et la plus certaine des vérités, ne pouvait placer sur le trône de l’univers une intelligence sans volonté, ou une force aveugle et fatale. Aussi Dieu est-il bien pour M. de Biran l’être personnel et libre duquel toutes choses dépendent ; son Dieu est un Dieu vivant, et il n’hésite pas à déclarer athées « ceux qui n’admettent pas la responsabilité de Dieu, alors même qu’ils attribuent la plus haute intelligence ou la pensée infinie à Dieu comme au grand tout[21]. » La pensée, la pensée éternelle et suprême est bien pour lui un des attributs de l’Etre des êtres ; mais ce n’est pas là, à ses yeux, la conception fondamentale. La volonté, la puissance, prennent rang avant l’idée.
Dieu introduit dans une théorie où il n’avait pas de place, ce n’est pas, on peut le comprendre, la simple addition d’un point de doctrine. M. de Biran n’abandonne pas ses vues antérieures ; mais la base même de la science est changée. Le monde et l’homme, dans leur action réciproque, ne sont plus désormais que des élémens subordonnés du problème philosophique. Nulle solution n’est complète, si elle ne remonte jusqu’à la source même de toute existence. Le vrai, le bien, le beau, tout ce qui élève la pensée, tout ce qui peut intéresser les ames repose dans le sein de la Divinité. Toute question finit par conduire à cette haute sphère ; l’œil ne peut suivre un des rayons qui descendent pour éclairer notre route ici-bas, sans remonter à la source éternelle de toute lumière.
Constater la nécessité de la pensée de Dieu pour la solution des problèmes philosophiques, telle était donc la vue nouvelle qui venait modifier profondément l’exposition des doctrines de M. Biran à la même époque où le besoin de Dieu se faisait sentir à son ame avec une vivacité particulière. De nouvelles perspectives se dévoilaient maintenant à sa pensée. Après avoir approfondi avec une sagacité laborieuse et patiente les faits de la nature humaine et les rapports du physique et du moral, il était en voie d’étendre l’horizon de ses recherches et d’embrasser, dans un vaste système, les rapports de l’homme et du monde avec le Créateur. C’était aborder les problèmes agités par ces écoles célèbres dont il venait de prendre une connaissance un peu plus complète que par le passé ; c’était aussi abandonner l’observation directe et immédiate pour donner une plus haute importance à l’enchaînement logique des idées. Cette voie ne fut pas celle de M. de Biran. L’homme arrêta chez lui l’essor du logicien, et un instinct impérieux le retint comme enchaîné à ces faits du sens intime, constant objet de ses études. Entre toutes les questions nouvelles qui purent traverser son esprit, une seule le captiva, une question pratique, et qui était, avant tout pour lui, une question personnelle : — Quels étaient les rapports de son ame avec ce Dieu dont il venait de reconnaître la place souveraine ?
Savoir que Dieu pouvait seul lui prêter un appui qu’il avait appris à ne plus espérer du monde ne suffisait pas en effet. Cet appui, à quel titre et dans quel sens devait-il lui être accordé ? Dieu, auteur éternel de tout ordre et de tout bien, offrait à sa volonté un but immuable, élevé au-dessus de toutes les variations de la sensibilité, de tous les accidens de la fortune. Poursuivre ce but invariablement, c’était trouver cette base fixe si ardemment souhaitée, et par conséquent ce repos, objet de tant de désirs ; mais la volonté suffit-elle à cette tâche ? Dieu, qui l’a créée, s’est-il borné à lui donner une règle à suivre, et doit-elle, ne comptant que sur elle-même, suivre cette règle par son propre effort ? ou bien le Dieu notre créateur continue-t-il à être auprès de nous ? veut-il subvenir à notre faiblesse et nous communiquer une force que nous ne trouvons pas dans notre seule nature ? La vie est, dans tous les cas, une lutte ; mais est-ce avec notre propre force que nous devons soutenir le combat ou avec une force étrangère ? Que pouvons-nous seuls ? que devons-nous attendre de Dieu ? Telle est l’alternative qui se pose à la pensée de M. de Biran.
Cette question est celle du stoïcisme ou de l’Évangile, car la croyance en un Dieu personnel et créateur, lorsqu’on admet, du reste, que l’homme, une fois créé, ne doit s’appuyer que sur lui-même, ne modifie en rien dans son essence la morale du Portique. Ne compter que sur soi, c’est la doctrine des disciples de Zénon. Appeler la grace de Dieu, c’est l’espérance des chrétiens. Maine de Biran a une vue très nette de sa situation ; il sait que sa pensée oscille entre la plus noble école de l’antiquité et les promesses de Jésus-Christ. Nous l’avons vu, répudiant la triste morale du sensualisme, s’avancer vers les doctrines stoïciennes. La question était de savoir maintenant s’il en resterait à ce point de son développement, ou si les tendances chrétiennes prévaudraient définitivement dans son ame. Les deux élémens de la lutte qui s’établissait ainsi dans sa pensée lui étaient également connus. C’est à la lecture de Marc-Aurèle qu’il paraît avoir dû principalement sa connaissance du stoïcisme. L’esprit de cette école lui était au reste révélé, ainsi qu’on l’a vu, par la tendance de ses propres doctrines. D’un autre, côté, il avait eu l’occasion de réparer cet oubli des enseigneinens du christianisme qui trop long-temps avait été son partage. L’étude de la Bible lui avait fait puiser à la source la connaissance de la doctrine révélée. Il nous apprend lui-même que, en 1815 déjà, il commençait chacune de ses journées par la lecture d’un chapitre de l’Écriture-Sainte, habitude probablement contractée à cette époque même sous l’empire des impressions que l’ébranlement de la société avait produites dans son ame. Plus tard, on le voit continuer un commentaire sur l’Évangile de saint Jean, commentaire que son jeune ami Loyson avait entrepris et lui avait légué en mourant. Pascal avait souvent fourni un texte à ses méditations. Il commence par le combattre : mais, en le combattant, il apprend à le connaître, et finit par se rapprocher de lui. Toutefois l’Imitation de Jésus-C’hrist et les Œuvres spirituelles de Fénelon sont les deux livres dans lesquels il semble avoir rencontré l’expression des vérités chrétiennes qui répondaient le mieux aux instincts de son cœur et aux besoins de son esprit. Quelques relations personnelles contribuèrent enfin à fixer sa pensée sur les vérités révélées et à lui en faire apprécier la valeur. Stapfer surtout lui apprit par son exemple qu’une foi sincère et un zèle actif pour la propagation de l’Évangile pouvaient se rencontrer dans une intelligence cultivée et éprise d’un vif amour pour les spéculations philosophiques. C’est donc en toute connaissance de cause que M. de Biran était mis en demeure de choisir entre la philosophie stoïcienne et la foi des chrétiens.
La question ne se présente pas toujours à lui sous un jour identique, elle semble même quelquefois s’évanouir à ses yeux. Ces deux doctrines, qui s’offrent l’une et l’autre à l’homme comme un point d’appui, comme un moyen de bonheur, lui paraissent alors n’être point opposées, et présenter au contraire une même vérité sous deux faces un peu différentes. Qu’on en appelle au Portique ou à l’Évangile, qu’importe ? Ne trouve-t-on pas des deux parts une proscription égale de la recherche des jouissances sensibles et de l’entraînement des passions ? Cette manière de voir qui supprime le problème traverse parfois l’esprit de Maine de Biran, mais il ne s’y arrête jamais d’une manière définitive. Plus il cherche sa voie avec une attention sévère, plus il saisit fortement le contraste entre ces deux tendances, dont l’une porte l’homme à placer en lui-même tout son espoir, tandis que l’autre le pousse à s’abandonner à une force plus haute que la sienne et à y chercher tout son appui. C’est vers le christianisme qu’il s’avance ; des motifs de plus en plus impérieux l’éloignent des stoïciens. Il se demande si l’homme des stoïciens est bien l’homme réel, et l’expérience lui répond que, pour accomplir le bien, il ne suffit pas de le connaître ; avec la vue la plus claire du devoir, la volonté retombe souvent sur elle-même dans le sentiment intime de sa faiblesse, car l’impulsion qui nous fait agir est autre chose que l’idée que telle action est bonne, et la raison ne suffit pas pour fournir des motifs à la volonté. C’est là sans doute une condition misérable, mais cette misère est réelle ; la question n’est pas de décider ce que l’homme pourrait être, mais de fournir à l’homme tel qu’il est les secours qui lui sont nécessaires. Or, ces secours, le stoïcisme ne les offre pas ; il ne nous donne pas d’appui, parce qu’il méconnaît notre faiblesse ; « il est bon pour les forts, mais non pour les faibles, les pécheurs et les infirmes[22]. » Il est fait pour un homme imaginaire et abandonne l’homme réel à toutes les infirmités de sa nature. Quelle ressource encore attendre dans la souffrance, comme partage de l’humanité, de cette doctrine orgueilleuse ? Une triste et froide résignation est tout ce qu’elle nous enseigne ; mais cette résignation est encore une souffrance. Ce qu’il nous faut pour soulager la douleur, c’est un moyen de nous la faire accepter, d’obtenir de nous une adhésion libre, joyeuse même, aux intentions mystérieuses de la puissance qui nous afflige.
Ce secours cherché par la volonté défaillante, cette adhésion du cœur à la souffrance, supposent un sentiment commun : l’humilité, et se résument dans un seul acte : la prière. La prière et l’humilité, tels sont les caractères spéciaux et distinctifs de la doctrine chrétienne. La prière est à la fois un appel de la grace qui fortifie et un abandon filial de l’homme aux desseins, quels qu’ils soient, d’une providence miséricordieuse. Ainsi, lorsque Biran s’écrie : « Oh ! que j’ai besoin de prier ! » ou lorsqu’il trace dans son Journal les lignes suivantes : « Journée de bien-être, de calme et de raison, effet de la prière ! » il porte la sentence de condamnation du stoïcisme, car le stoïcien ne prie jamais.
Ce que le stoïcisme refuse, l’Évangile le promet, et c’est conduit par le besoin de la grace que M. de Biran s’avance vers Jésus-Christ. Est-il besoin de rappeler que ce ne sont pas là pour lui des conceptions théoriques et de simples vues de l’esprit ? Cette insuffisance de la volonté livrée à elle-même, il en a fait pour son compte la triste expérience. C’est lui qui a constaté que la vue la plus claire du devoir ne suffit pas à nous le faire accomplir, lui qui a senti que la doctrine des forts n’est pas celle qui nous convient, lui qui a éprouvé qu’une résignation sans confiance et sans amour ne saurait briser l’aiguillon de la douleur. Chacune des vérités qu’il découvre, il la conquiert au prix d’une espérance déçue, d’un froissement de cœur, d’une heure de découragement ou d’angoisse. Le raisonnement, les habitudes spéculatives sont des écueils plutôt que des secours dans le chemin sur lequel il s’avance ; c’est le cours naturel de la vie qui l’amène, par une voie lente et souvent douloureuse, aux promesses et aux espérances de la foi des chrétiens. Du reste, on serait dans l’erreur, si l’on supposait, qu’il marche par des degrés précis et comme à pas comptés vers le but auquel il tend. Il hésite, il s’arrête, il recule même, et ce n’est qu’en considérant des périodes de quelque étendue qu’on discerne, au milieu de ses incertitudes et de ses chutes, la direction toujours plus claire de sa pensée, ou, pour mieux dire, le courant toujours plus marqué de son ame. Son développement religieux rencontre plus d’une entrave. Cette constante habitude de réflexion, préservatif inefficace contre les rechutes, devient elle-même la source d’obstacles à ses progrès, plus sérieux peut-être que ceux qui naissent des influences mondaines. Tout lui devient matière à problème. Il éprouve dans son état intérieur les bienfaits de la religion, des lueurs de calme et de paix lui sont accordées ; mais est-ce là véritablement le don de la grace, l’accomplissement des promesses divines ? Cet instant de joie, cette heure douce et paisible, ne faut-il pas les attribuer à une circonstance toute physique, à un état exceptionnel des fonctions de la vie ? Est-ce Dieu qui agit ? est-ce le simple résultat de l’organisme ? Il prie, et il a dû à la prière une journée de calme, de raison et de paix. C’est un fait à examiner. Il faudrait considérer les effets psychologiques de la prière. D’où provient son efficace ? La force obtenue est-elle vraiment un don surnaturel ? N’est-ce point une simple réaction de l’ame opérant sur elle-même dans des conditions déterminées ?… Ainsi tout fait soulève une question, toute question suscite un doute. Combien de fois, en parcourant les pages du Journal intime, on souhaite à l’auteur une foi plus simple ! Combien de fois on est presque tenté de regretter cette habitude d’analyse qui vient se poser en travers du chemin de l’ame ! Il semble quelquefois que l’on ait affaire à un physiologiste qui refuse de prendre sa nourriture avant de l’avoir décomposée pour en reconnaître les élémens.
Cet instinct scientifique, qui avait fait les succès de l’auteur dans les travaux de la pensée, vient traverser à un autre titre encore son développement religieux. La dissipation et la légèreté d’esprit sont fort opposées sans doute aux dispositions qui rapprochent l’homme de Dieu ; mais tout a ses abus, et l’habitude de la réflexion sur soi-même, de l’analyse détaillée de ses impressions et de ses mobiles, ne doit pas dépasser certaines limites pour demeurer salutaire. Il arrive qu’en s’observant trop, on finit par regarder au lieu d’agir ; on consume dans ce travail de la pensée des forces qui font ensuite défaut, lorsque les luttes de la vie les réclament. Le désir de se rendre compte de tout ce qui se passe dans l’ame devient-il une préoccupation dominante, la curiosité de l’esprit finit par acquérir un tel empire, que la conscience s’émousse. Le bien et le mal s’égalisent en quelque sorte comme étant l’un et l’autre des objets d’un intérêt pareil. On se sait gré de se connaître si bien, on éprouve même une sorte de joie orgueilleuse et secrète à n’être pas la dupe de mobiles mauvais que l’on juge tout en s’y abandonnant, et auxquels on s’abandonne peut-être d’autant plus facilement qu’on éprouve quelque plaisir à les juger. D’ailleurs, s’observer sans cesse, même pour se condamner, c’est encore se faire le propre centre de ses pensées, c’est encore une manière de s’occuper de soi et de se complaire en soi. L’analyse de son propre cœur peut donc être nécessaire pour amener une crise à un moment donné, pour éclairer l’homme sur son état moral, le détourner de la poursuite de biens trompeurs et lui faire sentir le besoin du secours divin ; mais, si elle continue à prédominer, si elle devient le fond de la vie intérieure, elle détourne cette vie de sa direction légitime, elle retient l’ame captive en elle-même, elle la maintient dans la région de l’inquiétude et du trouble, l’empêchant de trouver son repos dans un abandon filial à la volonté de Dieu. Maine de Biran avait trouvé dans la lecture de Fénelon, l’un de ses auteurs favoris, l’expression réitérée de ces vérités ; mais il s’était instruit surtout à cet égard par les difficultés qu’opposaient à son avancement spirituel ses habitudes méditatives. Aussi, après avoir écrit en 1795 : « Je crois que le seul qui soit sur la route de la sagesse ou du bonheur, c’est celui qui, sans cesse occupé de l’analyse de ses affections, n’a presque pas un sentiment, pas une pensée dont il ne se rende compte à lui-même ; » en 1821, après une expérience de vingt-six années, il trace les lignes suivantes : « L’habitude de s’occuper spéculativement de ce qui se passe en soi-même, en mal comme en bien, serait-elle donc immorale ? Je le crains, d’après mon expérience. Il faut se donner un but, un point d’appui hors de soi et plus haut que soi, pour pouvoir réagir avec succès sur ses propres modifications. »
Au travers de tant d’obstacles, l’idéal chrétien apparaît de plus en plus nettement à son esprit. Si on ne rencontre pas, il est vrai, dans le Journal, à l’égard des vérités chrétiennes, l’expression d’une conviction proprement dite, les aspirations, les désirs, les vues qui se dirigent de ce côté y abondent et se multiplient à mesure que le temps avance ; le mouvement est visible, et on ne peut en méconnaître la direction. Le besoin d’appui était devenu chez M. de Biran le besoin de la grace, et le besoin de la grace avait naturellement dirigé ses regards vers celui qui en a fait la promesse. C’est là le trait caractéristique et tout-à-fait prédominant de son développement religieux. À cette vue fondamentale s’en joint une autre qui occupe le second rang. Jésus-Christ résume dans sa personne tous les traits de l’existence supérieure, de la vie divine à laquelle nous pouvons aspirer. Celui qui a fait la promesse de l’Esprit saint est en même temps, dans sa vie et dans sa mort, le type accompli de l’idéal qui convient à l’homme dans les conditions de son existence ici-bas. Ces deux élémens, les secours promis, l’idéal réalisé, sont à peu près les seuls que Maine de Biran saisisse dans l’ensemble des dogmes chrétiens ; l’idée du pardon n’a ers de place dans son esprit. Dans les dernières lignes de son Journal, il invoque sans doute le divin médiateur ; mais ce médiateur n’est pas celui qui se place entre le coupable et le juge, c’est l’ami qui empêche l’homme de succomber sous le poids de la solitude.
Cette espèce d’oubli d’une doctrine aussi capitale dans l’économie générale de la vérité chrétienne n’est point un accident dans la pensée de M. de Biran, c’est le résultat de l’ensemble de son développement intérieur. Dans ses profondes analyses de l’homme, il n’avait jamais fixé ses regards avec quelque soin sur l’obligation morale et sur la responsabilité qui en est la conséquence. La position des problèmes qu’il agitait ne dirigeait pas son attention de ce côté, et sa constitution personnelle avait éveillé son intérêt sur les rapports de l’ame avec l’organisme plutôt que sur les rapports de la volonté avec la loi du devoir. Lorsqu’il dirige sa pensée sur la morale, ce qui le préoccupe, c’est la beauté d’une vie ordonnée, paisible, conforme aux lois de la raison et de l’harmonie, par opposition à une vie agitée, sans base fixe, dominée par des passions inquiètes et mobiles ; c’est encore la douceur et la convenance des sentimens bienveillans et cette harmonie des hommes entre eux, qui résulte d’une affection réciproque ; il va même jusqu’à identifier la conscience morale avec la sympathie qui unit les hommes entre eux. Toutefois le devoir dans sa sévérité majestueuse, le devoir qui oblige et qui condamne, ce fait que Kant posait à la base de toute sa doctrine, le philosophe français ne l’avait jamais regardé en face, et par suite n’en avait pas apprécié toute la portée. Il déplorait donc la faiblesse de la volonté plutôt que ses fautes, et la misère d’une vie subordonnée aux impressions extérieures et aux mille variations de la : sensibilité interne plutôt que le caractère coupable d’une existence étrangère à l’observation des lois divines. « Mon Dieu ! s’écriait-il dans les angoisses qui présageaient sa dernière maladie, délivrez-moi du mal, c’est-à-dire de cet état du corps qui offusque et absorbe toutes les facultés de mon ame[23] ! » Faiblesse, misère, c’est donc là ce qu’il découvre avec douleur en lui et dans ses semblables, non le péché proprement dit, la transgression de la loi divine.
M, de Biran arrive ainsi à la grace sans avoir passé par l’intermédiaire de la loi. On comprend dès-lors pourquoi l’Imitation de Jésus-Christ et les Œuvres spirituelles de Fénelon étaient ses lectures de prédilection. Ces ouvrages, en effet, supposent le dogme chrétien bien plus qu’ils ne l’exposent et se rapportent d’une manière presque exclusive aux opérations de l’esprit de Dieu dans l’ame du croyant. Cette action de Dieu et les états intérieurs qui en sont la conséquence sont la seule partie du domaine de la religion qui se prête à une observation directe et immédiate, parce que la conscience même de l’individu en est le théâtre. C’était un nouveau motif pour que les faits de cet ordre fussent de la part de M. de Biran l’objet d’une préoccupation exclusive. Abordant les questions religieuses, nouvelles pour lui, il était conforme à tous ses antécédens de se placer sur le terrain du sens intime et de s’y renfermer. La doctrine du pardon qui lui avait échappé, parce que le fait du devoir ne l’avait pas suffisamment préoccupé, lui échappait donc encore à un autre titre. L’existence réelle d’un sauveur est un fait extérieur au croyant, bien qu’en relation intime avec sa conscience, un fait historique, produit de la libre volonté du Dieu de miséricorde. Lorsqu’on y croit, on éprouve en soi-même les conséquences de cette foi ; mais le fait auquel on croit, on ne l’éprouve pas, le sens intime tout seul ne saurait jamais l’atteindre. Or, Maine de Biran était toujours porté à constater ce qu’il éprouvait bien plus qu’à croire ce qui pouvait se passer hors de lui. Le pardon accepté rentrait beaucoup moins dans son point de vue que la grace immédiatement sentie. Une lacune considérable subsiste donc dans sa conception du christianisme ; je dis une lacune, non une négation. On ne le voit pas, en effet, se placer en présence de l’enseignement de l’église pour en accepter une partie et en rejeter une autre ; il ne se refuse pas à la doctrine du pardon, il semble ne pas l’apercevoir.
Ce n’est ici qu’une face particulière d’un caractère plus général de la religion de Maine de Biran. Cette religion repose tout entière sur les expériences intérieures et les faits de sens intime, sans aucune base extérieure historique, sans aucun élément objectif, pour employer un terme que l’usage a consacré ; elle est exclusivement un rapport personnel entre Dieu et lui, rapport dont la seule conscience est le théâtre. Jésus-Christ s’offre comme un idéal que la conscience accepte ; mais l’Homme-Dieu est-il venu dans le monde ? faut-il voir en lui un être réel qui a paru sur la terre, manifestation de la miséricorde éternelle ? sa venue et sa mission reposent-elles sur des témoignages authentiques ? peuvent-elles être appuyées sur des preuves appréciables par la raison ? — Ce problème est nul à ses yeux, il ne l’aborde pas ; il ne paraît attacher aucune importance à ce qu’on est convenu d’appeler les preuves extérieures de la religion.
Il semble avoir été fortifié dans cette tendance purement subjective par les efforts d’écrivains illustres qui tentaient de ramener les peuples à la religion, soit au nom des intérêts de la société et en faisant appel aux préoccupations politiques, soit au nom des souvenirs et en s’appuyant sur les prestiges de l’imagination. Telle était l’œuvre accomplie dans un sens par l’auteur du Génie du christianisme, et dans l’autre, par MM. de Bonald et Lamennais. Ces tentatives de restauration religieuse avaient un caractère trop extérieur pour ne pas inspirer quelque répulsion à un homme dont le développement était aussi profondément individuel que l’était celui de M. de Biran. Dans ces brillantes théories, dans ces élans d’imagination, dans ces appels éloquens et souvent sublimes à des mobiles puissans, mais étrangers à la sphère propre de la conscience, il ne rencontrait nulle part l’expression des besoins qui l’avaient conduit à invoquer le Dieu de grace et de paix. Les ligues suivantes semblent dictées par le sentiment de l’opposition absolue qui existait entre la voie qui était la sienne et celle dans laquelle se trouvaient engagés les écrivains que je viens de nommer. « Ce n’est pas par l’imagination et les passions, mais par la réflexion et le sens intime qu’on ramènera les hommes de notre siècle à la morale et à la véritable religion. » Il n’éprouvait pas non plus ce besoin d’autorité doctrinale qui formait, avec les considérations tirées de l’ordre social, la source principale à laquelle MM. de Bonald et de Lamennais puisaient leurs argumens. Le point d’appui qu’il réclamait pour son cœur et sa volonté était tout autre chose que cette règle fixe que désirent pour leurs pensées les intelligences travaillées par le doute. Son point de vue lui permettait de se concentrer dans la considération pure et simple des phénomènes dont l’ame est le théâtre.
C’est bien là, en vérité, le terrain nécessaire à des convictions religieuses véritablement solides ; mais la foi chrétienne, bien qu’elle s’appuie avant tout sur ces dispositions intérieures qui seules la rendent efficace, n’en est pas moins dans sa plénitude la rencontre de deux classes de faits d’ordre différent. L’oeuvre de Dieu, dans les ames, a pour condition et pour moyen une œuvre de Dieu extérieure à l’individu. Cette œuvre de Dieu extérieure à l’individu est l’objet de la foi, et la notion même de la foi s’évanouit lorsqu’on la dépouille d’un objet extérieur. C’est parce que Jésus-Christ est venu dans le monde qu’il y a des chrétiens. Or, la venue de Jésus-Christ au monde est un fait objectif, le résultat d’une volonté divine qui devient sans doute le principe d’où découle l’état de l’ame du croyant, mais qui ne saurait être confondu avec cet état. La foi religieuse se compose donc de deux élémens bien distincts, bien qu’intimement unis : un sentiment, personnel de sa nature, et une croyance, qui transporte l’ame hors d’elle-même, la plaçant en face d’une intervention de Dieu et de toutes les conséquences qui en résultent. Le sentiment, sans doute, incline l’ame à la croyance, de même que la croyance, à son tour, est l’origine de sentimens nouveaux, de telle sorte que les vérités religieuses ne sont pas susceptibles d’une démonstration purement extérieure, d’une démonstration exclusivement historique ou rationnelle ; mais, d’un autre côté, la démonstration existe dans une certaine mesure et concourt à mettre le croyant en présence de l’objet de la foi. La vérité du christianisme peut être rendue au moins probable aux yeux de la raison, et, ce qu’il importe surtout de remarquer, l’homme qui accepte la réalité de la révélation divine se trouve par là en présence d’un ensemble de vérins et de promesses qui s’imposent à l’adhésion de son esprit, indépendamment des variations de son sentiment intérieur, parce que la révélation s’est produite comme un fait historique hors de la sphère de la conscience individuelle. Les vérités chrétiennes agissent sur moi avec une intensité dont le degré varie ; mais, au sein même de cette variation, je continue à savoir que ce sont des vérités : elles ne cessent jamais d’être à mes yeux une autorité légitime.
On ne peut supprimer l’un de ces deux élémens, — l’un extérieur, l’autre interne, — sans que les bases de la vie religieuse ne soient profondément ébranlées. La valeur du fait intérieur est-elle méconnue, il ne reste qu’une croyance pure, qui ne sort pas de la région de l’intelligence et ne saurait agir sur la vie pour la transformer. Concentre-t-on toute la religion dans les seuls sentimens de l’ame en élaguant la croyance, on tombe dans des inconvéniens tout aussi graves : une sorte de vague mysticisme, qui repose tout entier sur des états individuels et passagers, prend la place de la foi. Les sentimens, et même les plus élevés, sont mobiles et variables par leur nature ; on ne peut rien construire de fixe sur un terrain aussi mouvant. Chez celui qui ne croit qu’en raison de ce qu’il éprouve, un ralentissement de zèle devient un doute, la froideur de l’ame est presque une presque une négation, et la vérité, flottant au gré d’impressions fugitives, ne peut devenir d’une conviction proprement dite. La philosophie de M. de Biran avait débuté par la seule étude des phénomènes intérieurs ; il en était venu reconnaître la nécessité d’élargir ce terrain trop étroit. Après avoir essayé d’appuyer ses idées sur le seul fondement du moi individuel, il avait reconnu qu’elles n’avaient de base solide qu’au sein de Dieu, l’existence suprême. De même, les sentimens intérieurs du chrétien s’offrent d’abord à lui comme constituant le christianisme tout entier ; si sa carrière eût été plus longue, il en serait venu sans doute à reconnaître aussi la nécessité de sortir de ce point de vue insuffisant pour rétablir dans sa place légitime l’élément extérieur de la religion révélée.
Les vues de M. de Biran sur le christianisme étaient donc incomplètes, mais profondément sérieuses, parce qu’elles étaient dans son esprit le reflet des besoins les plus impérieux de la conscience. Il se sentit appelé, non à leur faire une place à part, mais à leur subordonner la chaîne entière de ses pensées. Le mur de séparation que l’on est convenu d’élever entre la religion et les recherches purement rationnelles ne pouvait subsister à ses yeux. Il avait déjà indiqué ce, point de vue dans un examen, demeuré inédit, des opinions de M. de Bonald. Il traçait alors une ligne de démarcation très prononcée entre des vérités qui procèdent du dehors et s’imposent par voie d’autorité - et une science personnelle qui résulte avant tout des expériences que chacun peut faire en dedans de soi-même. C’était séparer la religion et la philosophie au point de vue de la méthode, et c’est ainsi que l’on procède d’ordinaire ; mais cette distinction, si nette en apparence, n’a point la valeur qu’un examen superficiel peut lui faire accorder. Que les dogmes chrétiens, en effet, soient enseignés du dehors à l’individu, et s’imposent avec autorité à l’adhésion de son esprit dès le moment qu’il croit à leur origine, — c’est ce qui ne fait pas et ne peut pas faire question ; mais ces dogmes répondent à des nécessités du cœur et de la conscience qu’ils viennent satisfaire, nécessités qui se laissent observer directement, et de plus, ils produisent dans l’ame qui les accepte des effets immédiatement observables aussi. Se refuser à l’examen des faits de cet ordre, ce serait suivre une voie analogue à celle d’un philosophe qui prétendrait étudier l’esprit humain dans sa pureté absolue, sans faire mention d’aucun des phénomènes qui résultent de ses rapports avec des existences étrangères. Une telle étude cependant ne pouvait être qu’une vaine et stérile abstraction. Pour étudier l’homme, il faut bien le considérer au moins dans ses relations avec le monde matériel qui l’environne. On note avec soin l’impression que les corps produisent sur lui, les sensations douces ou pénibles qu’ils lui envoient ; mais, si les vérités religieuses produisent dans son ame des effets particuliers, s’il est placé par les conséquences de sa foi dans des états spéciaux, comment ne pas en faire mention ? Si l’homme trouve dans les promesses évangéliques des consolations qu’il ne rencontre pas ailleurs, s’il reçoit dans la prière une force qui lui faisait défaut, une science de l’homme qui passerait sous silence les faits de cet ordre ne serait-elle pas étrangement mutilée ? Ce serait une pauvre philosophie, en vérité, que celle qui se condamnerait à garder le silence sur les développemens les plus élevés de la vie humaine par le motif que ces développemens se rattachent à des vérités que la raison toute seule n’a pas découvertes.
Maine de Biran, conduit par des considérations de cette nature, fut amené à négliger la distinction reçue entre la religion et la philosophie pour ne laisser subsister qu’une science unique, celle de la réalité telle qu’elle est, science qui n’est pas le domaine spécial du philosophe ou du croyant, mais le domaine de l’homme, de l’homme qui reste le même, soit qu’il raisonne, soit qu’il croie. Il dut, par suite, modifier assez profondément l’exposition antérieure de ses doctrines. L’Essai sur les fondemens de la psychologie était demeuré en manuscrit dans son portefeuille depuis 1843. Souvent il l’avait retouché, mais un désir continuel d’amélioration et les préoccupations de sa carrière politique ne lui avaient pas permis de le donner au public. Lorsque les idées religieuses commencèrent à prendre une place importante dans son esprit, il crut peut-être pendant un temps qu’il suffirait de faire quelques additions à son ouvrage ; mais, en 1823, il éprouva le besoin de le remanier complètement pour le mettre en harmonie avec ses pensées nouvelles. Dans l’Essai, il avait profondément distingué deux élémens dans notre nature : une vie inconsciente, ayant ses lois dans lesquelles aucun élément de volonté n’intervient ; une vie proprement humaine, dont la conscience est le caractère et dont la volonté est l’agent. La destination de l’homme lui paraissait alors se résumer dans le triomphe de la volonté sur les élémens d’une existence inférieure. Maintenant, sans rejeter les bases de cette analyse, il la trouvait insuffisante. Un élément nouveau, en effet, le rapport de l’homme avec l’esprit de Dieu, lui était apparu, et cet élément réclamait une place telle que toute l’économie de la construction philosophique précédente s’en trouvait modifiée. Le secours accordé par Dieu à l’homme étant admis, la grace acceptée, il en résultait deux conséquences d’une importance égale : la première, que la volonté ne triomphe pas seule dans la lutte entre les penchans, mais doit être soutenue par une force supérieure ; la deuxième, que le but dernier de la volonté n’est pas de se posséder elle-même et de se complaire dans son triomphe, mais de se donner à Dieu tout entière. Dieu en effet, puisqu’il est l’appui de l’ame, la force de sa faiblesse, devient par là même sa seule fin légitime. La volonté, ne se soutenant que par la grace, se doit au Dieu dont cette grace procède. À l’époque de la rédaction de l’Essai, M. de Biran disait avec Fénelon : « Nous n’avons rien à nous que notre volonté ; tout le reste n’est point à nous. La maladie enlève la santé et la vie ; les richesses nous sont arrachées par la violence ; les talens de l’esprit dépendent de la disposition du corps. L’unique chose qui est véritablement à nous, c’est notre volonté. » Il ajoutait plus tard avec le même auteur : « Aussi est-ce elle (la volonté) dont Dieu est jaloux, car il nous l’a donnée, non afin que nous la gardions et que nous en demeurions propriétaires, mais afin que nous la lui rendions tout entière, telle que nous l’avons reçue et sans en rien retenir[24]. »
Le triomphe de la volonté sur la nature sensible, qui était précédemment le terme et le but du développement humain, n’était donc plus maintenant qu’un moyen ; l’abandon de la volonté à Dieu devenait le but final. L’Essai passait sous silence le fait capital dans lequel se résume la destination légitime de la créature humaine. Cette vue nouvelle présida au plan des Nouveaux Essais d’anthropologie ; tel était le titre du dernier écrit dans lequel M. de Biran entreprit de développer sa pensée. Cet écrit répartissait dans trois vies différentes l’ensemble des faits que présente notre nature, envisagée dans les degrés successifs de son développement normal et complet.
La première vie, ou vie animale, est régie par les impressions de plaisir ou de douleur dont la machine organisée est l’occasion ; elle est le siège des passions aveugles, de tout ce qu’il y a en nous d’inconscient et d’involontaire : c’est l’état de l’enfant en bas âge avant le premier éveil de la conscience, l’état dans lequel nous retombons toutes les fois qu’abdiquant le gouvernement de nos destinées, nous acceptons le joug des penchans organiques qui constituent notre tempérament. Les états de sommeil, d’aliénation mentale et autres analogues trouvent ici leur place.
La seconde vie, ou vie de l’homme, commence à l’apparition de la volonté et de l’intelligence, dont un premier déploiement de la volonté est la condition. Les idées et la parole s’ajoutent aux instincts, et la force personnelle entre en combinaison avec ces instincts, lutte avec eux ou s’abandonne plus ou moins à leur impulsion : il y a conflit entre deux puissances d’ordre différent ; les penchans inférieurs subsistent et font sentir encore leur empire, tandis que la raison entrevoit une sphère plus élevée, une vie meilleure.
La troisième vie est la vie de l’esprit. La volonté, au lieu de chercher un point d’appui en elle-même, s’abandonne à l’influence supérieure de l’esprit divin ; la lutte cesse alors. L’homme, identifié autant qu’il est en lui avec la source éternelle de toute force et de toute lumière, trouve la joie et la paix dans le sentiment de son union intime avec son Dieu. L’animalité est vaincue, le triomphe de la vie divine assuré.
L’effort est le caractère distinctif de la deuxième vie ; c’est à l’amour qu’il est réservé d’élever l’homme à la troisième. « Le véritable amour consiste dans le sacrifice entier de soi-même à l’objet aimé. Dès que nous sommes disposés à lui sacrifier invariablement notre volonté propre, si bien que nous ne voulons plus rien que lui et pour lui, en faisant abnégation de nous-mêmes, dès-lors notre ame est en repos, et l’amour est le bien de la vie[25]. » L’homme est donc placé dans une position intermédiaire entre Dieu et la nature. En s’abandonnant à ses appétits et à toutes les impulsions de la chair, il subit la loi des forces naturelles et trouve une sorte de triste repos dans l’unité d’une vie purement animale. En s’abandonnant sans réserve à l’influence de l’esprit-amour, il trouve dans l’abnégation de sa volonté propre la joie du renoncement et parvient à la paix dans l’unité de la vie divine. Dans l’état moyen, où l’homme lutte contre les impulsions sensibles sans s’abandonner à la puissance supérieure de l’esprit divin, se trouve la région des luttes, du trouble et de l’inquiétude.
Si l’on se rappelle que l’auteur de cette théorie ne possédait pas dans des croyances religieuses précises une règle invariable propre à le préserver des excès de sa propre pensée, on comprendra facilement qu’il pût tomber par momens dans les abus d’un mysticisme intempérant. Aussi lui arrive-t-il quelquefois de sacrifier cette liberté humaine qu’il avait si hautement défendue à cette vue exagérée et fausse de la doctrine de la grace, dont il avait fait jadis une objection contre le christianisme. Il lui arrive de présenter comme « le plus haut degré où puisse atteindre l’ame humaine » l’état où, absorbée en Dieu, « elle perd même le sentiment de son moi avec sa liberté. » Cette tendance se fait jour plus d’une fois dans les fragmens de la dernière période. Ce n’est pas là cependant le point de vue habituel de Maine de Biran. Le plus souvent il reconnaît que l’homme et Dieu concourent, dans une union mystérieuse, à la délivrance de l’ame ; il constate que l’effort et la prière, qui est encore un effort, sont les conditions imposées à celui qui aspire à la vie de l’esprit. Il sait que Dieu se découvre à ceux qui le cherchent, qu’il nous faut tendre à la foi par la pratique de la volonté divine, et appeler la grace par la pureté de la vie. S’il reproche aux stoïciens d’attribuer à la volonté une puissance qu’elle n’a pas, et de placer dans la deuxième vie, siège d’un trouble continuel, une paix imaginaire, — d’un autre côté, réagissant contre une tendance à laquelle il cède quelquefois, on le voit reprocher au quiétisme de supprimer l’homme même en faisant abstraction de la force libre et personnelle qui le constitue. Il n’aurait pas été difficile d’obtenir de M. de Biran le désaveu de quelques passages dans lesquels il fait trop bon marché de la personnalité humaine. En complétant sa pensée, il aurait reconnu sans doute que l’action de Dieu sur les ames a pour but, non de détruire, mais de relever au contraire l’existence de la créature. Le plus haut degré auquel nous puissions atteindre n’est pas un état où la volonté cesse d’être, ainsi que le veulent les partisans de l’extase, mais un état où la volonté, restaurée par la grace divine, affranchie du joug des passions, dans la plénitude de sa liberté reconquise, renonce à se donner des lois à elle-même pour se soumettre sans restriction aux décrets de la sagesse éternelle. C’est dans ce sens certainement que se fût expliqué M. de Biran, s’il eût eu le temps de revoir les ébauches de la dernière époque de sa vie.
On peut maintenant se faire une idée générale du cadre des Nouveaux Essais d’anthropologie. Prendre l’homme à son point de départ, à cette période de l’enfance où quelques symptômes, gages de l’avenir, le distinguent seuls de l’animal ; observer l’éveil de la conscience et les degrés successifs par lesquels la personne morale se dégage du sein des instincts et des penchans ; assister aux alternatives de triomphe et de revers, de joie et de douleur, de l’ame qui se connaît et se possède, en lutte contre les instincts aveugles de la machine organisée ; montrer enfin cette ame, déçue par les espérances de la vie et découragée par sa propre faiblesse, trouvant dans le Dieu vers lequel elle se tourne avec espoir la force, le repos et la lumière véritable, et voyant dès-lors s’ouvrir devant elle les radieuses perspectives d’une vie qui ne doit pas finir : tel était le vaste tableau dans lequel l’auteur se proposait de passer en revue tous les faits réels de l’existence. Il voulait substituer une histoire vivante de nos destinées aux classifications souvent arbitraires et aux analyses presque toujours arides de la psychologie ordinaire ; son but n’était pas seulement de distinguer, de séparer, de disséquer, pour ainsi dire, les élémens de la vie, mais de présenter ces élémens diversement combinés, de manière à reproduire dans leur vérité les états divers par lesquels passent successivement les aines humaines. Cette œuvre ne fut pas terminée. Au mois d’octobre 1823, l’auteur déposa sur le papier le plan des Nouveaux Essais d’anthropologie ; neuf mois après, il avait cessé de vivre. Des fragmens et des ébauche conservent seuls la trace du dernier mouvement de sa pensée philosophique ; mais ces documens imparfaits, joints au plan qui en marque la place, pourront suffire à sauver de l’oubli la dernière théorie à laquelle s’était arrêté cet esprit, dominé dans toutes ses recherches par un besoin sérieux de la vérité.
La carrière philosophique de M. de Biran offre l’image d’un voyage prolongé dans des régions toujours nouvelles. Des intérêts personnels, des considérations d’amour-propre ne vinrent jamais immobiliser se pensée ; jamais il n’hésita à abandonner, pour en chercher une autre, une région que la lumière pure de la vérité ne lui semblait plus éclairer. Nul homme peut-être, dans les recherches de l’intelligence, n’aboutit à un terme aussi éloigné de son point de départ. Il commence avec Condillac et la morale de l’intérêt, il finit avec Fénelon et la morale du renoncement absolu. Trois périodes distinctes partagent ce long trajet : dans la première, que le mémoire sur l’habitude termine et résume, il explique l’homme tout entier par les sensations, les besoins et les instincts ; dans la deuxième, qui s’ouvre par le mémoire sur la Décomposition de la pensée et se ferme par l’Essai sur les fondemens de la psychologie, il constate les droits et la place de la volonté, et voit la condition humaine dans la lutte incessante de deux principes opposés ; dans la troisième, que caractérisent les Nouveaux Essais d’anthropologie, il cherche dans l’intervention divine le secret de notre destination véritable. Il est facile de saisir les rapports étroits de ce développement successif de ses vues scientifiques avec le dernier cadre dans lequel il voulait jeter ses pensées. La théorie des trois vies est sa propre histoire.
Les pages qui terminent le Journal intime sont écrites sous la visible influence des douleurs qui présageaient la maladie à laquelle l’auteur devait succomber. On sent qu’une main fiévreuse a tracé ces lignes auxquelles la pensée d’une mort si prochaine imprime un caractère solennel. M. de Biran n’avait pas encore trouvé la paix ; on le voit se débattre jusqu’à la fin contre les incertitudes de son esprit, les habitudes de son imagination et les retours des anciens penchans qui l’attachent au monde ; mais la faiblesse croissante de l’organisme et un désenchantement toujours plus prononcé de la vie terrestre tournent de plus en plus ses regards vers le séjour du repos éternel. La nécessité de la grace est la dernière pensée inscrite sur ces pages auxquelles avaient été confiées tant de pensées diverses, tant d’impressions intimes.
Les dernières lignes du Journal portent la date du 17 mai 1824. Le 20 juillet, Maine de Biran remettait son ame entre les mains de Dieu. Que se passa-t-il dans cette ame pendant ces longs mois qui virent succéder à de vagues angoisses les souffrances d’une maladie déclarée ? Il n’appartient pas à une main humaine de soulever le voile qui couvre l’accomplissement des secrets desseins de Dieu à la dernière heure de la vie. La fin de Maine de Biran porta tous les caractères d’une mort chrétienne, et il est permis de voir dans l’expression de ses derniers sentimens non pas un de ces retours tardifs et suspects à des espérances trop long-temps dédaignées, mais le commencement d’une vie dirigée, à travers bien des obstacles et des douleurs, vers les consolations de la foi.
Cette vie, nous venons de la raconter dans quelques-unes de ses phases les plus secrètes. C’est, à vrai dire, la progression du sensualisme au christianisme qui est le grand fait de cette destinée solitaire, telle du moins que nous la montre le Journal intime. Bien qu’appelé à prendre part aux plus grandes affaires de l’état, M. de Biran n’a pas laissé de trace marquée dans l’histoire politique de son pays. Son nom grandira dans l’ordre de la science, lorsque ses travaux seront connus mieux qu’ils ne peuvent l’être aujourd’hui. La droiture de sa conscience et les longues douleurs nées des luttes de sa vie morale lui concilieront la sympathie de tous ceux qui, comme lui, sont doublement froissés par les déceptions de la vie et par la triste expérience de leur propre faiblesse.
ERNEST NAVILLE.
- ↑ L’auteur de cette étude a entre les mains tous les manuscrits de M. de Biran. Dans cette volumineuse collection figurent des Cahiers de Souvenirs, qui, joints à quelques autres documens analogues, forment un Journal intime où l’on peut suivre tous les mouvemens de la pensée et de l’ame de l’écrivain. C’est à cette source qu’ont été puisées toutes les citations contenues dans les pages qu’on va lire. Nous les accueillons volontiers, — dans leur esprit même, un peu différent de celui qui nous anime, — comme l’œuvre sincère d’un écrivain distingué qui s’est religieusement attaché à compléter la physionomie historique de Maine de Biran en la montrant sous un aspect encore peu connu. Au surplus, Maine de Biran a déjà été l’objet d’une appréciation spéciale dans cette Revue ; voyez la livraison du 15 novembre 1841.
- ↑ Journal intime, 1er mars 1819.
- ↑ Lettre de Cabanis à M. de Biran, du 19 ventôse an XI.
- ↑ Journal intime, 27 octobre 1823.
- ↑ Journal intime, avril 1795.
- ↑ Journal intime 1795.
- ↑ Les correspondances que nous avons sous les yeux établissent ce fait. Celle de Cabanis s’arrête au 8 avril 1807, celle de Destutt de Tracy au 13 mai 1814.
- ↑ Maine de Biran avait eu deux filles qui sont mortes sans alliance, et un fils, M. Félix de Biran, propriétaire actuel du domaine de Grateloup.
- ↑ Œuvres philosophiques de M. de Biran, tome IV, préface de l’éditeur, p. VIII.
- ↑ L’impression du mémoire sur la Décomposition de la Pensée avait été commencée, mais elle fut interrompue après le tirage de quelques feuilles.
- ↑ Œuvres philosophiques de Maine de Biran, publiées par M. V. Cousin, tome IV. Préface de l’éditeur, page VII.
- ↑ Journal intime, 1811.
- ↑ Journal intime, jour de Noël, 1818.
- ↑ Journal intime, 12 juillet 1818.
- ↑ Ibid., 30 janvier 1821.
- ↑ Journal intime, 17 mars 1816.
- ↑ Journal intime, 31 janvier 1821.
- ↑ Ibid., 15 mars 1821.
- ↑ Journal intime, 1er mai 1817.
- ↑ Journal intime, 29 août 1819.
- ↑ Journal intime, 1er mars 1821.
- ↑ Journal intime, 20 octobre 1819.
- ↑ Journal intime, 27 mars 1824.
- ↑ Œuvres spirituelles. — Conformité à la Volonté de Dieu.
- ↑ Journal intime, juin 1822.