Maktoub/IV

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Le Courrier de Bayonne (p. 3-5).

Ce matin, plus qu’à l’ordinaire, des bruits de vaisselle cassée dans la cuisine.

Une intervention s’impose.

Je trouve Ahmed, mon cuisinier, l’air penaud, ramassant les débris d’une assiette qui nagent dans une fricassée d’outarde, sur le carrelage. Une saucière fraîchement cabossée sur la table témoigne également de l’accident.

— Ahmed ! toujours des maladresses ! encore un « batchich[1] » à te supprimer.

— Excuse-moi, Madame, me dit-il rougissant et levant son gros nez qui semble n’être fait que de narines largement ouvertes, j’ai perdu la tête, ma sœur et les Palmyréniens qui vont à la Mecque viennent de partir pour le pèlerinage. Tu comprends, maintenant, combien je suis troublé, n’est-ce pas ?

Je comprends, oui, je comprends… La Mecque, Médine, Médine. La Mecque-Hedjaz. Nedj, Hoffouf, aventures, voyages, ces mots tourbillonnent en une sarabande effrénée une fois de plus dans mon esprit et cette idée d’horizons nouveaux fait surgir de nouveau mon amour de l’aventure un moment refoulé, jamais apaisé. Je ne puis plus supporter ces quatre murs, toujours quatre et toujours murs. Certes, je les quitte souvent pour la tente des bédouins ou les randonnées dans le désert, mais la fatalité me ramène toujours entre eux.

Il me faut l’éblouissement d’un autre soleil, un soleil qu’il n’est pas permis à tous de contempler.

— Ahmed, partons les rejoindre.

Le pauvre garçon est tellement saisi qu’il peut à peine articuler : « Où, comment ? Je ne connais même pas leur itinéraire, tout ce que je sais, c’est qu’ils sont dix : six hommes et quatre femmes et tu voudrais que nous partions seuls ; toi, the chrétienne… On te massacrerait là bas. »

Il est si troublé, ses yeux si égarés que je sens l’impossibilité d’accomplir ce voyage, du moins avec lui. J’oublie un peu ce rêve comme j’en ai oublié tant d’autres ; mais mon désir est né, il va croître et mûrir, il va me ronger de plus en plus, avec une ténacité toute particulière. Ce n’est plus un rêve, c’est bientôt un projet dont les éléments s’établissent dans mon imagination.

Quelques jours après, le cheik Sattam vient me voir, accompagné de sa suite, dans laquelle se trouve un certain Soleiman, ancien méhariste (soldat du désert monté sur chameau), homme du Nedj, comme la plupart des soldats méharistes de Palmyre, que j’avais déjà rencontré pendant mes visites sous les tentes bédouines.

Nous prenons le thé dans mon petit salon. Comme toujours, la conversation avec ces bédouins primitifs favorise les idées d’évasion et ma tentation devient plus ardente. Sattam très grimaçant, courbant sa haute taille, drapé dans son habaye noire, bordée de fines broderies d’or, accomplit les salamalecks d’usage. Ils consistent à me répéter, comme d’habitude :

— Madame, je t’aime plus que mon père, ma mère, mes femmes, ma sœur et mes enfants. Toute ma tribu est tienne. Si tu as besoin d’argent, je dépouillerai mes femmes de leurs colliers et bracelets pour te les offrir.

Il s’incline une dernière fois, franchit la porte, tandis que sa petite cour s’apprête à le suivre. Profitant de cet instant, je pose la main sur l’épaule de Soleiman et lui dis :

— Reste, j’ai à te parler. As-tu toujours envie de retourner dans ta tribu d’Oneiza ?

— Depuis dix ans, j’ai chaque jour l’idée de revoir ma tribu, mais je n’ai pas d’argent pour aller si loin.

Rien ne pouvait mieux me servir, je continue :

— Écoute, je veux traverser toute l’Arabie et aller voir ton pays. Tu m’emmèneras dans ta famille. Quels parents as-tu laissé là-bas ?

— Mon père et ma mère sont à Oneiza, avec deux de mes sœurs et un petit frère ; j’ai une autre sœur mariée avec un pêcheur de perles aux îles Bairen, dans le golfe Persique.

— Parfait, nous irons pêcher les perles.

— Jamais le roi Ibn Seoud ne te laissera entrer dans le Nedj.

— Tu diras que j’appartiens à ta famille : voilée, habillée en femme arabe, je passerai tout à fait pour une bédouine.

— Oui, mais si on découvre la vérité, on me coupera le cou et on te le coupera comme à moi-même.

— Eh bien, je t’épouserai et rien ne pourra m’être reproché.

Soleiman semble d’abord un peu interloqué par cette combinaison directe et inattendue. Son impassibilité d’arabe reprend vite le dessus, il répond avec un sourire doucereux :

— Que dira ton mari ?

— Mon mari, que veux-tu qu’il dise, il ne s’opposera nullement à ce voyage. Tu comprends que je ne t’épouserai pas en tant qu’homme, je ne t’appartiendrai pas, tu me serviras uniquement de passeport. Je paierai tout le voyage pour nous deux, bien entendu et, au retour, je te donnerai comme batchach (cadeau), le double de ce que nous aurons dépensé.

Soleiman entrevoit la bonne affaire et il perd cet air méfiant qu’il manifestait depuis le début de notre conversation. Il ne semble pas humilié par cette prostitution éventuelle de sa nationalité, ni particulièrement étonné à l’idée de devenir une pièce d’identité vivante.

L’argent, toujours l’argent, ici comme partout, emporte toutes les décisions.

Je profite de son état d’esprit favorable pour continuer à lui expliquer ma petite affaire, en entourant mon projet de toutes les garanties possibles.

— Pour que tu aies intérêt à me ramener vivante, je tiens à ce que tu participes aux frais de ce voyage ; le capital que tu auras ainsi investi te sera rendu doublé à notre retour.

Il ne fait aucune objection à ce marché et demande seulement à consulter ses frères, qui devront lui avancer l’argent sur l’hypothèque de ma fantaisie. Ses frères, à la charge desquels il vit, ne refuseront certainement pas de lui prêter la somme requise, trop heureux de pouvoir enfin se débarrasser de cet homme qui leur coûtait cher. Mais il flattait l’amour-propre de la famille par ses beaux costumes, sa parole facile, son attitude de grand seigneur et sa beauté.

Soleiman est heureux, il a enfin trouvé un moyen de gagner un gros lot. Quelle belle affaire que la vente en bonne forme d’une nationalité !

— Agissons vite, lui dis-je, je veux partir sans retard. Puisque nous passerons par la Mecque, je tiens à voir la Ville Sainte à l’époque du pèlerinage et nous n’avons pas trop de temps pour remplir toutes les formalités du passeport et du mariage.

À sa demande je lui accorde, toutefois, deux jours et je prends congé de mon futur mari, en ne pensant qu’à la réalisation de cette merveilleuse aventure. Je me précipite chez d’Andurain pour le mettre au courant de mes tractations. Il a fait preuve d’une extraordinaire compréhension en ne condamnant pas mes projets aventureux. Je lui en suis infiniment reconnaissante, car, bien que je n’aie jamais voulu lui causer la moindre peine, je ne me sentais plus capable de lui sacrifier me décision. Cependant, la nuit même, il eut d’affreux pressentiments et, le lendemain matin, il me déconseillait vivement d’accomplir ce voyage.

Il était trop tard pour revenir sur mon projet devenu décision ferme. Je n’ai tenu aucun compte de ces avertissements auxquels je ne croyais guère. Je n’avais plus qu’une irrésistible envie, partie… partir… donc je partirai.

Vingt-quatre heures après, Soleiman arrive pour mettre au point les derniers détails. Ahmed et Ali, mes fidèles serviteurs, me servent à la fois d’interprètes et de témoins, car Soleiman parle un arabe un peu différent du mien et, bien que comprenant le sens général de la conversation, il ne faut pas que des détails importants lui échappent dans les dispositions de nos accords verbaux.

Ahmed et Ali lui font jurer protection et respect.

Soleiman promet, dans un langage imagé, de m’entourer de tout le confort et de m’éviter toute fatigue. Ma surveillance devient pour lui une mission sacrée à laquelle il doit tenir plus qu’à la vie.

Pour sceller le contrat et dissiper tout malentendu, ils répètent tous trois en baissant les yeux : « Ce mariage n’est qu’un simulacre administratif. Soleiman te respectera comme sa sœur ».

Bien que cette scène ressemble au prologue d’un vaudeville à grand spectacle, elle est empreinte du caractère sérieux que lui confère le serment de Soleiman.

Mais que vaudra la parole de Soleiman ? À ceux qui m’objecteront ma crédulité trop facile, je répondrai que le sentiment de l’honneur est plus développé chez les nomades du désert que chez beaucoup d’Européens appartenant aux classes supérieures. Notre civilisation voit disparaître l’esprit chevaleresque, mais les Musulmans ne l’ont pas abandonné.

Pour ma part, je ne m’incline que devant les sentiments et la parole donnée. Je ne puis respecter les lois faites par un gouvernement qui ne les observe pas lui-même pour lui même.

Vers midi, mon futur époux revient me dire qu’il a reçu l’argent prévu pour son apport et nous décidons de partir le lendemain à l’aube.

Aucun préparatif à faire, je partirai comme à la promenade et j’achèterai en route mes costumes arabes. Une joie de plus. Je supprime les malles, seul nuage à l’horizon d’un voyage.

Ali m’offre en cadeau un collier en tubes d’argent contenant des versets du Coran, qui doivent me servir de talisman.

Je passais la soirée tranquillement près de mon vrai mari lorsque Soleiman s’annonça.

— Que veux-tu, lui dis-je, je t’ai prévenu que je n’avais pas besoin de toi avant sept heures demain matin.

— Le colonel, me répond-il d’un air gêné, a fait perquisitionner chez moi, sous prétexte d’une plainte en recel d’armes et d’antiquités, déposées par la direction du service archéologique de Beyrouth. Je dois me tenir à la disposition de la justice, en l’espèce le colonel, auquel le Moudir, maire de la ville, a transmis sa plainte.

C’est évidemment ma faute ; j’avais eu le tort de me confier au colonel, et cela pour tranquilliser Soleiman, qui craignait beaucoup des réactions des militaires de Palmyre.

Je mets alors mon mari au courant et lui demande de bien vouloir m’accompagner chez le colonel. Il y consent avec beaucoup de gentillesse, quoique cette démarche l’ennuie affreusement.

Nous partons donc tous les trois chez ce fonctionnaire, qui nous reçoit, malgré cette heure tardive, en pyjama, le sourire aux lèvres, comme tout bon diplomate. La bouteille de champagne, de tradition dans sa maison, donne à notre démarche le caractère d’une simple visite d’amitié.

Sans m’encombrer d’une conversation de politesse, j’attaque immédiatement le sujet.

— Que signifie cette mesure ridicule prise contre Soleiman, vous savez aussi bien que moi que la plainte déposée par la Direction des Antiquités n’est pas fondée.

Il me répond calmement qu’il a reçu une lettre de plainte et qu’il est obligé d’y donner suite. J’insiste :

— La plainte est du chef de service ?

— Oui…

— Vous tombez bien, Colonel, le Directeur du Service archéologique est justement à l’hôtel et je vais lui demander de venir vous voir tout de suite.

— Mais certainement, Madame, je serai ravi de le voir.

En me levant, je lui réponds sèchement :

— Merci de votre réception, je suis particulièrement touchée de l’aide que vous apportez à mon entreprise.

Je me dirige vers la porte, tandis que le colonel chuchote quelques phrases à l’oreille de mon mari.

Je n’ai aucun doute sur la nature de cette confidence, que mon mari me confirme en me disant :

— Naturellement, il m’a demandé de ne pas lui envoyer M. S…, directeur des Antiquités, mais il veut à tout prix retarder ton départ, pour te faire abandonner le projet de ce voyage.

Est-ce par amitié, ou par simple esprit d’opposition, en digne fonctionnaire du gouvernement ? probablement pour les deux raisons.

Tout ceci ne change, bien entendu, rien à ma décision et je donne rendez-vous à Soleiman pour le lendemain à l’aurore, sur la petite place de l’ancien village de Palmyre. Pour ne pas éveiller les soupçons, je déclare à tout le monde que je pars pour la France.

Au petit matin je trouve tous mes amis arabes qui m’attendent pour me souhaiter un bon voyage. Personne ne se doute, à l’exception d’Ahmed et d’Ali, de ma vraie destination. Ils sont sur la terrasse et me font des signes de la main, tandis que l’auto démarre vers le village où je vais retrouver Soleiman qui m’attend en se promenant sur la place de Palmyre, pour ne pas se faire remarquer.

Je suis un peu anxieuse à l’idée de cet enlèvement à la barbe du colonel, tout en étant ravie de lui donner ainsi une leçon pour lui apprendre à ne plus se mêler de mes affaires. Au moment où j’arrive sur la place, une voiture de police se met en travers de la route et nous oblige à nous arrêter.

Le brigadier s’avance et me demande :

— Où vas-tu ?

Je lui réponds, furieuse :

— Ça ne te regarde pas.

Malheureusement, avant que j’aie pu faire taire le chauffeur, celui-ci a déjà dit :

— Nous allons à Damas.

Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Ain Beida (premier puits sur la route de Palmyre à Damas).

— Je n’ai pas besoin de toi, j’ai toujours parcouru cette piste seule, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin d’être escortée aujourd’hui.

— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.

Exaspérée par cette insistance, je réponds :

— Je n’ai pas peur des rezzous.

— Mais moi j’en ai peur pour toi.

— Je suis seule juge de mes actes.

La discussion continue et, devant cette obstination, je me rends bien compte que je ne pourrai pas mener à bien mon projet dans ces conditions ; je décide donc de rentrer à la maison pour chercher un nouveau stratagème.

Je partirai, dussé-je déclarer la guerre à la garnison de Palmyre tout entière.

J’envoie Ali prévenir Soleiman, tandis que mon mari, très agacé par les procédés du colonel, prend le parti de favoriser ma fuite. Il fera mine d’aller à la chasse avec un fusil sur l’épaule, alors que son vrai but sera d’amener Soleiman au col de Palmyre, sur la piste de Damas où je dois le retrouver. Je lui ai donné une heure pour notre rendez-vous et j’attends nerveusement dans le hall de l’hôtel, entourée de mes voisins, amis et arabes.

Tout à coup, le bruit d’une voiture qui s’arrête devant la porte de l’hôtel me fait sursauter, je me précipite à la fenêtre et j’aperçois le colonel qui descend de sa huit cylindres. Je disparais en hâte dans ma chambre, en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.

Ibrahim me rejoint au bout d’un instant pour me prévenir que le colonel veut absolument me voir avant mon départ, et qu’il a demandé que je passe chez lui dès que je serai de retour à l’hôtel.

Cet homme est vraiment naïf de penser que je vais me livrer ainsi, poings et pieds liés, alors qu’il met tout en œuvre pour m’empêcher de partir.

Dès que j’entends le bruit de son moteur qui s’éloigne, je sors de ma retraite, décidée à prendre le départ.

De la terrasse, j’aperçois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre ; c’est l’escorte du colonel : on recherche évidemment l’insoumise. Je leur fais un pied de nez et, en avant sur la piste de Damas, enfin libre. J’emmène un passager arabe qui veut se rendre à Damas, ce qui rend mon départ moins louche, ma voiture étant souvent remplie d’indigènes en temps ordinaire. J’ordonne au chauffeur d’accélérer, il ne comprend rien à ma nervosité.

Un dernier coup d’œil sur le Palmyre que j’adore. Les colonnes ont encore plus de splendeur en ce matin de départ, et la palmeraie qui frissonne sous le vent quotidien semble m’adresser un dernier adieu.

Au revoir, théâtre du passé, à moi les nouveaux horizons…

L’auto suit la vallée des tombeaux, sur la route, mon mari semble se promener comme à l’ordinaire. Nous nous arrêtons pour le prendre, tandis qu’il me chuchote à l’oreille, pour ne pas donner l’éveil à l’Arabe qui est dans la voiture, que Soleiman est caché dans une tour funéraire.

À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, tandis que Soleiman s’avance de l’air le plus naturel du monde, pour me demander si j’ai de la place pour lui dans ma voiture.

Mon mari, d’un air indifférent et se tournant vers moi, me demande de l’emmener. Je réponds :

— Mais oui, naturellement, monte vite.

Notre comédie a parfaitement réussi. Je suis aussi contente d’avoir gagné la partie que d’avoir nargué ce prototype de notre esprit colonial français qui avait disposé des mitrailleuses du Gouvernement pour empêcher l’acte de fantaisie et de sport d’une femme indépendante, pour des raisons d’ordre tout à fait personnel.

Partie ! ce mot chante en moi, mais partie vers où ? Destination d’aventures, l’inconnu mystérieux, tous les risques et l’espoir des puissantes sensations. Je ressentais surtout la joie particulière que donne à l’avance la sensibilité des périls qu’on va courir.

Soleiman, au contraire, semble inquiet de s’être mis dans une situation anormale. L’affaire a été si vite conclue qu’il a eu à peine le temps d’en peser toutes les conséquences. Les représailles de son roi ou de sa tribu, si la supercherie est découverte, deviennent pour lui un tel cauchemar, qu’il en est physiquement malade, et à un tel point que je suis obligée de faire arrêter la voiture pour lui donner un cachet de Kalmine et endormir son anxiété. Je le soigne comme je peux, j’essaye de le remonter, il est mon passeport et j’en ai absolument besoin.

Pendant tout le trajet, j’interroge en français l’autre Arabe sur Soleiman qui, heureusement, ne comprend pas cette langue. J’apprends ainsi qu’il a une réputation de paresseux, d’orgueilleux, d’ambitieux. C’est un chef de guerre. Il a le sens du Désert, il le sent : les officiers français l’utilisent pour cela.

Nous arrivons à Damas à la tombée de la nuit. Soleiman ne cache pas son admiration pour les prairies, les cascades et les vergers d’oliviers qui entourent la perle de l’Orient.

Il me dépose à l’hôtel et je lui demande de venir prendre mes ordres le lendemain matin à huit heures.

Nous commencerons immédiatement les démarches préalables à la célébration de notre mariage, car il n’y a pas un instant à perdre ; la dernière date pour accomplir ce pèlerinage de la Mecque est le 9 avril, c’est-à-dire exactement dans un mois. Cette date marque, en effet, le commencement des cérémonies d’El Arrafat, début des prières indispensables pour la validité de tout le pèlerinage. Un pèlerin qui n’assisterait pas à ces manifestations de la foi, n’a pas droit à la grâce d’Allah.

Le lendemain, Soleiman arrive avec une heure de retard au rendez-vous fixé. Il semble avoir oublié ses inquiétudes de la veille et sourit sans interruption avec une béatitude qui m’impatiente. Il se présente accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.

Soleiman me demande immédiatement un batchich pour ce nedjien, sous prétexte de faciliter ainsi nos revendications auprès du Consul. Je m’y refuse énergiquement, pour bien lui montrer, dès le début, que je me méfie de lui et pour qu’il se déshabitue de me considérer simplement comme une banque. Je dois réagir contre la réputation ridicule qu’on m’a faite d’être richissime.

Je désire voir le Consul lui-même et nous partons à travers la ville.

Au Consulat, l’atmosphère est déjà très différente, un menzoul consacre immédiatement l’importance de cette maison, fidèle aux traditions de l’Islam. Le menzoul et, en effet, une pièce à l’entrée de la maison, dans laquelle est servi en permanence du café à tout visiteur qui vient pour des raisons précises ou pour une simple visite d’amitié. La possession d’un menzoul est un grand luxe, vu les dépenses que nécessite son entretien, c’est-à-dire le feu de bois au milieu de la pièce, sur lequel chauffent constamment deux ou trois cafetières aux longs becs, et quelques domestiques pour le servir et offrir des cigarettes.

Cette hospitalité préalable est ouverte toute la journée. C’est une des plus belles manifestations de la courtoisie arabe, qui met à la disposition des plus pauvres une part des privilèges de la richesse.

Les menzouls classent leurs propriétaires au sommet de la hiérarchie sociale, tout au moins de celle de l’argent. Tous les représentants des fonctions officielles sont obligés d’en avoir un. Nous pourrions appeler cette hospitalité, une invitation permanente à un café particulier, mais ce n’est même pas une invitation, c’est un dû ; celui qui tient ouvert un menzoul s’oblige tacitement à y recevoir toutes ses connaissances, relations, amis de ses amis, domestiques de ses amis et même l’étranger de passage.

  1. Batchich : pourboire, cadeau.