Maktoub/XXI

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Le Courrier de Bayonne (p. 31-32).

Au bout de vingt-quatre heures, Beyrouth refuse ma requête, par égard de bonté pour moi, bien entendu, expliquant qu’un retour en Syrie m’exposerait aux plus graves dangers.

Je suis persuadée du contraire, mais que faire ? Je donne à M… mon opinion : « Si jamais, en Syrie, il y a des manifestations pour mon retour, ces mouvements seront créés par certains membres du Haut Commissariat, si je suis assassinée également. Quant au souverain nedjien, il fait répondre chaque jour, au sujet de mon passeport : « Demain Bokra… » Mais après huit jours, il se décide pourtant à déléguer son ministre des Affaires étrangères, porteur de cette réponse aussi claire que désagréable :

— La femme Zeinab nous a causé assez d’ennuis, qu’elle parte, mais nous ne voulons pas lui donner de passeport nedjien.

Il ne me reste plus qu’à m’incliner en faisant viser mon vieux passeport pour la France.

Le prochain courrier quitte Djeddah demain, mais mon départ est encore différé, le grand tortionnaire de la Mecque, Maadi Bey, devant s’embarquer ce jour-là à destination de Suez, cet homme ayant quelques regrets de ne pas m’avoir suppliciée, il est peut-être préférable d’éviter ce rapprochement.

Presque tous les soirs, on joue au poker ou au bridge au Consulat ; la chaleur est accablante, on s’éponge le front avec des mouchoirs déjà humides tandis que, d’une main distraite, on s’évente, et l’on apprécie beaucoup les grands verres de whisky que nous sert notre hôte.

Ces messieurs sont souvent fatigués. Un soir, Naser Bey ayant mal à la tête, toute l’assistance lui offre dans un même élan « un cachet de kalmine ». C’est la facétie classique, la soirée terminée, en descendant le grand escalier, de s’offrir en guise d’adieu ou de souhaits de bonne nuit, de la kalmine que personne, bien entendu, n’oserait prendre, après la tragédie qu’elle nous a tous fait vivre.

Il est enfin décidé que je m’embarquerai dans huit jours au plus tard. Mais le matin du départ, nous apprenons que le grand tortionnaire que nous croyions déjà loin sera sur ce même paquebot. Il est trop tard. Advienne que pourra…

Les adieux au Consul furent simples et brefs, ni lui ni moi n’aimons les phrases mais je crois qu’il a compris l’admiration, la reconnaissance et l’affection qu’il m’a inspirées.

Nous quittons le Consulat en voiture, les rues sont désertes, mais à l’approche de l’embarcadère, une foule haineuse, retenue par un cordon de policiers en armes, me foudroye du regard. Je passe entre cette haie de gardiens, très digne, sous mon voile, entourée de tout le personnel du Consulat. La foule est tellement excitée que l’on est obligé de hisser le pavillon français sur la vedette qui nous emmène, pour empêcher les fanatiques qui se sont jetés à l’eau de faire chavirer l’embarcation.

Les amis du Consulat expliquent au commandant anglais du « Taïf » (le bateau sur lequel j’embarque) tout le délicat de ma situation.

On m’avait fortement conseillé de rester enfermée dans ma cabine les deux premiers jours, pour éviter des incidents qui auraient pu provoquer mon débarquement aux deux ports du Hedjaz de Ouedch et de Yamboo où nous faisons escale ; là, en effet, personne n’aurait pu intercéder pour moi.

Le bateau part doucement, je m’appuie au hublot et contemple une dernière fois Djeddah, un peu mélancolique d’être obligée de m’avouer vaincue, du moins momentanément. Je dissimule cette amertume en décidant de recommencer et de triompher dès que l’occasion se représentera.

Ne pouvant supporter d’être prisonnière à nouveau dans ma cabine, je décide de sortir sur le pont pour me rendre compte de la situation, il suffira que je me cache au moment des escales. La première personne que je rencontre est le délégué d’Irak, que j’avais connu au Consulat, il me prend sous sa protection en m’avertissant qu’il me préviendra au moment où je pourrais courir le moindre risque, tout en me confirmant la nécessité de garder ma cabine aux escales. Nous décidons de prendre nos repas ensemble. Nous nous rendons donc à la salle à manger.

À peine assise, Maadi bey entre. Le grand tortionnaire de la Mecque est un homme qui semble d’un certain âge, bien que, par la suite, il m’ait avoué n’avoir que 40 ans, mince et sec, avec des yeux perçants, mais ne manquant pas de prestige. En m’apercevant, il a un geste d’hésitation mal réprimé.

Je profite de cette défaillance pour l’interpeller brutalement :

— Tu as honte de t’asseoir à côté d’une femme qui sort de prison.

Ayant repris toute son assurance, il prend une chaise et s’asseoit à côté de moi en me confiant :

— Je n’ai pas honte de m’asseoir à côté de toi, oh ! Zeinab, le gouvernement ne t’a jamais crue coupable.

Le reste de la traversée se passe sans incident. Naser Bey, le délégué d’Irak, me tient les conversations les plus intéressantes. Il m’apprend qu’il descend des Hachimites (famille de Mohammed » et qu’il est ancien chef de protocole de l’Émir Fayçal, roi de l’Irak. Il connaît à la perfection tous les usages arabes et musulmans et m’explique en détail le protocole que je dois accomplir avec les frères de Soleiman. Tant que cette question ne sera pas réglée, moi-même ou ceux de mon sang, c’est-à-dire mes fils, seront en danger de mort. Il me promet d’aller l’expliquer à son arrivée à Beyrouth à M. Ponsot, haut commissaire, puisqu’il m’a été interdit de rentrer en Syrie. Il m’explique ainsi que l’Arabe fait toujours payer dans le cas d’assassinat la « Dia », c’est-à-dire l’impôt du sang.

Les formalités se passent de la manière suivante :

Dès mon retour à Palmyre, je devrai me rendre chez les frères de Soleiman, accompagnée d’une escorte armée, car alors je suis en danger. Arrivée chez eux, ils m’offriront le café que je boirai en disant deux mots, ni trop froids, ni trop aimables. Le nom de Soleiman ne soit pas être prononcé. Je les salue et je repars.

À leur tour, les frères de Soleiman viendront me voir. Je devrai répondre à toutes leurs questions dont le principal sujet sera la mort de leur frère. Je leur offrirai le café, ils le refuseront. Ensuite, dernière formalité : je leur délègue deux ou trois Arabes de mes amis et en qui j’ai confiance, comme négociateurs. Ils traitent l’affaire en leur donnant de ma part quelques chameaux ou quelques livres or. Innocente ou coupable, peu importe, mais l’incident est clos et je n’aurai plus à redouter leur vengeance, que lorsque ce protocole sera accompli…

J’ai également de longs entretiens avec Maadi Bey avec lequel je discute passionnément mon affaire. Son opinion est que l’enquête a été mal menée. On m’a arrêtée sans chercher la piste d’un autre coupable. Or, à la Mecque, le gouvernement a pensé que Soleiman, se vantant beaucoup de son brillant mariage, avait peut-être été tué pour être volé. Mais on a trouvé sur lui tous les chèques. En effet, le nombre des indigènes qui ignorent leur signification est beaucoup plus grand que ceux qui connaissent la réelle valeur de ces bouts de papier, malgré tout, l’hypothèse du vol a été abandonnée.

La seconde hypothèse du gouvernement fut que Soleiman était amoureux de moi et qu’il se serait suicidé à cause de la peine que lui causaient ma froideur et mon dédain. Je le dissuade de cette grossière erreur. Maadi Bey est presque devenu un ami pour moi et nous prenons tous nos repas ensemble, même à l’heure du thé. Le dernier jour, il me déclare dans un élan de tendresse que, si j’avais une fille, il la demanderait en mariage ; je souris en regardant ses cheveux blancs. En réponse à une remarque que je lui fais sur son âge, il s’excuse en m’expliquant que son aspect âgé est le résultat de la vie dure et sévère qu’il mène.

Nous arrivons enfin à Suez ; sur le quai, mon mari m’attend et, pour comble d’ironie, m’accueille innocemment par ces mots :

— Tu dois être bien fatiguée, tiens prends ce cachet de Kalmine.

J’appelle Naser Bey et Maadi Bey et leur montre la fameuse petite boîte, geste auquel ils répondent par un éclat de rire général.

— Incroyable, s’exclament-ils !

CONCLUSION

J’avais appris à Djeddah que le Haut Commissariat était intervenu auprès du Gouvernement anglais pour me permettre de passer cinq jours en Palestine pour voir mon fils. Pourquoi cinq jours, puisque je possède un passeport pour la Palestine d’une validité d’un an.

Ce sont probablement les renseignements défavorables du gouvernement français qui me valent cette mesure extraordinaire : en effet, arrivée à la frontière de Kantara, l’autorisation de séjour d’un an est barrée sur mon passeport pour être remplacée par la mention : cinq jours. J’essaie de savoir par mon mari quelles sont les raisons que peut alléguer le Haut Commissariat pour m’empêcher d’entrer en Syrie. On craint, me dit-il, les manifestations pour ou contre toi, qui viendraient troubler l’ordre public. N’avait-on, en effet, pas insinué, pour trouver une explication au fait que je partage souvent la vie des Bédouins dans le désert, que je voulais me faire proclamer Reine des Bédouins !

Pauvres esprits de fonctionnaires et de politiciens qui voient tout le monde à leur image et ne peuvent même pas croire à une simple amitié avec des tribus indigènes sans immédiatement lui prêter les espoirs d’une destinée plus ambitieuse.

À peine débarquée à Haiffa, j’écris une lettre au Haut-Commissaire, lui disant que je trouve inadmissible la mesure prise contre moi, et qu’il est lamentable de constater que dix ans de politique en Syrie aboutissent à redouter une simple femme et ses amitiés arabes. À quoi cela servirai-il de me sauver pour m’accabler ensuite davantage, je considère que tout est de la faute du gouvernement en Syrie, qui a dû me signaler comme espionne au Cheik Abdel Raouf, consul du Nedj à Damas. Je tiens à préciser que je puis prouver cette accusation, mais il me semble certain que mes horribles ennemis de la légation de Damas qui, depuis longtemps, désiraient mon départ, auront donné au consul du Nedj les pires renseignements sur moi. Ce cheik étant un représentant officiel n’a pu s’adresser qu’à d’autres personnalités occupant les mêmes fonctions, ce qui explique l’importance qu’il attacha à ces renseignements, qu’il crut de son devoir de transmettre à son Roi.

De plus, il avait certainement été en rapport avec M. V…, délégué par intérim puisqu’il m’avait demandé de le prendre comme témoin à mon mariage. Voici quelques articles de journaux au sujet des renseignements obtenus sur mon compte par le Cheik Abdel Raoud, il est tout naturel après de telles calomnies, que le roi m’ait fait arrêter en Mer Rouge.

La tragique odyssée de la Comtesse d’Andurain (article paru le 12 mai 1933 dans l’Orient, grand quotidien de Syrie).

« Nous avons relaté hier, d’après un télégramme privé de la Mecque, qu’on aurait eu beaucoup de peine à déchiffrer, ayant été rédigé, comme bien l’on pense, en langage convention­nel, que la comtesse d’Andurain, con­vaincue d’avoir empoisonné son mari d’occasion, un Bédouin, aurai été ju­gée sommairement et exécutée aussitôt.

Aucune confirmation officielle de la terrible nouvelle n’est encore par­venue.

L’information reproduite hier par l’Orient a provoqué dans tous les mi­lieux une profonde et douloureuse impression, et nous voulons encore souhaiter que le télégramme de la Mecque soit erroné.

Nous avons pu recueillir hier cer­tains nouveaux renseignements qui laissent supposer que l’auteur de la dépêche de la Mecque n’a relaté qu’u­ne « rumeur » qui a circulé dans la capitale de l’Islam.

Nouveaux détails

Ces nouveaux renseignements nous permettent d’affirmer que la tragédie — si tragédie il y a eu — a dû se dérouler à Djeddah et non à la Mec­que.

Comme on le sait, la loi wahabite interdit à tout chrétien qui embrasse l’islamisme, le voyage de la Mecque avant un délai d’un an après sa conversion.

La comtesse d’Andurain ignorait­-elle ce détail, voulait-elle hâter sa vi­site à la Kaaba pour des raisons que nous ignorons ?

Toujours est-il que la voyageuse a dû s’arrêter à Djeddah et que c’est là que son mari fictif, le Bédouin, a été trouvé mort.

Nous pouvons ajouter que le ca­davre de l’individu a été envoyé en Égypte aux fins d’autopsie, et que la réponse des experts du laboratoire égyptien n’a pas eu le temps matériel d’arriver à Djeddah, à moins qu’elle n’ait été câblée, ce qui semble dou­teux… et vraisemblable à la fois.

Madame Marga d’ANDURAIN
et son fils.

Douteux, parce qu’un rapport médical de si haute gravité nécessite des développements.

Vraisemblable si l’autorité wahabite, dont on connaît les tendances, a voulu, en raison de la personnalité de la victime, mettre le monde devant un fait accompli et empêcher toute intervention diplomatique.

Les gens d’Ibn el Seoud peuvent à bon droit être suspectés.

Il y a contre eux des faits trou­blants :

1° D’abord l’avertissement du Con­sul du Nedj-Hedjaz à Damas, préve­nant à tort ou à raison de « l’arrivée d’une indicatrice » portant sur elle du poison et accompagnée d’un mari fictif.

2° Le départ subit du consul de Damas et son embarquement pour l’Égypte, à la veille de l’exécution de la « Française ».

3° Les autorités wahabites de Djeddah, au lieu de refouler la com­tesse, l’ont retenue dans cette ville, où ils lui ont imposé le séjour sous prétexte d’application du délai d’un an prévu par la loi.

Quoi qu’il en soit, en présence de tant de renseignements contradictoi­res, toutes ces hypothèses ne peuvent être acceptées que sous les plus ex­presses réserves. Le seul fait certain est que la comtesse d’Andurain, ac­cusée d’avoir empoisonné son mari fictif, a été incarcérée le 21 avril à Djeddah, et n’a pas été relachée.

Rappelons, pour ceux qui l’ignoreraient, que le comte et la comtesse d’Andurain sont établis depuis six ans à Palmyre où ils ont acquis la propriété de l’hôtel Zénobie, devenu depuis le luxueux palace du Désert, de mondiale réputation.

La comtesse d’Andurain est pour les Bédouins la châtelaine de Palmyre, une sorte de nouvelle Zénobie.

Mme d’Andurain est connue dans tout le désert Syrien qu’elle parcourt continuellement, achetant des che­vaux, prêtant de l’argent.

Pour faciliter ses déplacements, elle obtint dernièrement le brevet de pi­lotage aérien, mais le gouvernement ne lui accorda pas l’autorisation d’a­voir un avion particulier.

TRAGIQUE ÉPILOGUE
La comtesse d’Andurain aurait été
pendue hier, à la Mecque

Une dépêche parvenue de la Mec­que ce matin mercredi annonce laco­niquement que la comtesse d’Andu­rain ayant été jugée sommairement dans la matinée d’hier mardi et condamnée à mort, a été pendue aussitôt.

Une enquête nous permet de donner des détails sur cette affaire.

La comtesse d’Andurain, une Fran­çaise, était venue à Damas il y a deux mois et s’était présentée, en compa­gnie d’un méhariste musulman, au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj­-Hedjaz, dans la capitale syrienne.

La comtesse demanda au consul à contracter mariage avec le méhariste et de faire enregistrer ce mariage à la chancellerie en vue d’obtenir un passeport régulier.

Le consul demanda à la comtesse de revenir le lendemain. Entre temps, le cheik Abdel-Raouf se livrant à une enquête. On lui présenta la femme comme un agent de l’espionnage franco-britannique…

Le lendemain, le consul déclara à la comtesse qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir donner suite favorable à sa sollicitation.

Mme d’Andurain ne se tint pas pour battue. Elle s’en fut en Pales­tine et trouva, à Jaffa, un Consul plus accommodant qui satisfit à tous ses désirs.

Ayant congédié la comtesse, le cheik Abdel Raouf, comme bien l’on pense, adressa aussitôt un long rap­port au Sultan du Nedj-Hedjaz, Ibn el Séoud, lui signalant l’étrange de­mande dont il avait été l’objet de la part de la Comtesse.

Ibn el Séoud était donc déjà alerté.

Il y a dix jours, les nouvelles de la Mecque annonçaient que le mari d’oc­casion de la comtesse avait été trouvé empoisonné, que la comtesse avait été arrêtée parce qn’on avait découvert sur elle, enfermé dans un sachet, un violent poison…

Le télégramme annonçant le juge­ment sommaire et l’exécution de la comtesse d’Andurain se présente donc comme le douloureux épilogue d’un aventureux voyage.

La comtesse a-t-elle réellement, comme l’indiquent certaines relations, tué son compagnon ? La chose semble douteuse.

Des circonstances que nous venons de rapporter sur cette odyssée, il sem­ble que les faits pourraient être vrai­semblablement rétablis comme suit : le méhariste aurait été tué par la po­lice wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’au­dacieuse « espionne étrangère » et de s’en débarrasser ensuite « légalement ».

Voilà le genre d’articles, avec bien d’autres, fort calomnieux, que la pres­se a répandus sur moi. Personnellement, je considère n’avoir rien à me reprocher et avoir simplement voulu réaliser une exploration dont tout au­tre pays aurait été fier, c’est-à-dire ef­fectuer la traversée d’un pays qu’au­cun Européen n’a encore foulé ; sans les odieuses machinations dont j’ai été victime, l’aventure aurait parfaitement bien réussi ; j’aurais divorcé de Soleiman à mon retour et personne n’aurait même soupçonné ce mariage de circonstance. Mais ces esprits bour­geois et mesquins qui me haïssaient n’ont pu croire que l’amour de la fantaisie et de l’imprévu puisse me faire risquer ma vie, contracter un mariage fictif, etc., routine francaise incorrigible.

Dès mon séjour au consulat, j’es­sayais de me faire une opinion pré­cise sur la manière exacte dont les choses avaient dû se passer et sur les influences inconnues qui avaient pu jouer dans cette aventure qui avait failli me coûter la vie.

Je dégageais du fatras des nouvelles sensationnelles, calomnieuses et faus­ses qu’avait publiées la presse, la thè­se qui, à mon avis, est certainement la seule pouvant expliquer d’une maniè­re vraisemblable le mystère de la mort de Soleiman et, par ces faits mêmes, l’échec de mon entreprise.

Voici, en quelques mots, l’hypo­thèse à laquelle je me suis définitive­ment ralliée : le roi du Nedj, Ibn Séoud, ayant reçu des renseignements inquiétants sur ma soi-disant activité d’espionne franco-anglaise, devait tout mettre en jeu pour m’arrêter dès mon débarquement à Djeddah. Or, comme, légalement, il n’avait aucun droit lui permettant de prendre de telles mesures, étant parfaitement en règle, en tant que musulmane et ned­jienne, et que, d’autre part, il craignait probablement, en me laissant disparaître dans le Désert, de s’atti­rer des complications diplomatiques des pays dont j’étais l’agent, il était beaucoup plus simple de supprimer Soleiman et de m’accuser de sa mort par le faux témoignage de ceux qui auraient soi-disant assisté le moribond, ce qui, d’après la loi coranique, entraî­nait ma condamnation sans jugement.

Je me dois d’ajouter, par ailleurs, que le délégué français, M. Maigret, n’a jamais cru à cette version, quoi­que j’aie essayé de lui démontrer les coïncidences troublantes qu’il y avait contre les arguments de l’hypothèse et les faits tels qu’ils se sont passés.

À mon arrivée à Paris, j’ai été éga­lement m’entretenir à ce sujet avec Si Kaddour ben Gabrit, ami person­nel du roi Ibn Seoud, qui s’est refusé à admettre une telle machination de la part du roi.

Alors, mystère…

Étant donné tous ces faits, il res­terait à expliquer l’attitude du gou­vernement français qui, quoique mon innocence totale ait été pleinement re­connue, puisque j’ai été acquittée fau­te d’une preuve et que la seule accu­sation retenue contre moi était basée sur les paroles du mourant (et encore, ont-elles été prononcées ?) se refuse à me laisser revenir en Syrie et, après m’avoir forcée à rentrer en France, me condamne à vivre à Paris alors que tous mes intérêts sont en Syrie. Le gouvernement me refuse également ma nationalité de Française, ce que tous les avocats sont unanimes à reconnaî­tre illégal. En effet, d’après la loi, il y a deux façons de perdre sa nationa­lité. La première en y renonçant par une pièce officielle au moment du ma­riage avec un étranger, papier qui n’existe évidemment pas, puisque je n’ai rien signé de ce genre ; l’autre, par une élection de domicile à l’étran­ger avec son mari, or, n’ayant habité depuis mon mariage avec Soleiman que le harem où j’étais sequestrée, et la prison… où j’étais condamnée à mort, les Affaires Etrangères ont l’im­pudence de considérer ce charmant sé­jour comme une élection de domicile. Il est même étonnant qu’elles n’ajoutent­ pas que je l’ai choisi de plein gré.

Actuellement, je me trouve donc être prisonnière à Paris, sans natio­nalité, puisque le roi n’a pas voulu me donner de papiers nedjiens, et que le gouvernement français me refuse toutes pièces officielles telles que : passeport, certificat de domicile, etc… Mon notaire, Ch. de R…, rue de Cas­tiglione, s’est même refusé de légali­ser la signature de mon nom de jeu­ne fille dont une femme a toujours le droit de se servir.

J’attends depuis un an du ministère des Finances de Damas, le paiement d’une rente que le gouvernement fait aux Bédouins et qui, par suite d’un jugement, est réversible sur ma tête, pour me rembourser les sommes que j’avais prêtées au cheik Naouaf, de la tribu des Hadidin. Le ministre des Finances demandait un certificat prou­vant que j’étais bien en vie puisque tous les journaux avaient annoncé ma mort.

Les Affaires étrangères et l’Office de Syrie, consultés, m’ont refusé un certificat de domicile, sous prétexte que cela n’était pas de leur ressort.

Suis-je condamnée à vivre toute ma vie comme une hors-la loi ? Et pourquoi ?

Personne ne peut me faire officiel­lement un reproche, car je n’ai rien fait de honteux et d’illégal.

. . . . . . . . . . . . . . .

Marga d’Andurain.
FIN.