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Malte-Brun - la France illustrée/0/5/2/3/4

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Jules Rouff (1p. xliii-xliv).
GUERRE DE CENT ANS. PHILIPPE VI ET JEAN.

Un terrible fléau, une guerre d’un siècle vient arrêter la France dans son progrès. À la mort de Louis X, les états généraux avaient écarté sa fille du trône pour y appeler son frère, établissant la loi d’État qu’on a nommée loi salique. À l’extinction de la famille de Philippe le Bel, Édouard III, roi d’Angleterre, qui descendait de ce prince par sa mère, prétendit succéder Charles IV ; les états, confirmant la loi salique, donnèrent la couronne à Philippe de Valois. Édouard se soumit d’abord et prêta hommage pour la Guyenne à Philippe VI. Mais, dix ans après, à l’instigation de Robert d’Artois et des Flamands révoltés sous le brasseur Arteveldt, il renouvela ses prétentions, prit le titre de roi de France et commença la guerre (1337). La Flandre et la Bretagne en furent d’abord le théâtre. Mais, en 1346, Édouard débarqua en Normandie, ravagea le pays et poussa ses coureurs jusqu’à Saint-Cloud. Philippe VI l’alla attendre avec une immense et brillante armée féodale en Picardie. Alors fut livrée la bataille de Crécy. Tout fut conduit du côté des Français avec maladresse et désordre ; on fit une marche de cinq lieues par la pluie avant le combat. Les Seigneurs, au lieu d’accepter un ordre de bataille raisonnable, se portèrent tous en avant pour être des premiers à frapper. Ils étaient si pressés de porter des coups qu’ils passèrent sur le corps des archers génois qui formaient l’avant-garde française. C’était assez pour perdre la bataille, et jamais désastre ne fut plus complet. L’année suivante, Édouard s’empare de Calais : les habitants furent épargnés grâce à l’admirable dévouement d’Eustache de Saint-Pierre ; mais la ville resta deux siècles aux mains des Anglais, pour qui elle fut mainte fois l’entrée de la France.

Le règne de Jean fut encore plus malheureux que celui de Philippe. La race des Valois se montra au début brillante et courageuse, mais dépensière, frivole et sans habileté. Jean trouva le trésor vide : il appela les états généraux et les pria de le remplir. Ceux-ci, interprètes des misères du peuple, et déjà pénétrés du sentiment de leurs droits et de leur rôle, proposèrent des réformes tout à fait révolutionnaires et profondément justes, comme de soumettre à l’impôt les prélats et les nobles, et de surveiller par une commission nationale l’emploi des deniers publics. Jean prit l’argent, éluda les réformes et s’en alla en campagne du côté de Poitiers, où il pensait enlever avec ses soixante mille chevaliers la petite armée du prince de Galles. Celui-ci, avec six mille fantassins et deux mille hommes d’armes, le battit complètement et le fit prisonnier (1356). Le roi pris, une grande partie de la chevalerie française couchée dans la poussière, la France était perdue si le peuple ne l’eût sauvée.

Ce fut à cette époque que furent convoqués les états généraux de 1356 et de 1357, dont le membre le plus remarquable fut Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. C’est alors que le tiers état, sous ce chef audacieux et habile, arracha au dauphin cette magnifique ordonnance de réforme dont l’exécution eût fait faire à la France un pas de quatre siècles ; la réunion périodique des états tous les deux ans, l’établissement de trente-six élus du pays pour assister et surveiller le gouvernement dans l’intervalle, le vote des impôts ; l’armement de tout homme en France, la défense aux nobles de guerroyer entre eux ; la réformation de la justice, etc. Voilà ce qu’établissait l’ordonnance et ce qui ne fut nullement pratiqué. Le peuple de Paris, irrité, se souleva et massacra aux pieds du dauphin les maréchaux de Champagne et de Normandie. Les hommes des campagnes, qui souffraient bien plus encore de la guerre, se répandirent par tout le pays sous le nom de Jacques et y firent d’affreux ravages. La misère les poussait là : mais ils savaient faire mieux quand l’Anglais se présentait. Deux cents laboureurs s’étaient retranchés sur une hauteur, près de Compiègne, pour résister ; les Anglais arrivent inopinément, s’introduisent dans la place et tuent le capitaine. Parmi les paysans, il s’en trouvait un d’une force prodigieuse, nommé le Grand-Ferré. Quand il vit son capitaine mort, il fondit avec fureur sur les Anglais, « maniant une lourde hache, frappant et redoublant si bien qu’il fit place nette ; il n’en touchait pas un qu’il ne fendît le casque ou n’abattit les bras. Voilà tous les Anglais qui se mettent à fuir, et plusieurs sautent dans le fossé et se noient. Le Grand-Ferré tue leur porte-enseigne et dit à un de ses camarades de porter la bannière anglaise au fossé. L’autre, lui montrant qu’il y avait encore une foule d’ennemis entre lui et le fossé : « Suis-moi donc, » dit le Grand-Ferré. Et il se mit à marcher devant, jouant de la hache à droite et à gauche jusqu’à ce que la bannière eût été jetée à l’eau. Il avait tué en ce jour plus de quarante hommes. Le Grand-Ferré, échauffé par cette besogne, but de l’eau froide et fut saisi de la fièvre. Il s’en alla à son village, dans sa cabane et se mit au lit, non toutefois sans garder près de lui sa hache de fer, qu’un homme ordinaire pouvait à peine lever. Les Anglais, ayant appris qu’il était malade, envoyèrent un jour douze hommes pour le tuer. Sa femme les vit venir et se mit à crier : — Ô mon pauvre le Grand, voilà les Anglais, que faire ? Lui, oubliant à l’instant son mal, se lève, prend sa hache et sort dans la petite cour : — Ah ! brigands ! Vous venez donc pour me prendre au lit ? Vous ne me tenez pas encore. Alors, s’adossant à un mur, il en tue cinq en un moment, les autres s’enfuient. Le Grand-Ferré se remit au lit ; mais il avait chaud, il but encore de l’eau froide, la fièvre le reprit plus fort et, au bout de quelques jours, ayant reçu les sacrements de l’Église, il sortit du siècle et fut enterré au cimetière de son village. Il fut pleuré de tous ses compagnons, de tout le pays ; car, lui vivant, jamais les Anglais n’y seraient venus. »

Ce furent ces résistances populaires, pleines d’héroïsme et probablement multipliées, mais ensevelies dans le silence des chroniqueurs du temps, qui dégoûtèrent Édouard III de la guerre de France et le décidèrent à la paix. Cette paix, signée à Brétigny (1360), était, au reste, aussi avantageuse pour l’Angleterre que honteuse pour le gouvernement de la France, qui abandonnait presque toutes les provinces de l’Ouest.