Malte-Brun - la France illustrée/0/5/2/4/4

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Jules Rouff (1p. liv-lvii).
LOUIS XIV.

Louis XIV commença donc son règne personnel au milieu de la paix dans un pays que trois grands gouvernements, malgré des interruptions et des désordres passagers, avaient mis en voie de prospérité, et qui foisonnait d’hommes éminents en tout genre. Louis XIV eut le talent de choisir ces hommes et de les appeler auprès de lui. Bientôt, par leurs habiles efforts, on vit dans toutes les parties du gouvernement réformer ce qui avait besoin de réformes, et dans toute la France stimuler les forces vives, déployer les ressources cachées. Colbert remit l’ordre dans les finances, réduisit les tailles, fit rendre gorge aux traitants et réintégra dans la classe des taillables une foule de roturiers qui s’en dérobés par usurpations de titres.

Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre.
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.
(Molière.)

Il y avait beaucoup de ces Gros-Pierre qui, se cachant sous quelque nom de noble apparence, frustraient le trésor. L’agriculture fut encouragée, les routes réparées, le canal du Languedoc creusé. L’industrie fut l’objet d’une faveur particulière, surtout celle qui réclame de l’élégance et du goût, en quoi Colbert devina le génie industriel de la France ; les draps, les tapisseries, surtout celles des Gobelins, les glaces, les cuirs maroquinés, mille produits enfin que l’on recevait jusque-là des pays étrangers, se fabriquèrent supérieurement en France, comme Boileau l’a justement exprimé :

Nos artisans grossiers rendus industrieux
Et nos voisins frustrés de ces tribus serviles,
Que payait à leur art le luxe de nos villes.

Nos colonies furent augmentées, les Compagnies des Indes furent fondées, notre marine devint formidable. Tout cela était l’œuvre de Colbert. Cependant Louvois organisait l’armée moderne, établissait l’ordre du tableau, l’uniforme, la marche au pas, l’usage de la baïonnette, et apprenait aux officiers nobles à faire leur métier. « M. de Louvois, écrit Mme de Sévigné, dit l’autre jour tout haut à M. de Nogaret : « Monsieur, votre compagnie est en fort mauvais état. — Monsieur, je ne le savais pas. — Il faut le savoir, dit M. de Louvois ; vous l’avez vue ? — Non, monsieur, dit Nogaret. — Il faudrait l’avoir vue, monsieur. — Monsieur, j’y donnerai ordre. — Il faudrait l’avoir donné ; car, enfin, il faut prendre parti, monsieur, ou se déclarer courtisan ou faire son devoir quand on est officier. »

Voilà par quelles ressources Louis XIV devint le premier roi de l’Europe ; voilà d’où sortirent tant de victoires. Dès les premières années, il fit paraître partout sa puissance et prit une attitude souveraine : à Rome, dans l’affaire du pape ; dans la Méditerranée, à l’égard des pirates algériens ; sur les bords du Danube, contre les Turcs ; et sur ceux du Tage, contre les Espagnols. L’empereur, le roi d’Angleterre, la plus grande partie des princes allemands étaient attirés dans son alliance par des diplomates habiles.

C’est alors qu’en raison du droit de dévolution, et au nom de Marie-Thérèse, sa femme, il réclama à l’Espagne la Flandre et la Franche-Comté ; l’Espagne refusa : les deux provinces sont conquises en un clin d’œil (1668). Par le traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XIV garde la première et rend la seconde.

La Hollande effrayée avait formé la triple alliance qui avait arrêté le grand roi. D’ailleurs, son commerce faisait au commerce français une concurrence redoutable. Son arrêt fut prononcé ; Louis XIV passa le Rhin ; mais la maladresse de Louvois donna le temps aux Hollandais d’ouvrir leurs digues et de sauver Amsterdam par l’inondation. Cette fois l’Europe s’alarma à son tour, et la France dut faire face à une coalition générale. Ce fut avec un succès constant. La Franche-Comté fut reconquise en quelques jours ; Turenne sauva l’Alsace par son admirable campagne d’hiver de 1675 ; Condé fut vainqueur à Senef ; Duquesne battit et tua Ruyter sur la Méditerranée. Enfin la paix d’Aix-la-Chapelle (1678) donna à la France la Franche-Comté et douze places de la Flandre, où Vauban fut aussitôt envoyé pour les fortifier.

« Le roi fut en ce temps au comble de la grandeur ; victorieux depuis qu’il régnait, n’ayant assiégé aucune place qu’il n’eût prise, supérieur en tout genre à ses ennemis réunis, la teneur de l’Europe pendant six années de suite, enfin son arbitre et son pacificateur, ajoutant à ses États la Franche-Comté, Dunkerque et la moitié de la Flandre ; et, ce qu’il devait compter pour le plus grand de ses avantages, roi d’une nation alors heureuse et alors le modèle des autres nations. L’Hôtel de ville de Paris lui déféra, quelque temps après, le nom de Grand avec solennité (1680), et ordonna que dorénavant ce titre seul serait employé dans tous les monuments publics : l’Europe, quoique jalouse, ne réclama pas contre ces honneurs. » (Voltaire.)

Ici commence le déclin. La grande époque politique, militaire et littéraire touche à sa fin. Turenne a péri ; Condé achève sa vie dans la retraite ; Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet ont donné leurs chefs-d’œuvre ; enfin Colbert meurt en 1683 et laisse Louis XIV livré aux conseils funestes de Louvois et de Mme de Maintenon. Enorgueilli de ses succès, Louis XIV devient dur, tyrannique. Il fait en pleine paix des conquêtes qui blessent toute l’Europe ; il traite le pape et les Génois avec l’insolence du plus fort ; il écrase le peuple d’impôts pour ses fastueuses constructions, et met le comble à son despotisme par les dragonnades et la révocation de l’édit de Nantes. En sortant de la tolérance religieuse, il sort des grandes traditions de Henri IV, de Richelieu, de Colbert ; il se montre esprit étroit et fanatique.

L’Europe se coalisa de nouveau à l’instigation de Guillaume III, devenu roi d’Angleterre, et forma la ligue d’Augsbourg. Louis XIV résolut de frapper au cœur cette coalition en rétablissant les Stuarts. Une flotte française jette en Irlande une armée et Jacques II à la tête. Le roi détrôné se laissa battre à la Boyne, Guillaume III fut affermi et la guerre devint générale. La France garda encore l’avantage sur presque tous les points. Elle n’était point si appauvrie de généraux qu’elle ne pût opposer aux ennemis un Luxembourg et un Catinat. Le premier fut vainqueur à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde, et envoya tant de drapeaux orner nos cathédrales, qu’on le surnomma le tapissier de Notre-Dame. Le second battit le duc de Savoie à Staffarde et La Marsaille. Sur mer, Tourville avait longtemps gardé la supériorité sur les marines anglaise et hollandaise réunies, et, malgré la glorieuse défaite de La Hogue, plus funeste par son retentissement que par ses effets réels, il tenait encore la mer avec avantage. Louis XIV ne se fit pas au traité de Ryswick (1697) la part que l’état de ses affaires lui eût permis de réclamer. D’où venait cette soudaine modération ? La succession d’Espagne allait s’ouvrir.

Charles II, roi de toutes les Espagnes, mourut après avoir vu sa succession disputée d’avance dans les congrès diplomatiques. L’habileté de l’ambassadeur français ménagea enfin un testament en faveur de Philippe, duc d’Anjou et fils du dauphin. Après avoir délibéré trois jours dans le silence, Louis XIV accepta ce testament qui allait le mettre encore en guerre avec toute l’Europe. « Monsieur, dit-il au duc d’Anjou, le roi d’Espagne vous a fait roi. Les grands vous demandent, les peuples vous souhaitent et moi j’y consens. Songez seulement que vous êtes prince de France. » À quoi il ajouta en se séparant de lui : « Il n’y a plus de Pyrénées. »

La troisième partie du règne de Louis XIV commence ici. La première avait jeté le plus grand éclat ; dans la seconde, les affaires de la France s’étaient soutenues glorieusement ; la troisième fut désastreuse et sombre. Colbert, vers la fin de sa vie, signalait déjà au roi la misère des campagnes, dont le tableau lui arrivait de toutes parts : Louis XIV n’en tenait compte, et, incapable d’économie, demandait toujours de l’argent à son ministre, qui, ne pouvant refuser et le désespoir dans l’âme, écrasait le peuple pour satisfaire le roi. « Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, dit-il à son lit de mort, je serais sauvé dix fois et je ne sais ce que je vais devenir. » Le véritable arrêt de Louis XIV, c’est cette parole de Colbert, qui montre bien que ni les avertissements ni les remontrances ne lui avaient manqué. Mais ce prince personnifiait le pouvoir absolu et la monarchie de droit divin : il est apparu comme pour montrer ce que ce régime contenait à la fois de majesté et de tyrannie. C’est lui qui a écrit dans ses Mémoires : « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes. Tout ce qui se trouve dans l’étendue de leurs États, de quelque nature qu’il soit, leur appartient au même titre, et les deniers qui sont dans leur cassette et ceux qui sont entre les mains de leurs trésoriers et ceux qu’ils laissent dans le commerce de leurs peuples. » Avec de telles doctrines, un roi peut tout se permettre et n’est comptable à personne qu’à Dieu, qui ne retient pas toujours les rois.

De plus, Louis XIV vieillissait ; la plupart de ses contemporains avaient disparu : de là une singulière prétention de se croire supérieur à la génération nouvelle et de tenir tout le monde en tutelle. Il voulait, de son palais, conduire ses généraux à la lisière. « Si le général voulait faire quelque grande entreprise, il fallait qu’il en demandât la permission par un courrier, qui trouvait à son retour, ou l’occasion manquée, ou le général battu. » Ou bien il donnait sa faveur à des gens qui n’avaient pas d’autre mérite que celui d’être de son âge, et ce n’en est pas toujours un. Tel fut ce pauvre vieux Villeroi, qui se laissa si bien prendre dans Crémone, pendant son sommeil, par le prince Eugène. Le malheureux, réveillé par la mousqueterie, se lève, saute sur son cheval et court par les rues de la ville pour rassembler ses troupes. La première chose qu’il rencontre, c’est un escadron ennemi qui l’emmène prisonnier. L’ennemi fut cependant repoussé ; il n’y eut de pris que le général. Les Français, qui commençaient à chanter (on entrait dans le xviiie siècle, 1702), répétèrent partout, à la cour, à la ville et dans l’armée, ce couplet spirituel et méchant :

Français, rendez grâce à Bellone,
Votre bonheur est sans égal :
Vous avez conservé Crémone
Et perdu votre général.

Un peu plus tard, le même malencontreux général nous fit essuyer par son impéritie le désastre de Ramillies : « Monsieur le maréchal, lui dit Louis XIV, on n’est plus heureux à notre âge. » Ce désastre venait après celui d’Hochstædt, au moins égal, où Tallard et Marsin s’étaient laissé complètement battre. C’est qu’à de tels hommes les ennemis opposaient Marlborough et le prince Eugène. La France fut sauvée par Villars, Vendôme et surtout par le courage de ses enfants. C’est peut-être à Malplaquet qu’on voit pour la première fois le simple soldat héroïque et dévoué. Nos troupes n’avaient pas mangé depuis un jour ; le pain arriva, mais l’ennemi en même temps ; elles jettent le pain et marchent à l’ennemi ; le champ de bataille fut à la vérité perdu, mais les morts des alliés étaient d’un tiers plus nombreux que les nôtres. Enfin Vendôme affermit Philippe V sur le trône d’Espagne par la victoire de Villaviciosa et Villars rétablit à Denain la supériorité de nos armes. Ces succès permirent à la France de signer les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Bade, qui lui laissèrent toutes les provinces conquises depuis Richelieu. Elle dut

Séance de la Convention.

Séance de la Convention.


faire néanmoins quelques sacrifices pénibles, tous au profit de l’Angleterre ; telles furent la cession de l’Acadie, de la baie d’Hudson et de Terre-Neuve, la démolition du port de Dunkerque, l’expulsion de Jacques III. Triste fin du grand règne (1715) !

On sait, du reste, avec quelle grandeur d’âme Louis XIV vit approcher la mort, disant à Mme de Maintenon : « J’avais cru qu’il était plus difficile de mourir ; » et à ses domestiques : « Pourquoi pleurez-vous ? M’avez-vous cru immortel ? » Il donna tranquillement ses ordres sur beaucoup de choses et même sur sa pompe funèbre. Il eut le courage d’avouer ses fautes, et la postérité lui tiendra compte d’un pareil aveu.