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Malte-Brun - la France illustrée/0/5/2/6/9

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Jules Rouff (1p. lxx-lxxiv).
NAPOLÉON III.

Un décret organique du 22 mars 1853 régla les rapports des grands corps de l’État entre eux et avec le pouvoir exécutif : il conférait à l’empereur des droits souverains et dictatoriaux qui le rendaient en quelque sorte l’arbitre des destinées du pays. Déjà, à la fin de janvier, Napoléon III avait inauguré son règne par son mariage avec une jeune Espagnole, Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba. Dans son voyage à Bordeaux, il avait dit : « L’Empire, c’est la paix ! » Mais à peine sur le trône, il eut à compter avec l’éternelle question d’Orient. Depuis longtemps la Russie méditait de mettre la main sur Constantinople, sous prétexte de protéger les chrétiens d’Orient. Croyant le moment venu de tomber sur « l’homme malade, » comme il appelait le sultan, l’empereur Nicolas donna l’ordre à ses armées de passer le Pruth et d’occuper les Principautés danubiennes ; mais le czar, qui avait voulu entraîner dans son entreprise l’Angleterre, sans se soucier de la France, se trouva bientôt en face de ces deux puissances dont les flottes alliées franchirent les Dardanelles et entrèrent dans la mer Noire. Cette campagne mémorable, mais longue et coûteuse, débuta par la prise de Bomarsund, dans la mer Baltique (16 août 1854). Un mois plus tard, le 20 septembre, victoire de l’Alma, en Crimée, remportée sur les Russes par le maréchal de Saint-Arnaud, qui mourut quelques jours après, laissant le commandement au général Canrobert ; puis, le 5 novembre, bataille d’Inkermann, où l’intervention du général Bosquet sauva 6,000 Anglais surpris et attaqués par 60,000 Russes ; enfin, après plusieurs assauts infructueux, le 18 juin 1855, prise de Sébastopol par le général Pélissier, qui avait remplacé le général Canrobert. Pendant ce long siège, « l’armée assiégeante, dit le général Pélissier dans son Rapport, avait eu en batterie, dans les diverses attaques, environ 800 bouches à feu qui ont tiré plus de 1,600,000 coups, et nos cheminements, creusés pendant 336 jours de tranchée ouverte en terrain de roc et présentant un développement de plus de 80 kilomètres (20 lieues), avaient été exécutés sous le feu constant de la place et par des combats incessants de jour et de nuit. » À la suite de ces événements, un congrès se réunit à Paris le 25 février 1856, et, le 30 mars, un traité de paix fut signé en vertu duquel la Russie renonçait à son protectorat sur les Provinces danubiennes et sur les chrétiens d’Orient. Ce traité consacrait, en outre, la liberté du Danube et la neutralisation de la mer Noire.

Dans ces années d’épreuves, que les mauvaises récoltes et la cherté des vivres rendaient plus difficiles encore, la France avait cependant sur pied une armée de 600,000 hommes, ce qui ne s’était pas vu depuis Napoléon Ier. Il fallut donc recourir aux emprunts ; mais telles étaient les ressources du pays et sa confiance dans le gouvernement, que les souscriptions dépassaient toujours et de beaucoup les sommes demandées.

Ainsi les victoires de notre armée, les acclamations qui la saluèrent lors de sa rentrée solennelle dans Paris ; la naissance du prince impérial ; l’exposition universelle de 1855, où plus de 20,000 exposants répondirent à l’appel de la France ; la visite de la reine Victoria, dont le séjour se prolongea, à Paris, du 15 au 27 août ; les fêtes splendides qui eurent lieu à cette occasion ; la France paisible au dedans, grandie et respectée au dehors, tout semblait sourire au nouvel Empire lorsque, le 4 janvier 1858, éclata tout à coup la machine infernale d’Orsini, à laquelle l’empereur et l’impératrice, se rendant à l’Opéra, échappèrent comme par miracle, mais qui n’en fit pas moins de nombreuses victimes. Ainsi que le gouvernement de Juillet, après l’attentat de Fieschi, le gouvernement impérial crut devoir prendre des mesures pour sa défense. Il obtint du Corps législatif une loi de sûreté générale, et les emprisonnements et les transportations recommencèrent comme après le 2 décembre. La France fut divisée en cinq grands commandements militaires.

Orsini n’avait attenté à la vie de l’empereur que poussé, disait-il, par le désir d’affranchir l’Italie ; sa patrie. Or, Napoléon III songeait si peu à opprimer cette nation que, l’année suivante, il intervint pour la délivrer du joug de l’Autriche. Dans cette guerre, entreprise pour la liberté d’un peuple, Paris crut voir, dit M. Ducoudray, « le commencement d’une politique libérale et se pressa en foule sur le passage de Napoléon III partant pour l’Italie. » Après la victoire de Montebello, qui inaugura la campagne, le 20 mai, la bataille de Magenta ouvrit aux Français les portes de Milan, où Napoléon III et Victor-Emmanuel entrèrent, le 8 juin, au milieu des acclamations et d’une pluie de fleurs ; mais la Lombardie ne fut entièrement conquise que par la défaite des Autrichiens à Solferino (24 juin). Se méfiant de la Prusse qui mobilisait la landwehr et qui pouvait nous attaquer sur le Rhin, Napoléon III crut devoir s’arrêter, et, le 11 juillet, la paix fut signée Villafranca. Ce n’était point, comme on l’avait promis, l’Italie affranchie « des Alpes à l’Adriatique ; » mais l’idée de l’unification italienne n’en suivit pas moins son développement par l’annexion au Piémont des duchés de Parme, de Modène, de Florence et des Légations. Cependant Napoléon III ne pouvait voir sans inquiétude se former sur notre frontière du sud un royaume puissant : il déclara ne point s’y opposer ; mais il réclama les versants français des Alpes, et Nice et la Savoie furent réunies à la France.

À la suite de cette campagne, l’empereur rendit un décret d’amnistie pleine et entière à l’égard des détenus politiques. D’autres actes suivirent : le traité de commerce avec l’Angleterre (22 janvier 1860), traité qui lançait la France dans les voies de la liberté commerciale ; puis, le 24 novembre, l’inauguration de l’empire libéral par un décret qui rendait au Sénat et au Corps législatif certaines immunités parlementaires, telles que le droit de discuter la politique du gouvernement, de voter tous les ans une adresse et de livrer à la publicité le compte rendu de leurs séances. Après la réforme commerciale et politique, la réforme financière en 1861. D’après la Constitution, l’empereur avait le droit d’ouvrir des crédits extraordinaires dans l’intervalle des sessions législatives : une loi du Sénat attribua au Corps législatif l’examen et le vote du budget. C’était, pour le second Empire, le commencement d’une ère nouvelle : les libertés des Chambres eurent plus d’importance ; les traités de commerce, la question de Rome, que la France eut à défendre contre les entreprises de Garibaldi, remirent en lumière d’anciens orateurs, notamment au Corps législatif le groupe dit des cinq (Jules Favre, Ernest Picard, Émile Ollivier, Darimon et Hénon), qui représentaient alors toute l’opposition. Aux élections de 1863 vinrent s’adjoindre à ce groupe d’autres illustrations de la tribune : Thiers, Berryer, Marie. Cependant, sauf à Paris, où la liste libérale l’emporta, partout en France les candidats du gouvernement furent élus ; mais, au moment où l’opposition se fortifiait par la rentrée de Thiers sur la scène politique, l’Empire perdait deux de ses plus fermes soutiens, Billault, le 13 octobre 1863, et, deux ans plus tard, le duc de Morny, qui présidait le Corps législatif avec tant d’esprit et de distinction. Depuis, tout le poids de la discussion, dans les Chambres, pesa sur M. Rouher, ministre d’État.

Pendant que la France prospérait à l’intérieur, nos soldats, en Afrique, achevaient la conquête de l’Algérie par la soumission de la Kabylie, en 1857 ; rappelaient, par la victoire de Palikao et la prise de Pékin, en 1860, la Chine au respect des traités et fondaient en Cochinchine une colonie française. Moins heureuse, cependant, fut l’expédition du Mexique en 1862, expédition à laquelle « des personnages influents et de secrètes spéculations poussèrent Napoléon III » et qui, bien qu’illustrée par la prise de Puebla et celle de Mexico (1863), se termina d’une manière si fatale et si tragique pour l’empereur Maximilien, — l’intervention des États-Unis ayant contraint Napoléon III à rappeler son armée (1866).

Comme pour nous dédommager de ce désastre, l’année suivante vit s’ouvrir, à Paris, la plus grande exposition universelle du siècle. « Ce n’était pas un palais, dit M. Ducoudray, que l’immense cirque de fer et de fonte du Champ-de-Mars, mais c’était, avec le spectacle des machines ingénieuses et puissantes qui décuplent l’activité humaine, avec les agréments infinis de ses galeries de bronze, de cristaux, de bijoux, de mobiliers et d’étoffes, avec ses galeries nouvelles, l’histoire vivante du travail et des arts grâce aux villes entières qui s’étaient élevées comme par enchantement autour de sa sévère enceinte pour la dissimuler : usines, musées, ateliers, fermes et métairies, chalets, villages russes, phares, églises, temples, écoles, tout cela encadré de jardins, de fontaines, de rochers, de cascades, d’arbres, de plantes exotiques qui reposaient la vue ; grâce à la variété des architectures qui avaient gardé, pour chaque contrée, leur caractère national (monuments égyptiens, palais turcs, tunisiens, espagnols, établissements chinois, japonais) ; grâce enfin à la singularité des costumes de tous les pays, au mouvement d’une foule venue de tous les points de l’Europe, qui se pressait sous l’immense promenoir et laquelle se mêlèrent des rois et des empereurs, c’était bien un monde, ou plutôt le monde actuel, en abrégé, représenté au vrai dans toute la beauté de son travail et de son industrie, dans son amour du progrès et du culte de la tradition, jusque dans les différences de ses religions, de ses mœurs, de ses goûts, et même jusque dans la vulgarité de ses plaisirs. »

Deux événements cependant vinrent assombrir la situation : la crainte d’une guerre avec la Prusse, au sujet de la place forte de Luxembourg, et l’

Salle de lecture de la Bibliothèque nationale, à Paris.

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attentat, au bois de Boulogne, contre l’empereur de Russie Alexandre II, par un Polonais ; mais le crime de Berezowski n’eut des suites fâcheuses que pour son auteur, et la solution pacifique de la question de Luxembourg nous valut la visite du roi de Prusse (Guillaume), qui, « accompagné de M. de Bismarck et M. de Moltke, profita de ce voyage pour mieux faire prendre leurs notes à ses officiers d’état-major. »

Nouvelles réformes en 1868 : loi sur l’armée, fixant la durée du service militaire à 9 ans, dont 5 sous les drapeaux et 4 dans la réserve ; création d’une garde nationale mobile ; — loi sur la presse, qu’elle replaçait sous le régime du droit commun ; loi autorisant les réunions publiques. En 1869, message de l’empereur, rétablissant la responsabilité ministérielle et rendant au Corps législatif le droit d’interpellation et d’amendement, le droit de nommer son président, son bureau ; enfin, en 1870, l’avènement du ministère Ollivier l’ancien chef de l’opposition des Cinq. Sous cette impulsion, l’Empire, en attendant le couronnement de l’édifice promis par Napoléon III, prit un caractère plus libéral. C’était un retour vers le gouvernement constitutionnel ; mais le meurtre de Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte vint marquer d’une tache de sang toutes ces réformes, et le nouveau ministère, en présence de l’agitation produite par cet événement dans les Chambres et dans le pays, crut devoir, soit pour désarmer les adversaires de l’Empire, soit pour consacrer les changements opérés dans la constitution, en appeler au peuple, qui, par le plébiscite du 8 mai (7 millions et demi de suffrages) donna à l’empereur une nouvelle et importante investiture.

Toutefois, ce n’est pas à l’intérieur que résidaient, pour la France, les plus grands dangers : pendant que nos divisions intestines, les débats des Chambres et le plébiscite lui-même éclairaient l’étranger sur notre véritable situation défensive, la Prusse qui, depuis Sadowa et surtout depuis l’affaire de Luxembourg, guettait le moment favorable de nous attaquer, nous tendit le piège de la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne ; piège dans lequel le pouvoir tomba follement en déclarant à la Prusse une guerre qu’elle appelait de tous ses vœux, mais à laquelle la France était peu préparée. Notre armée comptait à peine 220,000 hommes, dispersés le long des frontières, et n’avait ni l’organisation ni le matériel suffisants. Après un moment d’illusion à Wissembourg, deux combats malheureux, Reichshoffen, où nos cuirassiers chargèrent si vaillamment l’ennemi, et Forbach, livrèrent le pays à l’invasion allemande. — Au milieu de la consternation générale, le gouvernement essaya de conjurer le péril ; les Chambres furent convoquées, Paris mis en état de siège ; mais le ministère Ollivier dut payer de sa chute la faute d’avoir entrepris si légèrement cette guerre. Cousin de Montauban, comte de Palikao, reçut la mission de former un nouveau cabinet ; les Chambres votèrent avec patriotisme les crédits et les lois nécessaires pour faire face à la situation. Palikao déploya, dans l’organisation d’une nouvelle armée, une énergie qui releva les espérances. Mais l’armée principale commandée par Bazaine, après trois grandes batailles sous Metz, les 14, 16 et 18 août, se trouvait enveloppée et obligée de rester sous la protection de cette place. Palikao envoya alors l’armée formée à Châlons au secours de Bazaine ; on perdit en hésitations un temps précieux ; le désarroi le plus complet régnait dans le gouvernement, et le désastre de Sedan (2 septembre), en achevant la défaite de nos armées, consomma la ruine de l’Empire. Deux jours après, le 4 septembre, la foule ameutée envahit le Corps législatif, et les députés de Paris, réunis à l’Hôtel de ville, s’emparèrent de la dictature, sous le nom de gouvernement de la Défense nationale.

Ainsi finit le règne de Napoléon III ; et ce gouvernement qui venait de tomber après la capitulation la plus néfaste qui soit dans nos annales « avait pourtant, ajoute l’historien que nous avons déjà cité (M. Ducoudray), obtenu pendant dix-neuf ans des résultats qui ne se sont pas tous évanouis avec lui. » Parmi les grands travaux entrepris : Paris assaini et reconstruit en grande partie ; la rue de Rivoli prolongée ; le boulevard de Sébastopol ; l’achèvement du Louvre ; les bois de Boulogne et de Vincennes, le parc de Monceau et les buttes Chaumont transformés ; le canal Saint-Martin voûté et changé en un vaste boulevard ; des jardins, des squares, les Halles centrales, des fontaines nouvelles, les eaux de la Dhuys et de la Vanne amenées à Paris par des aqueducs ; la restauration de Palais de justice et de Notre-Dame ; les casernes Napoléon et du Prince-Eugène ; des théâtres élevés ou reconstruits ; des ponts établis ou réédifiés, des cités ouvrières, voilà pour Paris ; et Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, toutes les grandes villes se dépouillèrent à son exemple de leurs vieux quartiers pour en construire de nouveaux, plus sains et plus aérés. Dans les départements, création de nombreux chemins vicinaux et de canaux d’irrigation ; rachat par l’État des canaux du Rhin et du Rhône ; agrandissement et réparation des ports de Marseille, de Dunkerque, du Havre, de Dieppe, de Brest, de Saint-Malo, de Saint-Nazaire, de Bordeaux et de Cherbourg ; 16,000 kilomètres de chemins de fer ; plus de 37,000 de lignes télégraphiques en exploitation ; les concours agricoles multipliés, encouragés ; 200,000 hectares de terrain drainé ; le reboisement des montagnes ; grands travaux d’endiguement pour préserver les villes et les campagnes contre le débordement des fleuves et des rivières ; marais desséchés ; la Sologne fertilisée et sillonnée par des routes agricoles ; 45,000 hectares de dunes transformées en forêts ; — dans l’ordre financier : la réorganisation du Comptoir d’escompte ; l’institution du Crédit foncier et de nombreuses Sociétés coopératives, dans l’intérêt de la classe ouvrière ; la réforme commerciale, etc. ; — dans la législation : l’assistance judiciaire ; la suppression de la mort civile ; la loi sur les coalitions ; la révision du code militaire ; la suppression de la contrainte par corps pour dettes ; — dans l’instruction publique : la liberté de l’enseignement ; la réforme du baccalauréat ; le sort des instituteurs et des institutrices amélioré ; la gratuité de l’instruction dans les écoles communales, etc., etc.