Maman Léo/Chapitre 01

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 1-10).


I

Théâtre Universel et National


Paris avait son manteau d’hiver ; les toits blancs éclataient sous le ciel brumeux, tandis que, dans la rue, piétons et voitures écrasaient la neige grisâtre.

C’était un des premiers jours de novembre, en 1838, un mois après la catastrophe qui termine notre récit, intitulé l’Arme invisible. La mort étrange du juge d’instruction Remy d’Arx avait jeté un étonnement dans la ville, mais à Paris les étonnements durent peu, et la ville pensait déjà à autre chose.

Ce temps est si près de nous qu’on hésite, en vérité, à dire qu’il ne ressemblait pas tout à fait au temps présent, et pourtant il est bien certain que les changements opérés dans Paris par ces trente dernières années valent pour le moins l’œuvre d’un siècle.

La publicité des journaux existait ; on la trouvait même énorme, presque scandaleuse : elle n’était rien absolument auprès de ce qu’elle est aujourd’hui.

On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que nous avons, en 1869, cent carrés de papier imprimés quotidiennement contre dix publiés en 1838.

Ainsi en est-il pour le mouvement prodigieux des démolitions et des constructions.

Sous le règne de Louis-Philippe, Paris tout entier s’irritait ou se réjouissait, selon les goûts de chacun, à la vue de cette humble percée, la rue de Rambuteau, qui passerait maintenant inaperçue.

Les uns s’extasiaient sur la hardiesse de cette œuvre municipale, les autres prophétisaient la banqueroute prochaine de la ville : c’était la grande bataille d’aujourd’hui qui commençait par une toute petite escarmouche.

Je ne sais pas au juste combien d’années on mit à parfaire cette malheureuse rue de Rambuteau, qui devait être droite et qui eut un coude, célèbre dans les annales judiciaires, mais cela dura terriblement longtemps, et pendant plusieurs hivers, l’espace compris entre l’église Saint-Eustache et le Marais fut complètement impraticable.

On n’allait pas vite alors en fait de bâtisse ; ceux qui ont le tort et le chagrin d’être assez vieux pour avoir vu ces choses, peuvent se rappeler quatre ou cinq baraques de saltimbanques, établies à demeure dans un grand terrain, vers l’endroit où la rue Quincampoix coupe la rue de Rambuteau, et qui formèrent là, pendant deux ans au moins et peut-être plus, une petite foire permanente.

Le matin du 5 novembre 1838, par le temps noir et froid qu’il faisait, on achevait la construction de la plus grande de ces baraques, située en avant des autres et qui avait sa façade tournée vers le chemin boueux conduisant à la rue Saint-Denis.

Les gens du quartier qui allaient à leurs affaires ne donnaient pas beaucoup d’attention à l’érection de ce monument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pour réchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant du perron en planches qui montait à la galerie, et s’entretenaient avec intérêt de l’ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel et National, dirigé par Mme veuve Samayoux, première dompteuse des capitales de l’Europe.

On parlait surtout de son lion, qui était arrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous, et qui avait rugi pendant qu’on le déballait.

La porte de la baraque était, bien entendu, fermée pour cause d’installation et d’aménagements intérieurs. Un large écriteau disait même sur la devanture : « Le public n’entre pas ici. »

Mais comme nous avons l’honneur d’être parmi les amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté de soulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, et nous entrerons chez elle sans façon.

C’était un carré long très vaste et qu’on achevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n’y avait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtre était déjà installé en partie et des ouvriers juchés tout en haut de leurs échelles peignaient les frises et le manteau-d’Arlequin.

D’autres barbouilleurs s’occupaient du rideau étendu sur le plancher même de la scène.

Au centre de la salle, un poêle de fonte ronflait, chauffé au rouge ; auprès du poêle, une petite table supportait trois ou quatre verres, des chopes et un album de dimension assez volumineuse, dont la couverture en carton était abondamment souillée.

L’un des verres restait plein ; les deux autres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuve Samayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille, portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu’au menton, qui se nommait M. Gondrequin.

Le troisième verre, celui qui était plein, attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, qui travaillait en ce moment au haut de l’échelle.

M. Gondrequin et M. Baruque étaient deux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbres parmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient au fameux atelier Cœur-d’Acier, d’où sont sortis presque tous les chefs-d’œuvre destinés à tirer l’œil au devant des baraques de la foire.

M. Baruque, petit homme de cinquante ans, maigre, sec et froid, abattait la besogne ; son surnom d’atelier était Rudaupoil. M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu’il n’eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilections pour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau, « le fion, » et se chargeait surtout d’embêter la pratique.

Il mettait son foulard en coton rouge dans la poche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit bout à sa boutonnière, — par mégarde, — ce qui le décorait de la Légion d’honneur.

Il avait du brillant et de l’agrément dans l’esprit, malgré sa manie de jouer à l’ancien sous-officier, et se vantait volontiers d’avoir attiré bien des kilomètres de commande à l’atelier par la rondeur aimable de son caractère.

Il disait volontiers de lui-même :

— Un vrai troupier, quoi ! solide, mais séduisant ! Honneur et gaieté ! Ra, fla, joue, feu, versez, boum !

En ce moment, il venait d’ouvrir l’album graisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonne grosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets de tableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.

Dans tout le reste de la baraque, c’était une activité confuse et singulièrement bruyante ; on faisait tout à la fois ; les principaux sujets de la troupe, transformés en tapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles ou disposaient en faisceaux des gerbes d’étendards, non conquis sur l’étranger.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune nègre qui avait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de la Porte-Saint-Martin exerçait un talent naissant qu’il avait sur le tambour ; Mlle Colombe cassait les reins de sa petite sœur et lui désossait proprement les rotules. L’enfant avait de l’avenir. Elle pouvait déjà rester trois minutes la tête contre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi un petit air de trompette.

Pendant la fanfare, Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avec un pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeau gris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.

Celui-là se tenait assez bien sous les armes. Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, il allait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deux énormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait des leçons de danse américaine.

— Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes, qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand le succès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanter d’avoir eu les leçons d’un jeune homme qui en possède tous les brevets de pointe, contre-pointe, entrechats, respect aux dames, honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu’en disant : Nous sommes les élèves du seul Amédée Similor !

Le lecteur se souvient peut-être des deux postulants qui s’étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans son ancienne baraque de la place Walhubert, le soir même de l’arrivée de Maurice Pagès revenant d’Afrique.

Léocadie, tout entière à la joie de revoir son lieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l’enfant que le pauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l’offre de ce brave garçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir son petit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.

Au moment de se lancer dans les grandes affaires et de monter une « mécanique » comme on n’en avait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dans l’ambition pour fuir ses peines de cœur, s’était souvenue de ses protégés.

La famille entière, composée des deux pères et de l’enfant, était engagée, et nous n’avons vu encore qu’une faible portion des services qu’on attendait de Similor, artiste à tout faire.

Quant à Échalot, malgré sa modestie, ses talents s’étaient affirmés déjà. En sa qualité d’ancien apothicaire, il avait entrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, qui arrivait, non point de Londres, mais de l’infirmerie des chiens à Clignancourt.

Le lion était là comme tout le monde. Il n’avait plus besoin de cage, une simple ficelle attachait sa vieillesse caduque à un clou fiché dans les planches.

Il avait dû être magnifique autrefois, ce seigneur des déserts africains ; c’était un mâle de la plus grande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour un monstrueux amas d’étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit de paille.

Il n’avait plus forme animale, et végétait misérablement dans la paresse de son agonie.

Échalot lui avait pourtant mis deux ou trois vésicatoires qu’il soignait selon toutes les règles de l’art et dont il favorisait l’effet par des sinapismes convenablement appliqués.

À portée du noble malade, il y avait un baquet plein de tisane.

Loin de se borner à ces attentions, Échalot avait fabriqué un vaste bonnet de nuit dont il coiffait la tête de son lion pour la protéger contre les fraîcheurs nocturnes ; de plus, il lui mettait du coton dans les oreilles.

Mais comme en définitive l’établissement de Mme Samayoux n’était pas un hôpital, Échalot préparait aussi son lion pour l’heure prochaine où il devait être offert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l’insu de Mme Samayoux, et pour faire une surprise à cette excellente patronne, il modelait en secret avec du mastic une mâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lion avait perdues.

Il s’était procuré en outre plusieurs queues de vache, à l’aide desquelles il espérait bien boucher adroitement les plaques chauves que l’âge avait faites dans la crinière de son lion.

Ah ! c’était un garçon utile ! et la générosité de la dompteuse à son égard devait être bien récompensée. Depuis une semaine qu’il faisait partie de la maison, il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronne et remis un bec à l’autruche ; en outre, par un procédé dont il était l’inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin, son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cher enfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudrait dix centimes : deux sous.

— J’ai besoin de faire travailler mon imagination, disait cependant Mme Samayoux, causant avec Gondrequin-Militaire : ça me désennuie de mes souvenirs et de mes regrets. Quoi ! vous ne pouvez pas dire que ces deux enfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à mon égard ?

— Fixe ! répliqua Gondrequin, les yeux à quinze pas devant soi, qui signifie immobile ! Je n’ai pas été officier, mais j’en ai la bonne humeur guerrière. Pour l’ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis à l’occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alors chez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros au vis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait à Mme Putiphar. Ra, fla !

— C’est le fruit de la calomnie, répondit Mme Samayoux en levant les yeux au ciel ; je ne dis pas que mon âme a été incapable d’un rêve, mais Maurice n’y a jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleur d’orange… Et quand je pense que voilà plus d’un mois sans avoir entendu parler de lui ni de Fleurette ! L’adresse qu’il m’avait donnée m’a sorti de la tête, et la petite, qui est une demoiselle comme vous savez, m’avait bien défendu d’aller la demander chez sa marquise ou duchesse ; en sorte que tout ce que j’ai pu faire ç’a été d’écrire, mais on ne m’a pas répondu. S’est-il passé quelque chose pendant que j’étais à la fête des Loges ? je n’ai entendu parler de rien, et depuis mon retour, ma grande affaire avec la ville me casse la tête… Ah ! on a bien tort de s’attacher !

— Pas accéléré, interrompit Gondrequin, marche ! attaquons le tableau de front et sur les deux flancs pour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu’il aura neuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés, quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu, selon l’idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l’œil, mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut dire le contraire… Qu’est-ce qu’il vous faut pour le compartiment du milieu ? Voulez-vous l’explosion de la machine infernale du boulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici le diminutif au no 1 du livre d’échantillon ! Regardez voir ! la contemplation n’en coûte rien. Droite ! gauche ! Marquez le pas !

Léocadie se pencha sur l’album, et, pendant le silence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque, disant dans les frises :

— C’est des affaires qu’on étouffe avec soin, parce qu’il y a dedans des riches et des nobles, mais il n’en est pas moins vrai que le juge d’instruction a été empoisonné comme un rat, rue d’Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu’on a arrêté le jeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d’arsenic.