Maman Léo/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 102-113).


XI

La folie de Valentine


C’était une grande et belle chambre meublée d’une façon sévère comme doit l’être la retraite d’un savant médecin. Un bon feu brillait dans la cheminée, dont la tablette supportait deux lampes recouvertes de leurs abat-jour.

Il ne faut pas trop de lumière dans la chambre d’une malade ; Valentine était couchée, dans le propre lit du docteur, au fond d’une alcôve défendue par des draperies qu’on avait laissé tomber à demi.

Au moment où Victoire avait annoncé l’arrivée de Mme Samayoux, tout le monde était réuni autour du foyer ; j’entends tous ceux qui portaient à Mlle de Villanove un intérêt si vif et si constant. Il y avait là les hôtes principaux de l’hôtel d’Ornans : Mme la marquise, le prince qu’on appelait M. de Saint-Louis et même le colonel Bozzo, malgré l’état précaire de sa santé, sérieusement attaquée depuis quelques semaines.

La belle comtesse Francesca Corona, qui ne le quittait jamais et lui servait d’Antigone, était assise auprès de lui sur la causeuse la plus rapprochée du foyer.

L’autre coin du feu était occupé par le prince et la marquise.

Cette dernière causait tout bas avec le docteur Samuel, assisté d’un autre personnage qui n’avait point ses entrées jadis à l’hôtel d’Ornans, mais qu’on avait admis depuis peu dans l’intimité de la famille sur sa grande réputation de jurisconsulte, certifiée à la fois par le colonel Bozzo, par M. de Saint-Louis et par le Dr  Samuel.

Il ne faut point oublier que les amis de Valentine avaient besoin d’un conseil judiciaire compétent presque autant que d’un habile médecin. Deux menaces étaient suspendues sur la tête de cette chère jeune fille, entourée d’amis si dévoués, et la plus cruelle des deux menaces n’était peut-être pas la maladie.

Le docteur Samuel, en qui tout le monde avait confiance, avait dit en effet : « Si elle perd celui qu’elle aime, elle mourra. »

C’était précis comme un arrêt.

Le personnage dont nous parlons n’est pas tout à fait un inconnu pour le docteur ; il nous fut présenté jadis à l’hôtel de la rue Thérèse, chez le colonel Bozzo-Corona, sous le nom du « docteur en droit. »

Il s’appelait M. Portal-Girard, et c’était lui qui, après un examen approfondi de la situation de Maurice, avait prononcé en quelque sorte une sentence prophétique en déclarant que le jeune lieutenant de spahis ne pouvait pas être acquitté.

C’était lui, en outre, qui avait ouvert l’avis d’une évasion à tenter. Cet expédient, qui est le plus extra-judiciaire de tous, n’est pas mis en avant d’ordinaire par les jurisconsultes, mais de même que les médecins trop savants deviennent fréquemment sceptiques à l’endroit de la médecine, de même les adeptes qui sont descendus tout au fond des secrets de la jurisprudence se sentent pris souvent d’un douloureux et terrible dédain pour la justice humaine.

On dirait qu’en toutes choses la science est l’ennemie de la foi.

Ici, d’ailleurs, à vrai dire, la loi n’était pas en cause, non plus que la valeur morale de ceux qui sont chargés de l’appliquer.

M. Portal-Girard, consulté par une famille en détresse qui lui disait : « Nous voulons sauver le lieutenant Maurice et nous ne voulons que cela, » ne prenait point la peine d’avoir un avis sur le fond même de la question, c’est-à-dire sur la culpabilité ou sur l’innocence de l’accusé.

Il raisonnait au point de vue du problème qu’on lui avait donné à résoudre, le salut de Maurice, et il disait avec une grande apparence de vérité : « Qu’il soit innocent ou coupable, la situation est la même puisque les apparences l’écrasent ; les juges le condamneront, les juges ne peuvent pas ne point le condamner ; il n’y a personne ici qui ne le condamnât s’il était juge. En conséquence, puisque votre nécessité est de le sauver, il faut agir en dehors des juges et même contre les juges. »

La logique de ce docteur en droit en valait bien une autre.

Nous avons dit que maman Léo avait repris toute sa vaillance au moment d’affronter pour la première fois de sa vie l’entrée d’un salon du grand monde. Malgré l’habitude qu’elle avait, selon le dire de son enseigne, d’être accueillie avec la plus haute distinction par les principales cours de l’Europe, il lui avait fallu un grand effort sur elle-même pour dompter son embarras préalable, et nous devons ajouter que son audace factice était plutôt une réaction contre l’insolence de Mlle Victoire.

En traversant l’antichambre, elle achevait de s’aguerrir et se représentait toutes ces vieilles et nobles têtes, rangées en demi-cercle autour du lit de Valentine, immobile et raide entre ses draps, comme une princesse des salons de cire.

— Je ne baisserai pas les yeux devant eux, pensait-elle, je ne leur dois rien, pas vrai ? et il y en a au moins deux que je connais pour les avoir vus à la baraque. J’irai tout droit à la chérie et je l’embrasserai en disant : « La voilà, maman Léo, elle est là pour un coup, et ceux qui voudraient te faire du chagrin trouveront désormais à qui causer ! »

Comme elle arrivait à la porte, M. Constant la dépassa vivement, ouvrit et dit à voix basse :

— Madame veuve Samayoux !

Puis il s’effaça, et la dompteuse se trouva sur le seuil, non point en face d’un orgueilleux cénacle, composé de gens assis et fixant sur elle des regards hautains, mais bien vis-à-vis d’une vieille dame en cheveux blancs, à l’air doux et triste, qui avait fait plusieurs pas à sa rencontre.

Derrière cette bonne dame, les autres membres de la famille étaient debout, dans l’attitude qu’on garde quand on vient de se lever pour faire honneur à un nouvel arrivant.

Personne n’était resté assis, pas même le colonel Bozzo, que la veuve reconnut, blême et presque tremblant, appuyé sur l’épaule de la comtesse Corona, pas même le prince, que la veuve devina du premier coup d’œil et à qui son imagination prêta tout de suite un aspect auguste.

Elle ne s’attendait pas à cela, et toute son audace tomba devant la simplicité solennelle de cet accueil.

— Nous vous remercions d’être venue, madame, lui dit la marquise. Quand je vous vis autrefois, nous étions tous bien joyeux, et je croyais emporter de chez vous le bonheur de ma maison. Il en a été ainsi pendant près de deux années ; la chère enfant que nous vous devons nous a donné bien des jours de consolation et de joie ; mais à présent, le malheur a frappé à notre porte, un malheur horrible dont vous avez entendu parler sans doute, et nous n’avons plus d’espoir qu’en vous.

— Tout ce que je pourrai faire… balbutia la dompteuse en essayant une maladroite révérence.

Tout le monde répondit aussitôt à son salut, ce qui mit le comble au malaise qu’elle éprouvait.

— Constant, dit le colonel, approchez un fauteuil à Mme Samayoux, car je suis obligé de m’asseoir. Mes pauvres jambes sont bien faibles.

M. Constant, qui avait ici presque l’air d’un domestique, se hâta d’obéir, pendant que la comtesse Corona aidait son aïeul à reprendre position dans sa bergère.

— Nous vous attendions avec grande impatience, poursuivit la marquise ; la pauvre chère enfant prononce bien souvent votre nom, et c’est le seul… avec un autre…

Elle s’arrêta ; ses yeux étaient mouillés.

La veuve sentit que ses paupières la brillaient, car elle était profondément attendrie, et ses soupçons, si jamais elle avait éprouvé rien qu’on puisse appeler soupçon, s’évanouissaient comme des rêves.

— On dirait, acheva la marquise en essuyant ses paupières rougies par les larmes, qu’elle a oublié tout le reste, et pourtant ceux qui sont ici l’aiment bien, allez, ma bonne madame Samayoux !

Au lieu de s’asseoir, la dompteuse demanda, en désignant du doigt l’alcôve :

— Est-ce qu’elle est là ?

Ce ne fut point la marquise qui répondit.

Une voix se fit entendre derrière les rideaux et appela :

— Léo ! ma chère maman Léo !

La dompteuse bondit aussitôt vers l’alcôve, où elle pénétra, et l’instant d’après Valentine était dans ses bras.

La marquise avait repris son siège en levant les yeux au ciel.

Le colonel Bozzo eut une petite quinte de toux pendant laquelle la comtesse Corona lui frappa doucement dans le dos, comme on fait aux enfants qui ont la coqueluche.

Derrière les rideaux de l’alcôve, on entendait la forte voix de la dompteuse, adoucie jusqu’au murmure et qui disait :

— Fleurette, ma petite Fleurette chérie, nous le sauverons ou j’y laisserai ma peau !

Le colonel ouvrit sa bonbonnière pour y prendre une tablette de pâte Regnault et dit au docteur :

— Ce rhume est tenace et me fatigue, il faudra que nous prenions une consultation sérieuse, car je ne voudrais pas m’en aller à près de cent ans comme une petite Anglaise poitrinaire, ah ! mais non !

— Ce n’est rien, répliqua Samuel, je garantis vos poumons, ils sont d’acier.

Un sourire vint aux lèvres de M. Constant, qui restait debout près de la porte, parce que personne ne lui avait dit de s’asseoir.

Mme Samayoux, demanda la marquise en s’adressant à lui justement, sait-elle ce que nous attendons de son obligeance ?

— À peu près, répondit l’officier de santé, je lui ai expliqué la chose de mon mieux.

La marquise se pencha vers M. de Saint-Louis et ajouta tout bas :

— Pour une chose aussi délicate, j’aurais préféré M. le baron de la Périère, mais on ne le voit plus.

— C’est vrai, dit le prince, que devient-il donc, ce cher baron ?

M. Constant avait les yeux fixés sur le colonel, qui lui envoya un regard souriant.

M. de la Périère s’occupe de vous, chère bonne amie, dit-il ; vous le verrez peut-être ce soir, peut-être demain, et vous regretterez d’avoir pu penser qu’il abandonnait ses amis dans le malheur.

Il fit en même temps un signe imperceptible pour les autres, mais que M. Constant sut traduire sans doute, car M. Constant disparut aussitôt.

Le silence régna autour du foyer.

Il est permis de penser que chacun dans le cercle désirait entendre ce qui se disait au fond de l’alcôve.

Mais aucun bruit de voix ne dépassait plus les rideaux.

Mme Samayoux avait les lèvres appuyées sur le front de Valentine, qui murmurait à son oreille :

— Ce Constant est-il encore là ?

— Non, répondit la veuve après s’être penchée pour regarder dans le salon.

— Taisons-nous ! fit Valentine.

Son doigt montra le fond de l’alcôve, tandis qu’elle ajoutait :

— Il doit être là aux écoutes.

— Comment ! fit la veuve, là ce n’est donc pas un mur, derrière les rideaux ?

Valentine mit un doigt sur ses lèvres.

— Chère mère, dit-elle, en élevant la voix, venez !

Mme la marquise d’Ornans se leva aussitôt et traversa la chambre, leste comme une jeune fille.

— Il y avait bien longtemps que tu ne m’avais appelée, chérie, fit-elle avec émotion.

Sa voix tremblait de plaisir. Elle ajouta en se tournant vers la veuve, dont elle serra les deux mains avec effusion :

— C’est à vous que je dois cela. Du fond du cœur je vous remercie.

— Comme elle est aimée ! murmura la comtesse Corona.

Le colonel lui prit la tête et la baisa au front.

Pendant qu’elle était en quelque sorte aveuglée par cette caresse, les quatre hommes qui restaient seuls autour du foyer échangèrent un étrange et rapide regard.

Les yeux du prince, ceux du docteur en droit, et ceux de Samuel exprimaient de l’inquiétude. Dans ceux du colonel, il y avait un froid dédain.

Valentine avait attiré la marquise jusqu’à son chevet. La veuve, qui s’était retirée un peu de côté et dont les yeux s’habituaient à l’obscurité relative produite par les draperies de l’alcôve, se mit à regarder la jeune fille.

C’était peut-être la fièvre, mais il y avait des couleurs aux joues de Valentine ; son regard brillait extraordinairement ; elle était si belle, que la pauvre Léocadie pensait :

— Il n’y a qu’elle pour lui comme il n’y a que lui pour elle, et ce n’est pas possible que Dieu ait le cœur de séparer ces deux amours-là !

— Je voudrais vous demander une chose, bonne mère, dit en ce moment Valentine.

— Est-ce que tu n’es pas la maîtresse ? répondit Mme d’Ornans. Ordonne, on t’obéira.

— Je voudrais être seule avec maman Léo.

— Tu as donc des secrets, méchante ? fit la marquise d’un ton plein de caresse.

— Dites-leur de s’en aller, répliqua Valentine avec une impatience soudaine que rien ne motivait, ils me gênent ! je ne les aime pas ! je n’aime que vous et maman Léo.

Cette dernière éprouva une espèce de choc en écoutant ces paroles, qui étaient d’une enfant ou d’une folle.

La marquise embrassa Valentine sans répondre et dit en passant près de la veuve :

— Elle est bien mieux qu’hier ; si vous l’aviez entendue dans les commencements ! sa raison se remet à vue d’œil.

— Allons, messieurs, reprit-elle en rentrant dans la chambre, nous sommes de trop ici et nous n’aurions pas dû attendre qu’on nous priât de sortir. Donnez-moi votre bras, prince, et allons prendre le thé au salon.

Il n’y eut pas une seule objection. Tout le monde se leva en souriant, et le colonel, qui sortait le dernier, appuyé au bras de Francesca Corona, dit :

— Savez-vous que ma petite Fanchette a raison d’être jalouse ? Nous l’aimons trop, cette enfant-là !

— Et je l’aime comme tout le monde, ajouta la comtesse.

— Venez, fit la marquise ; quand elles vont avoir fini, nous reprendrons la bonne Mme Samayoux en sous-œuvre, et je suis bien sûre qu’elle fera tout ce que nous voudrons.

— Nous voilà seules, dit la veuve au moment où la porte se fermait.

Elle allait parler encore, mais Valentine lui mit la main sur la bouche.

Puis, tout à coup, elle rejeta sa couverture d’un mouvement violent, et sauta hors du lit en riant à gorge déployée.

La dompteuse, stupéfaite, voulut la saisir dans ses bras, mais Valentine s’échappa vers le foyer en disant :

— J’ai froid et mon frère est mort, il faut que j’aille à son enterrement.

Elle s’accroupit près du feu et chauffa ses pieds nus.

Mme Samayoux resta un instant immobile sous le coup de son angoisse. Toute idée de folie s’était en effet effacée dans son esprit au premier aspect de Valentine si calme ; maintenant elle se souvint de ce que lui avait dit M. Constant.

Valentine, en se retournant à demi, secoua les beaux cheveux qui tombaient sur ses épaules.

— Viens, dit-elle, avec un sourire d’enfant, viens te chauffer aussi, nous parlerons de mes noces.