Maman Léo/Chapitre 42

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Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 404-426).


XLII

Le bien et le mal


Au moment où Valentine et Maurice, suivis de maman Léo, entraient dans la chambre du colonel, tout le monde était rassemblé autour du lit funèbre, à l’exception du vieux Germain, qui se tenait modestement à l’écart.

Pas n’était besoin d’être médecin pour suivre désormais les progrès rapides et sûrs de cette tranquille agonie. C’était une ombre ou plutôt une momie qui était là couchée sur le matelas austère, et la lueur des cierges, frappant obliquement le front du vieillard mourant, y mettait déjà des reflets cadavéreux.

Parfois, la lutte de la dernière heure est cruelle, et l’âme, pour s’exhaler, livre un effrayant combat ; mais ici c’était la tranquillité qui accompagne, selon la croyance commune, le suprême adieu du juste ; il n’y avait point de douleur apparente ; l’intelligence restait entière, et parfois un rayon se rallumait dans ces pauvres prunelles éteintes, quand le moribond promenait à la ronde son regard affectueux et doux.

D’une voix que l’attendrissement faisait tremblante, M. de Saint-Louis venait d’exprimer la pensée générale en disant :

— Notre vénérable ami n’est pas de ceux à qui on cache la vérité. Sa mort est belle comme sa vie : il s’en va en faisant des heureux.

Les autres amis du colonel, M. le baron de la Périère, le docteur Samuel et Portal-Girard semblaient abîmés dans un douloureux recueillement.

L’abbé Hureau tenait les deux mains de la marquise éplorée et lui disait pour la consoler :

— J’ai pu encore entendre sa voix, tout à l’heure, quand j’ai mis le crucifix sur sa poitrine ; il m’a dit : « Après le mariage vous vous occuperez de moi. » Ah ! celui-là est prêt, madame, ne le plaignez pas, enviez-le plutôt : il a déjà un pied dans le ciel !

Dans le mouvement qui se fit pour l’entrée de Valentine, les Habits-Noirs se trouvèrent un instant groupés, et tous les regards interrogèrent avidement Samuel.

À cette question muette, le médecin répondit par un silence plus expressif que la parole et qui voulait dire énergiquement : « Tout est fini ! »

Cependant il ajouta en piquant Portal du regard :

— On ne saurait prendre trop de précautions.

— Il faut toujours lever la couverture ? demanda le docteur en droit, qui n’avait jamais semblé plus résolu.

— Oui, répliqua Samuel et la bien tenir.

La marquise, dont la pauvre figure était bouffie par les larmes, fit quelques pas à la rencontre de Valentine et de Maurice. Elle serra Valentine dans ses bras et tendit la main au jeune lieutenant, qui la saluait avec respect.

— Entrez, entrez, bonne dame, dit-elle à maman Léo, qui restait en arrière et dont les yeux allaient du lit à l’autel avec une véritable stupeur.

— Venez, ajouta la marquise en s’adressant au jeune couple, c’est grâce à lui que M. Maurice Pagès est libre, c’est grâce à lui que vous allez être heureux. Il veut vous voir, vous aurez partagé avec Dieu sa dernière pensée.

Valentine se laissa conduire. Il eût été difficile de définir l’expression de son visage plus pâle et en apparence plus froid que le marbre.

L’émotion arrivée à son paroxysme produit parfois cette morne rigidité des traits.

Maurice, lui, ne se défendait point contre la solennelle impression de cette scène.

Dans la chambre, un grand silence régnait.

Les yeux du colonel, fixes et sans rayons, ne changèrent pas la direction de leur regard à l’approche des deux fiancés. Son souffle était court, inégal, et rendait un sifflement clair.

— Voici nos enfants, dit la marquise à voix haute, par cet instinct qui nous fait élever le ton pour parler à ceux qui vont mourir et qui nous semblent déjà loin de nous.

La tête du colonel resta immobile, mais sa main fit un imperceptible mouvement d’appel.

La marquise se pencha aussitôt, mettant son oreille tout contre les lèvres du vieillard.

Quand elle se releva, elle dit dans un sanglot :

— Mettez-vous à genoux, il veut vous donner sa bénédiction.

Valentine sembla hésiter. Il y avait dans ses yeux de l’égarement et presque de l’horreur.

Maurice s’était agenouillé. Valentine fit enfin comme lui, mais ce ne fut pas le nom de Dieu qui passa entre ses lèvres murmurantes, d’où tombèrent ces mots : Mon frère ! mon père !

La main du vieillard s’agita de nouveau faiblement, et la marquise balbutia parmi ses larmes :

— Hâtons-nous, il a peur de ne pas voir la fin.

Les Habits-Noirs cachaient la fièvre de leur attente sous un maintien grave. Ils avaient tous la même pensée et se demandaient avec effroi si une pareille folie de perversité était possible.

À l’heure navrée où chacun tremble, sur le seuil même de l’Inconnu, le grand comédien jouait-il le plus audacieux de tous ses rôles ?

Certes, l’évidence était là pour répondre : Nul ne peut contrefaire la marque de la mort.

Et cependant ils avaient peur.

Ce fut Lecoq qui remplaça les fiancés et la marquise auprès de la couche d’agonie. Le colonel ne parut point s’en apercevoir.

Devant l’autel, M. de Saint-Louis disait au vicaire avec une majestueuse bonté :

— Ma dépêche est déjà partie pour la cour de Rome. J’ai tout pris sur moi en disant à Sa Sainteté que vous aviez dû accéder au vœu de votre souverain légitime. Quant à l’archevêché, j’irai moi-même dès demain rendre visite à Sa Grandeur.

Les assistants se rangèrent comme à l’église derrière les deux fiancés, qui avaient des chaises à prie-Dieu. À gauche de Valentine se tenait Mme la marquise d’Ornans, qui lui servait de mère ; à droite de Maurice, M. de Saint-Louis prit place en faisant observer qu’il se regardait seulement comme le délégué de son vénérable ami, le colonel Bozzo.

M. le baron de la Périère était en quelque sorte maître des cérémonies et veillait à ce que tout se passât en bon ordre ; il prit le siège voisin de la chaise de maman Léo et lui dit :

— Vous voyez, bonne dame, que nous avons enlevé l’affaire lestement.

L’état de fièvre où était maman Léo se traduisait par une impossibilité absolue de rester en place. Elle se levait, elle se rasseyait à contre-sens et poussait d’énormes soupirs dans son mouchoir à carreaux, baigné de sueur.

— Vous saurez, dit-elle à M. de la Périère, que la personne qui remplace le prisonnier à la Force est pour entrer dans ma famille, et que je m’y intéresse censément d’amitié. Il ne faudrait pas qu’il pourrisse trop longtemps là-dedans.

M. le baron lui promit son appui, mais nous devons avouer que son attention était ailleurs : il ne perdait pas un seul instant de vue le lit où le colonel était désormais immobile, ne donnant plus aucun signe de vie.

Portal-Girard et Samuel, placés au dernier rang, guettaient aussi leur proie, échangeant quelques paroles à voix basse.

En apparence, Valentine et Maurice étaient calmes et recueillis.

Quand le prêtre leur adressa la question d’usage, chacun d’eux répondit oui avec la même émotion profonde.

Puis ils restèrent un instant, les mains unies, et Valentine murmura :

— Mon mari ! mon mari !

Elle n’eut que ce mot pour exprimer l’angoisse poignante et l’amour sans bornes qui se disputaient son cœur.

Maurice lui répondit :

— Courage ! désormais nous n’attendrons pas longtemps.

C’était la conviction de Valentine bien plus encore que celle de son fiancé. Elle jouait, on peut le dire, cette terrible partie en complète connaissance de cause, et plus on approchait du moment fatal, plus l’espoir qu’elle avait eu tant de peine à faire naître en son âme se voilait.

Le glaive invisible était suspendu quelque part dans l’air, elle le sentait, et elle savait qu’aucun moyen humain n’en pouvait parer les coups inévitables.

Il n’y avait rien en elle qui ressemblât à de la peur, mais un mirage horrible lui montrait Maurice sanglant, mourant. Elle souffrait un martyre sans nom, et les secondes lui paraissaient longues comme des heures.

Le prêtre donna la bénédiction nuptiale.

Comme il se retournait vers l’autel, on entendit un léger bruit du côté du lit, et la poitrine du colonel rendit une plainte faible.

Tous les regards se dirigèrent aussitôt vers lui ; on le vit à demi levé sur son séant et luttant contre une convulsion. Ce fut si rapide que personne n’eut le temps d’aller au secours. Il poussa un soupir et retomba inanimé.

Comme si c’eût été un signal convenu, tous les cierges, toutes les lumières s’éteignirent à la fois, et au milieu de la nuit noire, survenue tout à coup, une voix qui montait on ne sait d’où prononça ces paroles, qui ressemblaient à un contre-sens moqueur :

Il fait jour !

Un tumulte se produisit dans l’ombre, où personne ne parlait, sauf Mme la marquise d’Ornans, qui prononça d’une voix éteinte :

— Au secours !

Portal-Girard et les conjurés n’avaient pas hésité. Ils s’étaient élancés vers le lit. Portal-Girard releva la couverture, et en la maintenant sur l’oreiller, il planta un coup de poignard à la place où le cœur du mort ne battait déjà plus, peut-être, en grondant :

— Si c’est encore une comédie, voilà le dénouement !

Il y eut un son faible comme le soupir d’un enfant — puis le silence.

alentine avait entouré Maurice de ses bras et le couvrait de son corps, balbutiant dans un baiser suprême :

— J’espère ! Nous devrions être frappés déjà, et si la mort venait, pourrait-elle nous séparer désormais ?

La plume ne peut pas exprimer la prodigieuse rapidité d’un pareil drame. Le récit est long forcément ; mais, en réalité, tout ce que nous racontons s’entassa dans la même minute.

Au milieu du silence, on entendit les deux pistolets de maman Léo qu’elle armait, tandis qu’elle disait tranquillement et de sa voix la plus crâne :

— Saquédié ! qu’on ne les touche pas, ou gare dessous !

Mais on murmura à son oreille :

— Obéissez !

Elle crut reconnaître la voix de Valentine.

Et presque aussitôt elle se sentit pressée par Maurice et entraînée au travers de la chambre. La robe de soie de la marquise frôlait le revers de sa main, et elle reconnut l’accent chevrotant du vieux Germain qui demandait :

— Où me conduisez-vous ?

On franchit un seuil.

Dans la nuit, deux grands bras puissants poussaient en avant ce groupe rassemblé comme un troupeau.

Presque au même instant, les Habits-Noirs conjurés quittaient le lit et se dirigeaient en tâtonnant vers la chambre de la comtesse.

C’était là qu’ils allaient trouver le trésor.

Au moment où Samuel arrivait le premier, deux cris rauques retentirent à quelques pas de lui, dans une autre pièce.

— Voilà qui est fait, dit Portal-Girard froidement, c’est la dernière affaire du vieux, une affaire posthume celle-là ! Donnez-vous la peine d’entrer.

Ils entrèrent trois : Samuel, M. de Saint-Louis et le docteur en droit, qui dit en ricanant, parce qu’il entendait la porte se refermer derrière lui :

— L’Amitié trouvera nez de bois, c’est bien fait. Allons, mes enfants, à la besogne !

Lecoq arrivait en effet à la porte ; il avait marché avec précaution dans ces ténèbres où, selon lui, on pouvait faire rencontre d’un coup de couteau.

Il écoutait de toutes ses oreilles, étonné du silence qui régnait autour de lui. La chambre mortuaire semblait s’être vidée comme par enchantement.

— Ouvrez, dit-il enfin tout bas en poussant la porte, c’est moi.

À travers le battant fermé, il entendit un râle creux et sourd, puis deux, puis trois.

— Encore ! fit-il, je croyais que c’était fini !

Il n’était pas homme à se méprendre, car il connaissait trop bien le son que rend la gorge d’un homme poignardé.

Il frappa de nouveau en disant, avec un commencement d’impatience :

— Ouvrez donc !

Et il pensait :

— Est-ce qu’ils voudraient me fausser compagnie ?…

On n’entendait plus rien de l’autre côté de la porte.

Lecoq sentait des frissons qui lui couraient par tout le corps, et malgré lui, il faisait une sorte de calcul en se disant :

— Les deux premiers râles sont ceux des deux jeunes gens, car on a bien sûr commencé par eux, puisque c’est le colonel qui avait réglé la besogne… les trois autres, voyons : il y avait Mme la marquise, puis cette bonne femme, maman Léo, puis encore le vieux domestique de M. d’Arx, c’est juste le compte : cinq coups.

Il reprit en s’interrompant :

— Ouvrez donc, vous autres, est-ce que vous ne m’entendez pas ?

Comme le silence continuait, il ajouta entre ses dents :

— Je me doutais bien qu’il y aurait du tirage. Aussi tant que le vieux coquin aurait vécu, jamais je ne l’aurais lâché.

Il y eut derrière lui un petit ricanement qui glaça le sang dans ses veines.

Il crut s’être trompé, mais une voix doucette dit dans la nuit :

— Voilà donc comment tu parles de ton papa, méchant sujet !

Lecoq voulut ouvrir la bouche, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Il était littéralement paralysé par la stupeur.

La voix doucette reprit :

— Ce que tu as dit là n’est pas respectueux dans la forme, ma chatte, mais le fond est bon, et cela te sauve la vie.

Une allumette chimique grinça et prit feu. Lecoq, qui n’en croyait pas ses oreilles, se retourna.

Il vit le colonel Bozzo debout, droit sur ses jambes et la tête haute, qui le regardait en souriant.

Le vieillard avait à la main le flambeau qu’il venait d’allumer, et son doigt branlant dessinait ce geste qui est la menace des espiègles.

Les jarrets de Lecoq plièrent sous lui et il tomba agenouillé.

— IL FAIT NUIT ! dit avec lenteur le colonel, qui leva son flambeau.

— Grâce ! balbutia Lecoq, dont la tête pendait sur sa poitrine.

Il pouvait voir maintenant que la chambre était complètement déserte. Le prêtre avait dû sortir par la porte du fond, qui restait entr’ouverte.

La couverture du lit où le colonel agonisait naguère était encore relevée jusque sur l’oreiller, et le couteau de Portal-Girard restait fiché à hauteur de poitrine.

Le vieillard jouissait de la détresse de son premier ministre et ricanait paisiblement.

— Ce nigaud de docteur en droit, dit-il, a tué ma douillette que j’avais roulée en paquet. Il ne faut jamais frapper quand on n’y voit pas, à moins d’avoir le talent du Marchef. Voilà un garçon qui s’y entend !… Eh ! eh ! bijou, petit bonhomme vit encore à ce qu’il paraît, dis donc !

Lecoq restait muet et joignait ses mains suppliantes.

— Mets-toi sur tes pieds, reprit le colonel en lui caressant la joue amicalement, il y a de l’ouvrage, et je ne peux pas tout faire.

Lecoq se releva, chancelant comme un homme ivre.

Le vieillard introduisit une clef dans la serrure de la comtesse Corona, qui était fermée en dedans, et l’ouvrit.

— Entre, ordonna-t-il.

Et il haussa le flambeau pour éclairer mieux.

Lecoq voulut obéir, mais dès le premier pas il recula épouvanté.

Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne.

La chambre était telle que Francesca Corona l’avait laissée, lors de son départ pour le bal ; les chiffons restaient étalés sur le lit et sur les meubles, mais parmi tout ce désordre gracieux que produit la toilette d’une femme à la mode, il y avait, hideux contraste ! trois cadavres étendus dans un lac de sang.

Lecoq se soutenait haletant au chambranle de la porte.

— Tu comprends bien, lui dit le colonel, qui ne paraissait pas éprouver l’ombre d’une émotion, que ma petite Fanchette ne pouvait pas rester ici. Je l’ai envoyée danser, la pauvre biche ! C’est dommage que mon neveu Corona ne se soit pas mis de la conjuration, il serait là, maintenant avec les autres, et quel bon débarras pour ma Fanchette !

— Bonhomme, reprit-il en changeant de ton, nous n’avons pas le choix, ce soir, et c’est toi qui es chargé de nettoyer tout cela. C’est un rude coup de balai, mais j’ai idée que tu te mettrais en quatre pour faire plaisir à papa aujourd’hui, hé ! l’Amitié ?

Il poussa en avant Lecoq, qui était anéanti.

— Ces bons chéris ! dit le vieillard en s’approchant tour à tour des trois cadavres, ce que c’est que de nous ! Chacun d’eux avait son petit talent, et je ne serais pas embarrassé pour faire trois jolis discours s’ils devaient être enterrés au cimetière… Tiens ! on dirait que ce bon Samuel respire encore ? ce ne doit pas être dangereux, car Coyatier ne se trompe guère.

Il poussa du pied le docteur, dont la gorge rendit un gémissement, et passa en ajoutant :

— Quant à Portal-Girard et au majestueux fils de Saint-Louis, bonsoir les voisins !… Ah ça, Fifi, tu n’as donc plus de langue ?

— J’avoue… balbutia Lecoq.

— Tu as tort ! il vaut toujours mieux nier.

— Votre maladie qui semblait mortelle…

— Ah ! fit le vieillard tristement, c’est un bien mauvais rhume, va, et je vais partir pour les eaux de Bagnères ; veux-tu m’accompagner ?

— Certes, fit Lecoq, qui se retrouvait peu à peu, mais où en sommes-nous, maître ?… les autres…

— Quels autres ?

— Tous ceux qui étaient dans votre chambre ?

— Il fait trop froid, dit le colonel, pour que nous allions nous promener au jardin ; mais j’ai idée qu’il s’y passe quelque chose d’intéressant. Nous pouvons bien perdre cinq minutes, car Fanchette ne rentrera pas de sitôt. Donne-moi ton bras et prends la bougie.

Il s’appuya sur Lecoq familièrement et ajouta d’un air pénétré en quittant la chambre de la comtesse Corona :

— Ces polissons-là me devaient tout. Ce qui perd les hommes, c’est l’ingratitude… et toi, l’Amitié, qui es un garçon d’intelligence, tu dois bien comprendre que leur complot était bête comme un chou ! Il n’y a pas plus de trésor dans le secrétaire de ma petite Fanchette que dans le coin de mon œil… Ah ! ah ! le trésor ! nous sommes riches, mon minet, plus riches encore qu’ils ne le croyaient, mais notre richesse est bien gardée, va, et le gilet de flanelle qui est entre ma chemise et ma peau n’en sait pas plus long que vous au sujet du trésor !

Il s’arrêta et regarda Lecoq en dessous.

— C’est comme pour le secret, vois-tu, reprit-il en baissant la voix, le grand secret des frères de la Merci. Il existe, profond comme la mer et haut comme une montagne, mais les bons petits curieux de ta sorte, quand ils croient mettre la main dessus, trouvent une pincée de cendres, un éclat de rire moqueur… le rire de papa, eh ! mon bijou, qui leur dit NÉANT dans toutes les langues vivantes et mortes, car ce vieux Père-à-tous sait beaucoup de langues, et il ne veut pas plus livrer son secret que son trésor !

On était dans la chambre du mariage ; le colonel jeta un regard satisfait sur son lit d’abord, puis sur l’autel dressé.

— Dis donc, l’Amitié, fit-il tout à coup, as-tu lu les tragédies de M. Ducis ?… Non, tu n’aimes pas beaucoup la littérature. M. Ducis était un poète du temps de l’Empire qui rabobinait des auteurs anglais et qui prenait la peine de faire trois ou quatre dénouements pour chacune de ses tragédies. Je ne suis pas de l’Académie, mais je fais un peu comme M. Ducis : mon premier dénouement n’allait pas mal, c’était le mariage et rien avec.

Je réunissais tous ceux qui avaient vu de trop près nos affaires, dans un seul tas et je leur chantais : « Allez-vous-en, gens de la noce ! » avec Coyatier au piano. Mais j’ai eu vent de vos petites menées, et mon dénouement a tourné… Ouvre la fenêtre, tout doucement, car il ne faut pas qu’on t’entende.

Ils avaient continué de marcher ; ils étaient dans cette pièce, dont la porte faisait face à celle de la comtesse et où Coyatier avait attendu jusqu’au départ de Francesca Corona.

La fenêtre de cette chambre donnait sur le jardin ; Lecoq en tourna l’espagnolette et regarda au dehors.

— Ils sont là, dit-il en se rejetant en arrière.

— Chut ! fit le colonel, pas si haut. Diable ! Ils sont là tous bien vivants, n’est-ce pas ? C’est une drôle de fillette, et l’amour a le nez plus fin qu’un procureur du roi. Elle n’a pas cru un seul instant à la culpabilité de son lieutenant… un beau brin de gars, n’est-ce pas, l’Amitié ?

Il avait soufflé lui-même la lumière et se penchait à la fenêtre ouverte.

Immédiatement au-dessous de lui, dans le jardin très étroit et dont les bosquets dépouillés laissaient voir le mur bordant la rue des Moineaux, un groupe s’empressait autour de la marquise évanouie.

La tête de la bonne dame reposait sur les genoux du vieux Germain, assis par terre dans la neige, et maman Léo, agenouillée, avait encore ses deux pistolets à la main.

Lecoq demanda tout bas :

— Où est le Marchef ?

— Il prépare la chaise de poste, répliqua le colonel.

— Alors, la chose se fera en route ?

Le colonel soupira.

— Les trois pauvres amis que nous pleurons, murmura-t-il, ont sauvé tout ce petit monde-là. Je regrette un peu mon premier dénouement.

— Mais, objecta Lecoq, Mlle d’Arx connaît le mémoire de son frère, et les autres…

— Tiens ! interrompit le colonel au lieu de répondre, voilà cette chère marquise qui reprend ses sens. Nous ne les verrons pas monter en voiture, mais ce sera tout comme. Au fond, tu le sais bien, j’ai horreur de la violence, et j’ai bien vu qu’il ne fallait pas compter cette fois sur le Marchef. Qu’est-ce que nous voulons ? payer la loi et rester tranquilles. La fuite du lieutenant paye la loi puisqu’il va être condamné par contumace. Nous évitons ainsi les débats en cour d’assises, où nous aurions pu trouver quelque juré moins retors, c’est-à-dire moins aveugle que M. Perrin-Champein… D’un autre côté, cette même condamnation ôtera au lieutenant toute idée de retour.

— Alors, dit Lecoq, qui ne pouvait revenir de son étonnement, vous les laissez partir ?

— Je les fais partir, rectifia le vieillard, tous ensemble, pour l’Amérique du Sud.

— Prenez garde ! s’écria Lecoq, Mlle d’Arx a juré de venger son père et son frère !

— C’est fait, répliqua le colonel. Voilà ce qui m’a décidé.

Et comme son compagnon l’interrogeait du regard, il ajouta en riant :

— Drôle de fillette ! je la connais mieux que vous. Elle aime son Maurice comme une folle, mais elle a risqué la vie de son Maurice pour se venger. Une vraie Corse ! qui a ensorcelé Coyatier ! Tout ce que j’ai pu obtenir du Marchef, qui travaillait pour moi en même temps que pour elle, c’est de la tromper sur le nombre des pièces de gibier abattues pour son compte. À l’heure qu’il est, dans sa pensée, il n’y a plus d’Habits-Noirs. Elle a compté les râles comme toi ; elle nous croit tous exterminés. Écoute et regarde !

Dans le jardin, maman Léo relevait la marquise et lui disait :

— Oui, saquédié ! je suis du voyage, en qualité de gendarme, mais pas pour rester indéfiniment avec les deux chéris. Je les gênerais, c’est vous qui serez la vraie mère.

En ce moment, des pas précipités se firent entendre et Coyatier sortit d’un massif.

Sa main tendue montra la porte de derrière, par où Samuel, le docteur en droit et M. de Saint-Louis avaient fait dessein de se retirer avec la fameuse cassette.

— La chaise de poste est là qui attend, dit-il, en route !

Valentine jeta ses deux bras autour du cou de Maurice et le pressa passionnément contre son cœur.

— Je ne t’appartenais pas tout entière avant d’être vengée, dit-elle ; viens, nous ne reverrons jamais la France où cette horrible accusation pèse sur toi, mais nos enfants seront Français, et tu leur montreras quelque jour le chemin qui mène à la patrie !

— As-tu compris, l’Amitié ? demanda le colonel en riant bonnement, d’ici que leurs petits reviennent, nous avons du temps devant nous.


On entendit bientôt la chaise de poste rouler sur les pavés de la rue.

Le jardin était silencieux et vide.

Le vieillard restait seul à la fenêtre. Un rayon de lune jouait parmi ses cheveux blancs et mettait à son front des reflets étranges.

Lecoq le regardait avec une superstitieuse terreur.

Quand on cessa d’entendre le bruit des roues, le Maître des Habits-Noirs sembla sortir de sa rêverie.

— Il faut que ma petite Fanchette dorme dans son lit cette nuit, dit-il ; à ton ouvrage, l’Amitié ! nos trois excellents confrères t’attendent.

Lecoq essuya la sueur froide qui baignait son front ; le colonel lui caressa la joue doucement et ajouta :

— Connais-tu quelqu’un qui puisse faire un bon Louis XVII ? J’ai une affaire en vue, ce sera la dernière, à moins que pourtant…

Il s’arrêta et se prit à rire tout bas.

— Figure-toi, dit-il, que j’ai eu un drôle de rêve hier. Je me voyais dans cent ans d’ici et je disais à quelqu’un dont le père n’est pas encore né, mais qui avait déjà la barbe grise : il y a deux choses immortelles : le BIEN qui est Dieu, et moi qui suis le MAL.