prisonnier en la Conciergerie du Palais, à Paris.
Moy, la Garde, estant à Naples, je fus traitté plusieurs fois par Charles Hebert, secretaire du feu mareschal de Biron, où estoit Mathieu de la Bruyère2, lieutenant particulier au Chastelet pendant la Ligue, qui estoit l’un des principaux autheurs de la conspiration, et le sieur Roux, Provençal, et Louys d’Aix, cy devant gouverneur de Marseille au temps de la mort de Casau3, tous les quels, avec ledit la Garde, estans au logis dudit sieur de la Bruyère, disnans ensemble, s’y trouva Ravaillac, qui dit qu’il tueroit le roy ou qu’il mourroit en la peine4, et qu’il avoit apporté des lettres du sieur d’Espernon au vice-roy de Naples, comte de Benevente, et qu’après disner il en vouloit aller retirer response du dit vice-roy de Naples.
Quelques jours après, le dit de la Bruyère mena le dit la Garde chez le Père Alagon, jesuite, oncle du duc de Lerme, Espagnol ; lequel jesuite luy proposa d’entreprendre l’execution dont s’estoit chargé le dit Ravaillac, comme l’estimant digne d’une telle entreprinse, pour laquelle il luy feroit donner cinquante mil escus et le feroit grand en Espagne5.
À l’instant que j’eus descouvert ces choses, je fus avertir monsieur Zamet le lendemain au matin à la pointe du jour, le quel fit serment sur les sainctes Evangiles qu’il ne me descouvriroit et ne m’accuseroit point pour le dit advertissement, sous la quelle asseurance je luy racontay toute l’affaire cy-dessus ; le quel, aussi tost qu’il l’eut entendue, escrivit au roy et au sieur Zamet6, son frère, estant lors à Paris, et les advertissant du grand armement qui se faisoit au dit Naples de cent galères et dix ou douze gallions chargez de pouldres, canons, pics, pioches, hottes, pelles, petards, ponts à crochets, poudres pour empoisonner les eaux, force vivres et vingt-cinq mil hommes entretenus pour trois mois, le tout pour s’en venir en France.
Moy, voyant si pernicieux dessein, je partis de Naples ayant lettres dudit sieur Zamet addressantes à monsieur Rabie7, maistre des courriers de Sa Majesté à Rome, qui est François, le quel me presenta à monsieur de Breves8, ambassadeur pour Sa Majesté au dit Rome, chez le quel je fus plus d’un mois, et luy declaray le tout.
Pendant le quel sejour je receus lettres du sieur Zamet, qui me conjure au nom de Dieu de parachever mon voyage en France, les quelles lettres sont ès mains de nos seigneurs de Parlement, qui sçavent assez la candeur de mon affection au service de Sa Majesté et les perils et dangers que j’en ay encourus. Il y a d’autres lettres ès mains de mes dits seigneurs de Parlement que le dit sieur de la Bruyère, l’un des sus dits, m’escrivit, les quelles je receus à Gayette, qui declarent tout ce que dessus ; mesmes, par mes interrogatoires devant ce celèbre Parlement, par plusieurs fois en ont ouy de ma bouche la verité de ce que dessus ; lettres, passeports, lettres-patentes et autres pièces tesmoignent assez cette verité, le zèle et affection que j’ay envers le roy et son Estat.
À mon partement de Rome, je prins lettres du dit sieur de Breves, ambassadeur, addressantes à monsieur de Villeroy, au quel je les donnay à Fontainebleau le lendemain que monsieur le duc de Nevers fui arrivé, avec le quel sieur duc je vins de Rome. Le lendemain, j’eus audience de Sa Majesté, à la quelle je donnay les lettres, qu’il leut en la presence de plusieurs seigneurs que j’ay nommez par mes dits interrogatoires par plusieurs fois, et me commanda sa dicte Majesté de les bien garder, ce que j’ay fait, les ayant depuis mis ès mains de mes dits sieurs du Parlement.
Et, de plus, me commanda sa dicte Majesté d’accompagner monsieur le grand mareschal de Pologne, et faire ce qu’il me commanderoit pour le service de sa dicte Majesté, tant en Flandres, Angleterre, Hollande, Pologne, Allemagne, et de ne parler des choses sus dictes qu’à ceux à qui j’en avois parlé, et qu’il rendroit ses ennemis si petits qu’ils ne luy feroient point de mal, et que ce que Dieu garde est bien gardé9.
Voilà tout ce qui s’est passé, selon la verité. Si j’ay delinqué en quelque chose, pour quelque crime que ce soit, je supplie Sa Majesté de commander à son Parlement de me faire faire mon procès, ou bien de me donner la liberté, afin de pouvoir employer le reste de mes jours à son service.
1. Ce capitaine de la Garde nous est connu par une pièce non moins rare que celle-ci, et dans laquelle tous les faits curieux dont il ne donne ici qu’un résumé sont expliqués en détail. Cette pièce a pour titre : Factum de Pierre du Jardin, sieur et capitaine de la Garde, natif de Rouen, province de Normandie, prisonnier en la Conciergerie du Palais de Paris, contenant un abrégé de sa vie et des causes de sa prison, pour oster à un chacun les mauvais soupçons que sa détention pourroit avoir donnez, in-8, s. l. n. d. Il ne dit pas ici les causes de cette détention, mais son factum en parle longuement. Il paroît qu’il avoit été pourvu d’un office de contrôleur général, et que, pour quelques malversations dans l’exercice de cette charge, il avoit été arrêté et mis à la Bastille en 1615. Afin de donner une autre raison à son emprisonnement, et surtout pour attirer sur lui l’attention et la clémence du roi, il s’étoit mis à rappeler ou plutôt à imaginer de toutes pièces, au sujet du crime de Ravaillac, les révélations contenues ici, et dont une explication plus détaillée, mais non pas plus curieuse, se trouve dans son factum. Je ne pense pas qu’il soit question ailleurs de ces faits, qui, si l’on pouvoit en constater l’authenticité, seroient si intéressants pour l’histoire de l’assassinat de Henri IV.
2. C’est ce fameux ligueur dont on prétendoit que son homonyme, l’auteur des Caractères, étoit le descendant. Il avoit été lieutenant civil, et, en 1592, il avoit entamé des négociations particulières pour faire sa paix avec le roi. V. l’excellente édition donnée par M. Victor Luzarche du Journal historique de P. Fayet, p. 118–119.
3. V. sur ces faits notre t. 2, p. 296–297, notes.
4. Dans son Factum, le capitaine place cette visite chez Charles Hébert, après, et non pas avant, celle qu’il fit chez le jésuite Alagon. Voici comment il y raconte l’arrivée de Ravaillac, qu’il ne nomme pas, comme ici : « Pendant qu’ils estoient à table survint un certain homme à luy incogneu, vestu d’escarlatte violette, qui fut receu de la compagnie avec grandes caresses, et prié de manger avec eux. Il s’assit à table, et, enquis par quelqu’un des sus nommez quelles affaires l’amenoient à Naples, respond qu’il apportoit des lettres au vice-roy de Naples de la part d’un seigneur françois, lequel nomma, et dont le sieur de la Garde a déclaré le nom devant nos seigneurs du Parlement, lorsqu’il a esté interrogé, desquelles lettres il vouloit retirer responce après disner pour s’en retourner en France, où estant, il falloit qu’aux despens de sa vie il tuast le roy, et qu’il s’asseuroit de faire le coup. Le sieur de la Garde, estonné de ce discours, s’informa du plus proche de soy qui estoit cet homme. Il le luy nomma. Durant le disner furent tenuz plusieurs autres propos entremeslez de ce damnable dessin. »
5. D’après le Factum, la Garde auroit eu deux entrevues avec le jésuite. Dans la seconde, il lui auroit demandé de quelle manière il entendoit qu’il falloit tuer le roi. « Alagon respond que cela se pourroit faire d’un coup de pistolet à la chasse du cerf. »
6. Le fameux Sébastien Zamet, dans l’hôtel duquel Gabrielle d’Estrées sentit les premières atteintes du mal dont elle mourut. Il a déjà été souvent parlé de lui dans les notes de ces Variétés.
7. Dans le Factum, ce nom est écrit Rabbi. Suivant la même pièce, le capitaine, se rendant de Naples à Rome, se seroit arrêté à Gaëte, et c’est là qu’il auroit reçu, toujours au sujet du complot, des lettres de La Bruyère dont il sera parlé plus loin.
8. Savary, sieur de Brèves, qui fut en effet pendant six ans, de 1608 à 1614, notre ambassadeur à Rome. Les pièces relatives à son ambassade forment 3 vol. in-fol., conservés parmi les manuscrits de la Bibliothèque impériale. Gaillard en a donné des notices très curieuses. (Notices des manuscrits, t. 1.) V., sur M. de Brèves, Walckenaër, Vies de plusieurs personnages célèbres, in-8, t. 1, p. 232–238.
9. Sauf cette dernière phrase, si bien dans le caractère de Henri IV, tout ce qui précède se trouve, mais en d’autres termes, dans le Factum.