Manifeste du Club national démocratique
En venant exposer aujourd’hui à nos compatriotes l’idée première qui présida à la formation du Club National Démocratique ; en développant le sommaire des principes que nous avons établis comme devant nous servir de boussole dans notre marche ; nous croyons remplir envers le peuple le double devoir que nous imposent et notre qualité de démocrates et notre titre de canadiens. Or, voici en quoi consiste, selon nous, cette double obligation.
Comme démocrates, nous devons à notre conscience aussi bien qu’à la légitimité de la cause que nous jurons de défendre toute notre vie, de soutenir constamment et sans déguisement toute idée et tout fait tendant au perfectionnement de l’état politique et matériel des peuples. D’après le même principe, nous devrons aussi combattre les obstacles, quels qu’ils soient et de quelque part qu’ils viennent, dès lors qu’ils pourraient nuire à l’accomplissement de la grande œuvre de régénération qu’il est donné à notre siècle d’accomplir.
Ensuite, comme canadiens, nous devons à notre cœur aussi bien qu’à l’attachement que nous conservons pour notre origine d’appuyer toujours et dans tout, les sentimens et les actions qui auront pour point de mire la conservation de notre nationalité, le progrès moral et intellectuel de nos compatriotes. Et ici, disons-le en passant, nous prévoyons déjà l’opposition qu’on voudra nous susciter, nous entendons déjà les paroles de colère et de haine qu’on pourra nous adresser. — Au tout nous répondrons, qu’en proclamant les principes purs et sacrés de la démocratie, nous nous attendions à entendre retentir à nos oreilles les cris discordants de nos antiquaires politiques, de ces hommes pour lesquels l’ordre consiste dans la conservation sur toutes choses de la poussière d’un autre âge, de ces hommes dont les maximes et la conduite suintent journellement les principes fangeux et croupis du servilisme et du statu quo politique.
Mais est-ce parce que nous rencontrerons de ces hommes en quelque sorte rétrogrades par manie, que nous devrons taire les principes dont l’application aura pour conséquence nécessaire l’avantage des masses ?… Est-ce parce qu’on tentera de défigurer la cause du peuple que nous devrons l’abandonner, et cela de peur d’être compris dans l’ostracisme dont tout pouvoir despotique s’efforce de frapper les tentatives de liberté ? Jamais. — Nous aimons nos croyances démocratiques, parce que nous les fondons sur des convictions justes et honnêtes ; nous avons la volonté et le désir de travailler avec ordre et énergie à l’amélioration de notre système politique ; et dès lors rien ne nous fera reculer, rien ne nous fera chanceler.
Y a-t-il présomption ou entêtement puéril dans cette fixité de but, dans cette assurance de marche ?… Nous ne le croyons pas. Si nous voulons le règne du peuple, c’est parce que Dieu et la raison l’ont voulu avant nous. Si nous demandons l’extension des principes démocratiques, c’est parce qu’ils sont essentiellement appuyés sur le droit et la justice.
Et qui donc pourrait nous nier cette légitimité de la cause que nous défendons ?… Les notions les plus simples des motifs qui réunirent les hommes en société, nous disent, que plus le pouvoir du peuple est élargi, et plus la société se rapproche du but pour lequel les hommes l’établirent, c’est-à-dire l’avantage et le bonheur de tous. Or, ceci étant, chaque fois qu’un pouvoir s’écarte de ce principe d’intérêt général pour le remplacer par un principe d’intérêt particulier, il viole le droit du plus grand nombre ; il s’attaque donc à la base même de la société ; et il n’est donc plus un pouvoir légitime, puisqu’il renverse l’ordre établi par la communauté des hommes, ordre qu’il est chargé de conserver et de garder, non pas de nier et de fouler aux pieds.
De ces principes fondamentaux, nous concluons que tout pouvoir qui remplit ces conditions essentielles du pacte social est légitime et régulier ; que tout pouvoir qui s’en écarte devient par là même arbitraire et illégal.
Ces principes généraux, proclamés par la nature même des conventions qui réunissent les hommes en société, suffisent pleinement pour nous démontrer la légitimité des révolutions démocratiques du jour. Aussi c’est à l’arbitrage de la raison, du droit et de l’immuable vérité que nous soumettons le jugement de la cause des nations vis-à-vis de leurs gouvernements. Dès-lors, qu’elle est la voix sainte, calme et impartiale qui puisse condamner le peuple, ce martyr de dix siècles, alors que soulevant sa poitrine brisée par une longue oppression, il veut enfin respirer à pleins poumons cet air de liberté qui doit sécher les sueurs de son travail, qui doit humecter la sécheresse de sa vie ? Puis, nous le demandons encore à ce même tribunal ?… Quel est le potentat légitime ?… Est-ce la masse entière d’un peuple, demandant pouvoir et liberté au nom de Dieu et du droit naturel ? Ou bien est-ce l’homme isolé, soutenant son privilège de tyrannie, sa patente d’oppression, par droit de lignée et d’hérédité ?
Il est moralement impossible qu’on ne fasse point cette réponse dictée par le sens commun : « C’est l’individu qui a tort ; c’est le million d’hommes qui a droit »…
Allant plus loin, nous maintiendrons que déjà aujourd’hui tout pouvoir monarchique ne peut que nuire au progrès social. Et ceci résulte non seulement, comme nous l’avons déjà observé, de la nature même de la société, mais aussi de ce fait éclatant du jour, savoir : que les transactions, le commerce et l’industrie des peuples du siècle réclamant de plus en plus énergiquement la popularisation du pouvoir. Il faut que chaque individu compte pour une partie intéressée de la société ; il faut qu’il ait ses droits de citoyen ; et ceci n’est que justice, n’est que raison, vu que dans le temps actuel chaque homme travaille dans sa sphère pour lui-même d’abord et par suite pour la société ; vu que chaque homme est producteur aussi bien que consommateur ; axiomes qui, pour l’esprit sérieux et libéral, doivent évidemment avoir pour corollaire l’extension de la liberté civique de tous et chacun des membres du corps social.
Avec un système prohibitif pour la liberté des peuples, l’histoire vous dira combien rapidement doit s’affaiblir une nation, tandis qu’elle vous dira aussi comment de larges et fortes libertés pourront créer en 50 ans un des plus forts peuples du globe. Espagne et États-Unis !… voilà deux sujets d’enseignements profonds pour tout homme qui voudra établir un parallèle entre un gouvernement populaire et un gouvernement monarchique, non-seulement sous le rapport du droit, mais aussi sous celui du développement de la prospérité nationale.
Maintenant nous dirons aux hommes qui veulent encore le sommeil empoisonné du peuple peuple dans la fange délétère des institutions du moyen-âge : touchez donc du doigt les mondes qui séparent cette époque de la nôtre, et ensuite dites-nous si ce bon vieux temps est encore possible.
En effet, alors que les nations étaient coulées dans le moule du régime féodal ; alors qu’un roi pouvait dire impunément : « l’État c’est moi ; » alors que le noble destrier du gendarme, ou l’éperon du chevalier, comptaient comme une partie beaucoup plus intéressante de la société, que la personne du vilain ou du serf, nous comprenons l’essence d’un pouvoir monarchique dans toute sa beauté, dans toute sa justice.
Mais aujourd’hui, menuailles et vilains sont disparus aussi bien que preux chevaliers ; les peuples se sont mis à mesurer les distances inviolables, disait-on, qui séparaient le trône du roi de la chaise du peuple, et alors celui-ci s’est enfin aperçu qu’il n’y avait entre les deux pouvoirs que des abîmes de mirage, que des distances de panoramas ! Vous le savez, le peuple n’a plus qu’à tendre la main, et des couronnes sur lesquelles dix siècles s’étaient usés se sont trouvées en poudre dans 24 heures. Dès lors, ces hommes là sont aveugles, qui, niant cette œuvre de leur siècle, s’efforcent de transporter au sommet de la montagne les institutions surannées des lustres écoulés, comme s’ils pouvaient limiter le déluge intellectuel de la démocratie, comme s’ils avaient mesuré la hauteur où le flot doit s’arrêter.
Toutes les entraves dont vous vous efforcerez d’enlacer l’enfant-géant, maintenant qu’il connaît sa force, ne seront que des fils qu’il brisera en souriant. — Puis, chaque siècle a son œuvre à faire, et malheur à ceux qui veulent perpétuer cette même œuvre de siècle en siècle. Selon l’admirable parole de Chateaubriand : « On ne fait point reculer les générations qui s’avancent en leur jetant à la tête des fragments de ruine et des débris de tombeaux. Les insensés qui prétendent mener le passé au combat contre l’avenir sont les victimes de leur témérité : les siècles en s’abordant les écrasent. » — Puis, dites-nous le, n’est-ce pas une perturbation de l’ordre naturel que cette barrière jetée au-devant de la démocratie ?… Pourquoi vouloir détourner le fleuve du lit qu’il se creuse ?… Laissez donc couler son flot, et soyez persuadés qu’il est dans l’ordre qu’il se rende à l’océan ! Ensuite, nous le répèterons : Ne cherchez pas d’identité entre cette époque du monde qui a nom moyen-âge, et cette autre période qui s’appelle XIX siècle. Voyez donc en deux mots la différence essentielle qui existe entre ces deux époques. Au moyen âge que voyez-vous ?… L’individu gouvernant sous le nom de roi, des nations dont la seule destinée semble être de vivre, de souffrir et de mourir sous le poids d’un pouvoir qui prétend tenir ses privilèges de la divinité. C’est encore le même individu décimant à son bon plaisir la vie de ses sujets, ou leur suçant un impôt, dont le produit devra engraisser la cour royale, ce cloaque de dégradation morale dans laquelle disent les vieux historiens du temps, se passaient journellement moultes vilennies et saletés.
Aujourd’hui, au contraire, c’est la main de la démocratie qui raye partout ce mot de roi, croulant de vétusté. Puis, c’est le principe du pouvoir électif admis sur la base la plus large, et reconnu comme guide de tout gouvernement populaire. Que voyez-vous encore au moyen âge ?… Des majestueuses basiliques, d’immenses abbayes, élevées à force de tailler et de mortailler les vilains. Aujourd’hui, c’est la masse d’un peuple qui contribue à creuser des canaux, à tracer des chemins de fer, à ouvrir des routes électriques, qui auront pour effet de multiplier la prospérité de toute la société. Au moyen-âge l’industrie consistait à teindre la pourpre éblouissante qui devait couvrir les royales ou chevaleresques épaules de l’individu-roi, ou de l’individu-noble. Aujourd’hui, on tisse partout les étoffes qui vêtiront le peuple, ce seul souverain de droit naturel. — Si l’on veut pousser plus loin le rapprochement, que voit-on encore au moyen-âge ?… C’est l’intolérance religieuse appuyée et soutenue par l’intolérance politique. Alors, voyez les suites de cette alliance de deux erreurs. Au nom de la religion pure, civilisatrice et humanitaire du Christ, on massacre tout un peuple d’Albigeois. Au nom de celui qui avait accueilli les gentils, on allume des bûchers séculaires pour les juifs. Au nom de celui qui avait dit le premier : Charité et Fraternité, on introduit en Espagne les tortures de la Sainte-Inquisition. Encore et toujours au nom de l’ordre social, de la morale publique, on aiguisait en France le poignard monarchique de la St. Barthélemy, qui eut pour pendant sous Louis XIV la révocation de l’édit de Nantes.
Si maintenant l’on veut jeter un coup-d’œil sur les persécutions exercées par les protestants contre les catholiques, on y retrouvera également le même esprit d’aveugle fanatisme, d’intolérance générale, et de profonde animosité.
En Allemagne, la philanthropique réforme de Luther s’annonce dès son apparition par un tissu de brigandages et de meurtres, qualifiés du nom de guerre des paysans.
En Suisse, Zuingle et Calvin, répandent leurs doctrines à la Mahomet, la bible d’une main, le poignard de l’assassin dans l’autre, et allument entre les cantons de l’Helvétie, une affreuse guerre civile, qui jusqu’au dix-huitième siècle couvrit de sang et de ruine la patrie de Guillaume Tell.
En Suède, le Néron du Nord, Christiern II donna le signal de longues dissensions religieuses en massacrant à sa table tout le Sénat et six cents victimes dévouées d’avance à la mort sous prétexte de défendre le catholicisme. Aussi lorsque Gustave Wasa eût introduit la réforme en Suède, les représailles des protestants y furent-elles longues et déplorables.
En Danemarck, Frédéric III inaugura le même régime d’intolérance religieuse.
Enfin en Angleterre la réforme forcément implantée par un bigame couronné, ne s’établit qu’à l’aide de persécutions qui par leur odieux raffinement rappellent involontairement les plus beaux jours des Césars romains ; et certes comme monument de tyrannie et d’inhumanité les statuts d’Édouard VI et d’Élisabeth, ne valent-ils pas les édits les plus stupidement sanguinaires de la cruelle brute de Caprée.
Aujourd’hui au contraire tous les hommes, appuyés sur la loi de leur conscience, ont reconnu que comme hommes et êtres-libres, ils sont tous frères ; ils ont reconnu qu’il était absurde de croire qu’on pût s’imposer des croyances fortes et sincères à l’aide du pieux système Maintenon des dragonnades. Alors on a vu le noble spectacle de la liberté des cultes admis et respecté dans tous les pays civilisés ; et l’homme juif, pouvant enfin voir dans l’homme chrétien un frère et un semblable au lieu de n’y voir qu’un sectaire fanatique et qu’un bourreau.
D’autres raisons toutes-puissantes viennent encore trancher les différences qui existent entre l’époque purement monarchique et la nôtre ; et en première ligne se présente l’extension ou plutôt la création de l’éducation populaire.
En effet ce germe puissant de toute liberté n’était même pas conçu au moyen-âge, et tandis que d’un côté le servage créait les hommes, ces rois de la création, la propriété héréditaire du haut bannerêt ou du pieux abbé, de l’autre l’ignorance la plus lourde et la plus profonde devenait aussi propriété héréditaire de toutes les classes sociales ; et hors les lambeaux de faits historiques conservés par les moines, tous les monuments entassés par l’histoire disparurent dans ce chaos de la barbarie. Aussi lorsque quelques vibrations de lumière commencèrent à se manifester dans ce lourd atmosphère, il se déclara une opposition instinctive à la recevoir parmi les plus hautes classes de la société. Et ceci se conçoit parfaitement, si l’on réfléchit aux motifs peu intellectuels qui créèrent la noblesse, motifs rendus avec une terrible naïveté dans ces vers d’un ancien troubadour :
Un grand vilain entr’eux élurent
Le plus osseux de quan qu’ils furent ;
Si le firent prince et seigneur.
Aussi les nobles hommes sentant bien que leur intelligence n’était pas aussi finement trempée que le taillant de leur épée se transmirent religieusement l’engorgement de l’intelligence comme une marque sensible de la supériorité de leur nature sur celles de manants. Alors comment ne pas jeter aujourd’hui le mépris et la dérision sur un état de société dont les guides et les chefs disaient dans leurs actes publics : — « Et le dit seigneur a déclaré ne savoir signer, attendu sa qualité de gentilhomme. » N’était-ce pas là sacrifier un peu trop les qualités de l’être intelligent pour satisfaire à celles qui semblaient devoir être inhérentes au titre de gentil chevalier ?
De nos jours un semblable mépris de tout ce qui tient à l’intelligence ne pourrait plus se rencontrer nulle part. La création de l’imprimerie, levier d’Archimède du monde moral, trouva son point d’appui dans les masses sociales ; et dès-lors le monde fut soulevé et régénéré. La noblesse féodale tomba rapidement et devint de moins en moins puissante dans l’État, tandis que le peuple reconnut enfin qu’il était la véritable base et le principal soutient de la société. La liberté d’examen en politique et en religion, vint saisir aux entrailles cette société du moyen-âge qui avait outrepassé son temps, et qui devenait par trop lourde pour le peuple et les consciences des hommes.
L’impulsion était donnée ; les communes s’affranchissaient peu à peu, et les rois commençaient à s’appuyer un peu plus sur leurs armés et féaux sujets, pour se débarrasser de leurs beaux et bien aimés cousins, les hauts barons qui sans égards pour la tendresse et l’amitié de leurs suzerains les soumettaient souvent à leurs rudes caprices et volontés.
Cette alliance tacite du peuple et de la couronne produisit la puissance du tiers-état, ébauche du gouvernement représentatif moderne. C’est alors que l’on voit l’humanité se modifier profondément ; le peuple serf se souleva sur le coude, et jeta à l’horizon encore sombre un de ces regards qui devinent de pures et chaudes clartés derrière l’humide brouillard de la tempête. Les hommes du peuple avaient dit : croisade éternelle pour la conquête de nos droits ; dès lors toutes les forces sociales furent dirigées constamment vers le saint berceau des libertés populaires ; et malgré les violences de la barbarie, et malgré les flots de sang perdus dans cette guerre, les légions de pèlerins n’ont jamais fait défaut à l’appel des Pierre l’Hermite de la démocratie.
Ainsi de quelque côté qu’on veuille se retourner dans le moyen-âge, on ne rencontre que la disparité la plus choquante, que l’anomalie la plus grande avec notre société moderne. Partout au moyen-âge unité et toujours unité. Unité dans le gouvernement, unité de religion, unité dans l’oppression, partout cette condition inhérente aux formes voulues alors pour la société, excepté toutefois dans le droit à la liberté civile et religieuse, qui par une malheureuse exclusion se trouve réduit à l’état du zéro isolé… Aujourd’hui, on a proclamé le droit de participation du peuple au gouvernement qui le régit, on a admis la liberté d’examen pour la société civile ; on a décrété la liberté d’examen sur les rapports rationnels que l’être intelligent peut avoir avec la divinité ; on a enfin reconnu la liberté d’opposition à tout pouvoir qui viole les libertés de la nation ou ne satisfait pas à ses besoins.
Ne poussons donc pas plus loin les rapprochemens, et sans parler des vices de la législation moyen-âge, sans toucher à l’arbitraire et à l’absurdité de l’administration judiciaire dont les arrêts dépendaient de ce que l’on appelait le jugement de Dieu ; passons à l’examen historique des institutions des monarchies constitutionnelles contemporaines.
À la féodalité abattue par Louis XI, avait succédé en France la monarchie absolue, qui atteignit sa plus large application sous Louis XIV, décrut avec Louis XV, et tomba sous Louis XVI.
Le drame sanglant de la révolution de 1789, terminé trois ans plus tard par l’établissement de la première république française, ne fut que l’explosion d’une pensée d’émancipation générale que couvait depuis longtemps l’Europe. Aussi cette pensée mûrie dans la nation par des siècles d’une affreuse oppression, préparée avec le sang-froid mortel d’une vengeance préméditée, produisit en éclatant au jour une révolution morale toute-puissante, qui se traduisit bientôt par la consécration malheureuse d’un baptême de sang. — « Cette révolution sanguinaire doit inspirer une profonde horreur, c’est là le crime de toute une nation, » a-t-on vociféré sur tous les tons. Et pourquoi donc, n’ajoute-t-on pas que ce fût là un événement providentiellement nécessaire ?… Froidement et sans préjugés, qu’on nous dise donc la raison du contraire ?… De même que dans la théorie du raisonnement, on établit inébranlablement la bonté d’un principe d’après la justesse et la vérité des conséquences qui en découlent ; de même il semble que dans l’examen philosophique des faits historiques, on peut logiquement conclure la nécessité d’un événement d’après les résultats ultérieurs qu’il produit. Or la révolution de ’89, examinée et jugée à ce point de vue, abstraction faite des désordres sanglants qui l’accompagnèrent, se trouve être la grande préface des progrès humanitaires, le premier jalon planté sur la route toujours s’élargissant du genre humain.
Néanmoins, cette république trouva son tombeau dans l’énormité même de ses excès. La majorité ne comprenait pas encore l’identité essentielle qui doit exister entre les mots : Républicanisme et ordre social. Et hâtons-nous de le dire, il ne pouvait en être autrement. La république de Danton et de Marat n’est dans son application qu’une souillure et une négation de la véritable république, de la république telle que l’ont comprise Washington et Jefferson.
Aussi la France pour se soustraire à ce républicanisme farouche qui, pendant bien longtemps ne lui est apparu qu’enveloppé du suaire funèbre et rongé de sang de ’92, la France, disons-nous, consentit sans peine à traverser le règne tout phénoménal et exceptionnel de Napoléon. Plus tard la coalition des rois imposa encore à la France un sceptre de droit divin, miraculeusement tombé de l’arçon de selle d’un Cosaque. Mais tout en s’asséyant sur le trône à l’aide de la force étrangère, les Bourbons sentirent que les maximes absolutistes de leur ancêtre Louis XIV, ne fonctionneraient plus avec le peuple qui avait fait les États-Généraux de Louis XVI ; et alors force leur fut de décréter la charte des monarchies constitutionnelles.
Cette concession arrachée au système purement monarchique par la seule force de l’opinion générale, fut le résultat nécessaire de la révolution de ’89. Car c’est dans cette lutte que l’arbitrage suprême et sans appel de la couronne, s’était brisé à jamais dans les séances tumultueuses des États-Généraux. Le peuple admis par ses mandataires dans le sein du gouvernement, s’était fait bien vite à l’habitude de régler les lois qui devaient le gouverner ; il s’était fait à l’habitude d’examiner avec curiosité l’emploi que l’on voulait faire des impôts dont il était chargé ; il s’était aussi habitué à peser dans sa balance les privilèges royaux, et rompu bientôt à cet exercice de ses droits, il ne voulut plus les abandonner. C’est là en effet ce qui donne tant de force et d’avenir aux conquêtes de la Démocratie. Le peuple réunit ces conquêtes à son domaine, et alors, une fois déposés dans les masses, des droits qui semblaient devoir être éphémères acquièrent un perpétuel lendemain, en s’incrustant en quelque sorte dans la pensée et la volonté générale de la société.
Or, le système des monarchies constitutionnelles ne pouvait pas fournir une longue carrière parce qu’une royauté inquiète s’était refusée à le régler sur le pas immense que le peuple avait fait en 1789 dans la voie des réformes. Aussi dès le premier contact du nouveau système avec le peuple, on pût prévoir que ce simple choc avait déjà usé la monarchie constitutionnelle. Cette forme de gouvernement renfermait en effet deux grands défauts. Le premier était d’avoir laissé trop d’élasticité à la prérogative d’une couronne qui ne cherchait qu’à reconquérir lentement des privilèges dont l’application était devenue incompatible avec les progrès successifs de la civilisation politique. — Le second défaut était d’avoir trop restreint le système électif qui était devenu une nécessité impérieuse pour les nations de l’Europe.
Les Bourbons n’accordèrent le droit d’élection qu’à des classes privilégiées, et le droit de vote, qui devrait être le droit de tout homme né membre libre d’une société, fut exclusivement accordé à l’homme qui pouvait dire : « Je suis propriétaire et j’ai de la richesse ! » Honteuse maxime qui secoue jusque dans leurs fondements les lois de la justice et du sens-commun en même temps qu’elle brise les nobles sentimens du bien public, en enlevant toute participation et toute influence dans l’état, à une grande partie de la population qu’il renferme.
La loi électorale contemporaine, telle qu’elle existait en France avant le 24 février 1848, et telle qu’elle existe encore aujourd’hui pour nous, n’est donc qu’une immorale absurdité dans son principe, puisqu’écartant les droits qu’ont par eux-mêmes, tous les hommes nés citoyens d’un état libre, elle fait dépendre les droits de ces mêmes citoyens de la somme de richesses foncières qu’ils possèdent. Cette loi est également fausse et arbitraire, puisque dans son application elle tend à dire que la société ne doit pas s’attendre à trouver dans le pauvre et simple ouvrier, accomplissant courageusement son lourd travail de chaque jour, la même grandeur dans les sentiments, le même patriotisme dans le cœur, que chez l’homme qui a acquis ses droits politiques, en vertu de la valeur de sa propriété et de la pesanteur de sa cassette. Or la monarchie constitutionnelle, appuyée sur des bases aussi vicieuses ouvrait en outre un vaste champ aux intrigues de la couronne, laquelle en usa largement pour s’attacher la bourgeoisie, et pour écarter le peuple des affaires publiques. Elle renfermait donc en elle-même un germe de dépérissement que les évènemens et l’ardent travail des républicains, parvinrent à mûrir promptement. Le peuple français, sapeur naturel des nations européennes dans la voie des réformes démocratiques, donna bientôt un rude coup à la monarchie constitutionnelle en arrachant Charles X du trône de ses pères ; puis après un nouvel essai du gouvernement tempéré, à l’ombre de la Charte de 1830, il s’est encore lassé de cette demi-liberté politique, et la chute du roi-citoyen est venu clore la liste de tous les potentats par droit divin ou de conquête.
Tous les pays éclairés de l’Europe se précipitent aujourd’hui sur les traces battues par la France.
Du Tage à la Vistule, et du Cap Nord au Cap Corse, la grande pensée qui plane sur notre siècle a fait battre les artères des opprimés de ce monde, et fait peser une lourde inquiétude sur les crânes couronnés. L’Émancipation sociale, spectre-géant penché sur les nuits de ces hommes-rois, a dû leur crier la haine des nations au souvenir des persécutions et des massacres accomplis par leurs nobles ancêtres, et perpétués ensuite par eux-mêmes, sans doute encore et toujours en vertu du droit d’hérédité.
Ce spectre de la liberté a dû dire aux Miguel, Nicolas, Ferdinand et François du jour, la réprobation éternelle que les peuples ont jetée sur ces écorcheurs d’hommes, sommeillant chaque soir, avec les cadavres de leurs semblables pendus à leurs balcons royaux. Et cependant un individu-roi peut-il donc s’arroger ainsi le droit de disposer à bon plaisir de l’existence humaine, cette libre émanation de la divinité, à laquelle naturellement il est seul permis de la retirer ?… L’arrêt de mort porté par un être libre et raisonnable contre un être libre et raisonnable, est en effet l’acte de souveraineté le plus formidable et le plus délicat qu’il soit donné à un pouvoir terrestre d’exercer. Aussi malédiction et flétrissure au nom de l’humanité sur le pouvoir individuel qui s’est royalement amusé à décimer la Pologne. Malédiction sur l’homme en diadème qui a renouvelé à Naples des Vêpres Siciliennes civiles, en exploitant comme une mine précieuse la bonne foi de son bon peuple, qu’il trompait à force de parjures. Malédiction aussi sur le bourreau en hermine de Vienne, qui rentrait dans sa capitale pacifiée sur un pavé de cadavres. Des crimes aussi moyen-âge accomplis dans un siècle tout de philanthropie et de fraternité comme le nôtre, ont prononcé à jamais la déchéance morale du système monarchique en Europe. Le résultat de ces persécutions à la Dioclétien, ne saurait se faire attendre, et ce résultat sera définitivement en faveur de la cause démocratique ; car la vapeur de sang qui s’est élevée des abattoirs humains du royalisme constitutionnel a formé un nuage trop sombre et trop dense, pour qu’il ne retombe pas un jour à venir sur le front des nobles bouchers qui président à ces enclos du carnage.
Maintenant, les hommes qui prennent le hasard pour la providence, l’exception pour la règle, et qui réprouvent une cause comme impie et injuste, parce que de forts obstacles en empêchent l’établissement immédiat, ces hommes, disons-nous, ont anathématisé le républicanisme parce que le royalisme est souvent parvenu à le renverser ou à le comprimer… Raisonner ainsi, c’est tout d’abord prendre le fait pour le droit ; puis c’est oublier qu’on doit nécessairement s’attendre à rencontrer des obstacles, à essuyer des revers, quand on veut appliquer des principes aussi tranchés, et aussi profondément réformistes que ceux de la démocratie moderne.
Quand le mot de république tonne pour la première fois au milieu d’un peuple endormi depuis des siècles sous le régime monarchique, il est de la nature d’une société comme de celle d’un individu, qu’il se déclare aussitôt une opposition presque machinale chez un grand nombre d’hommes, à sortir de cette somnolence politique, dans laquelle on végétait de temps immémorial.
Un peuple renferme toujours au milieu des individus qui le composent, bon nombre d’hommes circonscrits dans leur étroite sphère d’intérêts individuels ou d’inertie épaisse, qui en conséquence se montrent toujours prêts à prêter l’épaule aux autorités constituées, pour perpétuer un régime dont ils ne comprennent pas la tyrannie, parce que, bourgeois et propriétaires, on les laisse s’engraisser en paix et se promener béatement sous le soleil.
Or, c’est précisément à l’aide de ces masses inertes qui se laissent pétrir et rouler à volonté que les gouvernemens monarchiques parviennent à prolonger leur agonie. Ce ne sont plus que de vieux donjons décrépis et lézardés, mais qui se tiennent encore debout, grâce au long laps de temps qui a durci le ciment introduit entre leurs parties. Mais remarquons bien que nous disons l’agonie, parce qu’un pouvoir qui ne se soutient plus que par l’inertie de la matière humaine, est arrivé à son dernier souffle ; cette matière pouvant en effet devenir clairvoyante, s’apercevra enfin qu’elle se trompe, ou bien si le dégourdissement retarde trop, le peuple qui va vite en progrès, lui passe sur le corps pour atteindre son but. — Qu’on nous permette cette image : il en est de la démocratie, comme de la locomotive courant sur les lisses d’un chemin de fer. En jetant un caillou sur la route, vous pouvez renverser la locomotive ; mais les lisses resteront, et un autre convoi passera bientôt, là où vous accomplissiez naguère votre crime. Ainsi, une fois l’impulsion donnée à la cause populaire, rien ne la brisera.
On peut prévoir que des retards et des obstacles se présenteront au-devant ; mais on ne doit pas appréhender que ce germe jeté d’en haut sur terre puisse se dessécher ; car des sources inépuisables ne cesseront jamais de l’alimenter. Rien ne saurait donc détourner le cours des idées démocratiques, qui vont toujours, entraînant un à un tous les débris d’institutions oppressives qui prirent jadis racine sous le pénombre du soleil maintenant éclipsé des vieilles monarchies. Rien ne saurait empêcher les idées de liberté de poindre et de fermenter dans le cœur et la volonté de tous.
Or, à présent que nous avons dit combien est sainte et progressive la véritable démocratie, on comprendra peut-être pourquoi nos convictions sur ce sujet se trouvent être si ardentes et si inébranlables. On comprendra peut-être aussi pourquoi nous disions que nous ne ployerions jamais nos fronts sous les pensées de découragement et de doute qui pourront venir les changer, en voyant la puissance de cette force d’inertie que l’ignorance ou le despotisme lancent au-devant de la cause du peuple. Et enfin, on comprendra peut-être pourquoi nous avons cru à la justice de cette cause, et pourquoi nous croyons à son triomphe absolu.
En voyant la rapidité magnétique avec laquelle notre siècle vole dans cette voie, nous aussi, descendants du peuple-pionnier qui s’est jeté à l’avant-garde du républicanisme, nous nous sommes aperçus que cette cause qui rangeait instantanément les peuples sous son Labarum, était noblement humanitaire dans ses doctrines, et que dans son application elle était le Messie politique qui, en refondant les ressorts des vieilles sociétés, devait apporter espoir et liberté à cette foule humaine jusqu’alors négligée, ou qui pis est, impitoyablement pressurée.
C’est alors que nous avons formé une société qui sera toujours pure, parce qu’elle demeurera à jamais dans le sein du peuple, et qui par son organisation même, restera toujours en dehors du cercle des ambitieux ou des intérêts individuels.
Puis, si l’on veut connaître sommairement la pensée commune qui nous a spontanément réunis, la voici :
Jetés au milieu d’une société nationale qui n’a pas de nom politique, qui n’est ni libre ni complètement esclave ; nous avons entrevu tout ce que cette organisation renferme de vices dangereux et de sources de dépérissement général ; nous avons examiné ce qu’il y avait à accomplir dans notre patrie pour nous harmoniser avec le mouvement de réformes contemporaines ; nous avons mesuré tout ce qu’il faut de labeurs pour nous préparer à utiliser l’avènement d’une ère de liberté, tout ce qu’il nous faut employer d’efforts pour conserver intacte et sans fusion notre nationalité française.
Là-dessus, cette pensée dans le cœur, nous nous sommes mis aussitôt à l’œuvre, parce que, démocrates par conscience, et canadiens-français d’origine, il nous peinait de songer que les courants électriques de la démocratie qui sillonnent aujourd’hui le monde civilisé passeraient inutilement ici, faute de pouvoir trouver un fil conducteur sur les terres de la Nouvelle-France.
Nous ne l’ignorons pas ; tout cela est bien difficile d’accès, et bien encombré de forts obstacles. Mais est-ce parce que le stade est long qu’il ne faut pas commencer à le parcourir ?… Est-ce parce que le navire commence déjà à faire eau qu’il faille se mettre à deux genoux et jeter aux vents la clameur du découragement au lieu de pomper cette voie d’eau qui se présente à nous comme une messagère de mort ?… Certes non ; nous savons combien de réformes doivent s’accomplir dans notre système gouvernemental, combien de difficultés s’opposent à ces changements ; et, disons-le sans désespoir, combien rapidement décroît parmi nous de jour en jour le zèle à maintenir nos mœurs et nos institutions, aussi bien que l’amour et le respect dont les canadiens savaient jadis entourer leur nationalité.
Ce que nous concluons de ces faits malheureusement trop palpables, c’est la nécessité qui existe pour tous les hommes qui voudront acquérir des libertés civiques, ou conserver un nom à leur nation, de commencer à lutter énergiquement pour ces deux objets, et de travailler chacun dans leur sphère à instruire leurs compatriotes des dangers de leur situation présente, et de l’avenir qu’ils doivent s’efforce de conquérir.
Quant à nous, sans entrer maintenant dans les détails des mesures de rénovation démocratique, que nous voulons poursuivre, nous dirons néanmoins le résumé de quelques unes des grandes améliorations qui pourraient vivifier notre corps social.
Et tout d’abord nous dirons :
Éducation pour le peuple.
Oui, nous inscrivons en tête de notre programme ce mot si puissant que les peuples anciens n’ont pu que balbutier, et qui n’a été prononcé énergiquement que par les peuples forts des temps modernes.
Nous l’inscrivons aussi sur le cœur de chacun de nous, parce que nous ne l’ignorons pas ; le peuple qui s’est trempé dans les eaux de ce Gange du monde intellectuel subira une régénération morale qui le rapprochera bien plus de la liberté, qui le rendra bien plus redoutable envers un gouvernement tyrannique ou arriéré, que ne pourrait jamais le devenir la société qui serait forcée par ignorance de végéter au lieu de vivre, d’exhaler des soupirs impuissants contre l’oppression, au lieu de la nullifier et de l’étreindre sous la pression des arrêts portés par cette autorité bien infaillible, la souveraineté du peuple.
Mais cette éducation populaire doit-elle se résumer dans les mots, lire, écrire et chiffrer ?… Nous pensons qu’en effet c’est là ce qui fait de l’homme un être intelligent au lieu d’une machine à travail ; mais nous ne pensons pas que cela suffise pour former le citoyen ; c. a. d. l’homme connaissant l’état social dans lequel il vit, sachant ce qu’a été et ce que doit être sa patrie, appréciant à sa valeur la situation morale et politique de son pays. Puis ce qu’il faut que chaque homme sache et comprenne avant et au-dessus de tout, c’est qu’il a par lui-même des droits politiques, et des moyens de participation au gouvernement national, que nul ne peut lui ôter. Il faut que l’on s’habitue à estimer l’habitant d’un pays comme un être différent d’un pressoir à impôts ; car la société politique qui, en retour des avantages que le travail ou l’industrie de l’individu procure à toute la nation, n’assure pas à chacun de ses membres, droits, respect et protection, cette société, disons-nous, ne remplit pas ses engagemens et devient tyrannique. Ne l’oublions donc pas, il faut au peuple l’enseignement de ses droits souverains en même temps que celui de ses devoirs envers l’état. Nous dirons en outre que la clef de voûte de notre système d’éducation doit être l’instruction théorique et par suite pratique de l’agriculture.
Et en effet, s’il nous reste une ancre de miséricorde sur laquelle nous puissions compter pour nous conserver homogènes, nous qui ne sommes réellement qu’un atome de sang-français, jeté sur ce continent au milieu de la vague envahissante des races anglo-américaines, c’est indubitablement la conservation intacte et perpétuelle de notre sol qui nous fournira ces garanties d’existence nationale. Ainsi, que les hommes qui comprendront la nécessité de l’application de cet axiôme pour le salut du peuple canadien, que les logiciens qui n’admettront pas le nouveau sophisme qui dit : « que du sort des villes doit dépendre le sort des campagnes, » que tous ces hommes, disons-nous, demandent avec nous l’éducation populaire agricole. Conquérons ce Palladium de notre existence collective, et alors, les canadiens s’éloigneront des villes, centres commerciaux livrés à l’exploitation des races étrangères, et dans lesquels ils seraient forcés de servir de gardes-magasins à une origine prépondérante, au lieu de respirer l’air libre et sain du champ de leurs ancêtres.
Rehaussons aux yeux de nos compatriotes les avantages et la noblesse de la condition du cultivateur indépendant ; alors tous ensemble nous pourrons sourire avec confiance aux siècles à venir, car la même sève qui nourrira toujours nos épis, saura également alimenter notre nationalité.
Liberté entière de commerce, voilà la pierre philosophale que les hommes cherchèrent en vain pendant bien longtemps. Au bon temps jadis, les peuples européens entreprenaient incessamment les guerres les plus désastreuses dans le but de ruiner réciproquement leur commerce.
En même temps que l’on pillait les vaisseaux de commerce, on fermait ses portes à la puissance rivale, et lorsque de guerre las on déposait les armes, l’état vainqueur ne comprenait pas qu’en détruisant le commerce des vaincus, il s’était privé lui-même de produits qu’il tirait auparavant de la nation rivale, et le vainqueur satisfait de ses lauriers ne comprenait pas qu’il avait miné la prospérité nationale en ruinant un de ses débouchés commerciaux. Cette vieille doctrine reçut enfin son coup de grâce dans l’impuissance de réussite du blocus continental de Napoléon, et en effet si ce blocus fut une puissante création de génie, c’était aussi un absurde calcul d’économie politique.
Thèse générale, il est clair que l’individu doit avoir la faculté de donner tels débouchés que bon lui semblera à ses produits, parce que nous sommes certains que les profits qu’il retirera par le choix judicieux du marché, seront en définitive déversés sur la nation entière, dont ils augmentent la richesse nationale.
Et de plus, nous ne voyons pas en vertu de quel droit, on fermerait au commerçant ou à l’industriel les voies les plus larges et les plus sures qui s’offriraient à ses produits pour le forcer à les jeter sur des marchés moins avantageux. Nul mieux que le producteur, n’a conscience de ce que lui coûtent ses produits, nul mieux que lui ne sait où il pourra les échanger avec profit.
Nous demandons ensuite la décentralisation du pouvoir. Et quoique nous ne puissions que toucher ici à ce vaste sujet, nous déclarerons néanmoins que nous le concevons comme tellement important dans ses principes et dans son exécution, qu’il devient nécessaire de le demander incessamment. Ce qui a fait la barbarie du moyen-âge, l’ignorance et la pauvreté de ses masses, et ce qui nullifie encore tout le sud de l’Europe, en dépit d’immenses avantages de sol et de climat, c’est l’absurde système de centralisation.
Dans ce système, le centre de la société, c’est à dire le siège du gouvernement, se trouve être l’arène dans laquelle, d’après l’expression de rigueur, tout homme qui veut faire son chemin, doit descendre, pour s’élever ensuite aux emplois publics. Le gouvernement centralisé devient l’unique creuset dans lequel se coule intelligence, honneur et indépendance de tous ceux qui veulent parvenir aux fonctions de l’État. Hors du centre, un homme de talent n’a plus de terrain avantageux sur lequel il puisse se faire connaître. Plus de débouchés pour l’industrie matérielle, plus de champ d’exercice pour les facultés de l’intelligence. Il est vrai que par là le siège gouvernemental devient brillant et prospère, ou du moins lustré ; mais cette radiation superflue qui converge vers ce chef-lieu de la nation, dénude toute la surface du pays, qui demeurera toujours arriéré, et qui de plus restera sans contrôle immédiat sur les centres.
D’un autre côté, par le système centralisateur, toute la législation et l’administration d’un pays s’élabore dans les bureaux du gouvernement. Or, même en admettant que celui-ci administre au mieux les intérêts généraux du pays, il est impossible qu’il puisse le faire également bien pour les localités éloignées du centre. La législation locale devra donc être entachée des erreurs les plus pernicieuses ; et rien d’étonnant là-dedans, car les intérêts des localités peuvent être variés à l’infini. Il faut donc de toute nécessité multiplier les conseils municipaux qui sont la véritable expression du système de décentralisation, et surtout donner à ces gouvernements particuliers les trois attributions qui constituent les gouvernements généraux, c’est-à-dire les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaire.
Maintenant ne pouvant nous étendre sur les moyens de rendre chacune des branches du gouvernement général dépendante du vote d’abord, et ensuite du contrôle direct de la nation, nous observerons néanmoins qu’il est indispensable pour les libertés publiques de placer tous les départements de l’état sous l’action la plus étendue du principe d’élection. Les gouvernements n’existant que pour faciliter les transactions et le bien-être des sociétés, il est évident qu’ils ne peuvent agir qu’en vertu des pouvoirs qui leur sont délégués par ces sociétés ; ils doivent donc être directement élus par elles. En outre comme ils ne demeurent légitimes qu’en autant qu’ils opèrent le bien-être de la nation, il est encore clair qu’ils doivent être amovibles ; car il n’y a pas d’autre juge compétent de l’administration du gouvernement que la nation ; ils doivent donc être placés sous le contrôle souvent exercé du vote populaire. Et remarquons-le bien, sans l’admission de ces principes, nous retombons dans les absurdités des monarchies par la grâce de Dieu. Faute de l’application du principe électif, plusieurs des nations européennes se trouvent livrées maintenant à un fléau terrible, et qui pourrait bien quelque jour nous atteindre. C’est l’indépendance absolue de la volonté du peuple, dans laquelle le gouvernement ose se placer. C’est là une des sources les plus fécondes des révolutions qui labourent aujourd’hui les veilles nations de l’Europe. Les forts et les grands de ce monde se liguent étroitement pour étouffer sous les doctrines de droits divins et héréditaires, ces clameurs de peuples centenairement opprimés, et qui réclament en vain pain et lumière. Or si, lassé de supplier assis aux bornes de ces palais, réceptacle d’ivresse où dorment les hommes grands, le peuple-souverain veut étendre sa main sur eux, aussitôt les cœurs généreux, qui se trouvent marqués de la noble fleur de lis des monarchies légitimes, s’indignent énergiquement, et ne voient qu’horreurs, crime et rébellion dans ce juste mouvement de désespoir. Qu’on établisse donc le principe d’élection pour le gouvernement ; et alors celui-ci sentant que le fil qui le tient au pouvoir peut être rompu par le peuple, ne sera pas tenté d’user longtemps de privilèges héréditaires.
Comme conséquence logique de ces principes démocratiques, nous dirons que, de même qu’il est indispensable que le gouvernement soit électif, de même il faut que chaque citoyen ait la faculté de contribuer à l’élection de ce gouvernement, ou en d’autres termes, que chaque citoyen d’un pays y ait droit de vote. Puis, nous l’avons dit plus haut, rien ne saurait lui enlever ce droit, car il le possède indépendamment de tout en sa qualité de membre d’une société.
Ainsi la qualification pécuniaire exigée de l’homme qui veut être électeur, ou que le peuple veut faire éligible, renverse donc un droit inaliénable, inhérent à tout citoyen, qu’il soit riche ou pauvre. De plus cette qualification devient une véritable tyrannie individuelle qui, en raison du grand nombre de prolétaires que renferment tous les pays, finit par peser sur une forte partie de la société.
Une autre raison toute puissante que l’on peut apporter en faveur du suffrage universel, c’est l’intérêt qu’ont tous les hommes à la conservation de ces deux grandes propriétés naturelles, la vie et la liberté. Ici plus d’inégalités ; les distinctions de valeur qui font les riches et les pauvres n’existent plus pour ces dons du Créateur, qui doivent être également répandus sur tous les hommes. Or ils ont le droit d’établir un gouvernement qui aura pour mission de sauvegarder cette propriété ; ils doivent par conséquent participer au moins par leur vote, à l’établissement de ce gouvernement.
Puis sans le suffrage universel, quelle sera la consécration légitime et rationnelle des droits du pouvoir ?…
Sera-ce la goutte d’huile de la Ste. Ampoule, glissant sur le front d’un homme qui le fera souverain et législateur de toute une nation ?
Nous avons le malheur de ne pas comprendre ainsi le puissant droit de souveraineté ; nous prendrons donc la liberté de préférer très-uniment à la huileuse consécration de Rheims, celle qui en février 1848 s’échappait forte et pure de la poitrine d’un noble peuple.
Oui, nous voulons le suffrage universel, car c’est là une de ces conquêtes séculaires de l’humanité, qui cachent dans leurs profondeurs des élémens nouveaux qui opéreront sur le globe les transformations sociales les plus complètes, les plus radicales.
Les nations ont jadis eu le christianisme, les sciences, les arts et l’imprimerie qui les firent civilisées ; elles auront maintenant l’éducation populaire, le commerce et le suffrage universel qui les feront libres.
Nous arrêterons ici cette esquisse des principes qui ont servi d’assiette à la formation de notre société, livrant leur légitimité et leur justice à l’appréciation de nos compatriotes.
Seulement nous ajouterons que les chartes de la liberté peuvent être octroyées d’autant plus facilement à notre pays qu’il est encore peu peuplé et que sa population ne renferme qu’un très faible noyau de prolétaires. Puis ne sommes-nous pas destinés à respirer sous peu l’air libre et sain des cieux étoilés qui nous environnent ?… C’est assurément là un événement dont nul ne peut nier le prochain accomplissement. Encore quelques jours de la vie que vivent les peuples, et l’entrave coloniale étant brisée, l’étoile canadienne viendra presqu’indubitablement prendre sa place providentielle dans la colossale république du nouveau monde.
Nous dirons donc à tous les démocrates du Canada de se donner la main pour préparer leur patrie au doux règne de la liberté. Hommes du progrès, marchons vers le même but en répétant toujours : Espoir et confiance ? … Ayons aussi patience et courage dans les revers comme dans les triomphes.
Jamais en effet notre cause ne tombera, parce que le cri de la liberté qui a ébranlé les entrailles des peuples de 1848, a déjà poussé des racines trop profondes dans les couches du globe pour que ces racines n’alimentent pas sans cesse des idées universellement démocratiques. Jamais notre cause ne tombera parce que Dieu, le droit et la vérité, qui lui ont fournis tous ses principes, devront toujours lui servir d’égide…
Montréal, 29 mai 1849.