Manille et les Philippines

La bibliothèque libre.
Manille et les Philippines
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 329-355).

MANILLE


ET


LES PHILIPPINES.




LA DOMINATION ET LA SOCIETE ESPAGNOLES DANS L'ARCHIPEL.




De las Islas Filipinas,
por don Luis Prudencio Alvarez y Tejero. — Valencia, 1846.


En 1787, Lapeyrouse, qui visitait les Philippines, portait sur cet archipel un jugement qui aujourd’hui même reste strictement vrai. Selon lui, une très grande nation qui n’aurait eu pour colonies que l’archipel des Philippines pouvait, en y établissant la forme de gouvernement la mieux appropriée aux besoins du pays, voir sans envie toutes les colonies de l’Asie et de l’Amérique. L’époque où Lapeyrouse proclamait si hautement l’importance de ces îles est déjà éloignée de nous, et les progrès des nations européennes dans l’Asie orientale, les influences diverses qui grandissent et se combattent dans ces contrées, jusque-là immobiles et stationnaires, tendent à faire des Philippines un des points les plus remarquables du monde.

Depuis plus de trois siècles, les Philippines reconnaissent la domination espagnole. Au temps où le Pérou et le Mexique obéissaient à ses lois, l’Espagne négligea ces lointaines possessions. Aujourd’hui la faiblesse a succédé à la négligence, et des crises toujours renaissantes ne permettent guère à la métropole d’exercer l’action vigoureuse et féconde que la colonie serait en droit d’attendre. Dans l’état présent de la Péninsule, les Philippines sont donc loin de produire en raison directe de leurs ressources ; mais si jamais l’ordre s’affermissait en Espagne, s’il était permis au gouvernement de Madrid de travailler avec quelque suite à la régénération du pays, les Philippines gagneraient à ce changement, outre une plus grande prospérité matérielle, une haute valeur politique, car elles seraient entre des mains intelligentes un puissant moyen de reconstruire cette marine formidable qui, après avoir fait, par l’invincible armada, trembler Élisabeth sur son trône d’Angleterre, devait un jour expirer à Trafalgar.

Si de sérieux motifs appellent, on le voit, sur les Philippines toute la sollicitude du gouvernement espagnol, des vues d’ambition, des nécessités commerciales, dirigent vers le même point l’attention de l’Angleterre. Le royaume-uni trouverait dans l’annexion de ces îles le complément de sa puissance dans les Indes, le gage d’un succès certain et assuré au Japon, un immense archipel à soumettre à son monopole commercial. Les Philippines lui donneraient pour ainsi dire l’empire des mers de Chine, de ces mers qui baignent les rivages des seules contrées encore rebelles aux envahissemens de la politique et du commerce britannique. Aussi l’Angleterre se prépare-t-elle par tous les moyens une prise de possession de l’archipel ; sans renoncer à se l’assurer par la force, elle cherche à obtenir une cession volontaire, à laquelle s’opposent avec énergie tous les Espagnols qui comprennent le véritable intérêt, la véritable gloire de leur patrie. Intrigues pour exciter les Indiens et les métis de Manille à la haine et au mépris de la métropole, notes diplomatiques adressées à la cour de Madrid, suggestions habilement répandues dans la Péninsule par les journaux soumis à son influence, menaces, corruption, tout est mis en œuvre par l’Angleterre pour arriver à ce but qu’elle poursuit depuis l’occupation momentanée des Philippines, en 1762, avec cette volonté constante, cette ténacité invincible, signes distinctifs de sa politique. Tel est, au reste, le prix que l’Angleterre met à la réussite de ses projets, qu’il y a quelques mois lord Palmerston signalait en plein parlement les Philippines comme devant acquitter les dettes si considérables de l’Espagne envers son pays.

Un jour peut venir, on n’en saurait douter, où sur ce point du monde seront posées des questions auxquelles notre pays ne doit point rester indifférent. L’Espagne parait elle-même vouloir se rendre un compte exact de la situation actuelle de sa colonie. De curieux écrits ont été publiés sur ce sujet ; ils jettent une triste lumière sur les fautes de l’administration espagnole. Le livre d’un magistrat distingué dont le souvenir est encore vivant à Manille, don Luis Alvarez y Tejero, doit surtout être signalé comme un guide sûr pour les législateurs futurs des colonies espagnoles. Ce remarquable ouvrage porte un cachet d’impartialité et de sagesse qui lui a ouvert l’entrée de l’archipel, malgré les obstacles d’une censure jalouse et souvent aveugle. C’est aidé de ces documens et des souvenirs d’un long séjour aux Philippines que nous essaierons de faire apprécier l’importance politique et commerciale de ces îles, ainsi que les tendances des peuples qui les habitent.

I

L’archipel des Philippines s’étend au sud de la Chine, entre le Japon, les royaumes de Siam et de Cambodje, la presqu’île malaye, les îles hollandaises de la Sonde, et les grandes terres encore inexplorées de la Malaisie, Célèbes et Bornéo. Il forme une longue suite de terres élevées, couvertes de hautes montagnes, et que terminent au nord et au sud Luçon et Mindanao, îles immenses qui n’ont pas moins de trois cents lieues de circuit. Entre ces deux points extrêmes se groupent une infinité d’autres îles moins vastes auxquelles les Espagnols ont conservé le nom de Bissayas, que leur avaient donné les Indiens de Luçon. Parmi les Bissayas, Mindoro, Panay, Négros, Leyte, Zebu, Samar et Bohol occupent le premier rang par l’étendue et l’importance des établissemens que les Espagnols y ont formés. Sur deux lignes parallèles, elles courent, presque en ligne droite, du nord au sud, et leurs rivages, que des canaux étroits semés d’îlots et d’écueils séparent à peine, complètent, avec Palaouan et Bornéo, l’enceinte d’une sorte de mer intérieure protégée à la fois contre les moussons périodiques des mers de Chine, et contre la violence des ouragans furieux connus sous le nom de typhons. Calme et tranquille alors que le retour direct en Europe est rendu fatigant autant que dangereux par la mousson de sud-ouest, cette mer, qu’ouvre au nord le canal resserré de Mindoro, est devenue, depuis quelques années, un passage fréquenté par les navires européens. Quelques écueils, travaux sous-marins des madrépores et des polypiers, sont les seuls dangers qu’elle présente aux navigateurs.

Les Philippines peuvent se diviser en trois groupes principaux. Le premier d’entre ces groupes, le plus septentrional, prend son nom de l’île de Luçon, et comprend la grande île de ce nom, les Batanes, à quelques lieues au nord, et les Îles de Luban, près de Manille. Les Bissayas, que nous avons déjà nommées, composent le second groupe ; Mindanao, le troisième. Les Espagnols ajoutent, il est vrai, à la dernière de ces divisions l’archipel de Sooloo et les îles nombreuses qui en dépendent ; mais les peuplades malaises qui habitent cet archipel, libres du joug de l’Espagne, bravent chaque jour sa puissance, et ne reconnaissent d’autre suprématie que celle du sultan de Sooloo.

A ces trois divisions géographiques correspondent assez exactement, parmi les peuples de l’archipel, trois degrés de culture intellectuelle et morale bien distincts. Dans l’île de Luçon, à part quelques provinces septentrionales, les Indiens ont tous embrassé la foi catholique et reconnaissent l’autorité du gouverneur-général de Manille. Dans les Bissayas, la domination de l’Espagne n’atteint guère que les rivages. Enfin, à Mindanao, la bannière castillane ne flotte que sur quelques points isolés. Dans les provinces septentrionales de Luçon, dans l’intérieur des Bissayas et de Mindanao, vivent, sauvages et indépendans, des peuples d’origine malaise, passionnés pour la liberté et animés d’une haine profonde contre les Espagnols et les Indiens soumis au gouvernement de Madrid. D’abord obligés de défendre leur indépendance contre les entreprises des Européens, ces peuples ont pris depuis long-temps le rôle d’agresseurs, et souvent ils portent dans des expéditions sanglantes et imprévues la terreur et la mort parmi les Indiens catholiques de l’archipel, qu’ils conduisent en esclavage. Ils ne sont point, au reste, les seuls adversaires que la domination espagnole rencontre aux Philippines. Moins redoutables, mais aussi sauvages qu’eux, vivent dans des défilés inaccessibles, dans des gorges profondes, des tribus dégénérées que les Espagnols désignent sous le nom général de Négritos. Nègres en effet, les montagnards ainsi nommés présentent tous les caractères physiques des Cafres de l’intérieur de l’Afrique : couleur noire de la peau, nez épaté, cheveux crépus, lèvres épaisses et pendantes, tout atteste qu’ils appartiennent à la même race, tout révèle une commune origine. La présence d’un tel peuple dans l’archipel, encore inexpliquée, peut-être à jamais inexplicable, offre un problème étrange, dont la solution jetterait sans doute de grandes clartés sur l’histoire des primitives migrations des peuples. Dans les montagnes de la Cochinchine, sur les rivages de la Nouvelle-Guinée, les Négritos apparaissent encore, aussi misérables, aussi méprisés qu’aux Philippines, dans le même état d’infériorité physique et d’abjection morale. Sans doute, antiques possesseurs du sol, ils auront été vaincus par des peuples d’une race plus forte, d’une civilisation plus avancée, qui, envahissant d’abord les rivages, les auront chassés peu à peu loin des plaines, les refoulant dans les forêts et les montagnes de l’intérieur, où ils vivent maintenant et où leur nombre diminue chaque jour.

Deux races bien distinctes se sont combinées et mélangées pour former la race indienne de l’archipel. Avec l’imagination ardente des Arabes, les Indiens des Philippines ont le caractère fanatique et cruel des Malais. Cette double origine apparaît dans leur physionomie même. Leurs cheveux, rudes, noirs, abondamment fournis, leurs pommettes saillantes, leur visage coupé carrément, appartiennent à la race malaise, tandis que leur démarche noble, assurée, leur taille haute et flexible, révèlent un type plus beau et plus pur, le type arabe. Comment s’est opérée cette fusion des deux races ? Ni l’histoire ni la tradition ne l’expliquent suffisamment. Sous les successeurs du prophète, obéissant à l’impulsion imprimée par les maximes guerrières du Coran, les Arabes envahirent l’Inde, Java, Sumatra, les îles sans nombre du grand archipel d’Asie. Dans ces contrées lointaines, ils fondèrent un empire long-temps florissant, ils établirent un commerce étendu, source d’immenses richesses, jusqu’au jour plus rapproché de nous où les peuplades malaises, chassées du continent asiatique par des révolutions ignorées, soumirent à leur puissance les populations des Philippines. Réunis dans les mêmes contrées, les Malais et les Arabes durent bientôt ne former qu’un seul peuple, sous l’influence de croyances et de superstitions communes : la différence entre les vaincus et les vainqueurs s’effaça rapidement ; la civilisation arabe, plus forte, plus avancée, prévalut ; la forme de gouvernement par tribus, qu’on retrouve au reste chez toutes les peuplades nomades de l’Asie, s’établit dans ces îles, et à Luçon, où l’antique domination arabe a imprimé de plus fortes traces, lorsque les Européens y débarquèrent pour la première fois, chaque famille, chaque tribu obéissait volontairement à un chef particulier, dont la conquête espagnole n’a point entièrement détruit la puissance patriarcale. Sous le nom de cabezas del pueblo (têtes du peuple), les descendans de ces chefs de tribus règlent encore aujourd’hui les petites discussions, les affaires domestiques des Indiens. Dans Luçon et Mindoro, les deux îles les plus septentrionales de l’archipel, le type arabe se reconnaît facilement encore ; dans les Bissayas, il est moins accusé ; à Mindanao, il disparaît presque entièrement. Les deux peuples, venant de directions opposées, semblent s’être arrêtés au milieu de l’archipel, et s’être établis tout d’abord sur les îles qui, les premières, s’ouvraient devant eux. Si l’on adopte une telle supposition, le croisement des deux races serait plutôt un effet du voisinage que le résultat de la conquête.

De hautes montagnes couvertes de forêts vierges aussi anciennes que le monde, des côtes abruptes coupées perpendiculairement, un sol violemment tourmenté, plein de laves, de cendres, de scories et de basalte, des volcans sans cesse en travail dont les cratères noircis dominent les cimes les plus élevées, tel est l’aspect général de l’archipel, telle est sa constitution physique. Débris d’une terre antique, l’une des premières constituées dans la formation du globe, les Philippines touchent à Bornéo et semblent se rattacher à la Chine par une suite de groupes secondaires. Ne peut-on point conjecturer que ces groupes et les terres immenses du grand archipel d’Asie étaient jadis réunis au continent ? Quoi qu’il en soit, la nature géologique des terrains qui forment les Philippines, les éruptions des nombreux volcans dont l’action souterraine soulève le sol de l’archipel à de grandes profondeurs, se combinant avec l’humidité qu’entretiennent près des côtes le voisinage de l’océan, à l’intérieur les hautes montagnes et les forêts impénétrables, toutes ces causes réunies produisent aux Philippines une fertilité sans rivale dans le monde entier. Sous les pas de l’indolent créole, du paresseux Indien, le riz, le sucre, le café, l’indigo, le coton, le tabac, le cacao, le balisier, toutes les plantes de l’Asie, toutes les graines de l’Europe, les épices transportées naguère des Moluques, croissent presque sans soin, sans culture, dans des plaines naturellement arrosées par les torrens des montagnes et par les grands fleuves qui s’échappent des lacs intérieurs. Dans les forêts, sur les pentes rapides des montagnes et jusque sur leurs sommets, les arbres les plus précieux atteignent des proportions gigantesques. Le sandana, le sanete, l’evano, dont les riches couleurs luttent d’éclat avec celles de l’ébénier et du citronnier, mêlent leurs branches avec celles de l’ypil, de l’yacal, du cèdre, du balavan, non moins propres aux constructions que les chênes et les sapins de l’Europe septentrionale.

À ces productions si variées d’une nature unique viennent se joindre encore d’autres productions auxquelles le hasard donne seul du prix, mais un prix immense. Les nids d’hirondelles salanganes, les tripans, les holoturies, ces mets bizarres que les Chinois paient au poids de l’or, abondent sur les côtes des Philippines. Enfin de riches mines d’or, de cuivre argentifère, de fer et de houille, que les Espagnols laissent inexploitées, existent dans l’archipel. Les filons en ont été reconnus, et telle en est l’importance, que chaque année, du lavage des rivières de Luçon, quelques Indiens, par des procédés grossiers, retirent pour plus d’un million de francs de parcelles de ces métaux précieux.

Malgré les richesses de cet archipel, que sa position au cœur de l’Asie orientale met en contact avec les peuples les plus commerçans, les plus actifs des deux mondes, tout se meurt aux Philippines, commerce, industrie, agriculture. Le café, le sucre de ces îles, égalent le café et le sucre des Antilles, de Bourbon et de l’Inde ; leurs bois de construction surpassent ceux des contrées septentrionales de l’Europe : leurs bois de teinture et de luxe, le coton fin et soyeux, l’indigo qui y abondent, rivalisent avec les productions similaires de l’Amérique, et alors qu’une seule de ces richesses naturelles fait l’importance de pays moins heureusement doués, les Philippines, qui les réunissent toutes, gisent sans vie et sans force, comme pour faire éclater au grand jour, avec les abus de la domination espagnole, son insouciance profonde, sa fatale ignorance. Si dans l’archipel la nature a tout fait, les Espagnols semblent avoir pris à tâche de détruire et d’annuler son action généreuse. Avant de montrer les obstacles qu’oppose encore aujourd’hui l’administration de la métropole au développement de cette riche colonie, il faut interroger l’histoire, et on verra que les misères actuelles ne font que continuer d’anciens abus.


II.

Pendant que Fernand Cortez soumettait le Mexique à l’empire de Charles V, pendant que Pizarre et Almagro, s’enfonçant dans l’Amérique du Sud, préludaient à leurs sanglans exploits et rêvaient déjà la conquête du Pérou, un gentilhomme portugais, au service de l’Espagne, étendait jusqu’aux Indes orientales la gloire et la domination de sa patrie adoptive. En 1519, Magellan quittait l’Europe avec une faible division de quelques navires ; le 1er novembre de la même année, il franchissait le détroit qui porte son nom et s’élançait dans l’Océan Pacifique, qu’il traversa dans sa plus grande largeur sans avoir rencontré une seule des îles nombreuses qui couvrent cette mer. Après six mois d’une navigation dangereuse et pénible, pendant laquelle sa fermeté et sa résolution le soutinrent seules contre les murmures de ses équipages, contre les hésitations de ses lieutenans, Magellan découvrit enfin de grandes terres, un archipel nouveau ; il planta une croix comme symbole de conquête et trouva bientôt une mort sanglante dans une de ces entreprises hardies où se plaisait son audace. Les Philippines étaient découvertes, l’Espagne apparaissait aux Indes orientales, sur ce vaste et lointain théâtre de gloire où les Portugais, sous les ordres de Vasco de Gama et d’Albuquerque, fondaient alors leur empire aussi brillant qu’éphémère. La présence des Espagnols dans ces îles allait réveiller entre les deux peuples d’antiques haines, une jalousie mal éteinte, des prétentions rivales que l’autorité ou plutôt l’ignorance des pontifes de Rome s’était montrée inhabile à limiter. Heureusement le traité de Sarragosse, signé en 1529, fit cesser les hostilités déjà commencées et les craintes du Portugal.

Profitant habilement des embarras financiers de Charles V au moment de sa lutte avec la France et l’Allemagne protestante, les Portugais obtinrent de l’empereur la cession des Philippines, dont seuls ils comprenaient l’importance politique sans en connaître les richesses. En échange de 25,000 ducats, Charles renonça à tous ses droits sur l’archipel, et les terres découvertes par Magellan rentrèrent sous la domination du Portugal ; mais déjà l’empire des Indes, trop vaste, trop étendu pour un peuple numériquement aussi faible que les Portugais, chancelait sous eux, échappait à leurs mains débiles, s’éteignait avec les grands hommes qui l’avaient fondé par leurs victoires. Les Philippines, cédées par l’Espagne, forcément négligées par le Portugal, restèrent pendant un demi-siècle presque inconnues en Europe, jusqu’au jour où Philippe II, succédant à son père Charles V, brisa le traité de Sarragosse et résolut de reconquérir l’archipel. Une escadre nombreuse fut aussitôt placée sous les ordres de don Juan de Legapsi, hardi gentilhomme, digne, autant par ses talens que par son courage et son habileté militaire, de la mission qui lui était confiée. Cette mission était importante : Philippe II, songeant à envahir le Portugal, convoitant surtout ses riches colonies, voyait aux Philippines, d’où il menaçait à la fois l’Inde et les Moluques, Macao et le Japon, le centre d’action de sa puissance dans ces mers, le point de départ de ses flottes et de ses armées à la conquête de ces empires immenses. Aussi, pendant que le duc d’Albe, rassemblant les vieilles bandes de Pavie, de Lépante et de Saint-Quentin, préparait l’invasion du Portugal, le monarque espagnol hâtait-il de sa puissante et persévérante énergie la conquête des Philippines, assurant par de nombreux secours les succès de don Juan de Legapsi dans ces îles lointaines.

Déjà Zebu était conquis, Manille était fondée ; déjà les Espagnols s’étendaient dans l’archipel, où partout les progrès de leurs armes étaient rapides, quand tout à coup nouvelles, approvisionnemens, secours cessèrent d’arriver d’Espagne. Une poignée d’Européens restèrent livrés à leurs propres forces au milieu d’une population de quatre millions d’Indiens, bienveillans jusqu’alors, mais ardens, mobiles, passionnés, et dont une cause futile pouvait d’un moment à l’autre changer l’amour en haine, la soumission en révolte. L’énergie de don Juan, ses talens militaires, l’habileté de sa conduite envers les chefs indiens, et surtout les succès religieux des moines, suppléèrent à l’oubli et à l’abandon de Philippe II. Tandis que la défaite de l’invincible armada, la révolte des Provinces-Unies, les succès de Guillaume-le-Taciturne et les dissensions civiles de la France rappelaient en Europe toute l’attention de Philippe et toutes les forces de l’Espagne, la conquête des Philippines s’achevait plus lente, moins brillante qu’elle ne l’eût été sans cet oubli du monarque, mais s’achevait sans effusion de sang, sans ces cruautés qui ternirent en d’autres lieux la gloire des vainqueurs de l’Amérique. Au milieu des Indiens étonnés de leur courage, émerveillés des doctrines nouvelles, les moines s’élançaient un crucifix à la main, publiant l’Évangile, annonçant la véritable religion, et partout, sur leur passage, les peuples se convertissaient ; partout, sur les côtes de l’archipel, à côté de l’église catholique, à côté de la croix, symbole des nouvelles croyances, flottait la bannière castillane triomphante et glorieuse. Les Philippines étaient enfin conquises à l’Espagne. Un gouverneur, détaché du Mexique, s’établit à Manille, et dès-lors l’histoire de l’archipel ne fut plus que celle de la capitale et de l’île de Luçon, au centre de laquelle Juan de Salcedo avait fondé Manille sur le Passig, en 1571.

La position de Manille, habilement choisie au centre de Luçon, au fond d’une baie immense qui, par les grands fleuves qui s’y jettent, la fait communiquer avec toutes les provinces de l’île, lui assurait le premier rang parmi les établissemens espagnols et une haute influence politique sur l’archipel. Des familles chinoises, chassées de leur patrie par la misère, peut-être aussi par une de ces révolutions si fréquentes dans les provinces du Céleste Empire, vinrent donner à la capitale naissante ce qui lui manquait encore, l’animation industrielle, la vie commerciale ; les vastes marchés de la Chine furent ouverts aux produits de l’archipel, et ainsi commencèrent des relations importantes pour le commerce de Manille, relations entretenues alors par des jonques qui durent bientôt s’effacer devant les navires européens. Les Chinois apportèrent à Manille leurs habitudes de travail, leurs procédés agricoles, leur industrie manufacturière, et aussi leur orgueil national, leur esprit turbulent, leur vanité timide devant les forts, effrontée et cruelle envers les faibles : orgueil, vanité, turbulence, qui expliquent leurs révoltes successives, qui entraînèrent leur ruine dans un pays où ils avaient été reçus avec empressement, et qui nécessitèrent les lois oppressives encore en vigueur de nos jours.

En 1574, un pirate puissant, connu en Chine sous le nom du roi Limahon, tenta de surprendre la colonie naissante ; après un combat sanglant et opiniâtre, il fut vaincu, et ses soldats dispersés se réfugièrent dans la partie septentrionale de Luçon, où leurs descendans se reconnaissent encore à leurs yeux bridés, à leur teint plus pâle que celui des Indiens. Sauvée par la bravoure et la discipline des Espagnols, par le dévouement des Indiens catholiques de la province de Tagala, Manille ne tarda pas à prendre une nouvelle importance ; elle lia avec le Mexique et le Pérou des relations de commerce, source d’une prospérité restée célèbre dans les annales de la colonie, lorsqu’une sédition la mit à deux doigts de sa perte.

En 1638, une ambassade partie de Canton se présenta devant le gouverneur don Diego de Salcedo, neveu du fondateur de Manille. Ces envoyés venaient, disaient-ils, s’assurer, au nom du gouverneur de Canton, d’une singularité à laquelle ce haut fonctionnaire ne pouvait croire ; ils venaient voir si réellement la presqu’île de Cavite, au lieu d’une terre inculte, couverte de marécages, n’était point un vaste monceau d’or ainsi que l’avaient rapporté des voyageurs dignes de foi. Conduits avec beaucoup de calme à Cavite, ils purent se convaincre de l’exacte vérité et partirent bientôt. Ces envoyés s’étaient servis, pour pénétrer à Manille et visiter Cavite, d’un prétexte ridicule qui prouvait assez clairement quelle pauvre idée ont les Chinois de l’intelligence européenne. Quelques tentatives, infructueuses d’ailleurs, des Espagnols sur la grande île de Formose avaient profondément blessé la vanité du gouverneur de Canton, sous la protection duquel cette île s’était placée. Avant de rien tenter pour sa vengeance, le mandarin avait voulu en assurer le succès en excitant à la révolte les Chinois des Philippines. De là les ambassadeurs, de là cette ignorance affectée à dessein et le bizarre prétexte destiné à mieux cacher leurs projets. Sans beaucoup d’efforts, ses émissaires réussirent, et à peine étaient-ils partis qu’une sédition générale éclata parmi les Chinois. Le gouverneur espagnol s’était heureusement tenu sur ses gardes, et cette sédition fut promptement repoussée ; on n’eut que le tort de traiter les rebelles avec trop d’indulgence. Les Chinois virent dans la mansuétude des Espagnols une preuve de timidité. Cette opinion augmenta encore leur audace, et, quelques années plus tard, en 1639, une nouvelle révolte, plus terrible, fut éteinte par les Espagnols dans des flots de sang.

De 1645 à 1717, la colonie jouit d’un repos apparent que nulle révolution à l’intérieur, nulle attaque, nulle entreprise au dehors, ne vinrent troubler malgré la guerre allumée entre les Anglais et les Espagnols, malgré la perte d’un galion enlevé par le commodore Rogers en 1709. Toutefois, pendant cette longue période, les germes d’une agitation dangereuse avaient été jetés dans l’archipel. À cette tranquillité apparente de nombreuses catastrophes devaient succéder.

Nous avons dit la part que les moines avaient prise dans la conquête des Philippines. Aux premiers apôtres de l’Évangile, obscurs et pieux missionnaires, avaient succédé des prélats avides, ambitieux et corrompus. Le fanatisme, l’ignorance et la superstition avaient, sous leur influence, remplacé les doctrines sublimes de la foi catholique et les lumières de la civilisation européenne. L’inquisition vint encore consolider le pouvoir du clergé, et les moines, véritables maîtres de l’archipel, y dominaient sans rivaux, lorsque leur puissance, minée en Europe par les progrès des idées philosophiques, se vit sérieusement menacée dans la capitale des Philippines par les entreprises de deux gouverneurs, don Jose de Salcedo et don Pedro de Bustamente.

Enlevé dans son palais par les familiers de l’inquisition, don Jose de Salcedo fut jugé par un tribunal secret et envoyé en Espagne après avoir subi plusieurs années de prison comme coupable de modérantisme religieux : ses plaintes, ses accusations même furent vaines et inécoutées. Don Pedro de Bustamente arriva du Mexique et le remplaça dans ses fonctions. Fier, hautain, confiant dans les troupes espagnoles, qui lui étaient dévouées, Bustamente supporta moins patiemment encore que son prédécesseur le joug des moines ; chaque jour il bravait l’archevêque, chaque jour il contrariait ses volontés. Une garde nombreuse, pleine d’affection et de dévouement, veillait aux portes de son palais et l’avait plus d’une fois déjà sauvé du poignard des assassins. Une sédition ne tarda point à éclater dans la ville. Les moines n’avaient pas eu de peine à soulever une population ignorante et fanatique contre celui qu’ils appelaient l’ennemi de la sainte église. Bustamente périt frappé lâchement au moment où il se préparait à haranguer les rebelles. Cette fois encore, la victoire était restée au parti de l’inquisition.

Tranquilles désormais sur leur domination dans l’archipel, les moines, comme pour mieux attester leur puissance, firent élire gouverneur leur archevêque, et, pendant un demi-siècle, ces doubles fonctions furent réunies sur la même tête. En 1762, l’archevêque don Manuel de Roxa était gouverneur-général de la colonie, lorsque les Anglais vinrent mettre le siège devant Manille. L’ineptie, la faiblesse du gouverneur montrèrent quelle faute irréparable les moines avaient commise, en préférant un chef ecclésiastique à un homme de guerre capable, par son expérience et ses talens militaires, de défendre une ville assiégée et de commander à des soldats. La lutte qui avait éclaté en 1756 entre la France et l’Angleterre venait de se terminer par la perte de toutes nos possessions dans l’Inde. Aux victoires de Dupleix et de Labourdonnaye des revers sanglans avaient succédé. L’Angleterre avait tourné dès-lors toutes ses forces contre l’Espagne, notre alliée, dont elle convoitait depuis long-temps les riches et importantes colonies. Déjà la compagnie des Indes étendait ses relations jusqu’au Céleste Empire, elle voulut en assurer le succès par la prise des Philippines, de ces îles si heureusement situées au centre des plus grands foyers commerciaux de l’Asie orientale. Trois mille hommes de troupes européennes, cipayes et cafres furent réunis à Madras, sous le commandement du brigadier-général Draper ; une escadre, aux ordres du commodore Cornish, les transporta rapidement à Manille, que cette attaque imprévue vint surprendre au milieu de ses agitations intestines. Les passes du Corrégidor furent franchies sans coup férir ; Bidondo, que rien ne protégeait contre les Anglais, fut pris et occupé après une faible résistance, et, des tours de l’église de Saint-Sébastien, les assiégeans commencèrent le bombardement de Manille et de sa citadelle. Les dissensions des Espagnols firent ce que les armes anglaises n’auraient pu faire. Manille fut prise, et une contribution de guerre de 4 millions de piastres lui fut imposée.

Chargée de riches dépouilles, enrichie déjà, au reste, par la prise de deux galions qui vinrent mouiller sans défiance au milieu de ses navires, la flotte anglaise, inutile désormais, mit à la voile et cingla vers Madras. Les troupes de terre continuèrent seules la campagne. La victoire de Bulacan assura aux Anglais la province de ce nom et celle de Tagala, d’où ils tirèrent leurs subsistances. Leur pouvoir sembla ainsi affermi ; une administration nouvelle fut même organisée. Cependant un homme infatigable, le chanoine Anda, qui avait su, par son éloquence, acquérir sur les Indiens un ascendant redoutable, attendait le moment opportun pour engager de nouveau la lutte. Au fond des provinces, sa voix puissante souleva contre les Anglais, au nom du Christ, les haines les plus terribles, les passions les plus implacables. La mousson du sud-ouest, avec ses pluies continuelles, est la saison fatale aux Européens ; c’est le moment qu’Anda choisit pour tenter de délivrer Manille. Ses prévisions étaient justes : bientôt les maladies décimèrent les troupes européennes ; à peine les Anglais pouvaient-ils, ainsi affaiblis, défendre les remparts de la capitale, où une multitude d’Indiens animés de toute la violence des haines religieuses vint les assiéger. Déjà vaincus par la maladie, ils allaient être forcés de se rendre à un ennemi supérieur et nombreux, lorsqu’une frégate anglaise vint sauver l’honneur des armes britanniques et protéger ces malheureux soldats contre la furie d’une milice barbare qu’Anda lui-même eût été inhabile à maîtriser. La guerre avait cessé entre l’Espagne et l’Angleterre, les Philippines étaient restituées à leurs anciens possesseurs. La frégate dont l’arrivée imprévue sauvait les troupes anglaises apportait la nouvelle de la paix et venait hâter l’exécution du traité (1764).

Manille ainsi délivrée, Anda, son libérateur, fut proclamé gouverneur-général. Une œuvre immense appelait toute son attention et réclamait toute son énergie. Rétablir l’ordre dans l’archipel, rendre le calme à la colonie, éloigner de la capitale cette multitude d’Indiens que la corruption d’une grande ville, que la licence des camps entraînaient chaque jour à des excès de tout genre, et parmi lesquels fermentaient déjà la discorde et la désunion sous l’influence d’antiques rivalités, renvoyer les Indiens dans leurs villages, effacer parmi eux toute trace du mépris que leur avaient inspiré pour les Espagnols les victoires des Anglais, faire oublier la faiblesse du dernier archevêque, éteindre les idées de révolte et d’indépendance qui se glissaient partout dans Luçon, punir les Chinois révoltés, telle était la tâche immense du nouveau gouverneur, telle était l’œuvre à accomplir, tâche qu’il accepta avec courage, œuvre qu’il accomplit avec autant d’audace que de bonheur.

Parmi les ennemis de la domination espagnole, les Indiens étaient les plus nombreux et les plus redoutables ; ils avaient organisé un gouvernement à Cagayan, et l’un d’eux, Silaung, venait d’être élu roi de Luçon. Anda envoya dans les provinces ses moines et ses prêtres, tout-puissans sur l’esprit des populations, et Silaung fut égorgé par ceux-là même qui l’avaient proclamé roi. Les Chinois s’étaient réunis dans le faubourg de Nava ; l’intrépide gouverneur guida lui-même cette multitude d’Indiens, qui remplissaient Manille de bruit et de désordre, et les Chinois, entourés, vaincus, furent massacrés sans pitié. Anda réussit ensuite à faire évacuer Manille par les Indiens mêmes qui venaient de chasser les Chinois. Le calme fut ainsi rendu à l’archipel après trois ans de lutte et d’anarchie.

L’administration du chanoine Anda fut l’apogée de la puissance espagnole aux Philippines. Le nouveau gouverneur fit prévaloir un système d’administration et de commerce plus large que celui de ses prédécesseurs. Les Chinois, vaincus, anéantis, avaient perdu toutes leurs espérances ; leur intelligence se dirigea vers les spéculations commerciales, et les relations de l’archipel avec le Céleste Empire devinrent chaque jour plus importantes ; celles que Manille entretenait avec les possessions espagnoles de l’Amérique du Sud furent régularisées, la compagnie des Philippines fut créée ; le mont-de-piété, les oeuvres pies (vaste dépôt de richesses destinées à un pieux usage par les colons), reçurent des statuts favorables aux classes pauvres ; des collèges furent établis pour l’éducation des jeunes créoles, et au dehors Bustos, nommé colonel en récompense de sa brillante conduite pendant le siège de Manille, porta jusqu’à Mindanao et à Sooloo la terreur du nom espagnol.

Malheureusement, après la mort d’Anda, la prospérité des Philippines s’éteignit rapidement. En 1768, les jésuites en avaient été chassés, et leurs vastes domaines étaient restés incultes et déserts. Plus instruits que les autres ordres religieux, d’une conduite plus régulière, les jésuites inspiraient depuis long-temps une sourde jalousie. Ainsi délivrés, les moines, surtout les augustins et les dominicains, recommencèrent leurs intrigues. Bientôt une conspiration militaire s’ourdit à Manille sous leur influence. Leur but était de renvoyer en Espagne le gouverneur, don Guritan de Basco, et de mettre à sa place une de leurs créatures ; mais leur complot fut découvert et réprimé d’une main vigoureuse. Abattu par l’insuccès de cette tentative, le pouvoir des moines fut insuffisant pour empêcher une mesure à laquelle jusqu’à ce jour ils s’étaient opposés de toutes leurs forces. Sous le successeur de don Guritan de Basco, don Jose Maria d’Aguilar, le port de Manille fut ouvert aux étrangers ; mais c’était l’époque où, en Europe, éclatait la révolution française. Pendant la période si agitée que remplirent les guerres de la révolution et de l’empire, les Philippines, isolées du monde entier, entourées de toutes parts de possessions anglaises, virent s’éteindre leur commerce avec la Chine et leurs anciennes relations avec le Nouveau-Monde. Déjà, avec le XVIIIe siècle, expirait la compagnie des Philippines, et 1814 trouva la colonie dans un déplorable état de faiblesse et de dépérissement. A partir de cette année, il est vrai, les Européens accoururent en foule à Manille. On voulait féconder ce sol, vierge encore de toute culture ; on voulait utiliser les précieuses productions de l’archipel. Par malheur, Manille avait traversé une trop longue période de torpeur et d’isolement. Les abus s’étaient multipliés, les moines avaient repris tout leur empire sur les Indiens, et une sanglante catastrophe vint bientôt fortifier encore leur puissance, menacée un moment par l’ascendant des étrangers, dont les vues libérales pouvaient régénérer la colonie. En 1820, le choléra ravageait Manille ; les médecins espagnols avaient presque tous abandonné la ville. Poussés par leur dévouement, Anglais, Français, Américains visitaient les hôpitaux, se pressaient au milieu des Indiens, et prodiguaient à tous et partout les secours d’une ardente charité. Tout à coup des bruits sinistres se répandent sourdement : si un fléau terrible, inconnu jusqu’alors à Manille, y porte la terreur et la désolation, c’est qu’un crime a été commis, une grande faute que la population tout entière a tolérée. Qui peut exciter ainsi la colère céleste ? La présence seule des impies, des hérétiques, les crimes dont ils se sont rendus coupables. On comprend quel dut être l’effet de ces étranges rumeurs. Des agens habiles excitèrent les passions populaires et se mirent à la tête des Indiens. Le cri de mort aux étrangers ! fut proféré par l’un d’eux ; mille bouches le répétèrent. Le massacre commença à l’instant, et vingt-trois de nos compatriotes furent égorgés avec des Anglais, des Américains, leurs compagnons de dévouement, comme des victimes désignées d’avance par la jalousie et la haine des moines. Ce ne fut qu’après le massacre et la fuite de tous les étrangers que les ordres monastiques firent une démonstration hypocrite pour calmer la fureur populaire. L’archevêque, à la tête d’une longue procession, sortit de la cathédrale, se dirigea vers le théâtre du massacre, et les Indiens se retirèrent en silence devant l’hostie sainte que le prélat leur présentait, devant les moines qui s’avançaient derrière lui, chantant les hymnes sacrés. Plus tard, quand la France et l’Angleterre demandèrent la juste punition des coupables et des meneurs dans ces fatales journées, leurs démarches réitérées n’aboutirent à aucun résultat. La voix publique a fait peser sur les moines la responsabilité des massacres de 1820, et le système politique pratiqué de tout temps par eux dans l’archipel ne justifie que trop cette accusation.

Trois ans plus tard, en 1823, éclatait à Manille la conspiration du capitaine Novalès. Ainsi, les idées libérales, que les moines avaient voulu étouffer dans le sang européen, renaissaient avec une énergie inattendue. En 1819, le gouverneur, don Pedro de Folgueras, avait laissé se répandre dans la colonie de nombreux exemplaires de la constitution jurée en Espagne et acceptée en 1812. Une grande partie des créoles et des Espagnols de l’archipel y adhéraient secrètement. Pour les attacher au succès de son entreprise, pour diviser au moins les forces de ses ennemis, Novalès, dont le but réel était l’indépendance des Philippines, proclama la constitution de 1812, s’empara des remparts de Manille et les fit occuper par des soldats du régiment du roi, où il servait comme capitaine, et qui, sous ses ordres, s’était insurgé tout entier. Cependant le gouverneur, don Placido Duro, emportant avec lui les clés de la ville, s’était dérobé aux recherches des conjurés, et avait réuni autour de lui les troupes restées fidèles. Au moment d’entrer dans Manille, les rebelles trouvèrent les portes gardées partout au nom de don Placido. Alors une terreur panique s’empara des conspirateurs ; avec quelques amis dévoués et fidèles, Novalès chercha à s’ouvrir un passage, mais bientôt entouré, accablé par le nombre, il fut fait prisonnier. Jeté dans les cachots de la forteresse, jugé par une cour martiale, condamné à mort, il fut fusillé avec plus de cent de ses complices. Nul aveu, nulle faiblesse, nulle lâcheté, ne ternirent la gloire de l’audacieux capitaine. Toutefois quelques mots qu’il laissa échapper avant de mourir semblent prouver qu’il comptait sur la coopération de hauts fonctionnaires, de riches négocians créoles.

La tentative de Novalès était prématurée ; pourtant elle avait la portée d’un grave symptôme. Depuis 1823 jusqu’à nos jours, la situation de la colonie espagnole des Philippines n’a subi extérieurement aucune modification importante. Seulement un travail sourd et profond s’est opéré dans les esprits. On sent que le vieil édifice de la puissance monastique, maintenu aux Philippines, menace ruine de tous côtés. On sait qu’un jour viendra où il ne sera plus possible aux gouverneurs de continuer les traditions d’indolence et d’orgueilleuse incurie qui étaient en honneur du temps des vice-rois.


III

C’est par l’étude de la vie privée qu’on commence à comprendre le génie d’une nation étrangère. A peine arrivé à Manille, le voyageur a bien vite saisi ce qui fait à la fois la faiblesse et la grandeur de la domination espagnole, la persistance des vieilles qualités du génie castillan, la persistance aussi de ses défauts, le culte pieux des anciennes mœurs et aussi l’attachement obstiné aux anciens abus.

Manille est divisée par le Passig en deux villes bien distinctes. Sur la rive gauche du fleuve, la ville du gouverneur, de l’archevêque et des Espagnols, la ville de guerre élève ses murailles noircies, ses remparts crénelés, que dominent les clochers massifs d’églises nombreuses, les faîtes de couvens plus nombreux encore. De longues rues silencieuses qu’anime par momens la marche pesante des troupes de la garnison, des maisons sans ornemens, à l’architecture lourde et monotone, donnent à cette partie de la ville un aspect triste et sombre qui ne manque pas cependant de grandeur. Le quartier industriel et commerçant, qui forme presque, sous le nom de Bidondo, une ville distincte, contraste par le mouvement joyeux de ses rues avec la majesté sévère du quartier espagnol. Là plus de couvens, plus de rues solitaires. Le fleuve apparaît avec ses pirogues qui se croisent en tous sens, ses bancas indiennes, frêles et rapides, ses faluas espagnoles, ses navires de toute forme et de toute grandeur, dont les pavillons flottent mêlés et confondus, Des cascos, lourds bateaux de charge, remontent avec peine le long des bords ou descendent rapidement emportés vers la rade. Sur les deux rives, se presse une population de bateliers et d’Indiens. On voit même des femmes indiennes se jeter sans crainte dans les eaux du Passig, quoique couvertes à peine de la saga bariolée. Non loin de ces quais si bruyans, la Scolta, la grande rue chinoise de Bidondo, étale ses riches magasins, où les oiseaux de paradis, les laques de Chine et du Japon, brillent à côté des mille fantaisies du luxe européen, mises en montre avec une habileté surprenante pour qui n’a point visité le Céleste Empire. Étrangers, Chinois, métis, Indiens des provinces, Espagnols, se pressent, se coudoient dans cette rue, joyeusement animée. La Scolta sert de bourse à Manille. Déposant leur morgue et leur fierté de caste, chaque soir, les Espagnols, les négocians européens y discutent les affaires commerciales avec les riches Chinois, qui, assis gravement, leur offrent le thé avec une politesse prévenante, mais triste et sérieuse, car, pour eux, Manille n’est qu’un lieu de passage, où, à force de peines, de travaux et de persévérance, s’amassent les richesses qui leur permettront de retourner un jour dans la patrie quittée à regret. L’église de Saint-Sébastien apparaît au bout de la Scolta ; les quartiers populeux de San-Fernando, de San-Sebastian s’ouvrent devant vous ; à chaque coin de rue, des torches fumeuses éclairent les boutiques en plein vent des marchandes de riz, de betel, d’arak et de cigares. Des cabanes en bambou, artistement construites, s’étendent à perte de vue, dominées çà et là par la maison plus élevée, bâtie à l’européenne, de quelque métis enrichi. Pénétrez dans l’une de ces cabanes : un cadre de bois noir entourant une gravure grossièrement enluminée de la Vierge ou du Christ expirant sur la croix, une guitare, un hamac en fils d’abacca, vous dévoilent l’esprit qui anime les Indiens de Manille, esprit d’indolence, de superstition, de naïveté gracieuse, qui partout se reflète et jette sur toutes leurs actions, sur leurs chants, sur leurs danses, je ne sais quel charme et quelle poétique langueur.

Autour de Manille, en remontant le Passig jusqu’à la laguna de Bay, où le fleuve prend sa source, on reconnaît partout l’animation de la grande ville. Santa-Anna, Los Baños, Bulacan, Mariakina, San-Mateo, charmans villages de quelques milliers d’ames, entourent Manille comme autant de faubourgs populeux. Avec leurs rizières verdoyantes, leurs champs parfaitement cultivés, coupés çà et là de routes larges et commodes, bordées de grands arbres et de bambous gigantesques au feuillage délié, ils font des environs de Manille une des plaines les plus riches du monde, et donnent à toute cette partie des Philippines un aspect qui tromperait aisément le voyageur sur leur situation réelle ; mais déjà, à quelques lieues au sud de Manille, le paysage s’assombrit, la négligence espagnole apparaît avec les ruines de Cavite, jadis la seconde ville des Philippines.

Sur les rivages de la baie où s’élève la capitale, au fond d’une anse profonde que sa forme avait fait nommer Cavite (hameçon) par les Indiens, les Espagnols avaient établi le port de guerre des Philippines, un vaste arsenal où se construisaient des galions et des frégates ; ils avaient fondé une ville qui comptait jadis plus de vingt mille habitans, tous occupés aux travaux de l’arsenal et des chantiers de construction. Entourée de fortes murailles, aujourd’hui à moitié abattues, Cavite était à la fois la seconde ville militaire, la seconde ville commerçante de l’archipel et son unique port de guerre. Maintenant elle est presque abandonnée, ses chantiers sont déserts, ses magasins épuisés. Une frégate, quelques faluas, chaloupes canonnières, craintifs garde-côtes des Philippines, attestent encore, avec les ruines de ses monumens, son importance détruite, sa splendeur éteinte à jamais.

Une bannière flottant dans les grands jours à côté d’une croix et au-dessus de la maison en pierre du gouverneur, une humble goëlette se balançant à l’ancre devant quelques cabanes indiennes confusément réunies autour de l’église catholique, tels sont les signes qui restent de la puissance espagnole dans la plupart des provinces des Bissayas et de Mindanao. Peut-être, en débarquant, trouverez-vous un alcade se promenant sous les grands arbres avec un prêtre grave et silencieux, qui porte le costume de saint François ou la robe blanche et noire des dominicains : alors vous aurez vu toutes les autorités civiles et religieuses, toute la population européenne. A côté de l’alcade et du moine, quelques métis, quelques Indiens, quelques Chinois industrieux représentent l’Asie. Suivez la route qui s’ouvre devant vous et qui prolonge la grande rue du village bientôt cette route n’est plus qu’un chemin ; bientôt le chemin, se rétrécissant encore, n’est plus qu’un sentier à peine tracé ; les terres cultivées s’effacent devant vous, une forêt vierge s’oppose impénétrable à tous vos efforts, étend jusqu’aux montagnes voisines, habitées par des peuplades ennemies, sa végétation luxuriante et inutile. Cependant quelques provinces font exception à cet état de langueur et de somnolence sous lequel se débat l’archipel : je citerai les provinces d’Hoylo, dans l’île de Panay, et celle de Zamboangan, au sud de Mindanao. Dans ces deux provinces, avant leur expulsion de l’archipel, en 1768, les jésuites avaient d’immenses propriétés. L’impulsion qu’ils avaient donnée à l’agriculture se continue encore parmi les Indiens. A Yloylo, un commerce assez étendu avec Manille et même avec la Chine enrichit la population ; à Zamboangan, d’autres causes de prospérité, causes étrangères à l’administration espagnole, ont fait d’un village perdu au fond de l’archipel une petite ville de cinq à six mille ames, dont la population voit croître chaque jour son commerce et ses richesses.

Les navires qui, dans la mousson de sud-ouest, retournent en Europe, après avoir quitté Manille ou les ports du Céleste Empire, prennent depuis quelques années, afin d’éviter les périls et les lenteurs d’une navigation à contre-mousson, la route que nous avons indiquée entre les Bissayas et Palaouan. Tournant ensuite au sud des Philippines, ils pénètrent bientôt, par le détroit de Macassar et les Moluques, dans les mers de la Nouvelle-Hollande, où les vents généraux les poussent jusqu’au cap de Bonne-Espérance, au sud de l’Afrique. Zamboangan, placée au milieu de cette route, est devenue un point de relâche fréquenté par les navires de toutes nations, qui viennent y prendre des vivres frais, des fruits, des légumes d’Europe, importés par les jésuites dans ce coin de Mindanao. Le contact des étrangers, la présence incessante des baleiniers anglais, français, américains, qui viennent s’y reposer de leurs longues croisières, ont modifié les idées, développé l’intelligence des Indiens. Les habitans de Zamboangan ont appris à connaître le prix des productions variées du sol qu’ils cultivent ; ils sont en état de juger l’administration de l’alcade-gouverneur et la conduite du prêtre espagnol, ministre d’une religion dont il oublie souvent les lois. Plus exposés par leur voisinage de Basilan aux attaques des Malais, les Indiens de Zamboangan sentent plus vivement aussi que dans les autres provinces de l’archipel le manque de cette protection que l’Espagne leur doit, et qu’ils avaient cru s’assurer en aliénant leur liberté ; car, à Zamboangan comme dans toutes les Philippines, les Espagnols ne se sont point imposés par la force de leurs armes victorieuses. En vain ces Indiens sont-ils exempts de tous les impôts, si ce n’est de la capitation : irrités contre les Espagnols, dont ils détestent l’administration politique, dont ils méprisent le caractère, ils attendent avec impatience l’heure qui sonnera leur révolte et leur indépendance.

Deux élémens bien distincts forment la société des Philippines et lui donnent un double aspect. Manille, la capitale, est européenne et espagnole ; Bidondo, Luçon, l’archipel entier, sont encore indiens, et ont conservé les allures vives et gracieuses du caractère indigène, tempérées par la sévérité de l’esprit catholique. Que dire de la société espagnole, société sans grandeur, sans énergie, sans animation, où tout est vanité extérieure et orgueil de caste ? Les hommes qui la composent sont des magistrats dont l’administration est insouciante, injuste, souvent corrompue. La grande, l’unique affaire pour eux, est de s’enrichir. On dirait que cette avidité a imprimé sa trace sur tous les Espagnols qui habitent les Philippines. De tous ceux que nous avons vus pendant un séjour de trois ans dans l’archipel, aucun n’avait cette dignité, cette distinction de manières que donnent à un homme la conscience d’un rand caractère et des idées nobles et généreuses. Les femmes, les créoles de Manille, sont vaines, coquettes et médisantes. Leur vie s’écoule monotone dans l’intérieur des maisons de Manille, où la sieste, les bains, les soins de la toilette, les préparatifs de la promenade du soir, occupent toutes les heures du jour. Incapables, par leur paresse et leur nonchalance, de donner l’attention nécessaire aux soins du ménage, elles peuvent encore moins, par les graces de leur personne, par les charmes de leur esprit, remplir le rôle si difficile de maîtresse de maison. Brunes et petites, avec des cheveux d’un noir d’ébène et des pieds andalous, ces femmes, couvertes de fleurs et de diamans, savent à peine lire les billets parfumés de leurs novios, et seraient le plus souvent fort embarrassées d’y répondre. Les señoritas assez savantes pour déchiffrer une romance, pour jouer une valse, une contredanse française, sont citées comme des exceptions. L’éducation des créoles est, au reste, éminemment propre à conserver intacte cette précieuse ignorance. Les moines ont un grand intérêt à ce qu’aucune révolution dangereuse ne s’opère à cet égard. Les hommes même ne sont guère plus instruits que les femmes. Aux collèges de San-Juan et de San-Tomas, les élèves apprennent quelques mots de latin et de grec, et force théologie, mais rien de l’histoire générale des peuples, rien surtout de l’histoire moderne et des événemens qui remplissent notre siècle. A seize ans, ils quittent les écoles, entrent comme cadets dans un régiment, comme surnuméraires dans une administration. Livrés dès-lors aux plaisirs faciles que leur offre la corruption de Bidondo, ils ne songent plus à s’instruire, et, y songeraient-ils, tous les moyens d’apprendre leur manqueraient encore. Les livres européens sont soumis dans la colonie à un conseil de censure placé sous l’influence des moines. Ceux que ce conseil laisse pénétrer sont, avec quelques romans insignifians, l’Évangile, la Vie des Saints et les écrits sans nombre des casuistes les plus célèbres. Chaque jour, cependant, un journal, un vrai journal, un diario en un mot, se répand dans la ville ; mais il ne faut chercher dans ses colonnes aucune trace de polémique, ni même des nouvelles exactes. Ce qu’on y trouve infailliblement, ce sont les annonces des fêtes religieuses, et, en guise de feuilleton, des fragmens des Veillées du château[1]. On comprend que ce n’est pas une telle feuille qui arrachera les créoles de Manille à leur torpeur.

En vain, contre cette ignorance, protestent quelques personnes qui ont connu les cercles de Madrid. Leur élégance, leurs manières plus polies, sont des crimes aux yeux des Espagnols purs (Castellanos viejos), et l’épithète d’afrancesado accompagne bientôt leurs noms, devenus un sujet de plaisanterie pour la société manillaise. Un amiral distingué de notre marine a été tristement frappé de la décadence morale dont ces mœurs grossières sont le témoignage[2]. « J’ai trouvé, dit-il, dans la société de Manille, une liberté dans les manières, et surtout dans les propos un penchant à la calomnie et à la méchanceté, qui m’ont paru la rendre insupportable à tout le monde. Les femmes se détestent entre elles, et n’ont nul égard pour leur mutuelle réputation ; les hommes, que l’intérêt seul a conduits dans ce pays, cherchent à se supplanter par d’indignes manœuvres, aussi communes que faciles sous un gouvernement défiant et soupçonneux. »

Par leurs qualités comme par leurs défauts, les métis des Philippines semblent appelés à remplir entre la race européenne et la race indigène une mission bienfaisante et conciliatrice. Ils forment à Manille une classe nombreuse, classe instruite, intelligente, enrichie par le commerce, justement fière de la position qu’elle a conquise, justement indignée contre les Espagnols, qui la regardent avec une hauteur méprisante. Le jour où les Philippines proclameront leur indépendance, le jour où elles combattront pour la conquérir, les métis sans doute s’élanceront à la tête de la colonie, donneront à ses armées des chefs braves, entreprenans, courageux. Aujourd’hui leur influence s’exerce dans l’ombre, et ceux d’entre eux qui ont compris leur véritable intérêt, et que toute fusion est impossible avec les Espagnols, s’appliquent à diminuer cette aversion profonde qui s’élève comme une barrière entre eux et les Indiens, plus hostiles encore aux métis qu’aux Espagnols.

Capables de conduire et de hâter même les progrès de la colonie vers son indépendance politique, les métis sont trop peu nombreux pour oser tenter seuls l’entreprise hardie de l’affranchissement ; la véritable force réside aux Philippines dans les Indiens, dans le peuple, dans la population indigène : quelles sont donc ses tendances ? quel est l’esprit qui l’anime ? C’est, avant tout, il faut bien le dire, un esprit de soumission profonde à l’église. Les rues de Manille dans le quartier qu’habite la population indienne sont bruyantes et animées : partout ce sont des groupes nombreux, les voitures se croisent en tous sens, les cavaliers passent rapides, les marchands jettent leurs cris variés ; mais à peine les lentes volées de l’Angelus ont-elles retenti, tout se tait, tout s’arrête, voitures, cavaliers, marchands : tous prient humblement inclinés. Aux bruyantes acclamations succède le bruit sourd et confus de mille voix répétant la prière, pendant qu’un prêtre, un moine européen bénit du haut de l’autel la foule agenouillée à ses pieds. L’Ave Maria est fini, les cloches ne vibrent plus dans les airs, Manille reprend sa vie et sa gaieté, et devant vous la puissance espagnole s’est révélée dans sa plus saisissante expression. La religion ou plutôt le fanatisme garde les Philippines à l’Espagne ; mais déjà, nous l’avons dit, la puissance des moines chancelle ; déjà, revenant aux généreuses doctrines de l’Évangile, le clergé indigène sépare sa cause de celle des moines espagnols, déjà son exemple entraîne les Indiens. Pour que nul traître ne se glisse parmi eux, les moines des Philippines font élever en Espagne des jeunes gens dont l’esprit, façonné à leurs idées, continuera dans l’archipel le système adopté par eux depuis tant de siècles. A Valence et à Ocaña, des couvens d’augustins et de dominicains se cachent sous le titre de real colegio para Filipinas. C’est parmi les élèves de ces écoles, c’est dans ces couvens, qui seuls ont bravé la proscription et les décrets des libéraux de la Péninsule, que se forment aux maximes, je dirai même à la religion du clergé des Philippines, les seuls moines admis dans l’archipel.

Les Indiens de Manille sont courageux, patiens, sobres et hospitaliers ; mais, quand leurs passions sont excitées par la haine ou la vengeance, quand le sang a échauffé leurs esprits, les a enivrés de son odeur, ils se portent aux excès les plus terribles. Avec le fanatisme religieux des Castillans du XVIe siècle, ils semblent avoir pris des Espagnols la tempérance, la gravité sérieuse, la bravoure, et aussi la vanité, le luxe extérieur, l’ostentation, qui les jettent dans les vices les plus infâmes. A peine si dans les fabriques et les magasins de l’état quatre mille Indiens des deux sexes sont employés comme ouvriers ; à peine si un pareil nombre a une profession avouée, et cependant tous portent, avec le rosario de corail, monté en or ou en argent, les tissus les plus fins de nipis et d’abacca ; tous étalent dans leur costume comme dans leurs habitations une singulière profusion d’objets rares et précieux.

Un fléau inséparable de la misère, la prostitution, désole la population indienne de Manille. Cette corruption infâme s’arrête heureusement aux faubourgs de la capitale, et n’a point pénétré dans les provinces, surtout dans celles des Bissayas et de Mindanao. Là, au contraire, des mœurs simples et honnêtes forment un contraste plein de charme avec le dévergondage de Manille. Heureux sous l’administration espagnole, malgré tous ses abus, les paisibles Indiens des Bissayas et de Mindanao, si l’on en excepte ceux de Zamboangan, aiment encore le joug qu’il ont accepté, sont encore dévoués à leurs padres, dont le pouvoir est loin de Manille, plus juste, plus bienveillant qu’à Luçon. Néanmoins, entraînés par les liens d’une commune origine, ils imiteront en tout la conduite des Indiens de la capitale, et, ne le feraient-ils pas, à quoi servirait à l’Espagne, dans l’intérêt de sa domination, la fidélité des habitans de provinces incultes, où elle n’a fondé aucun établissement commercial ou militaire capable de contrebalancer l’influence de Manille ?

Tel est l’état moral de la population espagnole et indienne aux Philippines. Le gouvernement de la métropole aurait de graves devoirs à remplir, on le voit, pour triompher des mauvaises influences qui pèsent sur les créoles comme sur les indigènes. La plupart des possessions espagnoles au-delà des mers ont été soumises au régime monacal ; mais pour la plupart aussi un moment est venu où, ce régime cessant d’être praticable, une révolution violente s’est accomplie aux dépens de la métropole. Deux colonies seulement ont échappé à cette crise, Cuba et les Philippines. Il a été donné à la société cabane de se développer pacifiquement et de passer sans secousse d’une ère d’ignorance à une ère brillante d’activité intellectuelle. Pour les Philippines, il n’y a eu encore ni crise violente, ni changement pacifique. Tout y est resté dans un statu quo qu’il n’est plus permis de regarder comme durable pour peu qu’on interroge l’histoire coloniale de l’Espagne. Il nous reste à préciser en peu de mots l’organisation administrative sur laquelle repose la domination espagnole aux Philippines et à montrer combien les intérêts mêmes de l’Espagne souffrent du maintien d’un système désormais jugé par ses résultats.


IV

Ainsi que nous l’avons dit, Luçon, les côtes des Bissayas, et quelques points isolés sur l’île de Mindanao, forment seuls les possessions des Espagnols aux Philippines. L’ensemble de ces possessions ; ou plutôt l’archipel entier, a été divisé en trente-deux provinces ou alcadies régies par des alcades ou corrégidors. Luçon comprend à elle seule dix-sept de ces provinces, Panay trois, Mindanao trois aussi. Les autres îles forment à peine un seul de ces gouvernemens. En 1842, époque du dernier recensement espagnol, la population totale de ces provinces était portée à 3,343,190 habitans, non compris la population des îles Mariannes, qui comptent parmi les trente-deux provinces, mais qui sont trop éloignées des Philippines pour avoir une part sérieuse dans les destinées de la colonie. Ce chiffre de la population soumise à l’Espagne est peut-être exagéré par la vanité nationale, mais il est certainement au-dessous de celui de la population totale de l’archipel, si l’on y comprend les Européens, les Chinois et toutes les tribus sauvages et indépendantes de l’intérieur. En tenant compte de tous les élémens qui ont échappé aux statistiques officielles, on peut porter le chiffre total de la population des Philippines à plus de cinq millions d’habitans.

La constitution politique de la colonie met dans les mains du capitaine-général, gouverneur des Philippines, un pouvoir sans bornes, une autorité absolue, qui ne relève que de la cour de Madrid. Sous lui, un lieutenant du roi (teniente del rey) est chargé du commandement et de l’administration des troupes. Un conseil colonial, aidé par la cour des comptes (contaduria mayor), veille, sous la présidence du gouverneur, aux affaires publiques de la colonie. Enfin l’audience de Manille juge en deuxième et troisième instance de toutes les causes criminelles de l’archipel, tandis que pour la police de la ville, pour les affaires de moindre importance, un alcade secondé par les cabezas del pueblo administre chaque quartier de la capitale. Le gouverneur-général est représenté dans les provinces par un fonctionnaire de race européenne, alcade ou corrégidor, qui est à la fois juge, gouverneur, commandant militaire. Dans les villages enfin, des gobernadorcillos (petits gouverneurs), généralement choisis parmi les familles indiennes les plus anciennes et les plus distinguées, représentent l’autorité centrale.

Cette constitution si simple, qui lie au chef suprême toutes les classes de la société, toutes les branches de l’administration coloniale, serait admirablement choisie pour un pays rapproché de la métropole, et où l’autorité royale, celle de son représentant, marcheraient libres et sans entraves comme au temps où l’Espagne entière et ses immenses colonies obéissaient à un mot de Philippe II, qui dicta les lois des Indes. Malheureusement, aux Philippines, deux obstacles puissans contrarient et annulent même les efforts du gouverneur-général. Le premier, le plus grand, le plus ancien, vient du pouvoir qu’un clergé ambitieux a su conquérir sur l’esprit crédule des Indiens ; l’autre, il ne faut pas le chercher ailleurs que dans les intrigues lointaines de la cour de Madrid. Chaque jour arrivent aux Philippines de nouveaux employés, créatures de la faction triomphante et des ministres appelés à rendre, suivant le programme éternel et immuable, le repos, la gloire et la puissance à l’Espagne épuisée. Chacun d’eux porte avec lui un ordre signé de « moi, la reine » (yo la reina), qui le met à la tête d’une nouvelle administration créée ou à créer, qui lui confère le gouvernement d’une province, une alcadie, une place quelconque, pourvu qu’elle soit largement rétribuée. Souvent, par suite de la longueur du voyage et de la rapidité avec laquelle les ministères se succèdent les uns aux autres dans la capitale des Espagnes, deux fonctionnaires arrivent avec deux ordres différens, mais également valables, pour occuper le même emploi. Craignant de mécontenter aussi bien les ministres du jour que ceux du lendemain, le gouverneur-général n’hésite point. Il ne peut, il est vrai, donner aux deux titulaires le poste auquel un ordre royal les appelle, mais du moins leur orgueil et leur avidité seront satisfaits. A chacun il accorde le titre, les honneurs, et surtout les appointemens de la place en litige, et personne ne souffre et ne se plaint de ce bizarre compromis, si ce n’est le métis et l’Indien soumis à l’impôt.

Sous l’influence de ce désastreux système, toutes les branches de l’administration publique marchent embarrassées d’un nombre trop considérable de fonctionnaires dont les rivalités et les prétentions retardent toutes les affaires de la colonie. Des sommes énormes sont ainsi perdues pour le trésor public, et alors que, contrairement aux vieilles routines, tout devrait tendre vers l’unité et la simplicité, seuls gages d’ordre et de force réelle, depuis 1820, le nombre des employés a triplé dans toutes les administrations, et le nombre des administrations mêmes a doublé, sans utilité, sans résultats avantageux pour la colonie, si l’on excepte pourtant la direction des postes établie en 1833 dans l’île de Luçon[3].

Quelques Indiens plus instruits que leurs compatriotes, les métis de Manille et les créoles (hijos del pais) peuvent seuls comprendre ces abus et s’en indigner. Aussi ces actes déplorables n’ont-ils pas sur l’archipel cette influence, terrible pour la domination espagnole, qu’ils auraient sur une population plus éclairée. Malheureusement, des désordres plus graves, plus sensibles aux yeux de tous, viennent chaque jour détruire parmi les Indiens les sentimens de respect et d’obéissance que des apparences soigneusement conservées de justice et de protection avaient assurés à la métropole.

Autrefois, dans les provinces, des magistrats supérieurs appelés ordores visitadores parcouraient chaque année les provinces, redressaient les injustices des alcades gouverneurs, imposaient, par leur présence, un frein salutaire aux exactions des agens subalternes du gouvernement. Depuis le déclin de la puissance espagnole, les plus sages institutions sont tombées dans l’oubli, et aujourd’hui, surtout dans les provinces que la mer sépare de Luçon, nulle autorité n’interpose son influence protectrice entre les Indiens opprimés et les alcades, à la fois gouverneurs, commandans militaires et juges civils. A Manille, il est vrai, la justice a ses lois écrites, ses codes, ses palais, ses magistrats ; mais ce ne sont là que les formes extérieures de la justice, et, en 1842, un des magistrats r de l’audience de Manille traçait, dans un mémoire adressé aux cortès, le tableau suivant du désordre qui règne dans cette partie de l’administration. « Personne, disait-il, ne peut mettre en doute que la justice n’ait aux Philippines qu’une action très lente, pour ne pas dire inutile ; néanmoins les réflexions suivantes prouveront à tous la vérité de ce fait déplorable, dont les conséquences sont si funestes à notre puissance dans ces îles. L’audience de Manille se compose d’une seule compagnie (sala) qui connaît et juge, en deuxième et troisième instance, de toutes les affaires des trente-deux provinces que comprend sa juridiction étendue. Un président, cinq juges, deux procureurs du roi (fiscales), tel est le nombre, rarement complet, des magistrats qui la composent. Avec ce nombre si restreint, avec les formes à observer, il serait déjà impossible que ces juges pussent donner une expédition prompte et régulière aux affaires de leur attribution, et néanmoins tous acceptent des charges étrangères, souvent de la plus haute importance, et qui, quoique mal remplies, sont encore de nouveaux obstacles à l’exercice de leurs fonctions de juges et de magistrats. En effet, la charge d’assesseur ou collecteur des impôts (assessoria de las restas) et la surintendance du trésor public, emplois plus que suffisans pour tenir en continuelle occupation d’habiles et actifs magistrats, sont occupées par des juges de l’audience de Manille ; l’un d’eux préside, avec un des fiscales, le tribunal de la Cruciada[4] ; membres du conseil des servitudes et libertés (esclavitudes y libertades), ils sont encore avocats et administrateurs des hôpitaux et maisons d’asile. Les uns siègent au tribunal chargé du renvoi des Espagnols qui, délaissant leurs familles et brisant les liens du mariage, se réfugient aux Philippines et y donnent un scandale que les moines ne peuvent tolérer. Consultés à la junte des ordonnances (ordenanzas), membres du conseil des monnaies, juges des confréries religieuses (cofradias), ils sont directeurs du mont-de-piété et président l’association des oeuvres-pies (obras-pias), si bien que c’est un axiome reçu que nul juge, nul fiscal n’a pu, tel est le nombre, telle est la gravité des emplois qu’il occupe, les remplir avec intégrité pendant la durée légale de ses fonctions. »

Cette corruption, cette avidité, ont tout envahi aux Philippines, marine, trésor public, douanes, administration civile, emplois militaires. Ici, c’est la frégate l’Esperanza, dont la construction a coûté à la colonie plus qu’à la France deux vaisseaux de ligne ; là, des jeunes gens de vingt et un ans, uniquement occupés de leurs plaisirs, ont les premières places de la cour des comptes ; dans les provinces, ce sont les alcades transformés en agioteurs et en marchands. Ce sont les fonctionnaires de la douane qui, depuis le directeur-général jusqu’au simple gardien, vendent leur complicité au plus offrant, et au besoin font eux-mêmes la contrebande. Par-dessus tout, c’est l’administration du tabac, où l’alcade de Cagayan, collecteur général, a su se créer, en dehors de ses appointemens fixes, un léger revenu de 12,000 piastres (un peu plus de 65,000 francs). Il est vrai que si l’alcade de Cagayan s’enrichit, et avec lui les autres administrateurs, c’est à peine si le revenu de l’impôt du tabac, qui pouvait seul soutenir la colonie, suffit à payer les frais de culture, de confection, et le salaire des trois ou quatre mille ouvriers des deux sexes employés dans les fabriques de Cavite et de Manille.

Le mémoire de don Martinez y Alvarès, que nous avons déjà cité, montre quels avantages la colonie pourrait retirer de cette production si importante, et quelles sont les causes qui en gênent le développement. « L’impôt qui soutiendrait les îles, dit don Martinez, l’impôt qui, bien établi et bien administré, produirait des avantages incalculables, est l’impôt du tabac. Trois millions et demi d’habitans fumant, sans exception de sexe ni d’âge, et pour lesquels, toute compensation établie, on peut évaluer la consommation du tabac à 4 piastres par an, produiraient une contribution de 14 millions de piastres à l’état, qui, les jetant dans le commerce, lui donnerait une grande impulsion, une énergie immense. Ce calcul n’est point un paradoxe, c’est une vérité pratique ; car l’usage du tabac est tellement nécessaire aux Indiens, qu’on peut baser là-dessus le même calcul qu’en Europe sur le pain, ou sur un autre objet d’aussi grande nécessité. Le tabac des Philippines, par sa qualité, et suivant le goût des consommateurs nationaux et étrangers, occupe la première place, après celui de la Havane, entre tous ceux de l’Asie et de l’Amérique ; assertion justifiée par le prix avantageux que conserve le tabac de Manille sur tous les marchés de l’Inde, de la Chine, de Batavia, du cap de Bonne-Espérance et par les droits de plus en plus élevés auxquels il est soumis. Ainsi, à l’extérieur, le tabac serait une grande source de commerce, si des vices d’administration n’en diminuaient le rapport. L’établissement de l’impôt sur le tabac, dans certaines provinces, non dans tout l’archipel, occasionne au trésor public trois sortes de préjudices très graves 1° la perte de l’impôt des provinces privilégiées ; 2° une contrebande active se faisant entre les provinces privilégiées et celles qui ne le sont point : on ne fume généralement, dans tout l’archipel, que des tabacs de contrebande. Enfin, ce système occasionne des frais de douanes considérables que l’on éviterait en supprimant tout privilège et en soumettant tous les nationaux à une égalité absolue. Ces torts sont si évidens, si sensibles pour tous, qu’aujourd’hui, la moitié seule de la population de l’archipel étant soumise à cet impôt, c’est à peine si on en retire le cinquième ou le quart de ce qu’il devrait produire, suivant notre calcul très modéré. »

Dans un tel désordre, rien de grand, de sérieux ne peut être tenté par le gouverneur et suivi avec cette persévérance qui fait la force des nations comme celle des hommes isolés. Le népotisme, la corruption, plaies de tous les pouvoirs faibles et chancelans, réagissent sur la prospérité matérielle des Philippines, et ont sur leur état commercial une influence désastreuse. Les richesses de l’archipel sont ainsi jetées à quelques Espagnols privilégiés, et cependant le népotisme, la corruption, sont moins funestes encore à l’archipel que la superstition et l’ignorance dans lesquelles les moines tiennent plongées les classes les plus nombreuses, celles dont l’essor entraînerait la capitale.

Lorsque les Espagnols arrivèrent aux Philippines, les moines, qui accompagnaient alors toutes leurs expéditions guerrières, se répandirent dans l’archipel, et, merveilleusement secondés par le génie indien, génie crédule, confiant, ami de la nouveauté et des splendeurs extérieures, ils convertirent rapidement les peuples à la foi catholique. Véritables ministres d’une religion toute d’amour et de charité, les premiers missionnaires ne cherchaient dans leurs pénibles travaux qu’une récompense céleste, et, si le respect et la reconnaissance des Indiens donnèrent aux ordres religieux d’immenses richesses et une puissance sans rivale dans l’archipel, les moines ne se servirent de leur ascendant sur l’esprit des Indiens que pour diriger leur essor vers la civilisation, vers les lumières et la foi européennes ; mais bientôt arrivèrent d’Espagne des prélats corrompus, des moines ambitieux attirés aux Philippines par la soif des richesses. Dès-lors dans l’archipel tout languit, tout s’arrêta. Le fanatisme, la superstition, furent prêchés aux Indiens. L’Évangile, défiguré, commenté par les imaginations ardentes et naïves des indigènes, devint une sorte de code religieux qui établissait la puissance des moines, puissance que ceux-ci surent se conserver en écartant avec soin tout ce qui pouvait éclairer les Indiens, et en isolant l’archipel du contact des nations européennes. Les restrictions les plus absurdes empêchèrent jusqu’à la fin du dernier siècle les étrangers de s’établir à Manille. Un système de gouvernement déplorable était venu presque en même temps compléter ces restrictions et en rendre l’effet plus certain.

Les alcades appelés à commander une province connaissent trop bien l’état des Philippines, pour voir dans leurs fonctions autre chose qu’un privilège destiné à les enrichir et à concentrer entre leurs mains tout le commerce de la province dont ils ont l’administration. A leur arrivée à Manille, leur premier soin est d’acheter le navire qui doit leur servir dans leurs spéculations commerciales ; le premier acte de leur autorité sera d’exiger l’impôt, non en argent, mais en nature, ce qui contente les Indiens, pour qui l’or seul a du prix, ce qui contente encore plus l’alcade, car l’impôt lui est payé dix fois sa valeur. Pour l’alcade, sa cargaison est trouvée ; pour les marins, le but est atteint : un navire, deux au plus, quitteront la province pour aller à Manille. Le but des moines est atteint aussi, car nul ne pourra importer dans les trente-deux provinces cette industrie européenne, si fatale à leur puissance dans la capitale, où les étrangers ont pu s’établir. Que quelqu’un s’engage avec l’alcade dans une concurrence commerciale : obligé de tout faire par lui-même, obligé de défricher et de cultiver des terres qu’il aura achetées à grand prix, il trouvera dans le magistrat chargé de le défendre contre toute injustice, de l’aider même dans ses efforts, un puissant rival contre lequel rien ne le protégera, si ce n’est l’autorité lointaine du gouverneur-général des Philippines. A-t-il eu assez de force et de patience pour supporter les mille tracasseries que la haine des moines lui a suscitées, il échouera encore. Comment lutter, en effet, sur les places de commerce, contre le bon marché avec lequel l’alcade peut livrer les marchandises les plus précieuses, qu’en définitive il n’a point payées et qu’il peut même céder, sans perdre, au-dessous de leur valeur réelle ? Ce système, adopté depuis des siècles, a parfaitement réussi aux moines, et les navires des alcades établissent seuls les communications de province à province, des provinces à Manille. Ce qu’un tel état de choses a de fatal pour les Philippines se comprend facilement. Il est inutile de faire ressortir la gravité des conséquences qui découlent directement de ce monopole commercial des alcades, monopole que les moines ont fait consacrer par la loi, en obtenant pour eux le privilège de commercer (indulto de poder comerciar). L’impôt des provinces, servant aux spéculations de l’alcade, est exposé à toutes les chances si changeantes du commerce, à tous les périls de ces mers dangereuses. Quand les alcades réussissent dans leurs aventureuses opérations, ils paient l’impôt au trésor de Manille, et nulle perte n’en résulte pour la colonie ; mais qu’une tempête, un naufrage engloutisse, avec le navire qui le portait, l’impôt de la province, l’alcade est obligé de prendre la fuite, faisant à l’état banqueroute des fonds qu’il administrait. Son nom va grossir, à la cour des comptes, la liste de ses prédécesseurs banqueroutiers comme lui ; mais bientôt son affaire est oubliée : dans ce chaos administratif, seul le trésor public a éprouvé une perte, souvent considérable, trop souvent répétée surtout.

La capitation, l’impôt sur le tabac, sur les vins de palme et de coco, enfin les droits de douane, forment les revenus de la colonie. Ces impôts, dont certaines classes, dont certaines provinces sont exemptes, mal perçus, mal établis, livrés au gaspillage espagnol, ne produisent au trésor qu’une faible partie de ce qu’ils produiraient sous une administration vigilante, éclairée. Cependant, malgré les vices du gouvernement de Manille, telle est la force, la vitalité des Philippines, que non-seulement elles se maintiennent seules, faisant face à toutes les dépenses de l’administration, d’un corps de plus de dix mille hommes disciplinés à l’européenne, mais que chaque année elles viennent encore au secours de la métropole. Fixer le chiffre de ce secours est impossible. De loin en loin, quelques gouverneurs, quelques surintendans des finances publient des comptes-rendus, seuls documens que l’on puisse consulter sur la situation financière des Philippines. En 1841, quelques journaux de la Péninsule, inspirés par l’Angleterre, présentèrent les Philippines à l’Espagne comme une charge lointaine et onéreuse. Une discussion violente et animée s’engagea à ce sujet. Des pièces turent victorieusement produites en faveur des Philippines. Parmi ces documens, les plus exacts semblent être : l’État de la colonie en 1820, publié par don Thomas de Comin. Selon lui, la recette offrait en cette année un excédant sur les dépenses de 445,444 piastres. On peut citer encore le mémoire de don Francisco Enriquez, intendant de l’armée, surintendant-général des Philippines, qui, en 1835, établissait que la colonie, après avoir payé des dettes considérables arriérées depuis plus de quarante ans, offrait encore 1 million de piastres entièrement disponible ; que les magasins, fabriques, etc., renfermaient 275,000 ballots (fardos) de tabac, qui, à les supposer vendus à leur prix le plus bas, devaient produire la somme de 4,114,817 piastres, à peu près 22,631,493 francs, en ne donnant à la piastre espagnole que sa moindre valeur, 5 fr. 50.

Fille du moyen-âge, décrétée sous l’inspiration du despotisme de Philippe II, sous l’influence fanatique et religieuse des moines, la constitution des Philippines a perdu aujourd’hui la force et l’énergie inhérentes aux idées dont elle fut l’expression ; de l’ancien système monarchique et sacerdotal elle n’a conservé que les fautes et les abus. Ces abus, chaque année, chaque ministère vient encore les aggraver et les rendre plus sensibles aux yeux des Indiens, et lorsque la haine du nom espagnol se répand chaque jour dans l’archipel avec les idées libérales et civilisatrices qui ont triomphé dans l’ancien monde, lorsque seule cette haine long-temps contenue suffirait pour jeter la colonie dans la révolte, les attaques de plus en plus audacieuses de peuplades encore insoumises viennent dévoiler la faiblesse du gouvernement des Philippines et augmenter encore le mépris qui pèse sur lui. Déjà ces sentimens de haine et de mépris commencent à rayonner des provinces du littoral vers les autres provinces de l’intérieur, donnant une nouvelle force aux mécontens qui, dans l’ombre, préparent l’indépendance de leur patrie.

Au sud de Mindanao, entre cette grande île et les terres immenses de Célèbes et de Bornéo, se groupent les îles sans nombre dont se composent les trois petits archipels de Basilan, Sooloo et Tawee-Tawee, habités par des peuplades sauvages et belliqueuses, toujours en guerre avec les Espagnols des Philippines, qui les désignent sous le nom générique de Moros (Maures). Pirates dès l’enfance, hardis navigateurs, forbans intrépides, les Moros rappellent par leur religion, leurs coutumes et la forme de leur gouvernement, ces corsaires algériens jadis la terreur de la Méditerranée, et Bewouan, ville de dix mille ames, capitale des trois archipels, est devenue un nouvel Alger pour les successeurs dégénérés des Pizarre et des Cortez. C’est là que les pirates de Sooloo, de Belawn, de Balanguingui, viennent, comme à un immense bazar, vendre les esclaves que, dans des courses régulières, presque périodiques, ils ont enlevés sur toutes les côtes espagnoles des Philippines depuis Mindanao jusqu’à Manille, dont la haie a vu plus d’une fois leurs pros audacieux. Les différentes tribus qui peuplent ces îles appartiennent sans mélange à la grande famille malaise, répandue des îles de la Sonde jusqu’au grand archipel d’Asie. Leurs chefs, appelés rajahs à Basilan et dattoos à Sooloo, vivent indépendans les uns des autres et ne reconnaissent que la suprématie lointaine du sultan de Sooloo, à qui ils paient même un léger tribut, tribut volontaire, imposé par le souvenir de l’antique puissance du sultan, dont l’empire, limité à présent à sa capitale, s’étendait autrefois jusqu’à Palaouan et à Bornéo, et dont l’autorité, jadis absolue, est soumise aujourd’hui à l’influence toute puissante des dattoos qui l’entourent. La ligue de ces chefs de tribu forme maintenant le seul pouvoir politique dans les trois archipels. Réunis en conseil, ils discutent les affaires, décident de la guerre ou de la paix, et de la conduite à tenir avec les navires de guerre ou marchands qui osent braver les périls de ces parages. Leur décision arrêtée, ils l’imposent au sultan, et s’ils le laissent régner encore, c’est que son titre a conservé sur les populations de ces îles lointaines une partie du prestige attaché à la grandeur de ses aïeux.

La population des trois archipels, disséminée sur les îles sans nombre qui les composent, s’élève à peine à cinquante mille guerriers et à dix ou douze mille esclaves espagnols qui ont renié la foi catholique et qui vivent parmi les Moros, plus libres, plus heureux que dans leur patrie. C’est devant cette population si faible, devant ces guerriers armés de lances et de criss, bien rarement de fusils rouillés et en mauvais état, devant ces tribus isolées, souvent désunies, qu’une puissance européenne semble s’humilier et s’avouer vaincue, alors qu’elle peut les combattre avec quatre millions d’Indiens animés, dès leur enfance, d’une haine profonde contre les moros, avec des frégates et des chaloupes canonnières, avec tous les moyens de destruction de l’Europe civilisée. Aussi, chaque année, à des époques périodiques que marque le retour des moussons, les pros malais ravagent toutes les côtes de l’archipel et poussent l’audace et le mépris des Espagnols jusqu’à enlever leurs sujets dans la baie, dans les rues de la capitale, croisant, sans crainte des faluas qu’ils enlèvent à l’abordage, devant les principaux ports de l’archipel. Nous-mêmes, sur la corvette la Sabine et la frégate la Cléopâtre, nous avons été attaqués à l’entrée de Manille par ces hardis pirates, qui prenaient sans doute nos bâtimens pour des navires espagnols.

Une seule des expéditions dirigées par l’Espagne contre ces peuples a réussi c’est celle de Bustos, en 1768 ; toutes les autres ont échoué. Ces défaites successives ne peuvent être attribuées qu’à l’impéritie, à l’imprévoyance, car deux corvettes françaises, la Sabine et la Victorieuse, ont suffi, en 1844, pour détruire la plus puissante des tribus de Basilan où un de nos officiers était mort traîtreusement assassiné, tandis qu’à la même époque, la frégate espagnole l’Esperanza, suivie d’une flottille nombreuse de faluas, essuyait devant Balanguingui un désastre complet, après lequel les Espagnols prirent la fuite et se retirèrent à la hâte à Zamboangan, laissant les côtes des Philippines exposées sans défense à la merci d’un ennemi furieux.

Aux Philippines, l’administration espagnole se présente donc sous ce double aspect : favoritisme, ignorance et superstition au dedans, faiblesse au dehors. Dans l’ombre se préparent des conspirations dont la révolte de Novalès, en 1823, n’a été que le prélude. Sans doute, toute tentative de ce genre échouera tant que les moines conserveront leur ascendant victorieux sur les Indiens, tant que les classes les plus nombreuses, qui souffrent de tous ces actes, de toutes ces injustices, ne se lèveront pas d’un commun accord ; mais le jour de ce réveil est-il bien éloigné ? Peut-être d’officieux rivaux sauraient hâter le dénouement d’une crise qui marche trop lentement à leur gré. Aussi croyons-nous devoir rappeler, en finissant, quels sont les intérêts européens qui s’agitent aux Philippines. L’archipel peut devenir tôt ou tard le théâtre d’événemens qui ne surprendront pas l’Angleterre, et qui devraient ne pas surprendre la France.

L’Angleterre n’ignore pas quelle est la situation actuelle des Philippines. Tout occupée de s’ouvrir de nouveaux débouchés dans l’extrême Orient, elle a depuis long-temps jeté les yeux sur des îles qui lui offriraient, dans ces lointains parages, un centre précieux d’action et de ravitaillement. Une circonstance particulière s’ajoute pour elle à ces considérations. Le commerce anglais n’a pas renoncé à s’assurer quelque jour, soit par ruse, soit par violence, l’accès du Japon, de ce grand et puissant empire où l’Europe n’est encore représentée que par la petite factorerie hollandaise de Décima. Si jamais la persévérance de l’Angleterre arrivait de ce côté à ses fins, il faut convenir qu’elle serait admirablement servie par la possession des Philippines. Considéré en lui-même, cet archipel a de quoi suffire d’ailleurs à l’ambition commerciale la plus exigeante ; il renferme quatre millions d’habitans, soumis déjà à tous les besoins de la vie européenne. Il ne s’agit pas là, on le voit, d’une médiocre affaire. Des notes envoyées à la cour de Madrid, des insinuations assez étranges dans les journaux espagnols au sujet de l’abandon des Philippines, certains discours de lord Palmerston à la chambre des communes, répandent déjà une assez vive lumière sur les vues du cabinet britannique relativement à cette question, dont la gravité augmente avec l’insouciance croissante de l’administration espagnole et la misère des populations de l’archipel.

L’Angleterre réussira-t-elle dans ses projets ? Si un fait aussi considérable que la cession des Philippines au royaume-uni devait jamais s’accomplir, la France ne saurait négliger plus long-temps de s’assurer dans les mers de Chine un port, un point de relâche digne de son commerce et de sa puissance. Toute guerre qu’il faudrait soutenir sur ce point du monde, où peuvent s’élever d’un jour à l’autre de graves conflits, serait nécessairement une guerre de course, et dans ce cas Mayotte, Otaïti, les Marquises, seraient des stations bien éloignées les unes des autres, pour satisfaire aux légitimes exigences du pavillon national dans le vaste espace compris entre le cap Horn et le cap de Bonne-Espérance. Une position comme celle des Philippines, qui donnerait la clé des mers de l’Indo-Chine et du Japon, compléterait admirablement un système d’attaque dont Mayotte et Otaïti formeraient les points extrêmes. Nos croiseurs trouveraient ainsi, dans toutes les mers de l’Asie orientale et de l’Océanie, des ports de relâche dont le blocus serait rendu impossible, soit par les ouragans du canal de Mozambique comme à Mayotte, soit par les typhons de la Chine, les écueils et les courans, comme à Manille et à Otaïti.

Cette importance des Philippines, comme établissement militaire, avait été comprise par le duc de Choiseul, celui des ministres de l’ancienne monarchie qui fit, après Colbert, le plus pour la gloire maritime et la puissance coloniale de la France. De nos jours, elle semble s’être révélée à nos hommes d’état, et si sur l’île de Basilan, au sud de Mindanao, ne flotte pas notre pavillon, on peut croire que les réclamations de la cour de Madrid, alarmée de voir une nation puissante et active s’établir aux portes de Manille, n’ont pas été étrangères à l’abandon momentané de ce projet. A Dieu ne plaise que nous souhaitions jamais l’affaiblissement de l’Espagne ! Quand le gouvernement espagnol manifeste la volonté de garder les Philippines, il montre qu’il sait apprécier et défendre les vrais intérêts de son pays. Malheureusement, entre cette volonté et le système d’administration pratiqué aujourd’hui dans l’archipel, il y a une contradiction flagrante. Notre intérêt est que cette contradiction cesse, et que, si le pavillon français ne doit jamais flotter aux Philippines, le pavillon d’un pays allié s’y fasse du moins craindre et respecter. C’est dans cette pensée que nous avons montré combien de causes de désordre et d’affaiblissement pèsent sur la domination espagnole aux Philippines. L’ambition de l’Angleterre ne saurait être mieux servie que par le maintien des déplorables traditions du régime qui soumet la société de Manille à l’influence monastique. La France, au contraire, doit désirer que ce régime change, et qu’à défaut de sa propre puissance, la puissance espagnole se consolide sur ce point de l’extrême Orient. C’est à l’Espagne de décider quelles sont entre ces vues si différentes celles qui s’accordent le mieux avec ses intérêts ; mais qu’elle se hâte : il en est temps encore ; qu’elle entre dès à présent dans le système des concessions et des réformes ; que les ministres qui régissent ses destinées appellent à eux les hommes capables et instruits de l’archipel. La question est grave, car il s’agit de conserver à la Péninsule une des bases les plus sûres de sa régénération comme de sa future prospérité.


TH. AUBE,

Officier de marine.

  1. Las Veladas de la Quinta, de Mme de Genlis.
  2. La Place, Voyage autour du monde sur la corvette la Favorite.
  3. Cette utile création fait communiquer Manille avec toutes les provinces de l’intérieur par deux lignes principales. La ligne du sud, servie par un courrier qui, chaque mercredi, quitte la capitale, traverse les provinces de la Laguna, Tayabas, Camarines, Albay, et aboutit à Naga, dans le sud de la province de Camarines ; l’autre, établie quelques années plus tard, remonte à travers les provinces de Bulacan, Pampanga, Ilocos, jusqu’à Cagayan, c’est-à-dire à l’extrémité septentrionale de Luçon.
  4. On désigne sous le nom de cruciada ou cruzada l’impôt prélevé sur les dîmes du clergé.