Manuel d’Épictète (trad. Guyau)/Étude sur la philosophie d’Épictète

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean-Marie Guyau.
Librairie Ch. Delagrave (p. i-liii).
Étude
sur la philosophie d’Épictète



I

Devoirs de l’homme envers lui-même.
Théorie de la liberté.

La liberté, se gouvernant elle-même et se donnant à elle-même sa loi, ἐλευθερία, αὐτεξούσιόν τι καὶ αὐτόνομον[1], telle est l’idée qui, après avoir été trop souvent négligée ou méconnue par la philosophie ancienne, devient dominante dans la doctrine d’Épictète.

Être libre, c’est le bien suprême[2] ; que l’homme étudie donc avant tout l’essence de la liberté, et, pour la connaître qu’il « se connaisse lui-même, » suivant l’antique précepte non moins cher aux stoïciens qu’aux socratiques[3]. Tout d’abord, lui qui par sa nature aspire à être libre, il s’apercevra qu’il est esclave : esclave de son corps, des biens qu’il recherche, des dignités qu’il ambitionne, des hommes qu’il flatte ; esclave, « alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui[4] » Cet esclavage moral constitue à la fois le vice et le malheur : car, « comme la liberté n’est qu’un nom de la vertu, l’esclavage n’est qu’un nom « du vice[5]. »

Celui qui se sera reconnu ainsi « mauvais et esclave » aura fait le premier pas vers la vertu et la liberté[6]. Le stoïcien n’a plus qu’à lui dire : « Cherche, et tu trouveras : ζήτει, καὶ εὑρήσεις[7]. » Mais l’homme ne doit pas chercher la liberté dans les choses du dehors, dans son corps, dans ses biens : car tout cela est esclave. — « N’as-tu donc rien dont tu sois le maître (οὐδὲν αὐτεξούσιον) ? — Je ne sais pas. — Peut-on te forcer à approuver ce qui est faux ? — Non. — Quelqu’un peut-il te forcer à vouloir ce que tu ne veux pas ? — On le peut, car, en me menaçant de la mort ou de la prison, on me force à vouloir. — Mais si tu méprisais la mort ou la prison, t’inquiéterais-tu encore de ces menaces ? — Non. — Mépriser la mort est-il en ton pouvoir ? — Oui. — Ta volonté est affranchie[8]. »

Ainsi il existe en nous, et en nous seuls, quelque chose d’indépendant ; notre puissance de juger et de vouloir. La liberté de l’âme est placée hors de toute atteinte extérieure, ἡ προαίρεσις ἀνανάγκαστος[9] ; elle échappe au pouvoir des choses et des hommes ; car « qui pourrait triompher d’une de nos volontés, sinon notre volonté même ? » Bien plus, elle échappe au pouvoir des dieux : Jupiter, qui nous a donné la liberté, ne saurait nous l’ôter ; ce don divin ne peut, comme les dons matériels, se reprendre. C’est donc là que l’homme trouve son point d’appui, c’est de là qu’il doit se relever. « Si c’était une tromperie, s’écrie Épictète, de croire, sur la foi de ses maîtres, qu’en dehors de notre libre-arbitre rien ne nous intéresse, je voudrais encore, moi, de cette illusion[10]. »

Le seul obstacle pour l’homme, son seul ennemi, c’est lui-même : lui-même, il se dresse, sans le savoir, les embûches où il tombe[11]. C’est que chez l’homme, outre la faculté de juger et de vouloir, se trouve l’imagination : quoique les choses en elles-mêmes ne puissent rien sur nous, cependant, par l’intermédiaire des images ou représentations (φαντασίαι) qu’elles nous envoient, elles n’ont que trop de puissance. Ces représentations entraînent, ravissent avec elles notre volonté (συναρπάζουσι). Là est le mal, là est l’esclavage.

Heureusement ce mal et cet esclavage sont tout intérieurs ; ils portent leur remède avec eux-mêmes. Ce qui fait la puissance des représentations sensibles, c’est la valeur que nous leur accordons, le consentement que nous leur donnons (συγκατάθεσις) ; rejetons-les, et elles ne pourront plus rien sur nous. À chaque imagination, à chaque apparence qui se présente, disons donc : « Tu es apparence, nullement l’objet que tu parais être[12] ; » aussitôt elle deviendra impuissante à nous émouvoir et à nous entraver. « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont point les choses, mais leurs jugements sur les choses[13]. »

Ici apparaît un des côtés les plus originaux de la doctrine stoïcienne : les objets extérieurs sont par eux-mêmes complètement indifférents ; dans notre volonté réside essentiellement le bien, dans notre volonté, le mal[14]. Notre volonté seule pourra donc, par son consentement ou son refus, donner aux choses leur prix, et rendre les unes dignes d’être préférées, les autres d’être évitées. Nous recevons passivement des objets extérieurs nos représentations et nos idées ; mais, d’autre part, les objets reçoivent de nous leur qualité. Le plaisir sensible, par exemple, si on le prend à part, est indifférent ; indifférente aussi la douleur ; mais, que je fasse du plaisir un usage conforme à ma liberté et à la raison, le plaisir devient un bien. De même, que je fasse un bon usage de la douleur, la douleur devient un bien. Ainsi la volonté « tire le bien de tout. » Le fait des choses est de nous fournir nos représentations ; notre tâche, à nous, est d’« user de ces représentations[15]. » Les images du dehors sont la matière indifférente sur laquelle nous imprimons la marque de notre volonté bonne ou mauvaise, comme les souverains impriment leur effigie sur la monnaie, et c’est cette marque qui fait la valeur des choses[16].

La volonté porte donc en elle tout bien et tout mal : « Regarde au dedans de toi, dira Marc-Aurèle ; c’est au dedans de toi qu’est la source du bien, une source intarissable pourvu que tu fouilles toujours. » Marc-Aurèle comparera encore la volonté humaine à une flamme qui peut seule rendre flamme et lumière tous les objets tombés dans son foyer.

Comme les objets extérieurs sont indifférents, les actions extérieures ne sont elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, si on les sépare de la volonté raisonnable qui les produit. « Quelqu’un se baigne de bonne heure : ne dis pas qu’il fait mal, mais qu’il se baigne de bonne heure : car, avant de connaître le jugement d’après lequel il agit, que sais-tu s’il fait mal[17] ? » « Serait-ce donc que tout est bien ? Non, mais ce qui est bien, c’est ce que l’on fait en pensant bien ; ce qui est mal, ce que l’on fait en pensant mal[18]. » — Ainsi, dans cette doctrine la raison et la volonté se distinguent et se dégagent des choses sur lesquelles elles agissent ; nos actions ne doivent pas être jugées d’après leurs conséquences agréables ou pénibles, mais d’après l’intention qui les a inspirées ; l’homme ne peut trouver sa condamnation ou sa justification dans les choses, mais seulement dans sa conscience.

Le mal sensible, qui n’a point d’existence au dehors de nous, se ramène en nous à deux formes de notre activité : le désir et l’aversion (ὄρεξις, ἔκκλισις).

Ce qui nous rend, par exemple, la mort et la douleur pénibles, c’est d’une part que nous les prenons en aversion, d’autre part que nous désirons leurs contraires. Craignant la mort et la douleur, nous en venons aussitôt à craindre les hommes qui disposent de la douleur et de la mort : nous voilà esclaves, « nous attendons notre maître » : il arrivera tôt ou tard ; car, dit Épictète, nous avons jeté entre les choses extérieures et nous le « pont » par où il doit passer. — Au contraire, si nous ne désirons et ne prenons en aversion que ce qu’il dépend de nous d’obtenir ou de fuir, nous aurons par là même placé notre liberté au-dessus des maux sensibles et hors d’atteinte.

Supprimer en soi tout désir et toute aversion pour les choses extérieures, « c’est donc là le point principal, le point qui presse le plus. » Celui qui veut devenir un sage doit tout d’abord arrêter ces mouvements confus de désir ou de crainte qui l’agitaient ; il doit, pour ainsi dire, revenir au repos. Mais se contentera-t-il de ce repos intérieur, de cette apathie (ἀπάθεια) qu’il a réalisée en lui ? L’épicurien, quand il n’a plus ni désirs ni craintes, croyant posséder dès lors le suprême bien, se retire en lui-même, et, à jamais immobile, jouit de lui-même ; le stoïcien, au contraire, ne considère cette apathie que comme le premier degré du progrès (προκοπή) . S’il a supprimé en lui-même la sensibilité, c’est pour laisser toute place libre à sa volonté. « Car, dit Épictète, il ne faut pas rester insensible comme une statue, mais il faut remplir nos obligations naturelles et adventices, soit au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme citoyen[19]. » C’est donc le sentiment du devoir à accomplir, du « convenable » (καθῆκον) à réaliser, qui seul appelle le stoïcien du repos à l’action. Ni désir ni aversion ne le poussent ; il les a préalablement « enlevés de lui-même » et ne peut plus être entraîné par un mouvement venu du dehors : c’est lui-même qui s’imprime son mouvement, et la volonté remplace en lui le désir[20].

Tout spontané qu’est notre élan, il peut rencontrer au dehors des obstacles ; par quelle adresse le stoïcien tournera-t-il ces obstacles au profit de la liberté même ? — Ici se place la curieuse théorie de « l’exception, ὑπεξαίρεσις. » Lorsque nous nous portons vers quelque objet extérieur, disent Épictète et Sénèque, lorsque nous nous attendons à quelque événement, il faut d’avance retrancher, « excepter » de notre attente tout ce qui, dans l’événement attendu, pourra ne pas s’y trouver conforme. Je veux, par exemple, faire un voyage sur mer ; mais je prévois les empêchements qui pourront se présenter, et j’y consens. Je veux être préteur, mais je le veux sous réserves, si rien ne m’en empêche[21]. Par là, je m’efforce de faire entrer dans ma volonté même l’obstacle qui l’eût arrêtée ; je prévois l’imprévu, et je l’accepte. « Ainsi, dira Marc-Aurèle, ma pensée change, transforme en ce que j’avais dessein de faire cela même qui entrave mon action[22]. »

Se porter avec trop de véhémence vers les choses, vouloir avec excès ou repousser avec trop de répugnance tel ou tel événement, autant de fautes qui, selon les stoïciens, proviennent d’une même erreur : nous avons une fausse idée de notre puissance ; nous espérons pouvoir changer, bouleverser la nature, la conformer à nos vouloirs[23]. C’est impossible. Nous pouvons tout en nous, rien au dehors. L’homme possède ce qu’il y a de meilleur dans la nature entière, la faculté d’user bien ou mal des représentations (ἡ χρηστικὴ δύναμις ταῖς φαντασίαις)[24] ; mais le pouvoir de façonner les choses mêmes et de détourner les événements ne nous appartient pas. En nous attribuant ce pouvoir et en croyant par là nous élever, nous nous rabaissons réellement nous-mêmes. Restons libres au dedans de nous, et laissons la nécessité gouverner le monde. Ou plutôt, faisons mieux encore : consentons librement à ce qui est nécessaire, et par là changeons pour nous en liberté cette nécessité même des choses.

Les préceptes du stoïcisme que nous avons exposés jusqu’ici peuvent se ramener à un seul : ne rien faire qu’avec la volonté la plus indépendante et la conscience la plus claire de ses actions ; mais les actions ont leurs sources dans les pensées ; il faudra donc, en toutes ses pensées non moins qu’en tous ses actes, conserver et agrandir sa liberté. Pour ce qui concerne la discipline intellectuelle, on peut résumer ainsi la morale stoïcienne : ne rien penser sans s’en rendre compte, sans suivre sa propre pensée dans toutes ses conséquences, sans accepter volontairement tout ce qu’elle contient et tout ce qui en pourra sortir.

Nous avons vu que les idées sensibles ou représentations (φαντασίαι) nous viennent du dehors et sont fatales ; mais c’est nous-mêmes qui faisons, par notre consentement volontaire, l’enchaînement et la liaison des idées (συγκατάθεσις), et cet enchaînement constitue proprement la pensée.

Penser au hasard, donner au hasard son « assentiment » à telles ou telles idées, n’est-ce pas perdre sa liberté et sa dignité pour devenir le jouet des choses ? Accepter une hypothèse en la croyant vraie, puis en voir sortir tout à coup des conséquences inadmissibles, n’est-ce pas rencontrer dans sa propre pensée une entrave imprévue[25] ? L’erreur est pour l’intelligence une ennemie et une maîtresse d’autant plus redoutable qu’elle se glisse en elle sans qu’elle s’en aperçoive. Que tout soit donc raisonné et conscient dans nos pensées comme dans nos actions, afin que notre puissance de penser et d’agir soit plus libre : « Il faut s’appliquer, dit Épictète, à ne jamais se tromper, à ne jamais juger au hasard, en un mot à bien donner son assentiment[26]. » « Pourquoi s’occuper de tout cela ? Pour que, là encore, notre conduite ne soit pas contraire au devoir (μὴ παρὰ τὸ καθῆκον)[27] ? »

Ainsi, selon les stoïciens, la logique se rattache par le lien le plus étroit à la morale : « Se tromper est une faute[28]. » C’est pour éviter toute faute de ce genre, que le stoïcien s’appliquera à l’étude des syllogismes, à la résolution des raisonnements captieux, à la dialectique la plus subtile : dès que les passions vaincues lui laissent un instant de repos, il emploiera cet instant, non pas, comme le vulgaire, à s’amuser, à se rendre aux théâtres ou aux jeux, mais à « soigner sa raison, » à l’élever au-dessus de toute erreur, consacrant ainsi à son intelligence le temps que lui laissent ses sens[29]. Le sage idéal, en un mot, ne doit ni rien penser ni rien faire au hasard, « pas même lever le doigt[30]. »

Arriver à cet idéal n’est pas facile ; y tendre est toujours possible. Pour cela, il n’est pas besoin d’une aide étrangère : « il faut bander son âme vers ce but » ; « il faut vouloir, et la chose est faite : nous sommes redressés.[31] » « En nous est notre perte ou notre secours[32]. » Nous n’hésiterions pas à secourir quelqu’un qu’on violenterait, et nous tardons à nous secourir nous-mêmes, nous que violentent sans cesse imaginations et opinions fausses ! « Renouvelle-toi toi-même (ἀνανέου σεαυτόν) », dit admirablement Marc-Aurèle[33]. D’un homme semblable à une bête féroce la volonté peut faire un héros ou un dieu[34]. Comme Hercule s’en allait à travers le monde redressant les injustices, domptant les monstres, ainsi chaque homme peut, dans son propre cœur, dompter les monstres qui y grondent, les craintes, les désirs, l’envie, plus terribles que l’hydre de Lerne ou le sanglier d’Érymanthe. Qu’il se donne tout entier à cette tache de délivrance : « Homme, dans un beau désespoir, renonce à tout pour être heureux, pour être libre, pour avoir l’âme grande. Porte haut la tête : tu es délivré de la servitude[35]. »

Non-seulement cette délivrance rend la vie heureuse, mais, à vrai dire, elle constitue la vie même, la vie véritable. Il est, d’après Épictète, une mort de l’âme comme il est une mort du corps[36] : celui-là, avait déjà dit Sénèque, vit véritablement, qui se gouverne lui-même, qui se sert de lui-même : vivit, qui se utitur. La liberté se confondant avec la raison, c’est la partie maîtresse de l’homme (τὸ ἡγεμονικόν)[37], c’est l’homme même : celui qui s’affranchit fait ce qui est de l’homme ; celui qui perd sa liberté morale perd son titre d’homme pour devenir semblable à la bête. En d’autres termes, l’un obéit à sa nature, l’autre lui est infidèle : suivre sa nature, c’est donc garder sa liberté.

Nous touchons ici à un point important du système d’Épictète. — Selon Zénon et les premiers stoïciens, c’est dans la nature que la volonté humaine trouve la règle de ses actions : τέλος τὸ ὁμολογουμένως τῇ φύσει ζῇν. L’homme doit se borner à faire par réflexion ce qui est conforme à sa nature, comme les animaux le font par instinct, comme l’oiseau, dont la nature est de voler, vole. Mais soumettre ainsi la volonté humaine à la nature, c’était lui imposer une loi du dehors, c’était établir, suivant l’expression de Kant, son hétéronomie, A mesure que se développa le système stoïcien, on vit s’élever, au-dessus de cette idée de la nature comme règle du bien et du mal, l’idée supérieure de la liberté se donnant à elle-même sa loi : ἐλευθερία αὐτόνομος. Épictète, enfin, rapproche et confond ces deux idées ; pour lui, liberté et nature s’identifient dans l’homme : la nature de l’homme, c’est d’être libre. « Examine qui tu es. Avant tout un homme, c’est-à-dire un être chez qui rien ne prime le libre-arbitre : au libre-arbitre tout le reste est soumis ; mais lui, il n’est esclave de personne, ni soumis à personne[38]. » Par là, Épictète, sans se dégager encore entièrement des notions vagues et confuses de bien naturel, de loi imposée par la nécessité des choses à la volonté morale, devance pourtant la philosophie moderne. Le vieux précepte : Sequere naturam, par lequel s’ouvrait le livre de Zénon qui fonda le stoïcisme, est relégué à la seconde place dans le système d’Épictète ; les notions d’indépendance, de liberté, d’ « autonomie », prennent désormais le premier rang.

II

Devoirs de l’homme envers autrui.
Théories de la dignité et de l’amitié.

Nous avons vu le stoïcien se détacher et s’affranchir du monde extérieur, se retirer en lui-même, « pur en présence de sa propre pureté, καθαρὸς μετὰ καθαροῦ σαυτοῦ[39]. » Si telle est la conduite du sage à l’égard des nécessités extérieures, que sera-t-elle à l’égard des autres libertés semblables à la sienne ?

Un des premiers devoirs du sage, dans ses rapports avec les autres hommes, sera de conserver sa dignité, ἀξίωμα : « Dis-moi, crois-tu que la liberté soit une grande chose, une chose noble et de prix ? — Comment non ? — Se peut-il donc qu’un homme qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette noblesse, ait le cœur bas ? — Cela ne se peut. — Lors donc que tu verras quelqu’un s’abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment qu’il n’est pas libre[40]. » Le sentiment de la dignité, que possède chaque homme à un degré plus ou moins haut, fournit un moyen pratique de distinguer le bien du mal dans la conduite extérieure : on est fier du bien qu’on fait, on est humilié du mal[41]. Quand ce sentiment de généreuse fierté s’attache à une action, il faut accomplir cette action, fût-ce au prix de la mort ou de l’exil : ainsi fit Helvidius Priscus, à qui Vespasien disait de ne pas aller au Sénat : « Tant que j’en serai, répondit-il, il faut que j’y aille ; — Vas-y donc, mais tais-toi. — Ne m’interroge pas, et je me tairai. — Mais il faut que je t’interroge. — Et moi il faut que je te dise ce qui me semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — T’ai-je dit que je fusse immortel ? »

Le sentiment de la dignité porte le stoïcien à se tenir tête haute en présence des autres hommes, à ne pas respecter les puissances, à les insulter même s’il le faut[42]. Toutefois un autre sentiment, s’ajoutant au premier, le corrige et le tempère dans nos rapports avec les autres hommes : c’est l’amitié.

Aimer n’appartient qu’au sage (τοῦ φρονίμου ἐστὶ μόνου τὸ φιλεῖν). Car, « quand on se trompe sur quelqu’un, crois-tu qu’on l’aime réellement[43] ? » Or, celui qui ne sait où est le bien se trompera toujours sur les hommes comme il se trompe sur les choses, les appelant tour à tour bons ou mauvais, les aimant et les haïssant tour à tour. Tel un petit chien en caresse un autre, jusqu’à ce qu’un os vienne se mettre entre eux. Combien d’amitiés humaines ressemblent à ces amitiés bestiales, combien de gens ne se prennent que pour se quitter, εὐμεταπτώτως ἑλεῖν ! Ni la communauté d’origine, ni la parenté, ni le temps ne font l’amitié. Ceux-là seuls sont amis qui sont libres et placent le bien suprême dans leur commune liberté[44].

À vrai dire, c’est l’absence de haine et d’envie qui constitue l’essence même de la liberté : l’homme libre pourrait se reconnaître à ce qu’il « n’a pas d’ennemi »[45]. Comme il a supprimé l’opposition et la contradiction intérieure de ses désirs, du même coup se trouve supprimée l’opposition extérieure de ses désirs avec ceux des autres hommes : l’harmonie qui règne en lui s’étend au dehors de lui[46]. Rien ne peut le blesser, ni mépris, ni injures, ni coups : il est comme « la source limpide et douce » qui abreuve ceux mêmes qui l’injurient, et dont les flots ont bientôt fait de dissiper toute souillure[47]. Nulle discorde, nulle querelle ne l’émeut ; bien plus, sa tâche est d’apaiser toute querelle autour de lui, d’accorder les hommes, comme le musicien accorde et fait résonner ensemble les cordes d’une lyre. Tout en se riant de ceux qui voudraient le troubler et le blesser, il leur pardonne. Ce pardon, d’ailleurs, est plutôt un mouvement de pitié que d’amour. Le sage sait que le vice est esclavage, empêchement, fatalité imposée à l’âme ; que nul homme, selon la parole de Socrate, n’est mauvais volontairement ; que toute faute est une contradiction par laquelle, en voulant le bien, on fait le mal ; qu’enfin, comme l’a dit Platon, « c’est toujours malgré elle qu’une âme est sevrée de la vérité[48]. »

Outre l’absence de toute haine et de tout ressentiment, le sage connaîtra-t-il encore l’amour véritable, qui consiste, non plus à se mettre à part et au-dessus des autres, mais à se donner aux autres ?

Il est deux aspects sous lesquels se présente l’amour d’autrui : on peut le concevoir comme une union soit des volontés, soit des intelligences. C’est sous cette seconde forme que les stoïciens, après les platoniciens, ont conçu l’amour. S’aimer, selon eux, c’est être en conformité d’idées, c’est penser de la même manière (ὁμονοεῖν) : amour rationnel plutôt que volontaire ; en m’attachant ainsi à la raison des autres, à ce qu’ils conçoivent plutôt qu’à ce qu’ils veulent et font, je m’attache précisément à ce qui en eux est impersonnel, à ce qui proprement n’est pas eux.

De cette conception d’un amour impersonnel découlent les conséquences pratiques qu’on a si souvent reprochées aux stoïciens, sans en pénétrer toujours le véritable principe : — Il ne faut point s’inquiéter ni se troubler de ce qui arrive à ceux que nous aimons ; il ne faut point s’affliger s’ils s’éloignent, les pleurer s’ils meurent. En effet, cette raison même que nous aimons à la fois en eux et en nous, nous commande d’être toujours libres, par conséquent d’être heureux, et, quoi qu’il arrive, d’être sans peine et sans trouble. Comment donc la maladie, la mort, que nous ne considérons pas comme des maux lorsqu’elles nous frappent, pourraient-elles devenir pour nous des maux lorsqu’elles frappent autrui ? Ce serait irrationnel. Il ne faut pas que, placés nous-mêmes hors de toute atteinte, nous puissions être atteints et frappés en autrui. Le stoïcien, qui regarde de haut toutes les choses extérieures, ne demande pour les autres comme pour lui que la liberté, bien suprême qu’il suffit de vouloir pour l’obtenir, et d’obtenir pour le garder à jamais. — « Quel cœur dur que ce vieillard ! dites-vous. Il m’a laissé partir sans pleurer, sans me dire : A quels périls tu vas t’exposer, ô mon fils ! Si tu y échappes, j’allumerai mes flambeaux. — Comme ce serait là, en effet, le langage d’un cœur aimant ! Ce serait un si grand bien pour toi d’échapper au péril ! Voilà qui vaudrait tant la peine d’allumer ses flambeaux[49] ! »

On n’a pas assez vu, dans la doctrine stoïque sur l’amour, ce côté par où elle s’efforce de rester rationnelle et logique. En fait, elle paraît irréfutable tant qu’on demeure au point de vue où se sont placés les stoïciens eux-mêmes, tant qu’on n’élève pas au-dessus de la logique des choses la volonté aimante de l’homme. Il est illogique de s’affliger lorsque arrive aux autres ce qui, vous arrivant à vous-même, ne vous affligerait pas ; il y a là quelque chose qui dépasse le pur raisonnement, et que les stoïciens, s’en tenant à la raison abstraite, ne pouvaient comprendre.

Le courage stoïque s’accorde d’ailleurs, sur ce point, avec la résignation chrétienne. Pascal distinguera, conformément à l’esprit du stoïcisme, entre l’affection et l’attachement, — l’attachement qui veut retenir ce à quoi il s’est pris une fois, l’affection qui, soit que son objet s’éloigne ou s’approche, reste impassible.

— « Comment aimer mes amis ? » demandait-on à Épictète. — Comme aime une âme élevée, répondit-il, comme aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres… Aime tes amis en te gardant de tout cela… Et qui t’empêche de les aimer comme on aime des gens qui doivent mourir, qui doivent s’éloigner ? Est-ce que Socrate n’aimait pas ses enfants ? Si ; mais il les aimait en homme libre… Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être lâches : à l’un, c’est son enfant ; à l’autre, c’est sa mère ; à l’autre, ce sont ses frères[50]. » Laissant aux « lâches » tous ces prétextes, nous devons d’avance, selon les stoïciens, embrasser par la pensée la nature de l’être aimé, le définir rationnellement, et s’il est mortel, l’aimer en tant que mortel, imposer par la volonté à notre amour même les bornes et les limitations que la nature impose à l’objet de notre amour[51] Vouloir qu’un être mortel soit immortel, c’est une contradiction que la raison repousse[52] ; il faut consentir à la mort de ceux que nous aimons, l’accepter, la vouloir. La mort est rationnelle, en effet ; or, « tout ce qui est rationnel se peut supporter. » « La nature a fait les hommes les uns pour les autres. Il faut tantôt qu’ils vivent ensemble, tantôt qu’ils se séparent ; mais, ensemble, il faut qu’ils soient heureux les uns par les autres ; et quand ils se séparent, il faut qu’ils n’en soient pas tristes[53]. » Ainsi l’amour stoïque s’incline devant la nature et consent à ses lois nécessaires ; il est impuissant sur elle, et s’y résigne ; il réserve toute son action pour l’âme, pour la raison, à laquelle seule il s’attache en autrui.

Cette raison, objet de notre amour, nous avons le devoir de l’éclairer et de l’instruire ; de là un autre côté original de la doctrine stoïcienne : l’amitié stoïque est ardente au prosélytisme. « L’amitié, dit Épictète, se trouve là où sont la foi, la pudeur, le don du beau et du bien, δόσις τοῦ καλοῦ[54] » « Si tu veux vivre sans trouble et avec bonheur, tâche que tous ceux qui habitent avec toi soient bons ; et ils seront bons, si tu instruis ceux qui y consentent, si tu renvoies ceux qui n’y consentent pas[55]. » Quelqu’un dit à Épictète dans les Entretiens : « Ma mère pleure lorsque je la quitte. » Épictète lui répond : « Pourquoi n’est-elle pas instruite dans nos principes ? » « La seule chose, s’il y en a une, dira Marc-Aurèle, la seule chose qui pourrait nous faire revenir et nous retenir dans la vie, c’est s’il nous était accordé de vivre avec des hommes attachés aux mêmes maximes que nous[56]. » Ailleurs Marc-Aurèle, qui a déjà comparé l’âme humaine à la flamme, la comparera encore à la lumière dont l’essence même, selon lui, est de s’étendre (ἀκτῖνες, ἐκτείνεσθαι). Comme le rayon de soleil dans l’obscurité, de même notre âme doit pénétrer dans l’âme d’autrui, « s’y verser, s’y épancher » ; mais si elle rencontre une intelligence qui lui soit fermée, alors elle se résignera, s’arrêtera, comme le rayon devant un corps opaque, « sans violence, sans abattement[57]. »

C’est là en effet une déduction nécessaire de la doctrine stoïcienne et platonicienne : si l’amour s’adresse surtout à la raison, aimer sera avant tout enseigner, communiquer le bien et le vrai ; aimer, ce sera convertir les intelligences. Cette sorte d’amour intellectuel se personnifie dans le philosophe idéal, dont Épictète a tracé le portrait.

Le philosophe, ce précepteur du genre humain (ὁ παιδευτὴς ὁ κοινός), n’a ni patrie ni famille, ni femme ni enfants : pour qu’il eût une femme, il faudrait qu’elle fût « un autre lui-même, comme la femme de Cratès était un autre Cratès. » « Sa famille est l’humanité ; les hommes sont ses fils, les femmes sont ses filles ; c’est comme tel qu’il va les trouver tous, comme tel qu’il veille sur tous… Il a été détaché vers les hommes comme un envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux… Il est l’espion de ce qui est favorable à l’humanité et de ce qui lui est contraire… Battu, il aime ceux mêmes qui le battent, parce qu’il est le père et le frère de tous les hommes… Il est leur apôtre, leur surveillant… Il veille et peine pour l’humanité (ὑπερηγρύπνηκεν ὑπὲρ ἀνθρώπων καὶ πεπόνηκεν)… Car les affaires de l’humanité sont ses affaires. »

Autant les stoïciens ont peu compris en son véritable sens l’amitié personnelle d’un homme pour un autre homme (ἡ φιλία), autant ils devaient comprendre et développer l’idée de l’amitié d’un homme pour tous les hommes (ἡ φιλανθρωπία). En effet, ce que le stoïcien aime dans l’individu même, c’est la raison humaine dont il participe, c’est l’humanité : l’humanité est donc le véritable objet de son amour ; c’est pour y atteindre qu’il dépassera tout ce qui est borné, l’individu, la famille, la patrie. Le grand rôle du stoïcisme fut de répandre, par opposition à l’esprit de cité et à l’esprit de caste, l’amour du genre humain, caritas generis humani : « Aime les hommes de tout ton cœur[58]. »

L’humanité même ne suffit pas au stoïcien. La raison n’embrasse-t-elle pas et ne pénètre-t-elle pas le monde entier, ce dieu dont nous sommes à la fois, selon la parole de Sénèque, les «  compagnons et les membres, sociique membraque ? » Les éléments sont pour nous des choses « amies et parentes, φίλα καὶ συγγενῆ[59]. » Il règne entre les êtres « un rapport de famille », « une évidente et admirable parenté[60] » ; « un nœud sacré » rattache toutes les parties de l’univers. « Le monde est une seule cité (μία πόλις), et l’essence dont il est formé est unique ; tout est peuplé d’amis : les dieux d’abord, puis les hommes : πάντα φίλων μεστά[61]. » Ainsi le même amour rationnel qui unit les hommes entre eux relie l’humanité au monde et au principe du monde. « Un personnage de théâtre dit : O bien-aimée cité de Cécrops ; mais toi, ne peux-tu pas dire : O bien-aimée cité de Jupiter[62] ! »

III

Devoirs de l’homme envers la divinité.
Théories du mal et optimisme.

Comme le stoïcien, libre et n’attachant de prix qu’à ce qui dépend de sa liberté, devient ainsi l’ami de tous les hommes, du même coup il devient l’ami des dieux[63].

Selon Épictète, si l’on attache le moindre prix aux choses extérieures, on est incapable de la vraie piété. Quiconque place son bien en dehors de lui-même, dans le monde, ne peut manquer d’y trouver souvent le mal ; il s’en prendra alors aux auteurs du monde, il se plaindra des dieux. Et en effet, si les choses extérieures ne sont pas indifférentes, combien d’entre elles seront mauvaises ! « Comment observer alors ce que je dois à Jupiter ? Car, si l’on me fait du tort et si je suis malheureux, c’est qu’il ne s’occupe pas de moi. Et qu’ai-je affaire de lui, s’il ne peut pas me secourir ? Qu’ai-je affaire encore de lui si c’est par sa volonté que je me trouve dans cette situation ? Je me mets par suite à le haïr. Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues ? Il est vrai qu’on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre ; mais comment s’appellera-t-il encore le Dieu-Sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le Dieu qui distribue les fruits ![64] » Épictète nous donne ainsi à choisir entre un pessimisme impie ou le stoïcisme. Si le seul bien ne réside pas dans la volonté de l’homme, le mal qui existe alors dans le monde est inexplicable et accuse Dieu[65].

Au contraire, nous avons vu que, d’après Épictète, il n’y a dans le monde extérieur ni bien ni mal, et c’est ce principe qui va maintenant absoudre la Providence. C’est nous en effet qui, à notre gré, transformons les choses en bien ou en mal. « Voilà la baguette de Mercure. Touche ce que tu voudras, me dit-il, et ce sera de l’or. — Non pas, mais apporte ce que tu veux, et j’en ferai un bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l’indigence : grâce à la baguette de Mercure tout cela tournera à notre profit. » Épictète revient sans cesse sur cette idée essentielle ; il n’y a pas plus de mal hors de nous, répète-t-il, qu’il n’y a de mal dans cette proposition : trois font quatre ; ce qui est mal, c’est d’approuver cette proposition. Si au contraire on la rejette, il y a un bien relatif à cette erreur même : c’est de savoir qu’elle est une erreur et d’en faire ainsi un usage rationnel ; de même il est un bien relatif à la maladie, à la mort, c’est d’en faire un bon usage[66].

Chaque chose qui se présente nous pose en quelque sorte une question[67] ; la mort nous dit : es-tu sans crainte ? la volupté nous dit : es-tu sans désir ? Le mal n’est pas dans ces questions, mais dans la réponse intérieure que nous leur faisons ; il n’est pas dans les choses, mais dans nos actes. Les stoïciens conçoivent ainsi les rapports de l’homme et du monde comme une sorte de dialectique vivante, où les choses nous présentent des interrogations, où notre volonté trouve les réponses ; par là nous sommes sans cesse contraints d’avancer dans le bien et dans la liberté, ou de retomber dans le mal et dans l’esclavage. Se plaindre de cette alternative, c’est se plaindre qu’il faille chercher le bien : comme si le disciple se plaignait de ce que veut lui enseigner le maître.

Loin de là, il faut se réjouir des prétendus maux extérieurs : « les circonstances difficiles montrent les hommes[68]. » Comme les athlètes et les gladiateurs attendent impatiemment le jour de la lutte, ainsi le sage doit se réjouir de combattre dans cette grande arène qui est le monde, en présence de Dieu. Le type idéal du sage, c’est Hercule, le héros fort : comme lui, appuyé sur un bâton d’olivier en guise de massue, son manteau rejeté sur l’épaule gauche ainsi que la dépouille du lion de Némée, le philosophe doit aller à travers le monde, infatigable, invincible non par sa force physique, mais par sa force morale[69] : non-seulement il ne doit pas craindre les épreuves, mais il doit courir au-devant et les appeler. Qu’aurait été Hercule sans ses travaux, sans les monstres domptés, sans toutes ces injustices et tous ces maux dont était peuplé l’univers, et dont il a fait sa vertu et sa gloire ? N’ayant rien à combattre, il n’aurait eu rien à vaincre : « s’enveloppant dans son manteau, il se fût endormi. »

L’homme, fils de Dieu comme Hercule, doit devenir Dieu comme lui : le but de la souffrance est de le réveiller ; le but du mal physique est d’être transformé par l’homme en bien moral. Tout est donc pour le mieux dans le monde si tout est pour le mieux dans l’homme : de la conception de la liberté humaine parfaitement indépendante et heureuse naît un optimisme universel. L’homme libre et sage devient ainsi une « preuve vivante » de Dieu et de sa providence ; il est le « témoin » de Dieu auprès des hommes : sa sagesse démontre la sagesse divine, sa justice justifie Dieu.

C’est pourquoi, selon Épictète, la vertu seule peut fonder la religion, et elle la fonde tout naturellement : la sagesse est essentiellement piété. « Quiconque observe de ne désirer et de n’éviter que ce qu’il convient, observe par là même la piété[70] » « L’homme qui s’applique à la sagesse s’applique à la science de Dieu[71]. » Alors, en effet, il conçoit Dieu comme un ami qui ne veut que son bien, qui ne lui impose la peine que pour l’exercer à la liberté : « Je suis Épictète l’esclave, le boiteux, un autre Irus en pauvreté, et cependant aimé des dieux[72]. » Comme les voyageurs, pour passer sans péril dans les routes les plus périlleuses, se mettent à la suite d’un préteur ou de quelque haut personnage, ainsi le sage, pour traverser avec une âme tranquille les dangers de la vie, se met à la suite de Dieu, et, les yeux levés vers lui, marche en sûreté dans le monde. Sans cesse il a présente à l’esprit l’image de la Divinité ou au moins de quelque homme divin, comme Socrate ou Zénon : ce sont là des modèles qu’il s’efforce de reproduire. Dans les circonstances difficiles, il invoque Dieu, pour qu’il le soutienne. C’est que la Divinité stoïcienne n’a rien de commun avec les dieux païens, jaloux des hommes, et qui regrettent le bonheur dont les hommes jouissent. Elle n’a pas non plus d’« élus », pas de préférés : les hommes montent vers les dieux, et les dieux leur tendent la main : non sunt dii fastidiosi, a dit admirablement Sénèque, non sunt invidi ; admittunt, et ascendentibus manum porrigunt[73].

Comme le sage comprend et aime « l’intelligence très-bonne » qui a disposé toutes choses, il comprend et admire le monde même, œuvre visible de cette intelligence invisible. Et puisque tout est lié dans ce monde, puisque chaque chose « est dans un harmonieux concert avec l’ensemble,[74] » il approuve, il aime ce qui arrive : quæcumque fiunt, avait déjà dit Sénèque, debuisse fieri putet, nec velit objurgare Naturam ; decernuntur ista, non accidunt. Le sage va au-devant du destin, et s’offre à lui : præbet se fato[75]. Il se dévoue au Tout. S’il pouvait, dit Épictète, embrasser l’avenir, il « travaillerait lui-même à sa maladie, à sa mort, à sa mutilation, sachant que l’ordre du Tout le veut ainsi. » Bien plus, il y travaillerait gaiement, car le monde est une grande fête, dont il ne faut pas troubler la joie[76]. « Je dis au monde : J’aime ce que tu aimes, donne-moi ce que tu veux, reprends-moi ce que tu veux… Tout ce qui t’accommode, ô monde, m’accommode moi-même. Rien n’est pour moi prématuré ou tardif qui est de saison pour toi. Tout ce que m’apportent les heures est pour moi un fruit savoureux, ô Nature[77]. »

IV

Conséquences dernières du stoïcisme.
Questions de l’immortalité pour l’homme et du progrès pour le monde.

Consentement suprême aux choses, approbation entière donnée à la nature et à tout ce qu’elle produit ou anéantit : c’est là l’idée à laquelle vient aboutir le système d’Épictète, et dont Marc-Aurèle développe les conséquences.

Épictète n’a vu que ce qu’il y a de grand dans cet abandon libre de soi ; Marc-Aurèle y aperçoit ce qu’il y a de triste. Tout nourri de la physique d’Héraclite, il contemple avec une sorte de vertige le « torrent des choses, » sur la marche duquel sa liberté ne peut rien, et où elle ira elle-même, un jour, s’engloutir. Il se rassure parfois en admirant l’ordre universel, le « concert » de tous les êtres, la « parenté » qui règne entre toutes choses. Mais bientôt, — par opposition même à la beauté de ce spectacle où il ne joue pas un rôle vraiment actif et où il est incapable de rien modifier, — le sentiment de son impuissance personnelle lui revient. Il cherche en vain un refuge contre le « tourbillon des choses ». « Du corps, dit-il, tout est fleuve qui coule ; de l’âme, tout est songe et fumée. »[78] Il s’écrierait presque, devançant Pascal : « c’est chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède. » Il se demande avec inquiétude ce qui est au delà de la vie, cette halte de voyageur. » À cette question, Épictète avait déjà répondu : « Que t’inquiètes-tu ? Tu seras ce dont la nature a besoin… Dieu ouvre la porte, et me dit : Viens. — Où cela ? — Vers rien qui soit à craindre ; vers ce dont tu es sorti, vers des amis, vers des parents : vers les éléments. Tout ce qu’il y avait de feu en toi ira vers le feu ; tout ce qu’il y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu’il y avait d’air, vers l’air ; tout ce qu’il y avait d’eau, vers l’eau. Il n’y a pas de Pluton, pas d’Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est peuplé de dieux et de génies.[79] » — Cette réponse ne suffit plus à Marc-Aurèle : il sent que l’homme vertueux dépasse la nature sensible, qu’il doit échapper à ses changements et à ses altérations, qu’il mérite l’immortalité. « Comment se fait-il que les dieux, qui ont ordonné si bien toutes choses et avec tant de bonté pour les hommes, aient négligé un seul point, à savoir que les gens de bien, d’une vertu véritable, qui ont eu pendant leur vie une sorte de commerce avec la Divinité, qui se sont fait aimer d’elle par leur piété, ne revivent pas après leur mort et soient éteints pour jamais ? » Plainte qui est déjà un reproche, et où commence à se montrer la protestation de la conscience humaine contre la nécessité des choses.

Selon Épictète et les stoïciens, le monde, pas plus que l’homme même, n’a d’avenir : « Telle fut la nature du monde, dit Épictète, telle elle est, telle elle sera : il est impossible que les choses arrivent autrement qu’elles n’arrivent maintenant.[80] » Les choses divines elles-mêmes (καὶ τὰ θεῖα) participent aux vicissitudes éternelles et éternellement semblables de l’univers. La figure qui représente le mieux la marche du monde est un cercle fermé, dont la pensée, pas plus que la nature, ne peut sortir. « Il faut, dit Épictète, il faut que les choses tournent dans un cercle ; que les unes y cèdent la place aux autres ; que celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent[81]. » — « Quoi ! toujours, toujours la même chose ! » disaient déjà ces Romains que Sénèque nous montre dégoûtés de la vie, s’efforçant en vain de briser le cercle où elle tourne à jamais[82]. Marc-Aurèle répète à son tour : « Les mouvements du monde en haut, en bas, sont des cercles toujours les mêmes, recommençant de siècle en siècle… Bientôt la terre nous couvrira tous, puis elle-même elle changera, et les objets de cette transformation changeront eux-mêmes à l’infini ; et ces autres objets à l’infini encore. Si l’on réfléchit à ces flots de changements, de vicissitudes, et à leur rapidité, on méprisera tout ce qui est mortel[83]. » Mais alors, pourrait-on demander, qu’y aura-t-il dans le monde des stoïciens qui ne soit méprisable ? Ailleurs Marc-Aurèle s’écrie en se parlant à lui-même : « Pourquoi te troubles-tu ? qu’y a-t-il de nouveau dans les choses[84] ? » Et c’est précisément, à vrai dire, parce qu’il n’y a rien de nouveau et surtout rien de mieux dans le monde, que Marc-Aurèle se trouble.

Après le trouble vient le doute. La nécessité absolue est si près du hasard absolu ! Une loi aveugle qui gouvernerait les choses ressemblerait à l’absence même de loi. Marc-Aurèle hésite entre l’incompréhensibilité du destin et l’incompréhensibilité du hasard : il flotte entre Zénon et Épicure[85].

Le doute sincère touche au désespoir. « S’il n’y a pas de dieux, ou s’ils ne prennent nul souci des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde vide de dieux ou vide de providence (τί μοι ζῇν ἐν κόσμῳ κενῷ θεῶν ἢ προνοίας κενῷ)[86] ? » Marc-Aurèle finit par comparer l’univers à ces spectacles de l’amphithéâtre, toujours les mêmes, qui dégoûtent (προσκορῆ τὴν θέαν ποιεῖ). Ainsi la liberté stoïque, qui essayait de s’accorder avec la nécessité des choses, qui voulait même l’admirer et l’aimer, se sent bientôt, en la contemplant de plus près, rassasiée et prise de dégoût. « C’est là, s’écrie Marc-Aurèle, le supplice de toute la vie. Jusques à quand donc ? » « Viens au plus vite, ô mort, de peur qu’à la fin je ne m’oublie moi-même[87] ! »

Mourir, se délasser de cette « tension », de cet effort sans but et sans fin qui constitue la vie même, tel est le dernier mot du stoïcisme. Les stoïciens ont un trop grand sentiment de l’idéal pour se reposer dans la réalité qui leur répugne, et ils n’ont pas encore un assez vif sentiment de leur pouvoir personnel pour travailler de tout ce pouvoir à la réalisation de l’idéal. De là vient cette conception du suicide volontaire, qui exerça tant d’attrait sur les Romains. S’il est beau de suivre la nécessité, il est encore plus beau de la devancer, comme on le fait à cet instant où on devance la mort, où on se retire de la vie comme d’un spectacle qu’on ne peut point changer et qu’on ne veut pas troubler. Sénèque prêche le suicide. Plus tard, quand les suicides se multiplient, Épictète les blâme, du moins ceux qui sont sans motif. Pourtant Épictète, même en blâmant le suicide, l’admire ; il aspire lui aussi à se débarrasser du « fardeau » de la vie, ὡς ϐάρη τινά. Dans les Entretiens, il suppose ses disciples venant lui demander de mourir : « Vous viendriez à moi me disant : — Épictète, nous en avons assez d’être enchaînés à ce misérable corps, de lui donner à manger, à boire, de le faire reposer… N’est-il pas vrai qu’il n’y a là que des choses indifférentes et sans rapport réel avec nous ? N’est-il pas vrai que la mort n’est pas un mal, que nous sommes les parents de Dieu, et que c’est de lui que nous venons ? Laisse-nous retourner d’où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent… — Alors, moi, j’aurais à vous dire : — O hommes, attendez Dieu[88]. » — Faible réponse, qui ne pouvait satisfaire, qui d’ailleurs réduit la vie à une simple attente de la mort, cette délivrance finale.

Ainsi le stoïcisme, dans Épictète lui-même et surtout dans Marc-Aurèle, aboutit à des pensées de découragement. Nous voici bien loin d’Hercule tel que nous le peignait Épictète, tel qu’il nous le proposait sans cesse pour modèle, d’Hercule prenant sa massue et courant lutter contre l’injustice et le mal ; ce n’est plus le dieu vraiment fort et conscient de sa force : c’est Hercule impuissant à arracher la tunique fatale ; sa volonté s’affaisse sous ce vêtement de matière qui lui pèse ; désespéré, s’abandonnant à la douleur, il veut s’anéantir, monte sur le bûcher que ses propres mains ont amoncelé, et là se brûle au feu éternel qui embrase toutes choses[89].

Comment cette philosophie stoïcienne, qui semblait au premier abord si pleine d’énergie, redescend-elle ainsi dans l’inertie et le relâchement, semblable à l’épicurisme même qu’elle combat, et, après avoir voulu soulever le monde antique, retombe-t-elle et meurt-elle avec lui ?

V

Critique de l’idée de liberté chez les stoïciens.

L’idée fondamentale de la philosophie stoïcienne, et surtout de la philosophie d’Épictète, nous l’avons vu, fut l’idée de la liberté ; et cette liberté, les stoïciens la conçurent comme absolument indépendante de toutes les choses extérieures, comme trouvant au dedans d’elle seule sa règle et son bien. C’était beaucoup, ce n’était pas encore assez : car il restait toujours à savoir ce qu’est en elle-même cette liberté, ainsi posée à part du monde.

Or, quand il s’agit de pénétrer dans le for intérieur de l’homme pour chercher l’essence même de sa liberté, les stoïciens hésitent : ils conçoivent la liberté comme raison et intelligence plutôt que comme volonté active. Être libre, pour eux, c’est surtout comprendre, c’est ne pas trouver d’obstacle devant son intelligence et se rendre raison de toutes choses, c’est accepter plutôt que faire : liberté contemplative qui, lorsqu’elle est enfin parvenue à soumettre l’imagination et à dompter la sensibilité, se repose désormais en elle-même, isolée, indifférente, satisfaite et de soi et des choses : comprends d’abord, puis supporte et

abstiens-toi (ἀνέχου καὶ ἀπέχου)[90]. Le stoïcien se dérobe à l’action des choses plus qu’il n’agit lui-même, comme l’anneau d’une chaîne qui se croirait moralement libre parce qu’il s’est détaché des autres.

Être à l’écart, sans trouble et dans la paix, tel est donc le vœu qu’émettent les stoïciens, et que répètent avec eux la plupart des sectes antiques, en dissension sur tous les autres points, d’accord sur celui-là. Les stoïciens empruntent toujours aux choses matérielles leur représentation de la liberté et de l’ataraxie. Épictète se figure l’âme du sage comme une onde pure et tranquille que nul souffle ne viendrait troubler[91] : image sensible, φαντασία, comme disaient les stoïciens mêmes, impuissante à nous faire pénétrer le vrai caractère de notre énergie intime[92].

Par cela même que la liberté stoïcienne était conçue sur le modèle des choses extérieures, comment eût-elle pu vraiment les dépasser ? Il ne faut pas seulement se modeler sur l’adversaire qu’on veut vaincre ; il faut chercher à s’élever au-dessus de lui. Loin de là, les stoïciens finissent par abaisser la volonté vers les choses en la rendant passive comme les choses mêmes : — Abandonne-toi aux événements, disent-ils à l’homme ; résigne-toi. S’abandonner à la nécessité éternelle, se dévouer à la nature, c’est sans doute une grande et belle chose ; mais il manque à ce dévouement suprême ce qui fait, en définitive, la valeur de tout dévouement : il est sans but, il n’avance à rien. Nous ne pouvons rien au dehors de nous, incapables d’aider l’œuvre de la nature, qui se serait accomplie forcément avec ou sans notre volonté :

Volentem fata ducunt, nolentem trahunt.

Dans les deux cas, que l’homme soit conduit ou entraîné, il ne fait point un pas de plus ; il se perd et s’anéantit également dans la nature. Les stoïciens ne voient pas que se résigner ainsi, c’est en définitive céder, c’est se soumettre et déclarer soi-même son impuissance : ils semblent croire que, lorsque l’homme aura dans sa lutte avec les choses reconnu sa défaite, il aura remporté la victoire.

Les stoïciens n’ont pas aperçu la puissance infinie de la volonté, qui, loin de chercher à se détacher des choses, les rattaches toutes à elles en étendant sur elles son action ; qui, loin de s’abstenir, veut et agit dans toutes les directions possibles ; qui ne redoute pas les obstacles, parce qu’elle a conscience, en elle-même, d’une force capable de les surmonter ; qui n’a pas peur d’être déçue en se donnant, en se prodiguant, parce qu’une déception ne peut l’abattre et que nul don de soi ne peut l’épuiser.

En général, on l’a dit, l’idée de l’infini manqua aux anciens ; mais ce qui leur manqua surtout, c’est l’idée de la volonté infinie, puisant sans cesse en soi de nouvelles forces et s’accroissant ainsi elle-même, ayant conscience de sa propre infinité, et par cela même sentant que, quoi qu’il arrive, elle aura toujours le dernier triomphe. Cette volonté, dont l’essence et la vraie liberté consistent précisément à dépasser toutes bornes et à se répandre en toutes choses, les stoïciens veulent la « ramasser en soi », suivant l’expression de Marc-Aurèle, par conséquent la rendre finie et limitée. « Simplifie-toi toi-même (ἄπλωσον σεαυτόν), » dit Marc-Aurèle. N’aurait-il pas mieux valu dire : « Multiplie-toi toi-même, agrandis-toi. » Le bien ne consiste pas seulement, comme le croit Épictète, dans ce qui dépend présentement de nous ; il consiste à faire sans cesse dépendre de nous plus de choses, à élargir sans cesse le domaine de notre volonté. Au lieu de nous mettre à part de la nature, il faut nous la soumettre.

Ainsi les stoïciens, n’ayant pas pénétré la vraie essence de la liberté humaine, n’ont pas compris le vrai rôle de l’homme dans le monde ; ils ont cru que l’homme devait accepter le monde tel qu’il est, s’incliner devant tout ce qui arrive, ne pas désirer ni vouloir mieux : l’homme, au contraire, autant qu’il est en lui, ne doit-il pas aspirer et travailler au progrès du monde ? C’est à l’être supérieur de la nature, c’est à l’homme d’empêcher que les choses ne tournent dans un « cercle éternel. »

De même, le vrai rôle de l’homme dans l’humanité a échappé aux stoïciens. De leur conception incomplète de la volonté humaine naît leur incomplète conception de l’amour d’autrui. En prescrivant à l’homme de communiquer sa science et sa raison, mais de ne pas donner tout entière son affection, de « la retenir », et ainsi de la limiter, ils lui ont, en dernière analyse, prescrit l’égoïsme. Au fond, nous l’avons vu, rien de plus logique dans leur doctrine; tout système qui ramène et subordonne la volonté morale à l’intelligence aboutira nécessairement à cette conclusion où aboutirent les stoïciens : — Aimez en autrui la raison, et, comme la raison est universelle, ne vous attachez pas aux individus, dépassez-les, oubliez-les.

Il est un égoïsme de la raison comme il est un égoïsme des sens : le stoïcien craint de perdre sa paix intellectuelle comme l’épicurien peut craindre de perdre ses jouissances sensibles. « L’être animé est fait pour agir toujours en vue de lui-même, dit Épictète. C’est pour lui-même que le soleil fait tout, et Jupiter aussi[93]. » L’âme sage, nous a dit Marc-Aurèle, doit rayonner comme le soleil et éclairer tout le reste, répandant le plus de lumière possible, car c’est là sa nature; mais elle ne doit pas s’inquiéter de ceux qui la reçoivent ou la refusent, car cela ne dépend pas d’elle. Lumière froide et immobile, pourrait-on répondre, qui n’est point la vraie lumière ! Le rayon de soleil lui-même n’est-il donc pas en mouvement et comme en effort pour pénétrer à travers tout obstacle ? Si, d’après les stoïciens, faire pénétrer la vérité en autrui, se faire « apôtre et précepteur des hommes », c’est essentiellement aimer, ce sera aussi, par essence, s’oublier, renoncer s’il le faut à sa paix intérieure, être prêt à partager le trouble et l’inquiétude d’autrui. — « Aime, dit Épictète, comme doit aimer un homme heureux. » — Est-ce bien là l’amour ? Doit-on garder pour soi le bonheur, et donner le reste, comme un surplus, comme un accessoire ; ou plutôt, ne faut-il pas se donner tout entier, mettre tout en commun, jusqu’à son bonheur ? On n’aime pas les hommes par plaisir, on les aime par volonté, quelquefois par dévouement et sacrifice.

Qu’est-ce que cette amitié prescrite par Épictète, amitié finie, temporaire, prête à s’éloigner si l’être aimé s’éloigne, prête à périr s’il périt ? Qu’est-ce, en un mot, qu’aimer sans s’attacher ? S’attacher à autrui, c’est simplement persister dans son amour quoi qu’il arrive, malgré tous les obstacles naturels et toutes les nécessités physiques ; il est impossible de concevoir l’amour autrement que comme une union indissoluble, comme un attachement éternel. Les stoïciens, dans l’amour qui s’attache à autrui, ont cru apercevoir un risque, un danger, le danger de perdre l’être aimé : en quoi d’ailleurs ils ne se sont pas trompés ; il y a là, en effet, un risque à courir, un péril à affronter : καλὸς κίνδυνος ! dirait Platon ; mais n’est-ce point ce péril qui fait le prix de l’amour ?

Avec l’idée imparfaite qu’ils avaient de la volonté humaine, les stoïciens ne pouvaient concevoir l’immortalité personnelle. Comment l’homme, réduit par Épictète au rôle de simple spectateur du monde, pourrait-il survivre, une fois le spectacle fini ? Comment, la lumière disparue, l’œil ne s’éteindrait-il pas ? Tout autre apparaîtra la destinée de l’homme, si on se le représente, non comme l’œil recevant passivement les clartés du dehors, mais comme un œil lumineux lui-même qui tirerait de soi son propre éclat, pour le répandre ensuite sur les choses. Concevoir, avec les stoïciens, la liberté comme une faculté d’abstention passive, c’était vraiment la rendre mortelle ; la concevoir comme essentiellement active et expansive, c’est la rendre par essence immortelle. Celui qui veut et peut le plus est celui sur lequel les choses pourront le moins.

On a souvent, depuis Pascal, reproché aux stoïciens, et en particulier à Épictète, d’avoir trop cru en soi, d’avoir trop espéré de l’homme : « J’ose dire que ce grand esprit mériterait d’être adoré s’il avait aussi bien connu l’impuissance de l’homme que ses devoirs. » Ainsi parle Pascal à propos d’Épictète. Non moins sévère pour Épictète que les jansénistes du xviie siècle, un critique contemporain, l’auteur de la plus complète exposition qui ait été faite des doctrines stoïciennes, a dit en se résumant : « L’orgueil était le fond du stoïcisme[94]. »

Pourtant, semble-t-il, s’il est un reproche à faire aux stoïciens, c’est plutôt de n’avoir pas assez cru dans la puissance humaine, c’est d’avoir douté de soi et d’autrui. Nous avons examiné l’une après l’autre leurs erreurs ; toutes nous ont paru se ramener et comme se suspendre à une seule : la volonté réduite à la raison. De là ils concluent que la volonté est faite pour comprendre et s’abstenir, non pour agir ; pour contempler le monde extérieur, non pour le changer ; pour pénétrer la raison d’autrui, sans s’attacher à l’individualité même d’autrui ; enfin, pour mourir et disparaître, comme meurt et disparaît autour d’elle tout ce qui n’a pas de vie et de volonté propre.

Par cette conception, les stoïciens ont en définitive plié devant la nécessité et la nature cette volonté qu’ils voulaient voir indépendante et sans loi imposée du dehors. Pour l’homme qui réclame contre quelque injustice de la nature et s’en indigne, ils n’ont qu’une réponse : « Cela est naturel. » C’est répondre par la question même. L’homme n’a-t-il pas le droit de s’élever au-dessus de la nature et de la juger ?

Sous ce rapport, l’optimisme stoïcien est jusqu’à un certain point un abaissement de la dignité et de la moralité humaine. « Tout ce qui arrive arrive justement[95] », dit Marc-Aurèle. « Ils tuent, ils massacrent, ils maudissent. Qu’y a-t-il là qui empêche ton âme de rester pure, sage, modérée, juste[96] ? » Il faut, d’après lui, se résigner à l’injustice des hommes comme à la pesanteur de la pierre ou à la légèreté de la flamme. De même, selon le maître de Marc-Aurèle, se plaindre de ce qui arrive naturellement, c’est une folie, bien plus c’est une faute. Nous ne devons pas, dit-il, nous opposer au torrent des choses, essayer de retenir ce qui y tombe, vouloir empêcher de mourir ceux que nous aimons, vouloir retarder notre propre mort : « Va-t’en…, dit-il durement à l’homme ; fais place à d’autres ; il faut que d’autres naissent… Que leur resterait-il si on ne te mettait dehors ?… Pourquoi rends-tu par ta présence le monde trop étroit (τί στενοχωρεῖς τὸν κόσμον)[97] ? » Non, pourrait-on répondre, l’homme ne veut pas resserrer le monde, mais l’élargir : sa pensée est plus grande que la nature ; elle veut égaler la nature à soi, elle souffre quand elle ne le peut ; c’est là sa vraie dignité.

Pour tout ce que la nature renferme d’imparfait, pour tout ce qu’elle nous apporte de mauvais et d’injuste, les stoïciens n’ont eu qu’un seul remède : la « patience ». Il en est un autre, plus efficace peut-être, et qu’ils n’ont pas connu : l’espérance ; l’espérance qui ne nous vient pas d’ailleurs, mais que nous pouvons tirer du plus profond de nous-mêmes ; l’espérance qui naît de la juste confiance en soi, c’est-à-dire de la conscience que nous portons au dedans de nous, avec la volonté, la force suprême.

  1. Entretiens, V, i, 56.
  2. Ibid., IV, i, 1, sqq.
  3. Ibid, I, xviii, 17 ; III, i, 18 ; III, xxii, 53.
  4. Entretiens, IV, i, 57.
  5. Stob. Flor., i, 54.
  6. Ib.,48.
  7. Entretiens, IV, i, 51.
  8. Entretiens, IV, i, 68.
  9. Ib., I, xvii, 21 ; II, xv.
  10. Ib., I, iv, 27.
  11. Manuel, i, 3 ; xlviii, 3.
  12. Manuel, I, 5. — Gell. noct. att., XIX, i.
  13. Ib., v.
  14. Ποῦ τὸ ἀγαθόν ; ἐν προαιρέσει. Ποῦ τὸ κακόν ; ἐν πραροέσει. Ποῦ τὸ οὐδέτερον ; ἐν τοῖς ἀπροαιρέτοις. Entretiens, ii, 16.
  15. Τί οὖν ἐστι σόν ; χρῆσις φαντασιῶν. Manuel, VI.
  16. Entretiens, IV, v.
  17. Manuel, xlv.
  18. Entretiens, IV, viii.
  19. Entretiens, III, ii.
  20. Pour désigner cette complète spontanéité de l’action volontaire, les Stoïciens ont un terme particulier : ὁρμή. L’ὁρμή ou l’ἁφορμή expriment un mouvement d’élan ou de recul par lequel la volonté s’approche ou se retire des objets extérieurs, et qui n’a pas sa source en ces objets, mais dans la raison. Tandis que le désir avait pour fin l’agréable ou l’utile, l’élan volontaire a pour fin le convenable, τὸ καθῆκον. Celui qui a apaisé en lui les désirs et les aversions s’est par là même arraché au trouble et au malheur ; celui qui se sert selon la raison de l’activité volontaire fait davantage : il remplit son devoir et sa fonction d’homme. « La seconde partie de la philosophie, dit Épictète, concerne l’ὁρμή et l’ἁφορμή, ou en un seul mot le convenable : elle a pour but de régler l’ὁρμή selon l’ordre et la raison, avec le secours de l’attention. » (Entretiens, III, ii.)
    Le sens précis de l’ὁρμή et de l’ἁφορμή stoïcienne, que Cicéron traduit par consilia et agendi et non agendi, n’a pas toujours été compris. Les anciens traducteurs d’Épictète rendent ὁρμή par le mot penchant, inclination. Ritter (Hist. de la phil. anc., t. IV) et M. Ravaisson (Essai sur la met. d’Arist., t. II, p. 268) traduisent également ce terme par celui de penchant. C’est là, semble-t-il, confondre l’ὁρμή ἄλογος, qui est le propre des animaux, avec l’ὁρμή εὔλογος, qui est le propre de l’homme. L’idée de penchant et d’inclination implique l’idée de fatalité : or, Épictète place précisément l’ὁρμή au nombre des choses qui dépendent uniquement de notre volonté ; sans cesse il répète qu’elle est absolument libre, et que rien ne peut triompher d’elle si ce n’est elle-même : (IV, i). Enfin, il la confond si peu avec le penchant et l’instinct, qu’il va jusqu’à l’attribuer à Dieu : τὰς ὁρμὰς τοῦ θεοῦ. (Entret., IV, i, 100).
    Par un excès tout contraire à celui dont nous venons de parler, M. Fr. Thurot, dans sa savante traduction du Manuel, rend ὁρμή par détermination. N’est-ce point supprimer la distinction entre la προαίρεσις et l’ὁρμή entre la décision ou choix de l’intelligence et l’élan de la volonté vers l’objet choisi. — En réalité, l’ὁρμή n’est ni un penchant de la sensibilité ni une détermination de l’intelligence, c’est un acte de la volonté, c’est un vouloir ; ce vouloir a pour objet le convenable, comme l’ὄρεξις a pour objet l’utile, comme la συγκατάθεσις a pour objet le vrai ou le rationnel (Entretiens, III, ii).
  21. V. Sénèque, de Benef., IV, c. 34 ; de Tranquill., c. 13.
  22. Marc-Aurèle, V, xx.
  23. Manuel, viii.
  24. Entretiens, I, i ; II, viii.
  25. Voir Entretiens., I, vii.
  26. Entret. III, i, 2.
  27. Ib., I, vii.
  28. Ib., I, vii. « Le vulgaire, dit Épictète, ne voit pas quel rapport a avec le devoir l’étude de la logique… ; mais ce que nous cherchons en toute matière, c’est comment l’homme de bien trouvera à en user et à s’en servir conformément au devoir. » (I, vii, 1.)
  29. Ib., III, ix.
  30. Οὐδὲ τὸν δάκτυλον εἰκῆ ἐκτείνειν. Stob. Flor., liii, 58.
  31. Entretiens, IV, xii.
  32. Ibid., IV, ix.
  33. Marc-Aur., IV, iii.
  34. Plutarque, Stoïc. paradox.
  35. Entretiens, II, xvi.
  36. Entretiens, I, v.
  37. Ib., IV, i, iv.
  38. Entretiens, ii, 10.
  39. Entretiens, II, xviii, 19.
  40. Entretiens, IV, i, 54.
  41. Ib., II, xi.
  42. Sénèque, de Clément., II, 5, 2, et Epist., lxxiii : Sunt qui existimant philosophiæ fideliter deditos contumaces esse ac refractarios et contemptores magistratuum ac regum. — On sait les dures vérités que les philosophes stoïciens dirent plus d’une fois aux empereurs.
  43. Entretiens, II, xxii.
  44. Ib., II, xxii.
  45. Manuel, i.
  46. Entretiens, II, xxii.
  47. Marc-Aurèle, viii, 51.
  48. Entretiens, I, xxviii ; II, xvi ; II, xxii.
  49. Dissertations, II, xvii. (Tr. Courdaveaux, p. 179). — M. A.-P. Thurot, dans sa traduction des Entretiens, ne semble pas avoir saisi l’ironie de ce passage.
  50. Entretiens, III, xxiv.
  51. Manuel, iii.
  52. Manuel, xiv.
  53. Entretiens, III, xxiv.
  54. Entretiens, II, xxii.
  55. Stob. Flor., i, 57.
  56. Pensées. IX, iii.
  57. VIII, lvii.
  58. Marc-Aurèle, VII, xiii. Ἀπὸ καρδίας φίλει τοὺς ἀνθρώπους.
  59. Entretiens, III, xiii.
  60. Marc-Aurèle, IV, xlv.
  61. Entretiens, III, xxiv, 10.
  62. Marc-Aurèle IV, xxiii.
  63. Manuel, xxxi.
  64. Entretiens, I, xxiii.
  65. En outre, si le titre de Dieu à notre amour se fonde sur la distribution qu’il nous fait des biens et des maux extérieurs, quiconque pourra les distribuer comme lui, par exemple le prince, sera dieu. « De là vient que nous honorons comme des dieux ceux qui ont en leur pouvoir les choses du dehors : cet homme, disons-nous, a dans ses mains les choses les plus utiles ; donc, il est un dieu. » — Explication profonde de la dégradation morale où était tombée Rome, et des honneurs divins rendus aux Néron ou aux Domitien. — Bossuet essayera de prouver, lui aussi, que les princes sont des dieux parce qu’ils ont comme Dieu le pouvoir de nous distribuer les biens ou les maux : « Il faut obéir aux princes comme à la justice même, dit Bossuet : ils sont des dieux… Comme en Dieu est réunie toute perfection, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. »
  66. Entretiens, III, xx.
  67. Ibid., I, xxix.
  68. Ibid., I, xxiv.
  69. Entretiens. I, 6, 33, sqq. ; II, 16, 44 ; IV, 10, 10 ; III, 22, 24, 13 sqq ; III, 26, 31. — V. sur le costume du cynique, Gatak., ad Marc. Antonin, iv, 30 ; M. Ravaisson, Essai sur la Mét. d’Arist., ii, 120.
  70. Manuel, xxxi.
  71. Maxim., xviii, p. 183. — Cette dernière pensée est d’une authenticité contestée ; mais elle est toute conforme à l’esprit du Manuel et des Entretiens.
  72. Distique attribué à Épictète.
  73. Epist. ad Luc., 73.
  74. Marc-Aurèle, III, ii.
  75. Sénèque, Epist. 96, 107.
  76. Entretiens, IV, i.
  77. Marc-Aurèle, X, 21, IV, 23.
  78. Pensées, II, xvii.
  79. Entretiens, III, xiii.
  80. Stob. Flor., cviii, 60.
  81. Entretiens, III, xxiv.
  82. De tranquill. an., i, ii.
  83. Pensées, IX, xxviii.
  84. Ibid., IX, xxxvii.
  85. Pensées, vi, 24 ; vii, 32, 50 ; ix, 28, 39 ; x, 7, 18 ; xi, 3.
  86. Pensées, ix, 3.
  87. ii, 11.
  88. Entretiens, I, ix.
  89. On sait comment Pérégrinus, le fameux cynique, après avoir convié toute la Grèce à Olympie pour le voir mourir, les jeux finis, au lever de la lune, au milieu des parfums de l’encens et des acclamations d’un peuple, s’élança dans le bûcher allumé par les mains de ses disciples, et « disparut dans l’immense flamme qui s’éleva. » (Lucien, Mort de Pérégr., 33). — V. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, ii, 285.
  90. Gell., Noct. Att., xvii, 19.
  91. Stob, Flor., I, 47. — V. les Entretiens.
  92. Les anciens étaient toujours tentés de se représenter l’âme sous la forme d’une chose passive plutôt que comme une volonté active : de même qu’ils voulaient au dedans la rasseoir et l’apaiser, ils voulaient au dehors la « polir, » l’ « arrondir » en quelque sorte : le sage, suivant la comparaison d’Empédocle reprise par Horace, doit se façonner lui-même en une sphère toute ronde et polie sur laquelle nulle aspérité ne peut donner prise :
    … et in seipso totus teres atque rotundus
    Externi ne quid valeat per læve morari.

    Sat., ii, 7. Cf. Marc-Aurèle, XII, iii ; VIII, xlviii ; XI xii. — L’âme vraiment libre ressemble-t-elle donc à cette sphère solitaire roulant dans le vide ?

  93. Entretiens, I, xix.
  94. V. M. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, ii, 279.
  95. Marc-Aurèle, IV, x.
  96. Id., viii, 51.
  97. Entretiens, IV, i, 106.