Manuel d’économique/0/1

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MANUEL D’ÉCONOMIQUE
INTRODUCTION
L’ÉCONOMIQUE[1]
I. — Objet de l’économique[2]


1. — Voulant traiter de l’économique, il nous faut tout d’abord indiquer ce que nous entendons par ce mot, afin de délimiter le domaine que nous aurons à explorer.

Les définitions, en un sens, sont toujours arbitraires. Il est toujours loisible à un auteur de décider que tel mot qu’il emploie désignera, dans ses écrits, tel ou tel objet. Toutefois, quand on prend un mot ou une expression qui a cours, il convient, pour éviter des confusions regrettables, de donner à ce mot ou à cette expression un sens conforme à l’usage qui en est fait : on en précisera la signification, sans la changer. D’autre part, on doit s’efforcer de former ses concepts en telle sorte que l’analyse de ces concepts nous conduise à étudier des faits, à découvrir des lois importantes.

Quel sera donc l’objet de l’économique ?

La réponse la plus commune, chez les auteurs français, est celle qui assigne comme objet à l’économique — ou à l’économie politique, comme ils l’appellent d’ordinaire — l’étude des richesses en tant que telles, au point de vue de leur production, de leur circulation, de leur distribution et de leur consommation.

Cette réponse cependant n’est point satisfaisante. En premier lieu, le mot « richesses » est un mot vague, qui demande lui-même à être défini, et sur la définition duquel ou a beaucoup discuté. De plus, quand on parle de richesses, on songe généralement à des biens que l’on considère dans leur objectivité ; et ainsi, à adopter la définition que nous examinons ici, on s’expose à oublier que les richesses n’existent et ne sont telles que par rapport à l’homme, dont elles doivent satisfaire les besoins ; on s’expose à transformer l’économique en une chrématistique[3].

Nous éviterons le deuxième inconvénient en disant que l’économique s’occupe de l’économie. L’économie c’est, étymologiquement, l’administration du patrimoine[4]. Le mot « économie » implique donc l’idée de l’activité de l’homme ; employant ce mot, on est obligé de rapportera l’homme et à son activité tout ce que l’on considérera. Mais il reste à déterminer exactement ce qu’on doit entendre par l’économie. Et ici les divergences et les difficultés reparaissent.

Comment distinguer l’activité économique de l’homme des autres formes d’activité qu’il déploie ? Dira-t-on que l’activité économique se rapporte aux biens matériels ? Ce serait exclure de l’économique la considération des services, lui interdire de s’occuper, par exemple, de ce contrat par lequel l’ouvrier s’engage à travailler pour un employeur.

Il ne convient pas non plus de définir l’activité économique comme visant à la satisfaction des seuls besoins inférieurs. L’homme d’étude, l’artiste font des dépenses pour se procurer les jouissances élevées qu’ils recherchent.

Nous devons écarter encore cette conception d’après laquelle l’activité économique se déploierait au dehors, l’homme ayant affaire, en tant qu’être économique, soit à la nature, soit à ses semblables. Toutes nos formes d’activité nous mettent en rapport avec l’extérieur ; et toutes aussi — toutes celles, du moins, où notre moi conscient participe — sont intérieures par un côté.

D’après une définition qui mérite plus que les précédentes de retenir l’attention, l’activité économique serait caractérisée par le fait qu’elle procède de causes psychologiques mesurables, et que la mesure, conséquemment, s’y introduit en diverses manières. Pour Hermann, l’économie était « la surveillance quantitative de la production et de la consommation des richesses »[5]. Pour Marshall, l’économique offre cette particularité, parmi les branches diverses de la sociologie, de s’occuper de désirs, d’aspirations et d’affections dont l’influence sur la conduite de l’homme se prête à la mesure[6].

Cette considération, toutefois, de la mensurabilité des phénomènes ne nous fournit pas la démarcation cherchée. Il n’est pas de fin, parmi celles que l’homme peut poursuivre, qui ne soit mise par lui en comparaison avec les fins rivales. Notre vie consciente se passe à exercer des choix, à attribuer des valeurs aux objets qui nous apparaissent comme désirables. Entre deux biens qui sont à vendre, et qui coûtent le même prix, nous prendrons l’un de préférence à l’autre. Mais nous nous déciderons aussi bien entre la recherche scientifique, ou la culture de l’art, et l’argent, quand la nécessité d’une telle décision, comme il arrive, s’imposera à nous. On arrivera, avec la définition de Marshall, à faire entrer dans le domaine de l’économique toutes les manifestations de l’activité intelligente de l’homme. Car il serait de peu d’intérêt de remarquer que l’exactitude avec laquelle les désirs et les besoins se laissent mesurer, est tantôt plus grande, tantôt moindre.

Il semble qu’il y ait lieu de chercher la notion spécifique de l’économique, non pas dans la mensurabilité, mais dans l’échangeabilité. Celle-ci est une notion plus étroite. L’échangeabilité implique la mensurabilité : on n’échange un objet que parce qu’on l’estime moins que l’objet contre lequel on le cède. Mais tout ce qui est mesurable ne peut pas être échangé : les dons de l’intelligence, les qualités morales ont une valeur aux yeux de l’individu qui les possède, comme aux yeux des personnes qui sont en rapport avec lui ; mais ces qualités ne sauraient aucunement devenir des objets d’échange.

La distinction des biens échangeables et des biens non échangeables a une netteté suffisante : point n’est besoin de le démontrer. Et elle a en même temps une importance très grande. Car si pour chaque individu les biens que cet individu possède ou qu’il désire, de quelque sorte qu’ils soient d’ailleurs, forment un système, il y a un système beaucoup plus vaste, non plus individuel, mais social, que forment ensemble tous les biens échangeables.

Nous avons donc trouvé le principe de démarcation que nous cherchions. Nous fondant sur ce principe, nous adopterons les définitions suivantes.

L’activité économique de l’homme est cette partie de son activité qui tend à l’acquisition de biens échangeables, ou qui, de quelque autre manière, se rapporte à de tels biens.

L’économie d’un individu, d’une société, c’est l’ensemble des actes qui constituent l’activité économique de cet individu, des membres de cette société, ce sont les conditions dans lesquelles cette activité s’exerce, ce sont enfin les résultats auxquels elle aboutit, en tant que ces résultats représentent une réalisation plus ou moins heureuse de l’idéal qui l’a inspirée, ou qu’ils sont de nature à influer sur l’activité économique ultérieure de l’individu ou des individus en question.

Un fait ou un phénomène économique, c’est un fait ou un phénomène qui appartient à une économie. Toutefois, l’usage veut que l’on appelle faits ou phénomènes économiques, de préférence, ces faits ou phénomènes qui intéressent des collectivités : ainsi un accroissement de la production dans telle ou telle industrie, l’élévation ou l’abaissement de la rente des terres dans un pays.

L’économique, enfin, est cette branche du savoir humain qui étudie les faits ou phénomènes économiques. Elle étudie cette activité que les hommes déploient pour acquérir des biens échangeables ; elle l’étudie en elle-même, dans ses conditions et dans ses résultats, en la considérant principalement sous son aspect social.

Nous aurons, au reste, à préciser cette définition quand nous parlerons des rapports de l’économique avec la technologie, la psychologie, etc[7].

  1. Pour la plupart des questions abordées dans cette Introduction, consulter Wagner, Lehr- und Handbuch der politischen Oekonomie, I, Grundlegung, §§ 54-107 (trad. fr., Les fondements de l’économie politique, Paris, Giard et Brière, t. 1, 1904), et Cossa, Introduzione allo studio dell’economia politica, 1re partie (trad. fr., Histoire des doctrines économiques, Paris, Giard et Brière, 1899). Ces deux ouvrages fournissent sur tous les points qu’ils touchent des indications bibliographiques très complètes.
  2. Voir Wagner, Grundlegung, § 29, Cossa, Introduzione, lre partie, chap. 5, § 2, Schönberg, Die Volkswirtschaft, §§ 1-9 (dans le Handbuch der politischen Oekonomie publié par le même, 4e éd., 1re partie, Tübingen, 189(5).
  3. Du grec χρήματα, biens, richesses.
  4. Du grec οἰκονομιά, dans lequel il y a οἶκος, maison, ménage, patrimoine, et νέμειν, administrer.
  5. Cité par Wagner.
  6. Principles of economics, I, Londres, Macmillan, 4e éd., 1898, liv. I, 5, § 3 (trad. fr., Paris, Giard et Brière, t. I, 1907).
  7. Voir un peu plus loin, §§ 8 et suiv.