Manuel de la parole/11

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J.-P. Garneau (p. 133-143).

CHAPITRE III

LES PHRASES


268.— Une proposition est un groupe de mots énonçant un jugement. Une phrase est une proposition ou une réunion de plusieurs propositions formant un sens complet. Une période est une réunion de plusieurs phrases ayant entre elles des relations plus ou moins directes.

La syntaxe nous apprend à décomposer une phrase dans ses propositions, et une proposition dans ses éléments simples qui sont les mots. C’est une question de grammaire, qu’il serait inutile de traiter ici. On devra cependant faire quelques exercices d’analyse logique, avant de passer outre.


SECTION I

LA LIAISON DES MOTS


269.Lier deux mots, c’est les prononcer comme un seul, au moyen de la juxtaposition du dernier élément du premier mot au premier élément du second. — Ex. : grande âme (grand’âme), les hommes (les z’hommes).

C’est grâce aux liaisons que tous les mots d’une phrase coulent et glissent, se succèdent sans effort et sans heurt.

270. — La liaison des mots n’a lieu que dans les rencontres de deux voyelles, ou d’une consonne et d’une voyelle.

Deux mots, dont le premier finit et dont le second commence par une consonne, ne peuvent se lier. — Ex. : grand Dieu. — De même, un mot terminé par une voyelle ne peut se lier à un autre commençant par une consonne. — Ex. : Dieu puissant.

271. — La liaison de deux voyelles, c’est-à-dire de deux mots dont le premier finit et dont l’autre commence par une voyelle, se fait en supprimant la voyelle finale, et en faisant suivre sans arrêt la consonne qui la précède de la voyelle initiale du mot suivant. On appelle cette liaison élision. — Ex. : sage et savant (sag’ et savant).

Par l’élision, on évite l’hiatus, espèce de bâillement produit par l’émission consécutive de deux voyelles. Ainsi, il serait désagréable d’entendre et difficile de prononcer : la action, on dit : l’action.

L’élision de a dans la, de e dans le, je, ne, me, te, ce, se, de, et que, de i dans si, de oi dans moi et toi, quand elle a lieu, est toujours indiquée par l’orthographe au moyen d’une apostrophe. — Ex. : l’écriture, l’homme, s’il t’aime, c’est, donne-m’en, n’y va pas, s’aider, qu’on, etc.

La et le, pronoms, ou régimes d’un verbe à l’impératif, ne se lient pas. — Ex. : Fais-la entrer, dites-le aux ouvriers. Cependant, dans les vers, les poètes exigent parfois que le lecteur fasse cette élision. — Ex. :

Condamnez-le à l’amende, ou s’il le casse, au fouet. (Racine.)

L’e muet final suivi d’un mot commençant par une voyelle ou une h muette, s’élide toujours, bien que l’orthographe ne l’indique pas (sauf dans le, pronom, ou régime d’un verbe à l’impératif). — Ex. : orage affreux (orag’affreux), honnête homme (honnêt’homme).

Ce sont là les seules élisions possibles en français.

272. — La liaison de deux mots, dont le premier finit par une consonne et dont le second commence par une voyelle, se fait en prononçant ces deux mots comme s’ils n’en formaient qu’un seul. — Ex. : bel homme (bel’homme), fait exprès (fait t’exprès).

Le dernier élément du premier mot et le premier élément du mot suivant se trouvent juxtaposés ; mais le lien qui les unit, la consonne qui fait la liaison, appartient à la dernière syllabe du premier mot et non à la première syllabe du second. C’est une nuance encore assez sensible, et qu’on pourrait noter, en disant que ciel en feu ne se prononce pas : ciè len feu, mais bien : ciel’ en feu. Cela se fait sentir surtout dans la liaison des mots à consonne finale sonore. Quand la consonne finale est muette, elle paraît davantage appartenir au mot suivant ; ex. : les amis (les z’amis). — Dans tous les cas, la consonne de liaison doit être adoucie, car elle n’est qu’un procédé euphonique, et il ne faut pas exagérer son importance dans la prononciation.

273. — Il ne peut y avoir liaison qu’entre les mots qui ne sont pas séparés par un silence.

Les endroits où le lecteur doit prendre des temps, et où par conséquent les liaisons sont interdites, sont fixés par le sens. C’est une question d’analyse et d’interprétation. — Cependant, dans un grand nombre de cas, il n’y a pas de repos, et la liaison n’a pas lieu. C’est alors plutôt une question d’euphonie. — Après avoir énoncé quelques règles générales, nous indiquerons dans quels cas particuliers et avec quels sons se fait la liaison au moyen des différentes consonnes.

274. — La liaison naturelle est la liaison d’un mot terminé par une consonne sonore, qui s’appuie sur la voyelle initiale du mot suivant. — Ex. : mer’ en fureur et ciel’ en feu.

La liaison artificielle est la liaison d’un mot terminé par une consonne, qui, muette dans le mot prononcé isolément, ne sonne que pour adoucir le passage au mot suivant. — Ex. : premier homme (premier r’homme).

La liaison d’un mot terminé par deux consonnes, dont la première seule est sonore dans le mot pris isolément, est naturelle, quand elle se fait au moyen de la consonne sonore, comme dans : discours éloquent (discour’éloquent) ; — artificielle, quand elle se fait au moyen de la consonne muette, comme dans : fort éloquent (fort t’éloquent).

275. — La liaison naturelle se fait toujours, quand les mots s’y prêtent.

La liaison artificielle se fait (quand les mots s’y prêtent et que les règles particulières à chaque lettre ne s’y opposent pas) dans les cas suivants :

a) Entre les mots qui ont un rapport grammatical, comme celui de l’article et de l’adjectif au substantif, de l’adverbe à l’adjectif et au verbe, du pronom au verbe, etc., c’est-à-dire entre les mots dont le premier n’a de sens que joint au second. — Ex. : un homme (un n’homme), très habile (très z’habile), etc.

b) Entre les termes des mots composés. — Ex. : pot-au-feu, porc-épic, avant-hier, pied-à-terre, etc. (pot-t’au-feu, etc.).

Cependant, c’est la liaison naturelle (c.-à.-d., avec l’avant-dernière consonne) qui se fait dans les mots arcs-en-ciel, chars à bancs, ducs et pairs, crocs-en-jambe, guet-apens, et maîtres ès-arts (arc’-en-ciel, etc.).

c) Entre les termes des locutions adverbiales. — Ex. : de temps en temps, dès à présent, de part et d’autre, tôt ou tard, tout à coup, etc. (de temps z’en temps, etc.).

d) Entre les adverbes, les prépositions, les conjonctions (sauf et et selon, qui ne se lient jamais), et les mots qui les suivent. — Ex. : fort heureux, trop adroit, mais au contraire, etc. (fort t’heureux, etc.).

e) Entre les verbes et les mots qui les suivent. — Ex. : part-on ? ils veulent avoir, manger un pain, etc. (part-t’on, etc.).

f) Entre le pronom (sujet) et le verbe, et entre le verbe et le pronom (régime). — Ex. : ils ont, pensent-ils ? croyez-en, etc. (ils z’ont, etc.).

g) Entre les adjectifs et les noms. — Ex. : bons avis, mes enfants, sujets obéissants, etc. (bons z’avis, etc.).

Il se fait d’autres liaisons encore, mais celles-là sont les plus fréquentes.

276. — I. La liaison des mots terminés par deux consonnes, dont la dernière est muette et la première sonore, est soit naturelle, soit artificielle.

Elle est naturelle généralement, et se fait par conséquent avec l’avant-dernière consonne, dans les mots au singulier : regard aimable (regar’aimable), il part avec moi (il par’avec moi), discours émouvant (discour’émouvant), univers entier (univer’entier), etc. ; et dans le mot corps, au pluriel comme au singulier.

Elle est artificielle, et se fait par conséquent avec la dernière consonne muette, dans les mots au pluriel (surtout si la liaison peut servir à indiquer que le mot est au pluriel) : divers exemples (divers z’exemples), secours efficaces (secours z’efficaces), etc. ; dans l’adverbe fort : fort habile (fort t’habile) ; et dans les expressions suivantes : de part et d’autre, de clerc à maître, porc-épic, lacs, échecs, nord-est, nord-ouest, par rapport à, la mort aux rats, un court entretien (de part t’et d’autre, etc.).

Cependant, nous avons vu que la liaison est naturelle dans : arcs-en-ciel, chars-à-bancs, etc.

II. La liaison des mots terminés par deux consonnes muettes, se fait généralement avec l’avant-dernière consonne, au singulier, quand cette consonne est la lettre c : aspect affreux (aspec’affreux), etc. ; et avec l’s, au pluriel : instincts honnêtes (instincts z’honnêtes), etc. Quand l’avant-dernière consonne est une autre lettre que c, la liaison, au singulier, se fait avec la dernière : doigt enlevé (doigt t’enlevé), etc., ou bien ne se fait pas : Jésus-Christ est...(Jésus-Christ | est), etc. ; au pluriel, la liaison se fait avec s : doigts écartés (doigts z’écartés), etc.

277.La liaison artificielle ne se fait pas dans les cas suivants :

a) Après les mots dont la consonne finale ne se lie pas, d’après les règles particulières à chaque lettre (N° 280).

b) Quand la liaison serait plus dure et plus désagréable à, l’oreille que la rencontre des deux voyelles, ou sentirait l’effort. En général, est mauvaise la liaison qui rapproche deux articulations semblables. Ainsi, on évitera de lier : sang | âcre, résultat | affreux.

c) Quand la liaison amènerait une équivoque : le perroquet | a des plumes.

d) Quand l’interprétation exige qu’on prenne un temps.

e) Quand le second mot commence par une h aspirée ou par une demi-aspiration : il a dit | oui.

f) Après les noms propres et les noms de lieux : Jésus | enfant, Paris | est grand.

278. — Diverses circonstances, que l’interprétation fait connaître, exercent aussi une influence considérable sur les liaisons.

On fait plus de liaisons dans les vers que dans la prose, dans la tragédie que dans la comédie, dans la récitation que dans le discours, dans l’expression d’idées nobles et élevées que dans l’expression d’idées familières, dans le discours soutenu que dans la conversation.

279. — Dans la poésie surtout, il faut rechercher les liaisons. Elles sont souvent nécessaires au rythme, à la mesure, à l’harmonie du vers.

Dans certains cas, l’omission d’une élision ferait d’un alezandrin un vers de onze syllabes. — Ex. :

Elles veulent écrire et devenir auteurs.

Si l’on ne lie pas veulent écrire, le vers n’a que onze syllabes. Ces liaisons ne doivent jamais être omises.

Parfois, l’omission de la liaison a pour effet de faire se rencontrer deux voyelles, de produire par conséquent un hiatus :

Pensez-vous être juste et bon impunément ?

En ne liant pas vous être, on fait un hiatus. On doit cependant omettre ces liaisons quand elles choqueraient trop l’oreille ; il faut se demander lequel serait le plus désagréable, l’hiatus ou la liaison ?

280.Règles particulières à chaque consonne finale.

B. Sonore, b se lie avec le son propre. — Muet, il ne se lie pas.

C. Sonore, c se lie avec le son k, sauf dans zinc où il se lie avec le son g. — Muet, il ne se lie pas, sauf dans certains mots composés et certaines locutions où il est d’usage de faire la liaison, savoir : franc-alleu (franc k’alleu), porc-épic, franc-archer, croc-en-jambe, de clerc à maître, du blanc an noir, franc étourdi, franc étrier.

Sonore (c’est-à-dire, dans les noms propres, et dans le mot sud), d se lie avec le son propre.

Dans les substantifs, d est muet et ne se lie pas : nid | antique ; sauf dans sud où il est sonore, et dans pied où il se lie avec le son t.

Cependant d ne se lie pas dans pied à pied, bien qu’il se lie dans de pied en cap et pied à terre (pied | à pied, pied t’en cap, etc.).

Dans les mots autres que les substantifs et les noms propres, d est muet et se lie avec le son t : profond ennui (profond t’ennui).

Dans les mots terminés par rd, la liaison se fait généralement avec r : nord et sud (nor’ et sud).

Cependant, dans nord-est et nord-ouest, la liaison se fait au moyen du d avec le son propre. Dans le genre noble, la liaison avec d est parfois aussi préférée. Au pluriel, la liaison se fait avec s.

F. Sonore, f se lie avec le son propre : chétif insecte (chétif’ insecte). — Muette, elle ne se lie pas.

Dans neuf, adjectif numéral, f se lie avec le son v : neuf ans (neuf v’ans).

G. Sonore, g se lie avec le son propre : joug insupportable (joug’ insupportable). — Muet, il se lie avec le son k : sang impur (sang k’impur) ; sauf dans les mots seing, hareng, poing, coing et étang, où il ne se lie pas.

Dans bourg et faubourg, la liaison se fait avec r au singulier, avec s au pluriel.

L. Sonore, l se lie avec le son propre ou avec le son mouillé, suivant le cas. — Muette, elle ne se lie pas, sauf dans gentil où elle se lie avec le son mouillé.

M. Sonore, m se lie avec le son propre. — Muette, c’est-à-dire quand elle fait partie d’une voyelle nasale, elle ne se lie pas.

N. Sonore, n se lie avec le son propre. — Muette, elle ne se lie pas généralement ; particulièrement, elle ne se lie jamais dans les substantifs, sauf toutefois dans rien.

Quoique muette, n se lie dans les adjectifs et dans l’article indéfini un, immédiatement suivis du nom auquel ils se rapportent, dans les adverbes et les pronoms suivis d’un adjectif, d’un verbe, d’une préposition, d’un adverbe ou d’une locution adverbiale : Jean s’en alla, bien habile, etc. (s’en n’alla, etc.). — Mais n ne se lie pas dans les pronoms placés après le verbe : donne m’en | un peu ; de même, n ne se lie pas dans un et dans l’adjectif ancien, suivis d’un mot autre qu’un substantif : en voici un | assez bon, ancien | et précieux. Cependant n se lie dans l’un et l’autre et l’un ou l’autre (l’un n’et l’autre, etc.).

Quand n, faisant partie d’une voyelle nasale, se lie, elle garde le son propre. Mais dans les adjectifs qualificatifs, la nasalité disparaît : bon homme (bo n’homme). La liaison se fait sans que la nasalité disparaisse, dans les adverbes : bien heureux (bien n’heureux) ; dans rien, substantif : rien à dire (rien n’à dire) ; dans les adjectifs possessifs mon, ton, son : mon habit (mon n’habit) ; dans l’article indéfini un : un avis (un n’avis) ; dans l’adjectif indéfini aucun : aucun individu

(aucun n’individu) ; dans les pronoms : on en a vu (on n’en n’a vu).

P. Sonore, p se lie avec le son propre. — Muet, il se lie dans trop et beaucoup avec le son propre, mais ne se lie pas dans camp, champ, coup, drap, galop, loup, et sirop.

Q. Il se lie toujours avec le son k.

R. Sonore, r se lie avec le son propre. — Muette, r se lie avec le son propre, dans les verbes à l’infinitif et dans les adjectifs suivis du nom auquel ils se rapportent, mais sans jamais altérer le timbre de la voyelle qui la précède ; ainsi, chercher un ami, ne se prononce pas : cherchèr’ un ami, mais : cherché r’un ami. Dans les autres cas, r ne se lie pas, notamment dans les substantifs.

On dira donc : le premier r’homme, mais : le premier | et le dernier.

Dans les finales en rd, rds, rps, rt, rts, rg, rgs, rs, quand r seule est sonore, la liaison se fait généralement avec r au singulier, et avec s au pluriel ; mais dans corps, la liaison se fait toujours avec r, au singulier comme au pluriel.

S. Sonore, s se lie avec le son propre. — Muette, s se lie avec le son z : les amis (les z’amis).

Pour les mots en rs, rds, rps, etc., voyez R.

Quand s finale appartient à une syllabe muette, on ne fait pas la liaison dans la diction familière : tu affirmes à tort (affirm’ à tort) ; à moins que ce soit nécessaire pour marquer le pluriel : quelques hommes (quelques z’ommes). — S finale, à la deuxième personne du singulier de l’indicatif des verbes de la première conjugaison, ne se lie pas par conséquent dans la conversation, mais se lie dans la diction soignée.

T. T se lie avec le son propre, sauf dans la conjonction et, où il ne se lie jamais.

Dans les finales en rt, la liaison se fait avec r, sauf dans les locutions de part en part et de part et d’autre, dans l’adjectif court, dans l’adverbe fort, et à la troisième personne du présent de l’indicatif du verbe servir (il sert), où la liaison se fait avec t.

X. Sonore, x se lie avec le son qu’il a quand le mot est isolé. — Muet, x se lie avec le son z.

Z. Sonore, z se lie avec le son z ou s, suivant le cas. — Muet, il se lie avec le son z. Cependant, dans nez, z ne se lie pas généralement ; il ne se lie jamais dans la locution nez à nez.

CH. Ch final se lie avec le son k.