Manuel de la parole/15/05

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J.-P. Garneau (p. 171-172).

LE LAPIN DE LA FONTAINE


Je m’étais ennuyé longtemps, et j’en avais ennuyé bien d’autres. Je voulus aller m’ennuyer tout seul. J’ai une fort belle forêt ; j’y allai un jour, ou, pour mieux dire, un soir, pour tirer un lapin. C’était l’heure de l’affût. Quantité de lapereaux paraissaient, disparaissaient, se grattaient le nez, faisaient mille bonds, mille tours, mais toujours si vite que je n’avais pas le temps de lâcher mon coup. Un ancien, d’un poil un peu plus gris, d’une allure plus posée, parut tout d’un coup au bord de son terrier. Après avoir fait sa toilette tout à son aise (car c’est de là qu’on dit : Propre comme un lapin), voyant que je le tenais au bout de mon fusil : « Tire donc ! me dit-il ; qu’attends-tu ? » Oh ! je vous avoue que je fus saisi d’étonnement… Je n’avais jamais tiré qu’à la guerre sur des animaux qui parlent. « Je n’en ferai rien, lui dis-je ; tu es sorcier, ou je meure. — Moi ! point du tout, me répondit-il ; je suis un vieux lapin de La Fontaine. » Oh ! pour le coup, je tombai de mon haut. Je me mis à ses petits pieds : je lui demandai mille pardons et lui fis des reproches de ce qu’il s’était exposé. « Eh ! d’où vient cet ennui de vivre ? — De tout ce que je vois. — Ah ! bon Dieu, n’avez-vous pas le même thym et le même serpolet ? — Oui. Mais ce ne sont plus les mêmes gens. Si tu savais avec qui je suis obligé de passer ma vie ! Hélas ! ce ne sont plus les bêtes de mon temps. Ce sont de petits lapins musqués qui cherchent des fleurs. Ils veulent se nourrir de roses, au lieu d’une bonne feuille de chou qui nous suffisait autrefois. Ce sont des lapins géomètres, politiques, philosophes ; que sais-je ? d’autres qui ne parlent qu’allemand, d’autres qui parlent un français que je n’entends pas davantage. Si je sors de mon trou pour passer chez quelque gent voisine, c’est de même ; je ne comprends plus personne. Les bêtes d’aujourd’hui ont tant d’esprit ! Enfin, vous le dirai-je ? à force d’en avoir, ils en ont si peu, que notre vieux âne en avait davantage que les singes de ce temps-ci. » Je priai mon lapin de ne plus avoir d’humeur, et je lui dis que j’aurais soin de lui et de ses camarades, s’il s’en trouvait encore. Il me promit de me dire ce qu’il disait à La Fontaine, et de me mener chez ses vieux amis. Il m’y mena en effet. Sa grenouille qui n’était pas tout à fait morte, quoiqu’il l’eût dit, était de la plus grande modestie, en comparaison des autres animaux que nous voyons tous les jours ; ses crapauds, ses cigales chantaient mieux que nos rossignols ; ses loups valaient mieux que nos moutons. Adieu, petit lapin, je vais retourner dans mes bois, à mes champs et à mon verger. J’élèverai une statue à La Fontaine, et je passerai ma vie avec les bêtes de ce bonhomme.

Le Prince de Ligne.