Manuel de la parole/15/12

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J.-P. Garneau (p. 178-179).

L’ÂNE


L’âne est de mes bons amis ; j’aime sa société, son commerce me récrée, et il y a dans son affaire je ne sais quoi qui excite ma sympathie et mon sourire. Je n’aurai point à me reprocher en mourant de ne m’être pas, en tout temps, arrêté dans les foires, sur les places publiques, partout où s’est rencontré un âne à regarder.

Je parle ici de l’âne des champs, de cet âne flâneur et laborieux, esclave sans être asservi, sobre et sensuel, dont l’oreille reçoit le bruit dans tous les sens, sans que l’esprit bouge, dont l’œil mire tous les objets sans que l’âme se soucie.

Il lui manque, c’est vrai, de la noblesse ; mais aussi point d’orgueil, point de vanité, nulle envie d’être regardé… Ceci m’a fâché quelques fois ; je m’étonnais désagréablement d’être le seul des deux qui trouvât du charme à regarder l’autre. En y réfléchissant mieux, j’ai reconnu que l’avantage est tout du côté de mon confrère. Regarder autrui, c’est être soi-même sensible aux regards ; c’est le premier et le dernier degré de la vanité, et l’âne n’en a point, je l’ai dit. Au milieu d’une place remplie de monde, de lui nul ne se soucie, et nul ne lui importe ; approchez, vous le verrez regarder une borne, vaquer à sa feuille de chou, écouter des bruits curieux, humer le vent qui passe, et jamais s’enquérir si cela vous plaît ou vous déplaît, s’il en est mieux ou plus mal jugé par vous, si, faisant autrement, il lui en reviendrait plus de louange de votre part. Vrai philosophe, libre en dépit de l’homme son maître, en dépit de la destinée sa marâtre ; patient au mal et ne boudant jamais sa fortune. Et pourtant les écoliers l’insultent, les passants se moquent de lui, son maître le bat ; il est le jouet des places publiques et le rebut des métairies. Ceci n’est pas ce qui m’étonne, car c’est le lot du sage que d’être la risée au sot.

Topffer.