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Manuel de la parole/15/42

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J.-P. Garneau (p. 221-222).

LE DRAPEAU


Voyez-vous, disait souvent le vieux capitaine en frappant sur la table, vous ne savez pas, vous autres, ce que c’est que le drapeau. Il faut avoir été soldat ; il faut avoir passé la frontière et marché sur des chemins qui ne sont pas ceux de la France ; il faut avoir été éloigné du pays, sevré de toute parole qu’on a parlée depuis l’enfance ; il faut s’être dit, pendant les journées d’étapes et de fatigues, que tout ce qui reste de la patrie absente, c’est le lambeau de soie aux trois couleurs françaises qui clapote, là-bas, au centre du bataillon ; il faut n’avoir eu, dans la fumée du combat, d’autre point de ralliement que ce morceau d’étoffe déchirée, pour comprendre, pour sentir, tout ce que renferme dans ses plis cette chose sacrée qu’on appelle le drapeau. Le drapeau, mes pauvres amis, mais sachez-le bien, c’est, contenu dans un seul mot, rendu palpable dans un seul objet, tout ce qui fut, tout ce qui est la vie de chacun de nous ; le foyer où l’on naquit, le coin de terre où l’on grandit, le premier sourire d’enfant, la mère qui vous berce, le père qui gronde, le premier ami, la première larme, les espoirs, les rêves, les chimères, les souvenirs ; c’est toutes ces joies à la fois, toutes enfermées dans un mot, un nom, le plus beau de tous, la patrie ! Oui, je vous le dis, le drapeau, c’est tout cela ; c’est l’honneur du régiment, ses gloires et ses titres flamboyant en lettres d’or sur ses couleurs fanées, qui portent les noms des victoires ; c’est comme la conscience des braves gens qui marchent à la mort sous ses plis ; c’est le devoir dans ce qu’il a de plus sérieux et de plus fier, représenté dans tout ce qu’il a de plus grand : une idée flottant dans un étendard. Aussi bien, étonnez-vous qu’on l’aime, ce drapeau parfois en haillons, et qu’on se fasse, pour lui, trouer la poitrine ou broyer le crâne. Il semble que tous les cœurs du régiment tiennent à sa hampe par des fils invisibles.

Le perdre, c’est la honte éternelle. Autant vaudrait souffleter un à un ces milliers d’hommes, que leur arracher, d’un seul coup, leur drapeau. Non, non, vous ne comprendrez jamais ce que peut souffrir un homme qui sait que son drapeau est demeuré, comme une partie intégrante du pays, aux mains de l’ennemi ! C’est une idée fixe qui dès lors le torture et le déchire : « Le drapeau est là-bas. Ils l’ont pris ; ils le gardent ! » Nuit et jour, il y songe, il en rêve, il en meurt parfois. Qu’est-ce qu’un drapeau ? me direz-vous ; un symbole… Et qu’importe qu’il figure ici ou là-bas, dans une revue ou une apothéose ? Symbole, soit ; mais tant que l’espèce humaine aura besoin de se rattacher à quelque croyance sainte, mâle et vraie, il lui en faudra encore de ces symboles dont la vue seule remue en nous, jusqu’au profond de l’être, tous les généreux sentiments, tout ce qui nous porte vers le dévouement, le sacrifice, l’abnégation et le devoir !

Jules Claretie.