Manuel de la parole/15/54

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J.-P. Garneau (p. 241-244).

LA CHUTE


Ils avaient adossé leur baraque au vieux mur,
Sur la place, à l’endroit d’où, quand le ciel est pur,
On découvre, de loin, les flèches de l’église.
Le vent d’hiver faisait trembler la toile grise
De l’enceinte, et parmi les rares promeneurs,
Tout autour, les enfants, curieux et rodeurs,
Se levaient sur les pieds pour rehausser leur taille,
Et par les trous cherchaient à voir, vaille que vaille.
On avait annoncé la clôture à grand bruit
De trombone, de caisse et tout ce qui séduit
La foule, et plusieurs fois promis, faveur unique,
Un spectacle nouveau, surprenant, magnifique :
Des tours sur une corde élevée à vingt pieds
De haut. Les spectateurs, avec quelques troupiers,

Entraient, fumant, chacun déposant sa monnaie.
Hélas ! tous ces gens-là n’avaient l’âme ni gaie
Ni triste : on en voyait bâiller nonchalamment ;
D’autres suivaient des yeux avec étonnement
Une femme habillée en reine de théâtre,
Grande et maigre, au teint mat, d’une pâleur d’albâtre,
Cachant ses cheveux noirs sous un bandeau doré ;
Tandis que l’homme, avec son visage cuivré
Par le soleil, robuste enfant des races fières,
Le col nu, les cheveux retombant en lanières,
Paraissait à l’étroit dans son justaucorps blanc.
Il ravivait l’éclat fumeux et vacillant
D’une torche, en fixant, non sans inquiétude,
Ce trapèze élevé plus haut que d’habitude,
Qui rayait d’un trait noir le ciel gris et glacé.
Tout à coup, du tambour le roulement pressé,
Bref et clair, retentit ; puis les toiles s’ouvrirent,
Et les badauds, ravis, tout au fond découvrirent
Un jeune enfant, âgé de douze ans à peu près ;
Il se tenait dans l’ombre, indifférent, auprès
De l’escalier vieilli de la grande voiture,
Courbant, en ce moment, sa blonde chevelure
Sur la tête d’un chien qu’il caressait encor.
La tunique, où brillaient mille paillettes d’or,
Serrait la taille souple et frêle et sans entrave
De ce petit, bien jeune… et pourtant déjà grave ;
Un de ces doux enfants qu’on voit par nos chemins,
L’hiver, braver le froid en soufflant dans leurs mains ;
Ils vont… insouciants, sans joie et sans patrie,
Avec l’étonnement d’une enfance flétrie ;
Car ils apprirent, même avant que de prier,
Que l’on doit avant tout, dans leur rude métier,
Respecter les messieurs… et les sergents de ville.
— Le petit s’avança, rougissant et débile,
S’approcha de sa mère et lui parla tout bas,
Puis attendit. — Malgré son visible embarras,

La femme fit trois pas au milieu de l’arène,
Et prononça ces mots qu’on put saisir à peine :
« Vous serez de bien bons messieurs, si vous avez
La bonté d’accorder un moment… vous savez,
La fatigue… et puis, c’est si jeune ! » L’assistance
Accueillit, tout d’abord cela par le silence.
Mais une voix bientôt s’écria : « Grand merci !
C’est amusant, du froid qu’il fait, d’attendre ici… »
Quand un gros homme, alors, sans bouger de sa place,
À droite, au premier rang, étalant une face
Plate et grasse, de tous résuma les désirs ;
— Depuis lors, il a fait fortune dans les cuirs ; —
Il promena ses yeux louches sur l’assemblée,
Regarda sans pitié la famille troublée,
Et puis il dit : « Parbleu ! l’on n’est pas exigeant ;
Le mieux est de sortir ; mais qu’on rende l’argent,
Voilà tout ! » À ce mot, l’enfant leva la tête,
Fièrement rejeta le produit de la quête
Loin de lui, dégagea ses cheveux de son front,
Et lançant son baiser, bondissant sous l’affront,
Il partit comme un trait sur la corde tendue.
On put le voir, d’en bas, tout seul dans l’étendue,
Et la corde céder sous son poids vacillant ; …
Soudain, son petit pas inégal et tremblant
Chancelle ; … puis il perd l’équilibre, … il tournoie
Dans le vide et, semblable à quelqu’un qui se noie,
Les deux bras en avant, il tombe… Oh ! c’est affreux !
La tempe avait frappé deux fois le sol pierreux
Où le caillou perçait la terre froide et dure ;
Un sang pur s’échappait à flots de la blessure,
Empourprant ses cheveux bouclés. À ce moment,
La mère, au ciel poussa comme un rugissement
De rage ! … — En un clin d’œil, l’enceinte fut déserte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle était là, debout, tenant le corps inerte
Et souple de son fils, étendu sur ses bras…

Il est de ces douleurs qu’on ne console pas !
Si vous avez perdu ces chers petits qu’on pleure
Toujours, vous comprendrez l’angoisse de cette heure,
Les tortures sans nom de ce cœur déchiré.
L’enfant, pâle, semblait, contre son sein serré,
Dormir comme autrefois ; et des paupières creuses
De la femme, je vis, grosses, silencieuses,
Des larmes qui glissaient sur l’or des oripeaux.
Pour l’homme, il se tenait assis près des tréteaux,
La tête dans ses mains larges et frémissantes,
Morne, regardant, près des torches pâlissantes,
Briller les quelques sous des badauds dispersés…
Les ombres de la nuit, bientôt, des cieux glacés
Sur ce groupe éploré lentement descendirent,
Les bruits de la cité tout là-bas se perdirent,
Et l’on n’entendit plus de sanglots… que les miens.
— Mon Dieu, prenez pitié des petits bohémiens !

Amédée Béesau.