Marc Aurèle ou La fin du monde antique/Chapitre X
CHAPITRE X.
Ce qui montre bien que l’ordre d’idées qui entraîna Marcion, Apelle, Lucain, sortait de la situation théologique par une sorte de nécessité, c’est qu’on vit des fidèles de toute provenance verser du même côté sans que leurs antécédents pussent le faire prévoir. Tel fut, en particulier, le sort qui était réservé au disciple du tolérant Justin, à l’apologiste qui avait vingt fois joué sa vie pour sa foi, à Tatien[1]. À une date qu’on ne peut fixer avec précision, Tatien, qui au fond était toujours Assyrien de cœur et qui préférait beaucoup l’Orient à Rome, retourna dans son Adiabène[2], où le nombre des juifs et des chrétiens était considérable. Là, sa doctrine s’altéra de plus en plus. Détaché de toutes les Églises, il resta dans son pays ce qu’il était déjà en Italie, une sorte de chrétien solitaire, n’appartenant à aucune secte, bien que se rapprochant des montanistes par l’ascétisme, des marcionites par la doctrine et l’exégèse. Son ardeur pour le travail était prodigieuse ; sa tête ardente ne pouvait se reposer ; la Bible, qu’il lisait sans cesse, lui inspirait les idées les plus contradictoires ; il écrivait à ce sujet des livres sans fin.
Après avoir été, dans son apologie, l’admirateur fanatique des Hébreux contre les Grecs, il tomba dans l’extrême opposé. L’exagération des idées de saint Paul, qui avait conduit Marcion à maudire la Bible juive, amena Tatien à sacrifier entièrement l’Ancien Testament au Nouveau. Comme Apelle et la plupart des gnostiques, Tatien admit un Dieu créateur subordonné au Dieu suprême. Dans l’acte de la création, en prononçant des phrases comme celle-ci : « Que la lumière soit ! » le créateur, selon lui, procéda, non par commandement, mais par voie de prière[3]. La Loi fut l’œuvre du Dieu créateur ; seul, l’Évangile fut l’œuvre du Dieu suprême. Un besoin exagéré de perfection morale faisait que, après avoir repoussé comme impure l’antiquité hellénique, Tatien repoussait de même l’antiquité biblique. De là une exégèse et une critique peu différentes de celles des marcionites[4]. Ses Problèmes[5], comme les Antithèses de Marcion et les Syllogismes d’Apelle, avaient sans doute pour objet de prouver les inconséquences de l’ancienne loi et la supériorité de la nouvelle. Il y présentait, avec un bon sens assez lucide, les objections qu’on peut faire contre la Bible, en se plaçant sur le terrain de la raison. L’exégèse rationaliste des temps modernes trouve ainsi ses ancêtres dans l’école d’Apelle et de Tatien. Malgré son injustice pour la Loi et les prophètes, cette école était certainement, en exégèse, plus sensée que les docteurs orthodoxes, avec leurs interprétations allégoriques et typiques tout à fait arbitraires.
La pensée qui domina Tatien, dans la composition de son célèbre Diatessaron[6], ne pouvait non plus lui valoir l’approbation des orthodoxes. La discordance des Évangiles le choquait. Soucieux avant tout d’écarter les objections de la raison, il retrancha du même coup ce qui servait le plus à l’édification. Tout ce qui, dans la vie de Jésus, rapprochait trop, selon lui, le dieu de l’homme fut sacrifié sans pitié. Quelque commode que fût cette tentative de fusion des Évangiles, on y renonça, et les exemplaires du Diatessaron furent violemment détruits[7]. Le principal adversaire de Tatien, dans cette dernière période de sa vie, fut son ancien élève Rhodon[8]. Reprenant un à un les Problèmes de Tatien, ce présomptueux exégète se fit fort de répondre à toutes les objections que son maître avait soulevées. Il écrivit aussi un Commentaire sur l’œuvre de six jours[9]. Sans doute, si nous avions le livre que Rhodon composa sur tant de délicates questions, nous verrions qu’il fut moins sage qu’Apelle et que Tatien ; ceux-ci avouaient prudemment ne pas savoir les résoudre.
La foi de Tatien variait comme son exégèse. Le gnosticisme, à demi vaincu en Occident, florissait encore en Orient. Combinant ensemble Valentin, Saturnin, Marcion, le disciple de saint Justin, oublieux de son maître, tomba dans les rêveries qu’il avait probablement réfutées à Rome. Il devint hérésiarque[10]. Plein d’horreur pour la matière, Tatien ne pouvait souffrir l’idée que le Christ aurait eu le moindre contact avec elle. Les rapports sexuels de l’homme et de la femme sont un mal[11]. Dans le Diatessaron, Jésus n’avait aucune généalogie terrestre. Comme tel Évangile apocryphe, Tatien aurait dû dire : « Sous le règne de Tibère, le Verbe de Dieu naquit à Nazareth. » Il en vint même assez logiquement à soutenir que la chair du Christ n’avait été qu’une apparence[12]. L’usage de la viande et du vin classait à ses yeux un homme parmi les impurs. Dans la célébration des mystères, il voulait qu’on ne se servît que d’eau[13]. Il passa ainsi pour le chef de ces nombreuses sectes d’encratites ou abstinents, s’interdisant le mariage, le vin et la viande, qui naissaient de toutes parts, et prétendaient en cela tirer la conséquence rigoureuse des principes chrétiens. De la Mésopotamie, ces idées se répandirent à Antioche, en Cilicie, en Pisidie, dans toute l’Asie Mineure, à Rome, dans les Gaules. L’Asie Mineure, surtout la Galatie, en restèrent le centre[14]. Les mêmes tendances se produisaient sur plusieurs points à la fois. Le paganisme n’avait-il pas, de son côté, les macérations des cyniques[15] ? Un ensemble de fausses idées, très répandues, portait à croire que, le mal venant de la concupiscence, le retour à la vertu implique le renoncement aux plus légitimes désirs.
La distinction des préceptes et des conseils restait encore indécise. L’Église était conçue comme une assemblée de saints attendant dans la prière et l’extase le renouvellement du ciel et de la terre ; rien n’était trop parfait pour elle. L’institution de la vie religieuse résoudra un jour toutes ces difficultés. Le couvent réalisera la parfaite vie chrétienne, dont le monde n’est pas capable. Tatien ne fut hérétique que pour avoir voulu faire à tous une obligation de ce que saint Paul avait présenté comme le meilleur.
Tatien offre, on le voit, beaucoup de ressemblance avec Apelle. Comme lui, il changea beaucoup, et ne cessa de modifier sa règle de foi ; comme lui, il s’attaqua résolument à la Bible juive et s’en fit le libre exégète. Il se rapproche aussi des protestants du xvie siècle et particulièrement de Calvin. Ce fut, en tout cas, l’un des hommes les plus profondément chrétiens de son siècle et, s’il tomba, ce fut, comme Tertullien, par excès de sévérité. On peut ranger parmi ses disciples ce Jules Cassien, qui écrivit plusieurs livres d’Exegetica, soutint, par des arguments analogues à ceux du Discours contre les Hellènes, que la philosophie des Hébreux fut bien plus ancienne que celle des Grecs, poussa le docétisme à de tels excès qu’on le regarda comme le chef de cette hérésie et associa au docétisme une horreur des œuvres de la chair qui le conduisit à une sorte de nihilisme destructeur de l’humanité. L’avènement du royaume de Dieu lui apparaissait comme la suppression des sexes et de la pudeur[16]. Un certain Sévère suivit une fantaisie plus libre encore, repoussant les Actes des apôtres, injuriant Paul, reprenant les mythes vieillis du gnosticisme. De naufrage en naufrage, il alla échouer tout près des chimères des archontiques[17], continuateurs des folies de Markos[18]. De son nom les encratites s’appelèrent sévériens.
Toutes les aberrations des ordres mendiants du moyen âge existèrent en ces temps reculés. Il y eut, dès les premiers siècles, des saccophores ou frères porte-sacs ; des apostoliques, prétendant reproduire la vie des apôtres ; des angéliques, des cathares ou purs, des apotactites ou renonçants, lesquels refusaient la communion et le salut à tous ceux qui étaient mariés et possédaient quelque chose[19]. N’étant pas gardées par l’autorité, ces sectes tombèrent dans la littérature apocryphe. L’Évangile des Égyptiens, les Actes de saint André, de saint Jean, de saint Thomas furent leurs livres favoris[20]. Les orthodoxes prétendaient que leur chasteté n’était qu’apparente, puisqu’ils attiraient les femmes à leur secte par toutes sortes de moyens, et qu’ils étaient continuellement avec elles. Ils formaient des espèces de communautés où les deux sexes vivaient ensemble, les femmes servant les hommes et les suivant dans leurs voyages à titre de compagnes[21]. Ce genre de vie était loin de les amollir, car ils fournirent aux luttes du martyre des athlètes qui confondirent les bourreaux[22].
L’ardeur de la foi était telle, que c’était contre l’excès de sainteté qu’il fallait prendre des mesures ; c’était des abus de zèle qu’on devait se garder. Des mots qui n’impliquaient que l’éloge, comme ceux d’abstinent, d’apostolique, devinrent des notes d’hérésie. Le christianisme avait créé un tel idéal de détachement, qu’il reculait devant son œuvre et disait à ses fidèles : « Ne me prenez pas si fort au sérieux, ou vous allez me détruire ! » On était effrayé de l’incendie qu’on avait allumé. L’amour des deux sexes avait été si terriblement malmené par les docteurs les plus irréprochables, que les chrétiens qui voulaient aller jusqu’au bout de leurs principes devaient le tenir pour coupable et le bannir absolument. À force de frugalité, on en venait à blâmer la création de Dieu et à laisser inutiles presque tous ses dons. La persécution produisait et, jusqu’à un certain point, excusait ces exaltations malsaines. Qu’on songe à la dureté des temps, à cette préparation au martyre, qui remplissait la vie du chrétien[23] et en faisait une sorte d’entraînement analogue à celui des gladiateurs. Vantant l’efficacité du jeûne, et de l’ascétisme : « Voilà comment, dit Tertullien, on s’endurcit à la prison, à la faim, à la soif, aux privations et aux angoisses ; voilà comment le martyr apprend à sortir du cachot tel qu’il y est entré, n’y rencontrant point des douleurs inconnues, n’y trouvant que ses macérations de chaque jour, certain de vaincre dans le combat, parce qu’il a tué sa chair et que sur lui les tourments n’auront point où mordre. Son épiderme desséché lui sera une cuirasse ; les ongles de fer y glisseront comme sur une corne épaisse. Tel sera celui qui, par le jeûne, a vu souvent de près la mort et s’est déchargé de son sang, fardeau pesant et importun pour l’âme impatiente de s’échapper[24]. »
- ↑ Voir ci-dessus, p. 102 et suiv. Il est remarquable que Rhodon, qui fut disciple de Tatien orthodoxe, combattit ensuite, comme associés dans les mêmes erreurs, Marcion, Apelle, Tatien devenu hérétique. Eusèbe, V, ch. 13.
- ↑ Epiph, Hær., xlvi, 1.
- ↑ Clém. d’Alex., Eclogæ ex script. proph., 38 ; Origène, De orat., 24.
- ↑ Clém. d’Alex., Ecl., § 38 et suiv. ; Strom., III, xii, 82 ; Origène, De orat., c. 24 ; Harnack, Apelles, p. 89, 90.
- ↑ Προϐλήματα. Rhodon, dans Eus., V, xiii, 8.
- ↑ Voir l’Église chrétienne, p. 503, 504.
- ↑ V. l’Église chrétienne, p. 503, 504. On croit que le Diatessaron de Tatien se retrouve en grande partie dans un commentaire de saint Éphrem conservé en arménien. Mœsinger Evang. concord. expositio, Venise (Saint-Lazare), 1876 ; Harnack, Zeitschrift für K. G., IV (1881), p. 471 et suiv.
- ↑ Eus., V, xiii, 1, 8 ; saint Jér., De viris ill., 37.
- ↑ Eus., V, xiii, 8.
- ↑ Irénée, I, xxviii, 1 ; Clém. d’Alex., Strom., III, xii, 86 ; Exc. ex script. proph., 38 ; Tert. (ut fertur), Præscr., [52] ; Origène, De orat., 24 ; In Rom., X, 1 ; Eusèbe, IV, ch. 28 et 29 ; Chron., à l’an 172 ; saint Jérôme, In Gal., vi (p. 313, Mart.) ; Adv. Jovin., I, 3 ; In Amos, ii ; De viris ill., 29 ; Epiph., Hær., xlvi (of. indiculum), xlvii, xlviii, 1 ; lxi ; Théodoret, I, Hær. fab., 20, 21 ; Philastre, 48 et 84 ; Pseudo-Aug., Hær., 24, édit. Œhler.
- ↑ Tatien le concluait de I Cor., vii, 5. Passage du traité De la pureté selon le Sauveur, cité par Clém, d’Alex., Strom., III, 12.
- ↑ Saint Jér., In Gal., vi.
- ↑ C’était l’erreur des hydroparastates ou aquariens. Théodoret, Hær. fab., I, 20 ; Pseudo-Aug., Hær., 64 ; Philastre, 77. Cf. saint Cyprien, Epist. 63.
- ↑ Philosoph., VIII, 20 ; Sozom., V, 11 ; Macarius Magnes, III, 43, p. 151 ; cf. II, 7, p. 7 ; Epiph., xlvi, 1 ; lxi, 2.
- ↑ Lucien, Peregr., 17, 28 ; Simplicius, In Epict., p. 39, 40 (Dübner). Cf. Philosoph., VIII, 20.
- ↑ Clém. d’Alex., Strom., I, 21 ; III, 13 et suiv. ; Théodoret, Hær. fab., I, 8.
- ↑ Eusèbe, IV, xxix, 4, 5 ; Epiph., xlv ; Théodoret, I, 21 ; Pseudo-Aug., 24. Cf. Orig., In Cels., V, 65.1
- ↑ Epiph., xl ; Théodoret, I, 11 ; Pseudo-Aug., 20.
- ↑ Epiph., Hær., lix, lx, lxi ; Pseudo-Aug., 40 ; saint Basile, canon 1, 47, Ad Amphil. ; Code Théod., XVI, v, lois 7, 9, 11.
- ↑ Epiph., xlvii, 1 ; lxi, 1 ; Clém. d’Alex., Strom., III, 9, 13.
- ↑ Epiph., xlvii, 3.
- ↑ Sozom., V, 11.
- ↑ Lettre des fidèles de Vienne et de Lyon, dans Eus., V, i, 11, 28. Cf. Mém. de l’Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XXVIII, 1re partie, p. 53 et suivantes (Le Blant).
- ↑ Tertullien, De jej., 12.