Marca/10

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Charpentier (p. 118-135).



CHAPITRE X


C’était au salon le jour du vernissage.

Depuis le matin les voitures arrivaient, déposant des femmes en jolies toilettes de printemps, des hommes décorés, à l’entrée du Palais de l’Industrie. Les mondaines les plus paresseuses s’étaient levées de bonne heure, pour arriver avant la foule, ce jour des artistes, cette répétition générale, devenue comme beaucoup de répétitions générales, une vraie « première ». Parmi les piétons, on voyait beaucoup de jeunes gens, les traits un peu contractés par une pensée anxieuse : il s’agissait de savoir si leur tableau était sur la cimaise, ou accroché tout en haut, où on ne le trouverait qu’à coup de livret ; question capitale. Tout ce monde s’engouffrait sous le portique, et montait le grand escalier, très poussiéreux, au milieu de rires, d’exclamations, de saluts envoyés à distance.

La baronne Véra était là, accompagnée de toute sa famille ; elle était vêtue d’une merveilleuse toilette toute noire, à corselet de jais la serrant et montrant bien les contours de sa taille ; elle se sentait en beauté ce jour-là. C’était un moment attendu depuis longtemps, pressenti, savouré d’avance : le triomphe de son peintre. Sans en rien laisser savoir à Ivan, elle avait recueilli les impressions de plusieurs membres du jury ; ces messieurs, d’ordinaire trop occupés à admirer leurs propres œuvres pour accorder beaucoup d’attention à celles des autres, déclaraient cependant que le tableau de M. Nariskine avait fait sensation, et qu’on l’avait très bien placé. Ivan ne se trouvait pas avec elle ; on devait se rencontrer devant le tableau.

Marca n’avait encore rien vu de pareil, et, en entrant dans le grand salon carré, elle se sentit un peu éblouie, ne sachant pas au juste où regarder, ni comment se tourner. Le jour tombait dru et clair, sur toutes ces toiles bariolées, aux couleurs encore humides, et qui semblaient très crues.

Il y avait beaucoup de grands tableaux très mouvementés dans ce salon carré ; des allégories, de grandes « machines historiques », des tableaux religieux ; le grand art enfin, où le génie français se sent toujours un peu mal à l’aise. Quelques portraits de très grands personnages s’imposant par les noms — des modèles. En revanche on voyait des paysages signés de noms bien connus, frais, pénétrés d’air, traités avec un véritable amour de la nature, et cette patience, cette conscience que l’étude de la campagne inspire si souvent. Déjà, à cette heure matinale, les a succès » se dessinaient ; des groupes se formaient ici et là ; les grandes machines étaient fort délaissées, tandis que devant certaines petites toiles, on attendait son tour pour bien voir.

Marca, entraînant Claire, allait à droite et à gauche ; tout l’amusait, tout l’intéressait ; il faut pourtant avouer que ce qui lui plaisait surtout, c’était ce qui racontait une histoire. Elle admira beaucoup une jolie scène de mariage ; le cortège, marié et mariée en tête, suivis de tous les amis, deux par deux, traversant un sentier boisé pour se rendre à l’église ; il lui sembla que le marié, fort joli garçon, et très fier de sa petite femme, ressemblait à Maxime ; seulement elle n’osa faire part de son observation à Claire. Elle serait restée volontiers dans cette grande salle, pleine de monde, où les immenses échelles des vernisseurs circulaient à force de cris de « Place s’il vous plaît ! », mais on l’appela. Véra trouvait tout cela peu intéressant, — le prologue de la pièce, et elle voulait continuer son chemin.

On suivait les salons par ordre alphabétique, passant fort vite devant une prodigieuse quantité de toiles. Marca était un peu éblouie, elle avait même un peu mal aux yeux, mais elle s’amusait beaucoup ; elle surprenait les phrases dédaigneuses des critiques qui prenaient des notes devant les différents tableaux, et s’étonnait de leur sévérité.

On était trop nombreux pour rester toujours ensemble, et tout d’un coup Marca trouva que Maxime avait pris la place de sa sœur.

— Cela vous amuse, petite cousine ?

— Oh ! que oui ! mais je crois que la foule m’amuse encore plus que les peintures.

Les salles succédaient aux salles, et on n’était pas encore à la lettre « N ». Véra commençait à s’impatienter et pressait son entourage ; Marca et Maxime venaient en dernier lieu, la baronne Amélie les surveillait ; mais, comme elle ne voulait pas quitter ses filles d’une semelle, elle n’avait d’autre ressource que de faire des signes à Maxime : signes qui, du reste, ne produisaient aucun effet.

Les cousins se trouvèrent arrêtés un instant par un groupe formé autour d’un tableau ; c’était un portrait en plein air ; une bonne femme de paysanne assise à l’ombre d’un arbre, tricotant à force, un sujet bien vulgaire ; mais la vieille était solidement peinte ; on sentait la vie dans cette figure ridée, figure de brave femme qui a beaucoup peiné, et dont le labeur est maintenant presque fini ; une expression de satisfaction se voyait dans les yeux intelligents et encore vifs ; on sentait que sa lutte avec la vie avait bien tourné ; peut-être un fils élevé à grand’peine, lui faisait-il honneur : en somme un beau portrait racontant une histoire.

— Il est très fort ce garçon-là…

— Qui est-ce ?

— Un nouveau : il n’est pas prix de Rome, ça se voit du reste…

Les observations se croisaient ; Marca ne voyait pas bien le tableau, mais elle se trouvait à côté d’un jeune homme qui, lui non plus, ne regardait pas le tableau ; ses yeux étaient fixés sur une toute jeune femme, dont il avait pris la main, en cachette.

— Tu vois, c’est un grand succès. J’en étais sûre : du reste, tu as travaillé si fort…

Elle murmurait cela très-bas ; Marca l’entendait tout de même.

— Je travaillais pour toi, ma petite femme adorée ; nous ne serons plus si pauvres maintenant… et que la maman sera contente ! Dire que c’est son portrait qui va me faire connaître…

Ils oubliaient la foule, ils étaient bien seuls, lui et elle ; il la trouvait sans doute très jolie avec sa petite robe en étoffe noire, son chapeau démodé, qu’elle s’était fabriqué elle-même.

Il devait faire bon s’aimer ainsi, être pauvres ensemble, rêver ensemble de gloire à venir, trouver les privations faciles à supporter, puisqu’on les supportait à deux. Marca devint très silencieuse tout d’un coup ; il lui semblait que le travail était une chose noble et bonne. Et alors elle regarda Maxime, le beau Maxime qui ne faisait rien, lui, qui se contentait d’être gai et bien vêtu, et fort aimable avec les femmes, trouvant tout naturel de dépenser ce qu’il ne gagnait pas ; elle se demanda pour la première fois, ce que pourrait être un homme comme lui à quarante ans ; en même temps il lui vint une sorte d’étonnement de ce qu’elle l’aimait. Maxime lui demandant la cause de son silence, elle raconta la petite scène dont elle avait été témoin ; les jeunes époux se perdaient lentement dans la foule.

— Très poétique, très vertueux, fit Maxime. Mais pourquoi, diable, la vertu est-elle toujours si mal habillée ?

Marca ne trouva pas la plaisanterie de bon goût ; elle, la rieuse par excellence, était devenue très sérieuse, presqu’émue.

— Si j’étais homme, s’écria-t-elle, je voudrais être quelqu’un, faire une œuvre quelconque, travailler, lutter, vaincre !…

— Oui-dà ! quelle mouche vous pique ? Est-ce par un beau temps de soleil, quand on est jeune, quand tout sourit qu’on doit songer à ces vilaines choses-là ? — C’est pour moi que vous dites cela, ma chère Marca : mais je vous ferai observer que même si je voulais imiter votre héros de tout à l’heure, je ne saurais le faire ; puis je ne vois pas maman posant en bonnet de toile, un tricot à la main.

— Vous tournez tout en ridicule, Maxime ; c’est vraiment trop facile. Tout le monde ne peut pas être artiste, certes, mais il y a d’autres carrières qui ne sont pas à dédaigner.

— Vous voudriez me voir aligner des chiffres comme mon père ? Sachez que je n’arrive jamais à faire une addition sans erreur.

— Vous vous entendez mieux à la soustraction.

— Méchante ! Songez donc, ma mignonne cousine, que ma vie n’est pas sans but ; je travaille très fort — en ce moment même… à vous convaincre ; je lutte, moi aussi, et moi aussi j’espère vaincre…

Sa voix prenait des tons caressants, même quand ses paroles ne voulaient pas dire grand’chose, et Marca ne demandait qu’à se laisser persuader ; mais elle ne répondit pas.

On se trouvait enfin dans la salle N. Au centre du grand panneau, le tableau d’Ivan Nariskine occupait la meilleure place. L’artiste attendait Véra avec impatience ; il rayonnait ; comme il était connu de fort peu de personnes, il ne craignait pas d’être importuné. Il était pleinement heureux ; tout artiste connaît ce moment d’angoisse où il se demande si le tableau, qui faisait bien dans l’atelier, dans la lumière voulue, placé sur un chevalet qui l’isolait, supportera le contact d’autres tableaux, et la lumière souvent désastreuse du Salon ; s’il ne sera pas perdu dans la foule. Cette épreuve est, pour une œuvre d’art, ce que le feu de la rampe est pour une pièce de théâtre : il est impossible de savoir à l’avance quel en sera le sort. L’épreuve, pour le tableau d’Ivan, était faite ; il n’y avait plus à douter. Véra ne s’était pas trompée, c’était l’œuvre de « son peintre » qui était le grand succès du Salon. Ivan devenait célèbre, son talent recevrait bien certainement la consécration du suffrage parisien. Il avait hâte de mettre son triomphe aux pieds de Véra ; il oubliait presque sa prudence, il aurait voulu crier tout haut qu’il aimait cette femme et que cette femme l’aimait.

Bientôt il y eut foule dans la salle N. Véra recevait comme si elle avait été chez elle ; depuis son retour elle avait renoué connaissance avec beaucoup de grands personnages, et beaucoup d’autres grands personnages lui avaient été présentés : on dînait si bien chez elle !

Elle écoutait les compliments avec son sourire un peu énigmatique : elle présentait Ivan à tout le monde, et savourait pleinement son triomphe ; elle trouvait que le succès lui seyait : il était bien à l’aise, très franchement heureux, et un regard furtif disait de temps à autre qu’il n’avait jamais été plus amoureux.

Véra, par la suite, se rappela ce jour comme l’apogée même de son bonheur ; beaucoup de petites satisfactions venaient s’ajouter à son triomphe ; on ne voyait qu’elle, on ne songeait qu’à elle ; la famille de son mari lui servait de cortège, rien de plus ; elle, l’aventurière, était le centre de toutes choses. On le sentait bien à l’attitude obséquieuse de son beau-frère Jean ; il lui portait son ombrelle, son livret, il eût fait ses commissions si elle l’eût exigé. Amélie, heureusement pour elle, était trop affairée de son côté pour souffrir pleinement de l’humble position qui lui était faite ; elle guettait tous les groupes qui passaient, attendant évidemment quelqu’un.

Marca avait un peu perdu de sa gaîté, et Maxime, qui trouvait que la mission de toute personne qu’il honorait de ses attentions était de l’amuser, l’avait quittée ; elle pouvait l’apercevoir, dans la salle à côté, causant et riant, avec une jolie personne aux cheveux d’un blond trop ardent. Malgré elle, Marca revoyait le jeune couple de tout à l’heure qui, dans la foule, se sentait si bien isolé par l’amour.

Elle s’était assise sur la longue banquette en face du tableau d’Ivan Nariskine et Laure se trouvait à côté d’elle. Il n’y avait pas grande sympathie entre les jeunes filles ; outre la différence d’âge, et l’importance d’une fille qui allait bientôt se marier, il y avait du côté de Laure, un peu des dispositions malveillantes de sa mère pour Marca. Toutefois la jeunesse a des besoins d’expansion qui renversent toute barrière, et Laure quelquefois se laissait aller à causer avec Marca.

— Qu’as-tu donc à regarder ainsi ce tableau ? Serais-tu éprise du peintre !

— Non, fit Marca, souriant tranquillement.

— Alors, cause, parle-moi, dis n’importe quoi, je ne peux plus rester ainsi, ayant l’air d’attendre…

— Comment d’attendre ?

Et Marca, regardant sa cousine avec un peu d’attention, vit qu’elle était très émue, qu’elle changeait de couleur à chaque instant, que ses mains se taquinaient l’une l’autre.

— C’est pourtant vrai que j’attends ! Ce Salon, ma petite Marca, n’est pas seulement une exposition d’œuvres d’art ; on y exhibe d’autres marchandises, des filles à marier par exemple. On m’exhibe ainsi, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, depuis trois ans, et je commence à en avoir assez. D’abord cela ne me faisait rien ; je me disais : « C’est l’usage ; le mariage est une nécessité sociale dont on se tire comme l’on peut ; une question d’argent, de convenances, de position mondaine ; je fais comme les autres. » Seulement il y a eu du « tirage » comme dit Maxime, la dot n’étant pas en harmonie avec notre train de maison ; plus d’une fois un prétendant m’a fait de belles phrases sur la sympathie que je lui inspirais, mais la sympathie dans ces cas-là se trouve être comme ces ballons d’enfants, qui, à une piqûre d’épingle, se dégonflent ; il ne reste qu’un peu de caoutchouc tout ridé dans la main. Papa a eu bien du mal, j’en suis sûre, et il finit par m’en vouloir de toutes ces difficultés…

— Mais tu es l’enfant chérie de ton père ; vois comme il est fier de ta beauté, car tu es très belle, ma chère Laure…

Laure ne répondit que par un sourire dédaigneux. Marca l’avait toujours vue si calme, si maîtresse d’elle-même, qu’elle ne comprenait rien à cette subite colère ; elle voulut prendre la main de la jeune fille, attirée par cette souffrance qu’elle n’avait pas devinée ; mais Laure avait un besoin de parler, non pas un besoin d’affection ; elle faisait ses confidences à Marca, parce que Marca se trouvait là à point.

— Tu croyais, n’est-ce pas, que cela m’amusait ; que toutes les photographies qui me passaient entre les mains faisaient battre mon cœur ? Vraiment il aurait eu à battre par trop souvent ! Vois tu, on devrait nous faire tirer à la courte paille ; ce serait bien plus simple, et on ne se tromperait pas plus souvent ! Crois-tu que ce qu’on voit d’un monsieur pendant cinq minutes peut vous apprendre à le connaître ? qu’il porte sur son visage l’empreinte de toutes ses qualités et de tous ses vices ? que la coupe de son habit ou de sa barbe soit un indice du bonheur ou du chagrin qu’il peut vous causer ? Quand je dis à maman que je voudrais voir mon futur mari souvent, très souvent, avant de rien décider, elle me répond que c’est impossible, que cela ne se fait pas, qu’il ne peut être reçu dans notre intimité qu’en qualité de fiancé, et qu’une fois fiancée, il me sera impossible de reculer. Tu vois que la courte paille aurait du bon. Tout à l’heure nous verrons maman — est-elle rouge aujourd’hui, maman ! — s’avancer vers un groupe d’amis ; on sourira beaucoup, on se traitera de « chère », on fera beaucoup de phrases, et au milieu du groupe se trouvera un monsieur que je n’ai jamais vu et que dans deux mois je jurerai probablement d’aimer à tout jamais. Mon père m’a signifié qu’il fallait enfin me décider, qu’il en avait assez, lui aussi ; tante Véra double ma dot et M. des Granges, le « petit des Granges », comme on l’appelle, consent à me regarder beaucoup. Il y a longtemps que cela traîne ; sans le cadeau de ma tante, le petit vicomte se serait trouvé trop jeune pour se marier, et j’aurais été autorisée à aimer passionnément quelqu’autre monsieur aux prétentions moins exagérées.

— Mais pourquoi te laisser faire ? Tu seras malheureuse… Après tout, c’est pour toi-même que tu te maries, ce n’est pas pour ton père.

— Des mots, tout cela. Une fille se marie, comme un homme se fait avocat, banquier ou voleur ; c’est une position, sociale. Va ! Je ne ferai pas la difficile ! Si le petit des Granges n’a pas l’air absolument méchant, ou absolument sot, s’il n’est que nul, je dirai oui ; je l’épouserai surtout par écœurement ; on a sa fierté, et il vient un moment où on consentirait à n’importe quoi, plutôt qu’à être promenée de nouveau de prétendant en prétendant…

— Ma pauvre Laure !

— Bah ! Je suis d’humeur maussade aujourd’hui ; je prends les choses au tragique… si maman pouvait m’entendre ! Mais rassure-toi, demain cela sera passé ; je ne suis une révoltée que par boutade. Il y a des compensations ; quelquefois, après m’être fait de belles tirades à moi-même, je trouve une idée nouvelle pour ma robe de noce, et je ne fais plus de tirades. Puis, vois-tu, on m’appellera madame la Vicomtesse… Et elle se mit à rire d’un rire nerveux qui faisait peine.

En ce moment même la petite scène décrite d’avance par la jeune fille commençait tout à côté. Du coin de l’œil, Laure vit les sourires, les gestes ; et, reprenant son impassibilité de fille bien élevée, elle se remit à causer à mi-voix avec Marca, qui était bien plus émue en apparence que sa cousine.

Le petit vicomte, un jeune homme très pâle, très blond, d’assez chétive apparence, se tenait auprès de sa mère ; il regarda furtivement du côté des deux jeunes filles, et murmura :

— Charmante ! charmante ! j’adore le bleu. La baronne Amélie lui lança un regard furieux ; sa fille portait une toilette grise ; c’était Marca qui était habillée de bleu. La mère du jeune homme lui dit quelque chose à l’oreille, et, sans se déconcerter le moins du monde, il continua :

— Charmante idée, nœud bleu ciel sur robe grise. C’est une beauté que mademoiselle votre fille…

Laure avait reçu ses instructions, et le plus naturellement possible, prenant le bras de sa cousine, elle s’avança vers le tableau de M. Nariskine comme pour l’examiner avec plus d’attention ; ce fut devant l’image si vivante de cette pauvre petite, qui elle aussi faisait son métier, que la présentation eut lieu. Laure fut parfaite : Marca ne pouvait s’empêcher d’admirer sa puissance sur elle-même.

Mais tout en admirant, elle se sentit le cœur serré, et d’instinct chercha à s’éloigner.

— Vous êtes triste. Mademoiselle. Je ne vous connaissais pas encore sous cet aspect.

Nariskine qui la guettait depuis quelques instants, lui dit cela d’un ton d’intérêt si vif, que Marca lui en sut gré. En effet, elle se sentait fort triste, très étrangère, au milieu de ces affaires de famille, abandonnée de Maxime, qui avait sans doute suivi la jeune personne aux cheveux ardents. Elle ne répondit pas tout de suite au peintre ; mais suivant son idée personnelle et désignant le modèle du tableau :

— Elle vous a raconté son histoire ? lui demanda-t-elle.

— Je crois que je l’ai plutôt devinée. Quand on a beaucoup souffert soi-même, on comprend vite les souffrances des autres.

— C’est pour cela que vous êtes venu à moi, me voyant un peu seule. Merci ; je ne vous taquinerai plus quand vous me ferez poser.

Elle souriait, mais pas très gaîment ; bientôt tout en regardant le tableau, elle ajouta :

— Il me semble que maintenant je comprends toutes les angoisses, toutes les révoltes de cette pauvre fille forcée de gagner son pain comme elle peut. Vous avez été poète, monsieur Nariskine, aussi bien que peintre, pendant que vous faisiez ce tableau, et c’est pour cela que je l’aime.

— J’ai reçu beaucoup de compliments aujourd’hui. Mademoiselle, qui m’ont fait grand plaisir, qui m’ont un peu grisé, même, je crois ; mais aucun ne m’a été au cœur autant que vôtre.

— C’est que le mien n’est pas un compliment ; c’est une pensée que je vous exprime, voilà tout.

Et très franchement, les yeux levés vers les siens, elle lui tendit la main.

Ils étaient un peu à l’écart, et leur causerie avait un air de tête-à-tête. En ce moment le baron Jean était assis auprès de sa belle-sœur, toujours rayonnante.

— Eh bien, Jean, vous voilà satisfait, je l’espère ; vos angoisses paternelles semblent sur le point de finir.

— Grâce à vous, ma chère Véra, je pourrai me reposer pendant un an ou deux ; Claire semble plus jeune qu’elle ne l’est en réalité ; il faudra penser à Marca avant elle. Elle est jolie en ce moment, regardez-la !

C’était juste au moment où Marca donnait sa main, avec sa franchise innocente, au peintre.

— Tiens ! tiens ! observa le beau-frère, mais on dirait qu’elle fait ses affaires elle-même. Elle a donc du goût pour les arts ?

— Que voulez-vous dire ? fit Véra s’oubliant un instant.

Jean nota le ton aigre de cette exclamation et ne l’oublia pas.

— Elle, songer à M. Nariskine ? Mais elle ne fait que le taquiner. Elle lui demande probablement pardon de ses boutades d’enfant gâtée pendant les séances.

Véra avait repris son beau sang-froid, et souriait dédaigneusement.

— Du reste, ajouta-t-elle, il la considère comme une petite fille ; il pourrait presque être son père.

— Un père un peu jeune, ma chère Véra, répondit Jean, qui poursuivait son idée. Je serais bien surpris s’il avait plus de trente-deux ans, et Marca en a dix-sept.

Véra eut un tremblement presqu’imperceptible de la lèvre ; pour la première fois peut-être, devant la brutalité des chiffres, elle comprit qu’elle était beaucoup plus âgée que son amant.

Jean continua avec une fausse bonhomie :

— Les artistes sont à la mode ; beaucoup de jeunes filles très riches et bien nées ne demandent pas mieux que de prendre le nom d’un homme qui fait beaucoup parler de lui ; et voilà votre protégé en train d’être acclamé comme un génie nouveau… Je vous conseille d’y songer : d’abord, les artistes planent au-dessus des préjugés que nous autres nous sommes forcés de respecter ; et, après tout la naissance de Marca…

— Marca est ma fille d’adoption, cela suffit. Vous savez bien que ce n’est pas M. Nariskine qu’elle doit épouser, mais votre fils Maxime.

Elle dit cela avec une franchise brusque.

— Hé ! hé ! fit le baron de sa voix de fausset, Amélie a des préjugés, elle, beaucoup de préjugés même ; elle tient à avoir une belle-fille bien née…

— Elle veut donc que je me fâche à la fin, votre femme ? Elle a encore une fille à marier, qui n’est pas jolie, celle-là, et qui aurait grand besoin de trouver un million dans sa corbeille de noces. Dites-lui bien que je ne lui demande pas son consentement, mais que je le lui achète ! Maxime n’a pas une réputation de jeune homme facile à marier, il fait des dettes : j’en sais quelque chose, moi ! Et où trouverait-il une femme aussi riche que Marca, et qui, par-dessus le marché, ne demande qu’à l’adorer, — je ne sais pas trop pourquoi, par exemple ! Maintenant, c’est à vous de raisonner votre femme ; j’ai dit mon dernier mot.

Elle se leva. Tout cela, elle l’avait débité brutalement, sans ménagement aucun ; chaque phrase cinglait comme un coup de cravache. Il y avait plus dans ce changement d’attitude qu’une colère de belle-sœur. Jusqu’à présent elle avait toujours dit qu’elle ne marierait pas Marca de sitôt, qu’elle comptait la garder quelques années auprès d’elle ; et si par sa façon d’être elle avait encouragé l’idée que Maxime pourrait bien être le mari de sa fille adoptive au bout de ces quelques années — jamais elle ne l’avait dit formellement.

Jean sourit discrètement ; il croyait avoir trouvé ce qu’il cherchait.