Marca/3

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Charpentier (p. 20-33).


CHAPITRE III

Véra joua à la maman le plus gentiment du monde ; cela l’amusait vraiment un peu, et elle voulait faire croire que cela l’amusait beaucoup. Quand elle était petite, c’est un jeu dont elle se lassait vite. Au bout de quelques jours, elle ouvrait la tête de sa poupée pour voir ce qui la faisait sourire ; la poupée, tête béante et vide, continuait à sourire, ce qui faisait réfléchir l’enfant. Elle ne pouvait pas ouvrir la tête à cette poupée vivante, qui, du reste, ne souriait pas, se contentant de dormir, de téter et de crier ; mais c’était chaud et doux, cela avait de petits mouvements drôles, et des yeux qui n’étaient que des ronds d’un bleu foncé, sans cils, sans sourcils avec très peu de blanc autour du bleu. La petite maman, la vraie, était morte, presque heureuse, quand on lui avait expliqué que la belle dame, qui avait été si bonne pour elle, comptait adopter son enfant : « Au moins elle n’aura pas faim, elle !… » avait dit la pauvrette avec un grand soupir de soulagement. Elle demanda qu’on donnât son nom de Marie à l’enfant ; Véra y consentit ; seulement comme elle n’aimait pas les noms simples, elle habilla celle-ci à la Russe et Marie devint Mâcha, ou comme elle disait, Maka, dont la prononciation française fit bientôt Marca ; le nom lui resta.

Quand, au Bois, on voyait la jeune baronne de Schneefeld ayant sur la banquette de devant une forte nourrice, aux rubans bleu-ciel, portant un paquet blanc, on crut généralement qu’elle venait de donner un enfant au beau baron ; l’histoire vraie était connue d’un certain nombre de personnes, mais les histoires s’oublient vite ; peu à peu il se fit une légende à demi juste, à propos de la petite : c’était une enfant d’adoption, mais une enfant appartenant à la famille, les uns disaient à la famille du mari, les autres, à la famille de la femme ; dans tous les cas, la petite fille devait porter le nom de Schneefeld. On en jasa un peu, puis on oublia l’affaire d’autant plus facilement, qu’au bout de quelques mois on ne vit plus la forte nourrice aux beaux rubans, ni son paquet blanc. Marca ayant eu une maladie d’enfant qui la rendait fort difficile, Véra envoya la belle personne aux rubans, avec son nourrisson par trop bruyant, à la campagne ; le baron avait acheté une jolie propriété à une heure de Paris où il allait de temps en temps, — pas très souvent depuis son mariage, car Véra n’aimait pas la campagne. Là, le bébé devint superbe ; il y avait d’autres enfants, ceux du gardien de la loge ; avec ceux-ci Marca fraternisa ; une fois, Véra l’ayant vue qui se roulait sur le gazon avec ces marmots mal lavés, fut assez tentée de la laisser avec les paysans, et d’en faire une fille de ferme.

— C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus heureux pour elle, lui dit son mari qui n’avait jamais pris au sérieux son rôle de père adoptif : mieux vaut être une bonne fermière qu’une déclassée.

Véra lui jeta un regard oblique ; elle crut démêler dans les paroles de son mari l’influence de sa famille ; elle fit venir l’enfant et l’examina avec soin ; c’était alors une fillette de quatre ans, forte et saine, avec de beaux yeux d’un bleu violet et de bonnes joues rouges ; — un peu paysanne en somme. Cependant les attaches étaient fines, les mains et les pieds fort petits et bien faits. Véra hésita pendant toute une journée ; l’enfant l’amusait, elle n’était nullement sauvage, bavardant, jouant ; c’était évidemment une nature gaie et franche.

Le baron ayant exprimé son opinion, s’en tint là. Résister à sa femme était chose au-dessus de ses forces ; si Véra eût désiré un lion apprivoisé, il aurait contenté ce caprice, tout en faisant faire, pour l’occasion, une chaîne très solide ; il ne s’agissait heureusement que du sort d’une petite orpheline : c’était une bagatelle. On l’élèverait, on lui donnerait une éducation quelconque, une petite dot, on lui trouverait un mari parmi les employés de la banque — et voilà. Somme toute, il faut faire un peu de bien dans ce monde, quand cela ne dérange pas trop ; on ne sait pas après tout — cela peut être un placement à vingt pour cent pour l’autre vie !

Le résultat des réflexions de Véra fut que l’enfant reparut dans la belle calèche de la baronne ; elle était si gentille dans son joli costume que Véra se prit d’une espèce d’affection pour elle, et lui acheta la plus belle poupée de la rue de Rivoli. Elle était toujours fort curieuse de ses propres sensations, se tâtant, s’examinant à la loupe, pour ainsi dire, ne demandant qu’à se sentir un peu de chaleur au cœur, s’encourageant elle-même quand elle commençait à ressentir quelques-unes des émotions décrites dans les livres qu’elle avait lus. Elle était heureuse quand l’enfant lui mettait ses petits bras autour du cou, quand elle bégayait le nom de marraine, que Véra se faisait donner. Les enfants ont de si mignonnes façons, des petites caresses si inattendues, qu’il est bien difficile de rester tout à fait indifférent à leur égard.

La position de Véra s’était beaucoup affermie pendant ces quatre années ; on ne parlait plus d’elle comme de « l’aventurière » ; son influence sur son mari n’avait fait qu’augmenter ; il était évident qu’il lui laisserait toute entière son immense fortune ; cela la rendait très importante. Depuis le soir où Amélie avait failli faire un esclandre, son mari l’avait sermonnée et lui avait tracé un plan de conduite ; Jean de Schneefeld était beaucoup moins brillant que son frère aîné, beaucoup plus Allemand ; il s’était contenté d’une position subalterne, dans laquelle, tout doucement, il amassait, lui aussi, quelques modestes millions. Sa femme, très ambitieuse et assez brouillon, lui reprochait l’humilité de son attitude, répétant qu’avec sa dot, elle avait droit à une autre situation. Le mari qui ne se fâchait jamais qu’à la sourdine, lui fit enfin comprendre que tout ce qu’il faisait était raisonné et bien raisonné, et laissa même entendre qu’il était en train de garnir ses poches mieux qu’on le croyait généralement ; sur quoi Amélie s’écria : « Alors, pourquoi lésinez-vous sur mes toilettes ? » Il avait trouvé que la robe vert Metternich avait coûté trop cher et qu’elle était trop voyante ; il aurait voulu voir sa femme modeste, et s’effaçant devant les autres Schneefeld. La Française, avec l’importance de sa dot toujours devant les yeux, refusait avec obstination de courber la tête devant « l’aventurière ». Ce ne fut qu’au bout de plusieurs années, quand son mari, à force de raisonnements, lui eût fait entrevoir que Véra était une puissance, et que le premier devoir de l’homme — et plus encore de la femme — était de reconnaître les puissances et de les vénérer, qu’elle se laissa convaincre. Il ajoutait toujours : « Notre force à nous, c’est que nous avons des enfants ; il faut manœuvrer de telle façon que quelques millions au moins leur reviennent. » Et quand, en gémissant, elle parlait de l’enfant ramassée dans la rue, son mari haussait les épaules et disait tranquillement : « Bah ! on trouvera un joint. »

Aucune Cornélie du monde moderne ne montrait ses « bijoux » avec plus de fierté que la baronne Amélie ; seulement, pour se distinguer de la Romaine, elle ne dédaignait pas en même temps de surcharger ses vastes épaules, ses bras, ses doigts, de pierreries fort coûteuses ; c’était une manie qui faisait gémir son mari, économe d’instinct.

Véra, quand elle reconnut que sa belle-sœur cherchait à se rapprocher d’elle, fut bonne princesse ; elle lui ouvrit ses portes toutes grandes et les enfants s’accoutumèrent à passer une partie des congés à l’hôtel du Parc Monceau. Comme ils y trouvaient des friandises, de vastes pièces en haut, où jouer à des jeux bruyants sans trop déranger les grandes personnes au salon, ils y venaient très volontiers. Maxime alors âgé de douze ans était un fort joli garçon aux cheveux blonds, coupés court, mais frisés quand même, qui tyrannisait les petites filles admises à l’honneur de partager ses jeux ; il était naturellement le cocher, tandis que Laure, Claire et la petite Marca faisaient les chevaux. Il donnait force coups de fouet ; ses sœurs se révoltaient souvent en pleurant, tandis que Marca, très forte pour son âge, et moins sensible aux coups, riait à gorge déployée, ou bien, prise d’une colère subite, s’attaquait au grand garçon, et cherchait à le battre avec ses poings de bébé. Maxime, qui n’était pas méchant, s’amusait beaucoup d’un tel adversaire, et l’on passait à d’autres jeux. Son oncle avait un faible pour ce garçon, bon enfant, et dont l’égoïsme n’avait rien de choquant ; il le gâtait passablement et lui donnait souvent de belles pièces d’or, dont l’enfant savait très bien la valeur. Tout le monde le traitait un peu comme héritier présomptif, et lui savait gré de sa beauté et de sa belle humeur ; il abusait un peu de sa position pour se faire pardonner ses mauvaises places au collège, où les millions de son oncle ne pouvaient rien pour lui ; comme il ne manquait pas absolument d’intelligence, il se rattrapait à peu près aux examens et passait ainsi, de classe en classe, sans apprendre grand’chose, et sans éprouver le moindre désir d’en savoir plus ; le collège était une corvée dont on ne pouvait pas bien se dispenser : il fallait être bachelier, parce que les autres jeunes gens avaient ce titre ; puis alors au moins on pourrait s’amuser. — Ah ! que n’arrivait-il plus vite cet heureux temps !

Un jour, il y eut un grand changement dans la vie de tout ce monde. Le baron Max tomba foudroyé d’une attaque d’apoplexie au milieu d’un dîner de cérémonie ; le lendemain il était mort, sans avoir pu prononcer une parole.

Alors vint la grande question, toute palpitante d’intérêt : avait-il laissé un testament, ou n’en avait-il pas laissé ? Cette question troublante agitait les cœurs sous le deuil sévère. Amélie faillit étouffer. Véra, très digne, un peu plus pâle que de coutume, jouait à ravir son rôle de jeune veuve. Elle avait entrevu ce rôle, même avant son mariage.

Enfin, les larmes bien essuyées, réunis en famille, on apprit qu’il y avait un testament, et on en écouta la lecture dans un recueillement plein d’angoisses. Véra, seule, était parfaitement calme.

La lecture fut courte, le baron Max ne faisait jamais de phrases inutiles ; il léguait à sa femme bien aimée sa fortune presqu’entière : douze millions ; il laissait à titre de cadeau, un million à partager également entre son neveu Maxime et ses deux nièces Laure et Claire ; de plus, il les recommandait à la bienveillance de sa chère femme. Il y avait quelques legs insignifiants à ses employés et à ses domestiques ; de Marca, pas un seul mot.

Véra laissa errer, un instant seulement, son sourire habituel sur ses lèvres ; Amélie suffoquait ; son mari, au contraire, s’avança vers la veuve, pour lui faire son compliment.

Une semaine plus tard, l’hôtel du Parc Monceau était fermé. Véra annonçait qu’elle partait pour la Russie : elle avait sans doute besoin d’exhaler sa tristesse dans l’air natal ; sa mère vivait encore, exilée richement à Saint-Pétersbourg, par les soins de son gendre, qui l’avait toujours eue en horreur. Véra avait assez envie d’étaler devant des gens qui l’avaient vue pauvre et besogneuse, l’éclat de ses millions ; mais elle ne comptait pas rester très longtemps ; un peu de lilas se mêlerait discrètement à son deuil sévère quand elle rentrerait dans la ville qu’elle aimait tant, dans le pays qu’elle regardait comme le sien.

Mais, au lilas discret, succédèrent les autres couleurs n’ayant aucun rapport au deuil, sans que Véra parût même se souvenir du pays qu’elle regardait comme le sien. Son beau-frère lui écrivait de temps en temps des lettres fort affectueuses, lui disant combien elle leur manquait ; ces lettres, qui coûtaient beaucoup à leur auteur, amusaient celle qui les recevait ; mais elle répondait toujours très exactement, mesurant ses expressions d’intérêt aux expressions d’affection, s’informant avec soin de la santé de cette bonne Amélie, et au jour de l’an ne manquant pas d’envoyer une jolie somme destinée aux étrennes des « chers enfants ». De cette façon Jean empêcha les relations de se rompre tout à fait ; c’est tout ce qu’il pouvait faire pour le moment. Il était évident qu’une fois ou l’autre Véra retournerait à Paris, et il verrait ce qu’il y aurait alors à tenter… mais que diable faisait-elle là-bas ?… c’est ce qu’il grillait de savoir. Il ne croyait nullement à son prétendu dévouement filial qui la retenait auprès d’une mère trop faible pour entreprendre un long voyage ; et quand, au bout de quelques années, cette mère alla rejoindre ses ancêtres, et que Véra ne reparaissait pas plus qu’avant, il eut une nouvelle occasion de constater la justesse de ses vues. Si c’était un nouveau mariage qu’elle méditait ?… Jean en eut un frison. Ce qui rassurait le beau-frère, c’est que Véra n’aurait pas grand’chose à gagner à un autre mariage : elle avait un nom qui sonnait bien, et une grosse fortune. Quant aux besoins du cœur, Jean souriait en y pensant ; selon lui la nature avait parfaitement oublié, en façonnant Véra, de lui donner cet organe. Mais encore… les années s’écoulaient et l’hôtel du Parc Monceau restait fermé.

Véra, quand elle quitta Paris, en veuve inconsolée, songea un instant à emmener Marca avec elle ; puis elle renonça à ce projet et la plaça dan» une pension très recommandée, à Saint-Germain, dont la directrice, madame Langlois, était une femme vraiment distinguée. Elle jugea la baronne assez finement, et lui dit après quelques banalités :

— Permettez-moi, madame, de vous soumettre quelques observations dont vous pardonnerez l’apparente indiscrétion. Si je comprends la situation, cette enfant, qui n’est pas la vôtre, doit pourtant être élevée comme si elle l’était ?

— Vous l’avez dit, madame.

— Elle n’avait pas été légalement adoptée par M. de Schneefeld ?

— Non, mon mari regardait l’adoption de cette enfant comme une de mes charités privées ; quant à moi, je suis trop jeune pour pouvoir l’adopter légalement.

— Donc, elle dépend entièrement de votre bon vouloir ; si elle avait le malheur de perdre sa bienfaitrice…

Véra fit un mouvement.

— Pardonnez-moi, madame la baronne ; ce que je cherche à démêler dans tout ceci, c’est mon devoir. Si j’élève la petite Marca comme sont élevées la plupart des jeunes filles confiées à mes soins, jeunes filles riches, elle serait absolument incapable à un moment donné de se servir des talents de société dont elle sera pourvue, et d’en faire un gagne-pain…

— Elle n’en aura jamais besoin.

— C’est très bien, madame ; c’est tout ce qu’il m’est nécessaire de savoir ; cependant il y a un dernier point à éclaircir. Quand elle grandira, et qu’elle saura qu’elle est orpheline, que dois-je lui répondre si elle me questionne sur son origine ?… croyez, je vous prie, Madame, que je ne cherche nullement à satisfaire en tout ceci une curiosité banale. »

Véra réfléchit un instant.

— On croit généralement qu’elle appartient à une branche appauvrie de ma famille ; qu’elle se contente de cela ; s’il devient nécessaire de préciser un peu, vous pouvez la doter d’une mère, qui serait ma cousine, morte jeune !

Madame Langlois ne parut qu’à demi satisfaite ; mais elle n’osa pas insister davantage, et l’entrevue se termina.

Marca grandit au milieu de compagnes, étrangères pour la plupart. Les jeunes filles françaises, élevées en général au couvent, ou bien conduites aux cours, n’entraient guère dans les pensionnats comme ceux de madame Langlois, pensionnats très chers, sans caractère religieux spécial, où les protestantes et les israélites tout comme les catholiques, étaient bien accueillies, et remplissaient tous les devoirs de leurs cultes différents. L’éducation y était très soignée, mais se ressentait un peu du caractère cosmopolite des pensionnaires. Marca, dont l’amie intime était née sur le bord du lac Michigan, apprit l’anglais sans s’en douter, en y mettant un accent un peu nasal, qui déplaisait à telles autres de ses compagnes, arrivées fraîchement de Londres ; l’allemand et même l’italien se faisaient entendre aux récréations ; en général les langues du Nord l’emportaient sur celles du Midi.

Les années s’écoulaient, et Marca semblait de plus en plus oubliée ; sa pension, par l’intermédiaire d’un banquier, était payée fort régulièrement ; l’enfant écrivait tous les mois à sa chère marraine et de temps à autre la chère marraine répondait à ces petites lettres respectueuses et sages. Marca n’avait plus qu’un souvenir très vague de sa bienfaitrice ; quant à la famille de Paris, qui dans les commencements s’était souvenue quelquefois de la petite exilée, celle-ci n’en entendait plus parler depuis longtemps.

Cependant elle n’était nullement malheureuse ; elle avait un culte pour madame Langlois, et naturellement franche et gaie, elle trouvait le moyen de traverser les années d’étude sans ennui. Elle apprenait assez facilement, mais l’amour du travail ne la distinguait pas ; il était difficile de lui faire approfondir, et madame Langlois, qui aurait voulu lui faire passer des examens, malgré tout ce que Véra lui avait dit, n’arrivait pas à exciter l’ambition de son élève.

Elle restait très enfant, tout en grandissant ; elle avait encore des colères subites qui s’apaisaient à un mot doucement ferme de la directrice, et elle étalait son amour naïf des jolies choses de la vie, son ambition de briller dans le monde, avec une franchise absolue. Elle avait une envie passionnée d’être heureuse.