Marca/5

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Charpentier (p. 45-64).



CHAPITRE V


Quelques semaines après son installation chez sa marraine, Marca écrivait à madame Langlois : « Vous me demandez si, parmi toutes les splendeurs que je vous ai décrites dans ma première lettre, je me sens à l’aise, — at home. — Eh ! bien, oui, je me sens à l’aise. De ma fenêtre, qui donne sur le parc, je vois toute une foule de jolis marmots habillés de velours, de soie, avec de grandes ceintures rouges ou bleues ; ils font leurs pâtés de sable, tout aussi bien que s’ils étaient en haillons, jouant auprès du ruisseau. Tenez, moi aussi, je fais mon pâté de sable, je m’amuse, je ris, je bavarde, je porte mes belles robes comme si je n’avais jamais fait que cela, je plains les gens qui vont en fiacre ! Puis de temps en temps, je m’arrête devant mon miroir, je me pince la joue, je me demande — « Ma petite Marca, est-ce bien toi ? » — et alors seulement je me persuade que la fée, qui d’un coup de baguette m’a fait entrer dans un monde de merveilles, ne m’a pas changée, en changeant tout autour de moi. Je vous assure que si la tête tourne un peu à votre élève la plus choyée, le cœur est bien à la même place, et que vous y trônez toujours.

« Mais parlons de la fée qui m’a servi de marraine. Je suis tout étonnée de ne pas voir une lumière magique l’envelopper, suivre tous ses mouvements, lui faire une auréole comme cela arrive pour les fées de théâtre. Quand je lui ai dit cela l’autre jour, cela a paru l’amuser beaucoup ; elle se laisse admirer par moi, et je vous assure que j’use de la permission. Je ne sais pas si elle est belle, je crois même que non, mais elle est superbe ; elle attire, et elle fait un peu peur ; quand elle est au salon, personne ne songerait à regarder des petites filles comme mes cousines et moi ; elle appartient à une autre espèce, et la beauté du diable n’a qu’à se faire humble devant elle. Je voudrais tant l’aimer… et je n’ose pas ! Cela vous semble étrange, n’est-ce pas, chère madame, vous qui avez réussi à me faire oublier que je n’avais pas de mère… Eh ! bien, vraiment je n’ose pas. Je ne suis pas timide de ma nature ; et cependant quand nous sommes seules, et que je voudrais me jeter à son cou, et la remercier de ses bontés pour moi, quelque chose me retient : je sens que je l’étonnerais.

« Elle est pourtant très bonne pour moi ; elle m’oublie bien un peu, quelquefois, quand nous nous trouvons en tête-à-tête, mais sitôt que d’autres sont là, elle semble avoir plaisir à faire sentir que je suis sa fille adoptive, que je m’appelle Marca de Schneefeld ; il y a dans toute son attitude envers moi, à ces moments-là, quelque chose d’infiniment bon ; c’est une délicatesse exquise de sa nature, car, certes, elle veut me faire oublier que je suis une orpheline et que je dépends d’elle absolument.

« Ainsi l’autre soir, au grand bal qu’elle nous a donné, à mes cousines et à moi, c’était surtout moi qu’elle mettait en évidence… Mais avant de vous parler du bal, il faut que je vous raconte une petite scène qui l’a précédé ; vous voyez que, malgré tous vos sages conseils, j’écris comme je parle, à la diable, sans méthode et sans ordre !

« Nous étions, comme vous le pensez bien, dans un joli état de surexcitation, et nos rêves étaient peuplés de robes de bal et de danseurs charmants, Claire et moi, surtout ; Laure, qui va dans le monde depuis deux ans, était plus calme, et souriait un peu dédaigneusement à nos extases de pensionnaires ; c’est que Laure est un personnage important, on s’occupe beaucoup de son mariage, elle-même ne songe qu’à cela. Cela doit se faire cette année, paraît-il, quoique l’heureux mortel ne soit pas encore choisi ; on dirait vraiment que pour les maris, c’est comme pour les toilettes ; on veut une robe neuve, on n’en a pas encore choisi l’étoffe, mais on sait que, dans les rayons des magasins, il y en a pour toutes les bourses, depuis la soie brochée jusqu’au mérinos ; on passe à la caisse, et l’étoffe vous appartient… Pourvu que la robe vous aille bien, une fois coupée ! Ah voilà !… Claire, au contraire, qui, pourtant a quelques mois de plus que moi, est traitée un peu en petite fille ; je crois que sa mère volontiers la tiendrait en robes courtes avec deux grosses nattes lui tombant dans le dos, jusqu’après le mariage de son aînée I Aussi ne voulait-on pas qu’elle fit son début dans le monde à notre fameux bal ; mais la marraine s’en est mêlée, et ce que la marraine veut se fait ; il est même extraordinaire de voir comme tout le monde lui obéit, et trouve bien tout ce qu’elle dit ; le baron surtout l’écoute comme un oracle ; je croirais volontiers qu’il lui demande des conseils sur ses placements.

« Nous devions toutes trois avoir des toilettes pareilles, du blanc naturellement ; seulement Laure et Claire ont quelques jolis bijoux comme en peuvent porter les jeunes filles, et moi je ne possède rien du tout ; ce n’est que le jour même que ma marraine songea à cela, et très gentiment elle me gronda de ne pas avoir demandé ce dont j’avais besoin.

— Viens, petite, nous allons voir si, parmi mes colifichets, nous trouverons quelque chose pour toi.

« Il faudrait les voir ses colifichets !… Nous allâmes dans son boudoir, à côté de sa chambre ; un petit réduit merveilleux, tendu de draperies laiteuses brodées d’or, beaucoup de miroirs, de façon qu’on se voit de tous les côtés, et une immense fenêtre arrondie qui laisse entrer le jour à grands flots ; un endroit fait, non pas pour y bouder, mais pour y être heureux, pour y sourire à la vie. Elle se fit apporter une quantité d’écrins, de boîtes de toutes les grandeurs ; il y en avait sur la table, sur les fauteuils, sur le tapis même.

— Marraine, laissez-moi les ouvrir moi-même, au hasard… j’aime tant les jolies choses ! « Elle me souriait, renversée dans un fauteuil tout bas et très large ; je crois bien qu’elle se moquait un peu de moi.

« Ils semblaient renfermer tous les trésors de la terre, ces écrins ; peu à peu, la table se trouva couverte de pierres précieuses ; des rivières de diamants, gros comme des noisettes, des parures entières de perles, de rubis, d’émeraudes, se trouvaient là pêle-mêle, et le soleil qui entrait joyeusement par la grande fenêtre leur faisait jeter des reflets de toutes les couleurs. Il y en avait encore et encore ; je ne me lassais pas ; à genoux maintenant, je prenais à pleines mains dans les boîtes ouvertes ; j’avais oublié ma marraine, le bal, tout ; j’étais comme enivrée de l’éclat des bijoux qui miroitaient devant mes yeux ; je trouvais cela si beau ! les diamants surtout m’attiraient ; je me retournais, laissant là des quantités de bracelets, de bagues, de boucles d’oreilles, de colliers en or travaillé, pour reprendre les rivières, les tourner vers la lumière, admirer les feux de couleur qui se trouvaient au fond de cette blancheur éblouissante.

— Tu aimes donc bien les bijoux ?

— Si je les aime !…

« Et un gros soupir de bonheur finit ma phrase.

— Tu ne peux pourtant pas le parer de diamants. Et il faut nous occuper un peu de ce qui pourrait te convenir. Tiens, là-bas il y a une botte encore fermée ; si je ne me trompe, elle doit contenir mes petits ornements déjeune fille — ça doit être fort démodé par exemple !

« C’était une vieille botte noire, un peu usée aux coins ; elle contenait un certain nombre de bijoux plus modestes que les autres, et qui n’avaient certes pas été dérangés depuis des années. Ma marraine les regardait avec beaucoup plus d’attention qu’elle n’en avait accordé à ses diamants ; elle les touchait l’un après l’autre, avec un regard un peu étrange, un demi-sourire qui ne me plaisait pas. Probablement chaque objet lui rappelait sa jeunesse, qu’on dit ne pas avoir été très heureuse ; quelquefois au milieu de ses pensées, elle levait les yeux vers un miroir, et le sourire s’accentuait. Je n’osais pas parler. Tout d’un coup, prenant un fort joli collier en or travaillé, une imitation d’un collier antique, à ce que j’appris plus tard, elle me dit :

— Tiens, Marca, prends cela ; je l’avais au cou le jour où M. de Schneefeld me vit pour la première fois ; cela te portera peut-être bonheur… Il est bien terni, par exemple, mais ça se nettoie. « Je la remerciai ; mais au fond je ne souhaitais nullement que le collier me portât bonheur comme à elle : M. de Schneefeld était vieux, et moi, je veux aimer mon mari. Naturellement je ne disais cela qu’en moi-même, mais je crois qu’elle lit les pensées — c’est un privilège des fées, et son sourire devint de plus en plus moqueur ; je me sentis rougir, et pour cacher cette rougeur, je me remis à chercher parmi les vieilleries oubliées depuis tant d’années. Je jouais depuis un instant avec un bracelet tout simple, en or fort léger, quand elle me le prit des mains avec une certaine vivacité, puis elle fixa les yeux sur moi, avec une expression très singulière.

— Qu’y a-t-il, marraine ? — j’avais un peu peur sans savoir pourquoi.

— Ce bracelet n’est pas à moi, Marca, il t’appartient. — Et comme je la regardais très étonnée, elle continua : Il était au bras de ta mère quand elle est morte.

« Je me levai toute droite : ma mère !… Depuis le jour où vous aviez répondu à mes supplications par quelques détails dont vous sembliez douter vous-même, je n’avais jamais entendu prononcer ce mot. J’avais presque fini par l’oublier…

« Mais maintenant j’avais dans la main quelque chose, qui venait de cette mère inconnue, un bracelet qu’elle avait touché, porté au bras, une preuve matérielle de son existence passée. Et alors il me semblait que je suffoquais ; tous les sentiments cachés de mon cœur, tous les cris refoulés de mon enfance, tout ce besoin d’être quelque chose tenant à quelqu’un et non pas un être emporté par la vie comme un brin de paille par le vent, tout cela se réveillait en moi. Je ne sentais plus cette peur étrange de ma marraine, qui d’ordinaire m’empêche de me montrer telle que je suis. Je voulais savoir, je le voulais.… et me jetant auprès d’elle, l’entourant de mes bras, je lui dis :

— Je vous en supplie, marraine, je vous en supplie, dites-moi qui elle était, que je puisse la voir dans mes rêves, mettre enfin une figure sur ce nom si vague, et qui me tourmente depuis que je sais penser. Comment voulez-vous que je l’aime, si je ne la connais pas ? et tout enfant aime sa mère, n’est-ce pas ? Soyez bonne, chère marraine, parlez-moi d’elle, — vous la connaissiez, puisque ce bracelet se trouve entre vos mains.

« Je continuais à parler, les mots précipités étaient entrecoupés par des sanglots ; je pleurais à chaudes larmes, j’étais un peu folle en ce moment, je ne voyais ma marraine qu’à travers mes pleurs ; enfin, je sentis qu’elle se dégageait de mon étreinte.

— Rappelez-vous, Marca, une fois pour toutes, que je n’aime pas les scènes.

« Mes sanglots s’arrêtèrent net. Je ne reconnaissais plus dans cette voix dure la voix de ma marraine ; très troublée, je me relevai, me sentant toute faible, obligée de m’appuyer contre la table ; mais je ne pleurais plus. Voyant l’effet qu’elle avait produit, elle ajouta de son ton habituel de bonté un peu banale :

— Voyons, mon enfant, sois raisonnable. Je suis ta mère, n’est-ce pas ? cela doit te suffire. Un jour ou l’autre je te raconterai l’histoire de ta vraie mère, si tu y tiens tant que cela : seulement c’est aujourd’hui jour de bal — ton premier bal ; il ne faut pas que tu aies des yeux rouges, et tu sais, l’histoire n’est pas gaie. Voyons, souriez, mademoiselle, jouez avec mes diamants, soyez gentille et gaie, — car je désire n’être entourée que de bonheur.

— Puis-je garder le bracelet ?

« Je cherchais à rendre ma voix bien calme.

— Naturellement ; il t’appartient.

— Voulez-vous me dire une chose… une seule, et je vous promets, marraine, de ne jamais plus vous tourmenter à ce sujet.

— Une seule alors.

— Quel âge avait-elle quand elle est morte ?

— Seize ans…

« Seize ans… et moi j’en ai dix-sept !

« Je me sentais si forte, si grande, si pleine de vie, qu’il me vint une immense pitié pour cette pauvre petite créature qui m’avait mise au monde ; et tout en embrassant le bracelet, je disais très bas : Ma pauvre petite maman ! ma pauvre petite maman !… Puis sentant les sanglots me reprendre, je me sauvai vite, vite, de peur de faire de nouveau « une scène. »

« Je me faisais des reproches le soir, au bal ; j’aurais dû être triste, et le plaisir de me trouver dans cette superbe salle décorée de fleurs, brillante de ses mille bougies, d’être entraînée par la valse, de me sentir entourée d’attentions charmantes — m’enivrait un peu ; quelquefois la valse que jouait l’orchestre assourdissait sa mélodie entraînante par des tons mineurs, et ces accords semblaient me frapper au cœur ; je riais toujours, mais il y avait un peu des sanglots du matin dans mon rire ; — et ce pendant la joie de vivre, de me sentir jeune, de voir l’avenir comme à travers un voile rose s’accentuait encore de ces rares instants de tristesse.

« Je vous ai déjà dit que ma marraine faisait de moi la reine de la fête ; elle me présentait à tout ce monde comme sa fille d’adoption. Je crois que cela faisait un peu de peine à Laure ; tandis que ma petite Claire en semblait heureuse.

« La gentille fille m’aime comme une sœur ; elle n’est pas toujours très heureuse chez elle, on lui a fait sentir, je pense, qu’elle n’est pas jolie, et elle se le tient pour dit. Moi je trouve un grand charme à son petit minois chiffonné.

« Je disais cela justement à Maxime entre deux tours de valse ; nous nous reposions un instant contre une fenêtre où il faisait un peu moins chaud que dans la salle. Il est très gentil dans sa façon d’être avec moi, Maxime ; je crois qu’au fond, il me trouve un peu petite fille et qu’il s’amuse de mes extases, mais il ne laisse pas trop voir son mépris, et il est si gai, si bon enfant qu’on le lui pardonnerait, même s’il ne le cachait pas si bien. Je sentais qu’il me regardait beaucoup, probablement parce qu’il ne m’avait jamais vue jusqu’alors en toilette de bal ; je ne sais pourquoi, mais je m’embrouillais un peu dans mes phrases. Enfin, impatientée, je m’écriai :

— Ce n’est pas poli de me laisser sans réponse ; il y a un quart d’heure que je vous parle, et,…

— Dites-moi une chose, Marca : pourquoi tutoyez-vous mes sœurs, si vous persistez à ne m’adresser que des « vous » pleins de cérémonie…

« Je levai les yeux vers les siens, et tout d’un coup, je me sentis rougir jusqu’au front.

— Ce n’est pas répondre à ce que je vous disais au sujet de Claire…

— Claire est une bonne petite fille ; mais c’est une autre petite fille qui me préoccupe en ce moment. Nous sommes cousins, n’est-ce pas, ou à peu près, et j’ai fait une véritable enquête pour apprendre les droits respectifs des cousins ; il paraît que le tutoiement est presque de rigueur. — Qu’en penses-tu, Marca ?

« Je fis mon possible pour répondre légèrement, mais sans y réussir ; je ne sais à quoi je pensais en ce moment ; la musique semblait me répéter ces mots « qu’en penses-tu, Marca ? »

« À ce moment, un fragment de conversation, que notre silence subit nous permit d’entendre, vint jusqu’à nous ; les draperies de la fenêtre nous cachaient un peu, de sorte que les deux dames ne se doutaient pas de notre voisinage.

— Elle n’est pas trop mal la petite, mais d’où vient-elle ?… on dit qu’elle n’est pas de notre monde.

— Bah ! ma chère, on est toujours du meilleur monde quand on a une dot de princesse ; et la baronne, à ce que l’on dit, fera bien les choses ; elle épousera le beau Maxime — ça, c’est prévu…

« Maxime souriait toujours de son air moqueur, et je cherchais à faire croire que je n’entendais pas ; je l’entraînai vite, disant que je voulais finir la valse. C’est donc le bonheur, cela ?… Ah ! que c’est doux, que c’est bon ! j’aurais voulu danser toujours, me sentir tout près de Maxime, me laisser entraîner par lui dans un rythme cadencé. Si c’était vrai pourtant !… Si ma marraine… mais je n’ose pas écrire ces mots, je n’ose pas y penser ; je rougis même quand je suis seule, et je suis heureuse, si heureuse, que je ne peux m’empêcher d’en parler à ma meilleure amie.

« Comme c’est drôle pourtant ! Après cette valse, j’évitais Maxime, je ne voulais pas le regarder ; je cherchais à m’intéresser aux autres, ce que je n’avais guère fait jusqu’alors. Je m’approchai de ma marraine, qui était merveilleusement belle dans sa toilette en soie bleu tendre brochée, avec les diamants que j’avais tant admirés quelques heures auparavant.

— Tu es contente, petite ?

« Si j’étais contente !… je rayonnais, j’aurais voulu l’embrasser follement !

« Elle était très entourée ; beaucoup de messieurs décorés, plusieurs avec de grandes plaques, la suivaient, faisant cortège. À un moment donné, un des messieurs très décorés s’avançant, suivi d’un jeune homme au visage accentué, pas beau, mais qui appelait l’attention, lui dit :

— Madame, on sent si bien, dans tout ce qui vous entoure, que vous avez l’âme et les instincts d’une artiste, qu’il est facile de prévoir que votre maison deviendra un centre pour tous les hommes de génie. — C’est à ce titre que je me suis permis de vous amener un de vos compatriotes, M. Ivan Nariskine.

« Le monsieur très décoré semblait si content de lui-même et de sa belle phrase qu’il ne faisait pas grande attention à son « homme de génie » ni à ma marraine. Moi, qui n’avais pas fait de belle phrase, je les regardais avec curiosité : le visage presque laid de M. Nariskine semblait transfiguré ; et je lui savais gré de son admiration très évidente pour ma marraine ; il ne voyait qu’elle, et, de son côté, sans faire le moindre mouvement, et parlant de sa voix ordinaire, elle me fit pourtant tressaillir ; je ne l’avais jamais sentie aussi impérieusement belle qu’en ce moment. Le monsieur avait raison, elle a beaucoup de sympathie pour le génie.

— Monsieur Nariskine, dit-elle, n’avait pas besoin d’être présenté chez moi ; nous sommes presque de vieilles connaissances ; je suis allée à son atelier de Saint-Pétersbourg, — il y a déjà longtemps — et une de ses œuvres se trouve en ce moment à une place d’honneur dans ma galerie…

« Et, souriant, elle lui tendit la main.

— Ce qui est resté une date mémorable dans la vie du pauvre peintre, pouvait bien avoir été oublié par vous, Madame.

« M. Nariskine a une voix profonde et vibrante qui semble donner une valeur extraordinaire à ses moindres paroles. Il y eut un moment de silence qui éveilla l’attention même du monsieur très décoré ; quant à moi, je me disais déjà que M. Nariskine était tombé subitement amoureux fou de ma belle marraine y ce qui du reste n’avait rien de bien étonnant : tous les hommes qui rapprochent semblent plus ou moins amoureux d’elle ; j’étais même en train de faire un roman extraordinairement ridicule à ce propos quand elle me dit :

— Marca, conduis donc monsieur Nariskine à la galerie pour qu’il voie si son tableau est placé à son gré… C’est ma fille adoptive, monsieur, ajouta-t-elle en guise de présentation.

« M. Nariskine fixa sur moi des yeux pleins d’étonnement. Dans la visite que ma marraine lui avait faite, elle ne lui avait pas parlé de moi, — ce qui, certes, n’a rien de bien surprenant ; son étonnement me semblait exagéré et en somme peu poli ; aussi ce fut avec un peu d’impatience que je lui dis :

— Vous ne voulez donc pas m’offrir le bras, monsieur ? — Décidément je suis un peu gâtée !

— Pardon, mademoiselle, pardon… Et il se mit à traverser la salle de bal comme un homme dans un rêve.

— Mais vous connaissez donc le chemin ?…

« En effet, c’était lui qui me conduisait, au lieu de se laisser conduire par moi ; il s’arrêta net : je lui aurais fait quelque reproche sanglant, qu’il ne serait pas devenu plus pâle. Il bégaya un instant, puis je démêlai que le décorateur chargé de l’ameublement de l’hôtel lui avait demandé des conseils en sa qualité d’artiste, et que, de cette façon, il avait fait connaissance avec les appartements, mais « avant l’arrivée de madame la baronne — bien avant son arrivée… » Qu’avait-il besoin d’appuyer tant sur ce fait ? Mais à coup sûr c’était avant son arrivée ! Décidément les artistes ne sont pas faits comme les gens ordinaires ; s’ils sont tous dans le genre de M. Nariskine, ils manquent terriblement de bon sens !

« Le tableau de M. Nariskine, que je n’avais pas encore remarqué, est une grande toile représentant un intérieur de marchand de bric-à-brac ; un vieux juif, aidé d’une jeune fille merveilleusement belle, est en train de montrer des objets anciens à un beau garçon qui regarde la jeune fille, tout en faisant semblant d’écouter le marchand ; ce sujet qui, à mon sens, aurait bien pu être traité sur une petite toile, — il me semble que je fais de la critique, ce que c’est que de vivre dans un milieu intelligent ! — était pourtant fort bien étudié ; les costumes, le fouillis des étoffes et des bibelots, les tons de chair très vivants, le tout éclairé par une lumière éclatante qui passait à travers une grande fenêtre aux petits carreaux en losanges, faisaient un ensemble très harmonieux. J’oubliai de faire un compliment au peintre, car j’étais absorbée ; je voulais savoir l’histoire de ces gens-là, qui ne me semblaient pas des personnages de convention.

« Nous étions seuls dans la grande galerie, on dansait à côté, et la musique nous venait par bouffées ; tout d’un coup je sentis que le jeune homme me regardait et je levai les yeux en souriant.

— Je ne fais pas mon devoir ; vous avez droit à des compliments et je ne vous en fais pas.

— Pardon, mademoiselle ; l’attention avec laquelle vous regardiez mon tableau est le meilleur des compliments.

— Je le regardais parce qu’il me disait quelque chose, que je sentais la vie sous la peinture ; mais en réalité je ne me connais pas en art ; je sors de pension, je n’ai encore rien vu ; j’en suis pour le moment à suivre mes impressions ; dans un an peut-être, je saurais faire la critique du tableau.

— J’aime mieux vos impressions puisqu’elles me sont favorables ; votre critique ne le serait peut-être pas. Puis il ajouta avec un peu d’hésitation : Vous sortez de pension…, une pension russe ou française ?

— Française — je n’ai jamais été en Russie — que je sache… ajoutai-je ; car après tout je ne sais même pas où je suis née. Il n’osait pas interroger, je voyais pourtant qu’il brûlait d’en savoir plus long ; il fallait bien prendre l’habitude de répondre aux questions, et je continuai avec un calme que je m’efforçais de rendre très digne : — Je suis orpheline ; ma marraine me sert de mère et je lui dois tout.

— Elle est la bonté même, n’est-ce pas ?

« Il semblait attendre ma réponse avec une véritable anxiété. Ce n’était pas une exclamation, mais bel et bien une question. Aussi, grâce à ce respect profond de la vérité qui a été votre première leçon, je me trouvais à court. Ma marraine est-elle bonne ? je n’en sais rien : elle a certainement fait pour moi des choses qui démontrent une bonté et une générosité sans bornes, mais… Enfin je lui répondis :

— Elle sème des bienfaits, sans paraître s’en apercevoir, comme on respire.

— Ah ! c’est sublime ! n’est-ce pas que c’est sublime ?

« Et il avait l’air de chercher à se le persuader. Puis il s’abîma de nouveau dans ses pensées ; moi, j’avais une envie folle de retourner à la salle de bal, où mon danseur devait me chercher en vain. C’était tout de même un étrange tête-à-tête !

— Parmi ces bienfaits, je place ce bal en première ligne… dis-je en riant ; j’adore la danse, c’est mon premier bal, et…

— Ah ! mademoiselle… que vous devez me détester ! Je suis un ours des régions polaires… Dites que vous me pardonnez.

— À la condition que vous ferez un tour de valse avec moi, car mon danseur doit avoir abandonné la partie et je tiens à honneur de ne pas manquer une seule danse !

« Mon ours des régions polaires s’exécuta, et je dois avouer que sa façon de danser confirmait admirablement ridée qu’il se faisait ainsi modestement de lui-même.

« Mais cette lettre n’en finirait jamais, si je continuais à vous tout raconter. Pour moi, il n’y a pas de petits incidents. Écrivez-moi, je vous en prie ; que je sente, même s’il ne m’est pas possible de vous aller voir, que vous ne m’oubliez pas, que je suis toujours votre petite

« Marca. »

Une semaine plus tard, Marca recevait ce court billet comme réponse à sa lettre :

« Non, je ne vous oublie pas, mon enfant, mais je suis triste et malade, et ne pouvant vous dire la vraie cause de mon chagrin, je me tais. J’abandonne la pension qui a été si longtemps pour moi une source de consolations et de travail — la meilleure des consolations. Je suis au milieu de tracas et d’affaires d’argent. Je compte me fixer à Paris. et aussitôt que j’aurai trouvé le modeste appartement qui me servira d’abri pendant le peu de temps qui me reste à vivre, je vous ferai signe, et je pense que votre marraine ne vous empêchera pas de venir embrasser votre vieille amie.

« Jacqueline Langlois. »