Marcel Faure/02

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Imprimerie de Montmagny (p. 10-35).

LA MAISON FABIEN FAURE


Comme Marcel était à l’âge des grandioses témérités, il songeait à couler sa race dans un moule neuf, plus conforme à la tradition et plus propre à la grandir.

« Depuis cinquante ans, se disait-il, les Français d’Amérique se sont cristallisés. Contents de la « médiocrité dorée » dont parlait Horace, ils ont laissé les autres penser pour eux, agir pour eux, s’enrichir pour eux et par eux. Notre littérature, en général, a une allure de pensum, quand elle ne patauge pas dans une originalité de mauvais goût ; en peinture, en sculpture et en architecture, nous sommes, à de rares exceptions près, des primitifs ; nos laboratoires de science sont encore à naître ; en commerce et en industrie, nous sommes en tutelle, et nous acceptons le joug économique comme un bienfait, sans songer que cette domination nous prépare, petit à petit, une armée de renégats.

« Et combien de déracinés ! Plus de deux millions d’anciens agriculteurs, de race et de langue française, peuplent les fabriques et les filatures de la Nouvelle-Angleterre, où ils perdent insensiblement et fatalement leur parler, leurs croyances, leur tempérament, jusqu’au souvenir de l’ancienne patrie ; nombre d’entre eux, rougissant de leur origine, défigurent leur nom, deviennent polichinelles ou mardi-gras, pour effacer de leur être le sceau qu’y a incrusté une hérédité de plusieurs siècles.

« Le sentiment patriotique ne se rencontre guère parmi les Franco-Canadiens. Ils conçoivent difficilement qu’on puisse sacrifier sa vie, son repos, sa famille même, pour cette chose sacrée qu’on appelle le pays natal. L’hymne national ne vibre pas, chez nous, comme « La Marseillaise », en France, et quand nos foules entonnent « Ô Canada ! », les notes n’éclatent pas, elles ratent comme des fusées sans poudre, elles traînent dans un souffle de tiédeur, au lieu de rugir dans des poitrines embrasées ; nous ne sentons pas, à l’entendre, le grand frisson surhumain que communiquent les émotions populaires. Un jour, après une cérémonie patriotique, l’orchestre fit résonner l’hymne national canadien : sur trois mille personnes, dix se levèrent.

« La servilité est le tombeau du patriotisme. » Savamment, poliment, avec des mots doux et des caresses, l’âme anglaise a fasciné notre nature de Gaulois. Grâce à son don d’ubiquité, attribut divin qu’elle semble avoir acheté du Créateur, elle nous a constamment obsédés, après nous avoir conquis. Elle a fini par démoraliser l’âme nationale, qui a perdu confiance en elle-même et a conçu une admiration sans bornes pour ses maîtres. Le dernier hoquet de fierté a râlé en mil huit cent trente-sept, après l’éclair de Louis-Joseph Papineau ; mais les combats de Saint-Charles et de Saint-Denis n’étaient que des réveils momentanés d’une léthargie déjà commencée. À partir de ce jour, nous ne nous appartenions plus : nous n’étions que le chien de chasse faisant lever le gibier pour le seigneur. Des étrangers nous possédaient : ils eurent notre main-d’œuvre pour agrandir leur commerce et leur industrie ; ils eurent nos capitaux par centaines de millions pour abreuver leurs institutions financières et les armer contre nous ; ils eurent nos forêts, nos montagnes, nos rivières, tout, jusqu’à l’intégrité de notre langue, jusqu’à notre avenir.

« Au fond, l’histoire de notre race est une aventure. C’est le génie d’aventure, qui, au dix-septième siècle, poussa quelques milliers de Français vers le mystère sauvage du continent vierge. Paysans de la Normandie, de la Beauce, du Maine, de l’Anjou, de la Touraine, de la Saintonge, du Poitier, de l’Aunis et de l’Angoumois, ils avaient la soif des mondes ténébreux et infinis, et leur âme était remplie de ces curiosités tragiques qui entraînent vers les perfides inconnus. Au nombre de quelques milliers à peine, ils avaient parcouru, en moins d’un siècle, les larges solitudes qui s’étendent de la baie des Chaleurs à la tête des Grands Lacs. Ils avaient bu à toutes les sources des fleuves, franchi le Mississipi, atteint la Louisiane. Leurs yeux profonds s’ouvraient avec volupté sur l’effroi des dangers héroïques, et leurs corps de Titans frissonnaient sans cesse dans l’attente des déchirures et des saignées. Ce qu’on appelle la mort violente était pour eux la plus naturelle, et, comme le disait si bien un moraliste, « leur dernière douleur était aussi leur dernière curiosité ».

« Ainsi se continua l’aventure, glorieuse et brutale, jusqu’à l’épopée de Montcalm et de Lévis. Sous la domination anglaise, la race était plongée dans une amertume sans fond ; mais ses possibilités aventureuses s’élargissaient de toute la largeur de son immense blessure : l’incertitude de l’avenir, les alternatives de clémence et de rigueur, de la part du conquérant, l’organisation d’une constitution nouvelle, la rapide formation d’une nation embryonnaire, les premières luttes parlementaires, tout cela, toute cette atmosphère, chargée de grandes passions, de haines, de craintes, d’espoirs, d’illusions, de luttes, de victoires et de défaites, était le bouillon de culture de nos insatiables curiosités de Latins. Nous n’étions presque plus des civilisés, c’est vrai, mais nos poitrines étaient très larges, nos cœurs très généreux, nos reins très forts. Notre sang avait le goût âcre des audaces mornes, et notre visage reflétait la crânerie des mousquetaires.

« Un jour vint où notre jeune coursier s’arrêta dans son galop furibond. Les flancs fumeux des dernières courses, il regarda autour de lui : il ne vit que des paysages rassurants, et il crut que sa carrière d’aventures devait faire place au repos, aux longues respirations de la vie tranquille, aux bains de soleil. Il était descendu au fond des précipices, où, dans l’éternelle humidité des rochers pensifs, il avait bu l’eau des gaves purs et froids ; il avait gravi les sommets tout blancs, où de longs frémissements d’orgueil l’avaient secoué, parce qu’il était le plus élevé des êtres, unique au monde, et qu’il recevait les feux de l’aurore dans sa crinière de fierté, à l’heure où le reste de l’univers était voué aux viles insensibilités du sommeil et de la nuit ; il avait combattu, il avait versé le sang, le sien et celui des autres, franchi des collines de lumière et de joie où les cavales blanches exultaient à l’entendre hennir ; il était l’aventurier de race, celui qui n’a sa raison d’être que dans la recherche de l’inconnu, des obstacles à vaincre, des victoires à gagner. Mais du moment qu’il vit la plaine s’étendre très douce et très pacifique devant ses sabots guerriers, il entendit, de toutes parts, de pressants appels à l’apaisement de la vie. Il les écouta. Il se coucha parmi les foins parfumés, brouta l’herbe stupéfiante, puis, repu, se figea dans le souvenir de sa merveilleuse chevauchée. Il manqua dès lors à sa destinée, car, dans la prairie aux horizons infinis, il avait encore à conquérir des espaces enchantés, et son front pouvait fendre l’air des mystères lumineux et sauveurs.

« Les Canadiens-Français ont péché, le jour où, trompés par l’apparente accalmie de leur histoire, ils crurent qu’ils étaient au terme de la géniale folie qui avait amené ici les premières voiles gonflées par un vent d’épopée. Nos ancêtres avaient conquis et civilisé un pan du globe ; mais cette conquête était toute en surface : restait à la faire en profondeur, à nous assimiler les forces héréditaires, enfoncer nos bras assez loin dans le sol pour rejoindre de nos mains les ossements miraculeux de nos pères, et de nos mères. À ce contact sacré, nous aurions connu l’inspiration qui se dégage de ces tombes et repris le sens de la tradition ; notre histoire, prenant une orientation nouvelle, nous aurait entraînés vers l’acquisition des puissances nationales de l’avenir.

« En face de la prise de possession, par des aventuriers étrangers, de nos rivières, de nos lacs, de nos forêts, de nos énergies industrielles, commerciales et financières, la lutte s’offrait à nous, lutte de guet, d’observation, d’imitation et de mise en garde, mais lutte quand même, aussi noble que les plus sanglantes, parce qu’elle remplace le coup d’épée par l’escrime de l’intelligence et de la pensée. Quoi de plus beau ! Nous ne l’avons pas faite. Convaincus, par auto-suggestion, que notre idéalisme atavique devait nous tenir au-dessus des biens de ce monde, induits par notre éducation même à mépriser les nations commerciales, nous avons vécu en marge des réalités de la matière, laissant nos voisins, concrets et pratiques, entrer dans notre maison et s’y installer en maîtres. »

Telle était la pensée de Marcel Faure au moment où le train arrivait à la gare du Palais. Fils d’un père canadien-français et d’une mère anglaise, il avait une conception nette des qualités et des défauts des deux races. Si l’une manquait d’idéal, l’autre était dépourvue de sens pratique. Or, dans un pays naissant, les questions pratiques priment tout : défricher, cultiver, agrandir, fonder, conquérir, bâtir, outiller, créer la richesse, cela requiert des volontés déterminées et des prodiges d’organisation. Cette volonté et ce prodige se trouvaient en Marcel.

Il était bien l’homme capable de faire pénétrer les éléments nouveaux dans l’âme canadienne. Sans abandonner l’idéalisme français, charme de la vie, il avait su concentrer ses facultés sur les questions d’affaires. Son père, marchand intelligent et tenace, l’avait initié de bonne heure à l’administration commerciale. À douze ans, il connaissait parfaitement la provenance, la qualité et le prix des diverses marchandises ; il pouvait tracer l’histoire de chaque article emmagasiné chez lui. Une foule de constatations quotidiennes l’attristaient. Plus que tout autre, il se rendait compte que la plupart des objets nécessaires à la vie ou au confort de la civilisation était importés de l’étranger. Un jour, il dit à M. Fabien Faure, son père : « Savez-vous pourquoi les Anglais nous traitent de race inférieure ? »

— Pourquoi ?… Parce qu’ils ne nous regardent qu’à travers leurs préjugés.

— Il y a une autre raison : chaque jour, des milliers d’entre eux lisent des articles dirigés contre nous ; ces articles, ce sont les étiquettes des marchandises qu’ils achètent et dont aucune ne porte la marque de notre nationalité. Ils nous jugent par nos fruits. Or, à part les fruits du sol, qu’avons-nous fait pousser dans la plus vieille province du Dominion ?

Marcel approchait alors de sa quatorzième année. Il avait fréquenté l’Académie Commerciale de Québec, où il s’était signalé par la sûreté de son jugement, la fidélité de sa mémoire, surtout son talent inné des affaires. Pour mieux cultiver cette intelligence précoce, M. Faure envoya son fils aux études classiques. À vingt et un ans, Marcel était bachelier ès arts. À la fin de ses cours philosophiques, il écrivit à son père cette lettre significative :

« Mon cher père,

« Nous venons de finir notre retraite de vocation. J’ai les genoux fatigués et l’âme exténuée de recueillement. Non pas que je sois devenu réfractaire aux exercices de piété ; vous savez que j’ai une foi robuste ; les jours où l’on prie me permettent de brider ma pensée et de la forcer à me voir de face. Alors, je la regarde et je lui trouve des yeux pleins d’étoiles. À la lueur de ces étoiles, j’éclaire et j’explore le tréfonds de votre fils. Ce que j’en fais des découvertes !… C’est délicieusement grave et mystique, cette descente dans la soute de l’être. Mais le prédicateur !… Incontestablement, c’est un saint homme : il a des yeux bistrés, des yeux qui ont lu, veillé, médité, souffert, regardé au-dedans des détresses humaines. En voyant son crâne chauve, je pense à toutes ses fièvres, aux combats que se sont livrés, en lui, la chair et l’esprit, aux tentations brûlantes, aux âpres défenses de l’intellectuel aux prises avec la matière. On ne peut s’empêcher d’admirer, d’aimer cette persévérance dans un idéal où il n’entre aucun espoir de consolation humaine. Le visage de l’ascète a ce je ne sais quoi d’enfantin en même temps que d’attachant particulier aux hommes qui ont observé, par un renoncement surhumain, la vertu de chasteté.

« Pourtant, en dépit de ses qualités monastiques et philosophiques, cet homme est trop aérien et trop subtil pour être complet. Il abhorre le tangible et ne donne d’importance qu’à ce qui ne se sent pas, ne se voit pas. À l’entendre, on croirait que la vie est toute basée sur des syllogismes et sur une implacable spiritualité. Avec un mépris convaincu, il nous disait : « Le corps est une guenille jetée sur les lèpres de l’âme ». Voilà, certes, un bel appel à l’humilité ; mais quand j’en suis venu à méditer sur la bassesse du moi, mon cœur a protesté contre la dureté d’une sentence, qui, en diminuant outre mesure l’importance de la vie matérielle, amoindrit le sens pratique de l’homme et le plonge dans l’abstrait de la tête aux pieds.

« Trois sermons sur le choix d’une carrière ont clos la retraite. En voici les sujets : Le clergé régulier, – le clergé séculier, – les professions libérales. J’attendais ce dernier avec impatience. Auparavant, il avait prononcé, avec onction, des mots ardents où le cœur battait ; maintenant, il n’avait que des syllabes froides comme la pluie d’automne. Il parla de la médecine et du droit, rien de plus. De l’agriculture, de la colonisation, de l’industrie, du commerce, de la finance, pas un mot ! Rien pour le sol qui constitue notre secours premier et notre espoir dernier ; rien pour la science admirable qui transforme la matière brute et fournit à l’humanité les instruments de son bien-être et de sa civilisation ; rien pour le commerce qui permet aux peuples les plus reculés, les plus jeunes, de jouir des produits du monde entier ; rien pour la finance sans laquelle le progrès se trouverait désemparé, sans ressources. Et je regardais, amusé, mes quinze confrères se battre les flancs pour faire jaillir l’inspiration divine et entendre les voix de Jeanne d’Arc.

« Quand j’annonçai à mon directeur ma détermination de rester dans le commerce, il me répondit avec un sourire : « C’est bien, mon ami, vous vous enrichirez plus vite. »

« – Que voulez-vous, lui répondis-je, je ne suis bon qu’à faire de l’argent ; mais je vous donne ma parole que je n’oublierai pas d’en mettre un peu dans les troncs de vos églises et dans vos sébiles. Et puis…je n’ai pas de grandes ailes comme mes camarades.

« – Marcel, vous êtes malin…

« – Je ne suis pas malin : je soutiens qu’ils ont des ailes. Mais si vous désirez une explication sérieuse, je vous la donne loyalement : sur les quinze prêtres, médecins, avocats et notaires que vous allez faire de mes confrères, il y aura quatre hommes à leur place, cinq médiocres, deux déracinés et quatre ratés. »

« Ici, mon directeur voulut protester. Je l’interrompis. « Depuis plusieurs mois, lui dis-je, j’étudie ces jeunes gens. Presque tous, ils ont douté jusqu’à en faire de la neurasthénie. On leur demandait : « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Ils répondaient : « Est-ce que je le sais ? » Et on les sentait pleins d’angoisse.

« Le doute ne lâche même pas sa victime après que le jeune homme a choisi sa carrière. Il le poursuit jusque sous la soutane ou le béret. Vous, dans le langage ecclésiastique, vous dites que tel ou tel n’a pas suivi sa voie. Des voies ! En avez-vous tracé ? Vous vous êtes bornés à entretenir trois ou quatre sentiers battus, et depuis un demi-siècle et plus que tous les collégiens du pays s’y poussent et s’y bousculent, le nombre des ratés, des médiocres et des déclassés a eu le temps de devenir épidémique. Ceux-ci, comme les autres humains, avaient des aptitudes, un tempérament, des facultés utilisables, un principe moteur les déterminant à une fonction sociale. Il appartenait à l’éducateur de canaliser ces énergies.

« — Mon ami, me répondit le directeur, il y a du vrai dans ce que tu dis ; mais ce qui m’alarme, chez toi, c’est ta jeunesse. Tu juges déjà nos institutions les plus respectables. Que sera-ce, plus tard ? Prends garde ! Si tu allais travailler à démolir ce que tes pères ont édifié avec tant de peine et ce qu’ils ont entouré de tant de vénération ! »

« Je protestai de mon admiration pour les chefs de notre jeunesse. À vingt ans on n’a pas la passion de détruire : l’amour de la vie nous tient loin des ruines ; nous voulons l’action, la fécondité, le mieux-être ; plus que nos devanciers, nous saisissons la signification des mouvements nouveaux et des idées nouvelles ; la tradition n’est pas, pour nous, l’arrêt d’un peuple dans le passé : c’est la continuation, non la répétition, de l’œuvre ancienne. L’ouvrier qui voudrait bâtir indéfiniment le même édifice ne vivrait pas. Je fis comprendre au prêtre qui m’écoutait que nos institutions, tout en se faisant adaptables, pouvaient demeurer. »

« Notre conversation n’alla pas plus loin ; mais, depuis ce jour, j’eus des grossesses de pensées qui voulaient venir au monde. C’est pourquoi je n’ai pu m’empêcher de vous les confier. »

« Vous avez remarqué que nos dirigeants, en général, manquent d’initiative et de hardiesse : ils ont peur de l’originalité. L’originalité ! C’est elle qui a fait la grandeur de la France. Le banal donne la frousse au Français. Celui-ci ne remâche rien : il crée, il invente, il imagine. Il ferait cent lieues pour éviter le pont d’Avignon. Son génie lui fournit une infinité de moyens neufs. Pourquoi, nous qui sommes Français, avons-nous perdu cette précieuse qualité ? Probablement parce qu’on nous aplatit au même laminoir. Nos collèges et nos séminaires sont parfois les cercueils de la personnalité. On n’y habitue pas assez le jeune homme à penser par lui-même, agir par lui-même, se débrouiller, comme on dit. C’est ce qui a fait dire à plusieurs que le temps de nos études était, à certains égards, une période de déformation. Mot dur, mais, en partie, vrai. Sans doute, il est bon de discipliner les individus en leur imposant une règle commune ; mais si cette règle a pour résultat d’atrophier des principes d’action, elle difforme au lieu de former. L’éducation n’est pas synonyme de nivellement : elle doit faire le développement normal des tendances bonnes et naturelles de chacun, en enseignant au jeune homme à sentir, penser et agir à sa manière. Le professeur devrait être doublé d’un psychologue, pour analyser les âmes qu’il manie, distinguer un poète d’un mathématicien, un commerçant d’un musicien, un prêtre d’un affectif. Avec de l’observation, il orienterait les énergies de ses sujets vers la carrière probable qui attend chacun d’eux. Cette sélection intelligente, facteur de puissance, d’originalité et de génie, nous donnera, dans toutes les branches de notre activité nationale, les compétences nécessaires à notre durée. »

« Il y a quelques jours à peine, une discussion philosophique s’élevait dans la classe. Soutenu par deux de mes confrères, Jean Boulanger et Félix Brunelle, j’arguais contre une thèse du professeur lui-même. Je lui contestais la valeur d’un argument qu’il considérait irréfutable. Objections sur objections lui furent servies sans qu’il voulût démordre. À cela, nous n’avions rien à dire : il était libre. Malheureusement, il se départit de son calme et nous lança cette menace : « Messieurs, c’est assez : si vous soutenez pareille thèse aux examens, vous ratez votre philosophie ». Félix releva le défi par des paroles de colère : « Monsieur l’abbé, vous n’avez pas le droit de nous mettre à l’index pour la seule raison que nous ne pensons pas comme vous. Je ne subirai pas cette stérilisation de séminaire ! »

« À ces mots, le professeur bondit. « Félix, dit-il, vous avez une cervelle de libre-penseur. Je vous ordonne de sortir de la classe jusqu’à ce que réparation soit faite. » Mon ami sortit très dignement, en regardant l’abbé dont le doigt était tendu vers la porte. »

« Cet incident m’a ému, instruit, et amusé. Le mot stérilisation, jailli comme une flammèche, frappait juste. Stériliser pour tuer des éléments malsains, c’est bon, c’est nécessaire ; mais supprimer la personnalité de l’idée et de la logique, c’est détruire les ferments de la supériorité. »

« Mon cher père, je m’excuserais de vous écrire une lettre si longue, si je ne savais vous plaire. Les constatations dont je vous fais part ne vous surprendront pas : vous en êtes cause. Lors de mes dernières vacances, vous m’avez mis en garde contre une foule d’illusions et de préjugés, et la sagesse de vos paroles m’a prémuni contre toute pasteurisation précoce. »

« Venez me voir bientôt. Que Claire la blonde vous accompagne : j’ai hâte de l’embrasser.

Mille baisers pour maman.
Votre fils,MARCEL. »

L’année même où Marcel Faure sortait du collège classique pour entrer à l’École des Hautes Études Commerciales, son père mourut subitement. C’était le deuxième deuil qui le frappait depuis la mort de sa mère, survenue quelques mois auparavant. L’épreuve était rude : il était le seul survivant de cette famille décimée. Devenu l’unique propriétaire du grand magasin Fabien Faure, situé au centre de la Basse-Ville et employant plus de cinquante commis et chefs de rayons, il lui fallut abandonner ses études pour continuer l’œuvre paternelle. Il avait fort à besogner : surveiller les hausses et les baisses du marché, présider aux inventaires, suppléer aux faiblesses du personnel, trouver les compétences, se tenir en contact continuel avec les subalternes, aiguillonner ou refréner au besoin, ménager des susceptibilités, donner du jeu aux initiatives personnelles, se multiplier, être tout à la fois, tels sont les tracas de cette vie haletante, dont la durée quotidienne est de douze, quinze, parfois seize heures. Ces occupations mercantiles n’abolirent pas, chez Marcel, le culte de l’idéalité et de la sentimentalité. Sa nature bien équilibrée restait pénétrée de ce qu’il y a de beau et de bon dans la vie : l’amitié, le plaisir modéré, l’indispensable illusion, un peu de bongarçonnisme s’alliaient à la sévérité de sa tâche : il était aimé de tous.

Claire Faure, sa sœur, âgée de dix-huit ans, égayait sa maison. La présence de cette belle enfant blonde, qui avait de larges yeux bruns, pleins de rêves, atténuait la tristesse de ce foyer peuplé de reliques. Sa naissance avait été entourée de mystère. En réalité, elle n’était que la sœur d’adoption de Marcel, et celui-ci l’ignorait.

La mère de Claire avait été, à l’âge de dix-huit ans, servante dans la famille Fabien Faure. Cette petite fille du peuple avait une distinction innée et des goûts d’aristocrate. Au contact d’une société mieux policée et plus artiste, elle s’aperçut qu’elle avait un corps adorable et des formes parfaites. Elle apprit à rafraîchir la blondeur de sa peau par des ablutions, des crèmes et des poudres fines ; elle encadra son front pur et blanc dans l’ondulation d’une abondante chevelure dont les rouleaux dorés lui pesaient sur les tempes ; très discrètement, elle fit à son corsage clair une pointe délicate qui faisait soupçonner une gorge désirable ; elle assouplit sa taille, donna un sens intelligent à ses moindres mouvements, surveilla sa démarche, qui était charmante. Au reste, elle était d’une pureté qui défiait le soupçon : elle ignorait tout de l’homme et de l’amour. Son ignorance et sa beauté la perdirent.

Un jeune ami de M. Faure, Clément Prévost, remarqua, un jour, les qualités aristocratiques qui transparaissaient dans les chairs blondes et les formes élancées de la jeune fille. Comme elle passait, légère, presque glissant sur la pointe des pieds, dans le fumoir où tous deux causaient affaires, Clément s’interrompit : « Quelle est cette belle gamine ? »

— C’est ma servante, répondit machinalement Faure.

— Elle est crânement jolie… C’est dommage tout de même… Si j’avais un trottin comme ça chez moi, je commettrais des bêtises.

— Mon vieux, j’évite ces bêtises. Il me semble que je ne me consolerais pas d’avoir été l’initiateur illégitime d’une vierge, fût-elle la plus belle du monde. La jeune fille déflorée, si elle est abandonnée, prend généralement deux voies : l’égout ou le désespoir ; dans le premier, elle est un danger pour la société ; dans le second, elle s’alanguit ou meurt.

Les deux amis se turent. Faure resta quelque temps songeur. Il se rendait compte du danger qui pesait sur la protégée de sa femme. Elle semblait fatalement condamnée, car, n’appartenant déjà plus, par le raffinement de ses manières et la correction de son langage, au milieu où elle avait grandi, elle était désormais une sorte de déclassée.

Quelques mois après cette conversation, le regard de la jeune bonne devint triste inconsolablement. Des bistres se creusèrent autour de ses yeux, avec, ici et là, des taches à peine visibles. Questionnée par madame Faure, qui s’alarmait de ces symptômes, elle lui avoua, dans une crise de larmes, qu’elle était enceinte. Elle avait été séduite par Clément. Il l’avait d’abord abordée poliment, au cours des permissions qu’elle obtenait sous le prétexte d’aller voir ses parents. Sa vanité en avait été flattée. Cet homme arrivé à la trentaine, héros d’une foule d’aventures galantes, plus ou moins propres, trouvait une proie facile. Il allait lui murmurer un langage qu’elle n’avait jamais entendu, toucher des fibres qui n’avaient jamais vibré ; il n’avait, pour l’affoler, qu’à lui réciter doucement, tout doucement, à l’oreille, les clichés amoureux qu’il savait par cœur depuis longtemps. Son âme, encore simple, se laisserait prendre par l’Amour, qui, depuis que le monde est monde, se sert toujours du même carquois, lance toujours les mêmes flèches. Odile Dumouchel — c’était le nom de la jolie servante — ne tarda pas à aimer Clément. Un soir, elle était entraînée malgré elle au garni du célibataire, et, là, affaiblie pour une résistance où elle se sentait vaincue d’avance, grisée de caresses farouches, elle avait fini par se livrer.

Le réveil vint trop tard. Quand elle eut la certitude qu’elle était grosse, elle désespéra violemment. Elle pleura deux jours, puis, une embellie se fit dans son cœur neuf : « Clément m’aime, se dit-elle. Quand il saura, il m’épousera. » Elle lui écrivit le billet suivant :

« Mon chéri,
J’irai te voir chez toi, ce soir, à huit heures. Le malheur que nous redoutions tous deux est arrivé. Fais appel à ton courage et à ta loyauté, pour l’amour de ton
Odile. »

Malgré un attachement sincère pour sa jeune amie, Clément trembla devant une mésalliance et repoussa toute idée de mariage. Dépourvu de psychologie, il n’avait vu, en Odile, qu’une inconsciente, une bonne petite bête douée de la faculté de recevoir et de rendre un plaisir. Esprit myope et borné, il n’avait pas su apprécier l’exceptionnelle distinction de cette nature d’élite. Le soir venu, la pauvre enfant se buta à une porte verrouillée. Elle s’en alla brisée. Dès cette heure, une mort lente, terrible et voulue germa dans son corps flétri.

Madame Faure avait écouté sans rien dire, les lèvres pâlies, la gorge serrée. Elle n’avait pas interrompu Odile, qui, racontant sa pénible histoire, s’arrêtait parfois pour sangloter. Le récit terminé, les deux femmes se regardèrent en silence, et elles comprirent qu’elles étaient également frappées. La malheureuse pleurait éperdument, et sa protectrice, incapable encore de parler, la consolait en lui caressant les cheveux. Enfin, elle murmura : « Pauvre enfant !… »

— Vous me pardonnez ?… Que c’est bon, le pardon !… Mais eux… ils ne pardonneront jamais, jamais.

Eux ! C’était pour elle le redoutable : son père et sa mère qui ne comprendraient pas et qui rougiraient de prononcer son nom ; ses compagnes, ses amies d’enfance qui passeraient près d’elle sans la regarder, sans la saluer ; la légion des commères et des vieilles filles qui prendraient un plaisir diabolique à colporter son ignominie ; les mères disant à leurs filles : « Prends garde de tourner comme Odile ! » Eux ! Ce mot exprimait, dans ses trois lettres hypocrites et venimeuses, la psychologie d’une catégorie de féroces Agnès.

La protectrice pénétra au fond de cette angoisse.

— Ma petite fille, sois sans inquiétude ; je sauvegarderai ton honneur. Écoute bien : dans trois semaines, je pars pour la Floride, où je passerai l’hiver. J’y serai cinq mois, seule avec toi. Tu auras le temps de donner le jour à ton enfant et de te rétablir avant le retour. Personne n’en saura rien, je te le promets, à l’exception de monsieur Faure que je mettrai au courant et qui gardera sûrement le secret.

— Mais l’enfant ? Sa seule présence révélera…

— J’y ai songé : il passera pour mon enfant à moi.

— Je ne puis… je ne puis accepter… Faire un tel mensonge pour moi ! Tromper tout le monde !… C’est horrible !…

— Je le veux ! Je t’ordonne de m’obéir ! Le pauvre petit qui naîtra de toi, il ne faut pas qu’il porte toute sa vie les meurtrissures de ta chute : il ne serait qu’un misérable. Tu resteras avec nous, avec lui, tu l’aimeras et tu connaîtras les joies de la maternité ; tu en recevras la consolation de ton cœur brisé. Le veux-tu ?

— « Je le veux », répondit-elle faiblement.

Cinq mois après cette pénible conversation, les deux femmes revenaient de voyage avec une pouponne qui avait nom Claire Faure.

Cependant, la fille-mère ne put survivre à son amour. Elle mourut en prononçant le nom de celui qui l’avait tuée. Elle n’avait pas cessé de l’aimer.

Maintenant, Claire était femme. Elle avait été adorée par ses parents d’adoption. Au moment de mourir, madame Faure lui avait remis une lettre cachetée, en la baisant au front : « Ma chérie, lui avait-elle dit, cette lettre contient un secret cruel et mes dernières volontés. Ne l’ouvre pas avant que je sois partie. »

Quelques jours plus tard, près de la dépouille mortelle de celle qu’elle avait tant aimée, Claire lisait :

« Ma Claire bien-aimée,

« Au moment où mes forces s’en vont et où mes yeux voient au-delà de la vie, de grandes clartés sereines m’inondent. Des devoirs nouveaux me sont apparus, et, parmi eux, celui de te révéler le nom de ta vraie mère selon la nature. Elle était belle et bonne : elle te ressemblait. J’en ai toujours conservé un souvenir très doux, très tendre. Bientôt, je serai à ses côtés. Quand tu viendras t’agenouiller sur nos tombes, prie bien pour tes deux mères. C’est un devoir de justice à rendre à celle qui t’a donné la vie et qui est morte d’amour. »

« En te laissant auprès de mon fils, Marcel, j’ai tenu à te fournir la preuve que tu n’es pas sa sœur. Il est digne de toi, vous êtes dignes l’un de l’autre. Il se peut que vous vous aimiez. Alors… J’ai souvent rêvé d’un mariage pour vous deux. Je souhaite qu’il s’accomplisse. Monsieur Faure m’a promis de dire la vérité à Marcel, dès la fin de ses études. Instinctivement, il se portera vers toi. J’ai le pressentiment que vous vous aimerez d’amour.


« Adieu ! Prie pour ta mère, prie pour moi !

Blanche Faure. »


Le père de Marcel était mort trop prématurément pour faire la même révélation à son fils. De cette omission naquit le cruel malentendu de deux vies qu’un seul mot pouvait unir à jamais.