Marcel Faure/05

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Imprimerie de Montmagny (p. 94-120).

LES BOULEDOGUES



La salle des glaces, chez Marcel, donnait sur le couchant. On n’y vaquait qu’aux jours d’été ; chaque soir, on y buvait du bon vieux vin rouge et du crépuscule rose. On eût dit un large pavillon de cristal, avec ses panneaux de verre découpé où les rayons se décomposaient en couleurs multiples sur des angles prismatiques. Il faisait bon y reposer. Quelques chaises rustiques, des berceuses, des tables en rotin blanc s’étalaient sur un tapis oriental à fond vert. Des tentures de velours descendaient de chaque côté des fenêtres. Au centre, on avait placé une table de chêne sur laquelle on servait le repas du soir. Le jour tombait. Marcel, Félix et Claire causaient dans cette féerie de lumière, en vidant à petites gorgées des coupes de champagne. Le soleil baignait le visage et la gorge de la jeune fille et tombait voluptueusement sur le mauve de sa robe. Son bras nu avait une rondeur délicate et souple, avec un petit poignet qui semblait ouvré par un artiste, et, quand elle portait son verre à la bouche, elle ressemblait à Greuze envoyant un baiser à la vie. Elle avait des flammes fauves plein les cheveux et ses cils, vus à la clarté crépusculaire, brillaient comme des tissus d’or. Un parfum à peine perceptible montait de sa chair. Marcel la regardait avec une tendresse apaisée. Félix, les observant, se rappelait la confidence de son ami, et, pour la première fois, il fut frappé de la complète dissemblance physique de ces deux êtres. Dans une même famille, les frères et les sœurs, quelle que soit leur disparité de traits et de tempéraments, ont des signes distinctifs et communs qui trahissent leur étroite consanguinité. Leur visage a des reflets qui sont ceux de vies portées dans le même sein. Un bon observateur ne s’y trompe jamais.

En face de ses hôtes, la physionomie de Félix était déroutée ; mais il ne chercha pas à s’expliquer le phénomène qu’il constatait et auquel il n’attachait aucune importance. Seulement, il trouva, dans la complète dissemblance de Claire et de Marcel le mot de l’énigme : ils n’ont ni une même chair, ni un même sang, ni une même âme, il est donc possible que cet homme ait un attrait sexuel pour cette femme.

Par les baies entr’ouvertes, le couchant mauve entrait avec des bouffées de parfums. Toutes les fleurs du jardin étalaient sous les yeux des convives, des gammes de couleurs douces, et ils recevaient sur leurs paupières, mêlés à des reflets lourds de rêves délicieusement mélancoliques, les frôlements très purs des nuances florales. Rayons rouges, bleus, blancs, violets et dorés se fondaient en harmonie, musique faite pour les yeux, demi-tons subtils que le regard perçoit et que l’ouïe ne saurait saisir. Les couleurs chantent. On dit d’un ton qu’il est criard ; il est parfois une mélodie. Devant un coucher de soleil qui tombe sur des fleurs, l’être entier est rempli de murmures inédits.

La causerie, d’abord coupée de longs silences, prenait maintenant la tournure d’une confidence. « Ce soir, disait Félix, en humant l’arôme du jardin et en nous imprégnant de notre bonheur, ne vous semble-t-il pas que la vie vaut la peine d’être vécue ? Mais vivre, c’est aimer, partager avec deux yeux les visions qui émeuvent, avec deux chairs et deux cœurs les frémissements des êtres et des choses qui nous entourent et dont l’existence seule est pour nous une caresse surhumaine… Ce qui m’étonne, mon vieux Marcel, c’est que tes trente-cinq ans sonnés n’aient pas fait surgir en toi le petit démon, c’est que tu n’aies pas cherché la femme qui sera tout pour toi et qui t’est nécessaire. »

— J’y ai songé… mais si peu, si peu… La cause que j’ai épousée, il y aura bientôt dix ans, m’a pris si intégralement que je suis sous l’impression que je n’ai pas le droit de détourner ma pensée de son cours.

— Pourtant,… il n’est pas vrai qu’on épouse une œuvre… L’idée, même si elle est matérialisée, ne donne pas à l’homme la chaleur de celle qui, en chair et en os, nous étreint. Il vient toujours un moment, dans l’existence, où le visage d’un être aimé se cristallise dans la pensée. On est frappé de son effigie à la fois dans le corps et dans l’âme, on est pris du désir d’absorber dans ses veines le fluide des regards brûlants ; on a soif de meurtrir des lèvres, de se noyer la face dans une chevelure qui sent bon, de se sentir vivre d’une même vie avec l’autre, le cœur battant au rythme des mêmes espoirs. Aucune œuvre ne saurait remplacer cela.

— Qui sait, dit Claire, s’il ne parlait pas de nous, le poète qui a dit :


Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle va son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.


— Comme c’est charmant de vous entendre dire des vers !… Mais vous ne serez pas toujours distraite, je ne le crois pas. Un jour viendra…

— Tenez ! Monsieur Félix, si je ne voulais pas badiner, je vous dirais des choses qui vous surprendraient. Parce que vous êtes psychologue, êtes-vous bien certain d’être au courant de tous les états d’âme ? Vous parlez de l’amour comme d’un sentiment très doux qui comble la vie de deux êtres ; mais il en est qui gardent dans leur cœur des secrets cruels qui leur font mal. Rentrer dans sa gorge des mots bouillants qu’on voudrait dire et qu’on ne dit pas parce qu’on n’en a ni le droit ni le courage, n’est-ce pas avaler du plomb fondu qui rôtit les chairs et qu’on ne peut plus vomir ? Combien ne paraissent pas aimer qui sont consumés par un aveu ardent qu’ils ne se résignent pas à crier de peur de détruire le reste d’illusions qui fait pardonner à la vie ce qu’elle a de méchant et d’inexorable. Voir le bonheur tout près, à la portée de la bouche, et ne pouvoir y toucher du bout des lèvres, quoi de plus angoissant, de plus tantale ?

— Oh ! Mademoiselle, dit Félix, si je ne vous avais toujours vue rayonnante de gaîté, je croirais que vous parlez de vous-même, de votre secret, mais…

— Ne cherchez pas : je veux éprouver votre psychologie, simplement. Quant à moi, je suis la petite Claire qui a toujours dédaigné l’amour et qui l’attend avec ferveur.

Claire avait rougi. Il lui sembla, à ce moment, que son secret, la plus douloureuse de sa vie, criait la vérité malgré elle. Elle aimait Marcel, et, à cette heure, elle savourait la tristesse résignée du sonnet de Félix Arvers :

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère…

— Tu te rappelles, dit Félix à Marcel, l’existence gaie que nous menions à Québec, au début de notre carrière. Parmi les femmes que nous avons fréquentées, il en est, ce me semble, que tu as aimées un peu et dont le souvenir t’est resté plus vivant.

— Aucune, crois-moi. La seule qui surnage parmi toutes les idoles détruites, n’a tenu qu’une heure de ma vie, une heure… et combien lointaine… effacée !… »

Claire pâlît. Un nom, celui précisément qu’elle redoutait, est venu à sa mémoire : « Germaine Mondore ! Il l’aime encore ! » Elle va sangloter. Pour cacher son émotion, elle s’efforce de sourire ; mais des jets amers montent dans ses yeux. Elle devient nerveuse, elle va éclater. Alors, elle est prise d’un rire bruyant, saccadé, ce rire qui n’est qu’un sanglot déguisé qui martèle la poitrine. Néanmoins, elle se domine et invente un mensonge pour ne pas trahir la cause de sa nervosité.

— Vous allez me trouver bizarre, dit-elle. Pardonnez-moi !… Un souvenir ridicule… Aujourd’hui, après que la femme Rioux eût mis une fillette au monde, elle se fit montrer l’enfant frais lavée et enveloppée de dentelles. Elle m’a regardée avec inquiétude : « Elle vous ressemble ? »

— Vous trouvez !… Vous savez bien qu’elle sera mieux que moi.

Dites donc qu’elle vous ressemble ! Depuis des mois, je vous regarde, j’étudie votre teint, votre démarche, votre taille, votre chevelure… Mais vous voyez bien qu’elle vous ressemble.

— En effet, je crois qu’elle me ressemble, lui répondis-je. Et la petite vagissait dans mes bras, bouffie, exécutant mille grimaces… Un petit monstre en boule de chair rose.

Bientôt, Marcel emmena son ami dans le chemin éclairé qui conduit à la rivière. Ils marchaient entre une double rangée de peupliers. « Tu me demandes, disait Faure, continuant une conversation, comment une âme d’artiste peut se complaire au terre à terre de la vie industrielle. Il est vrai que j’y ai éprouvé du dégoût et de l’amertume ; mais si tu savais combien de joie procure une conception matérialisée et un idéal accompli ! Il fait bon sentir palpiter dans sa main l’avenir d’un pays. Chaque année, nous vendons pour quinze millions de produits. Avant la fondation de notre industrie, où allaient ces millions ?

« Ceux qui, naguère, composaient l’organisation de vente de nos puissants voisins étaient des compatriotes. Pendant plus de vingt ans, ils avaient été dressés à l’humiliante besogne d’exécuteurs de l’exil de nos capitaux. Je n’ai eu qu’un mot à leur dire pour les conquérir. Je reprenais du coup les places perdues. Une lutte sans merci commença. Tu connais la phrase sacramentelle de l’âme saxonne : « What we have we hold ! » — Ce que nous avons, nous ne le lâchons pas — c’est-à-dire, nous ne lâchons pas la proie parce que nous avons une gueule de bouledogue et que le sang qui dégoutte de nos babines féroces provient de la blessure où s’enfonce des crocs tenaces comme des pièges à ours.

« Nous ne lâchons pas ! car nous avons la manie brutale de vouloir posséder tout, hommes, bêtes et choses, et, ne trouvant pas en notre for intérieur, ni dans notre cœur ni dans notre intelligence, de quoi être satisfaits de nous-mêmes, nous prenons notre revanche en happant avec fureur tout ce qui excite nos convoitises et peut satisfaire notre monstrueuse animalité.

« Nous ne lâchons pas ! » Notre caractère distinctif est de tirer à nous la force matérielle, suprême compensation des énergies spirituelles qui nous manquent ; nous avons l’orgueil de la matière, plus vil que celui de satan qui avait péché par l’orgueil de l’esprit.

« Nous ne lâchons pas ! » Au contraire ! Chaque jour, nous agrandissons davantage nos mâchoires tragiques sur les îles et les continents, nous dérobons aux nations leurs espoirs et leurs fiertés, nous remplissons des dépouilles de nos ennemis… et de nos amis, notre ventre insatiable ; nous bavons avec impudence sur le parchemin sacré qui porte la parole donnée, nous faisons fi de l’honneur uniquement pour prouver au peuple que l’idéal est un vain mot, comme le droit, comme la justice, et que l’intérêt, servi par la force, fait une bouchée de toutes les noblesses, de toutes les honnêtetés.

« Nous ne sommes pas propres. Nous ne craignons pas les contacts sordides : nos quatre pattes, nous les enfonçons dans des couloirs d’égout jusqu’aux dépotoirs des amitiés compromettantes, et nous avons éprouvé l’atroce volupté d’augmenter nos acquisitions au prix de la trahison de nos amis, du mépris de nos convictions, du déchirement de nos traités, de la saignée de ceux qui nous auraient donné un baiser d’amour si nous avions su leur être fidèles.

« What we have we hold ! » Abominable devise !

« Malgré tout, nous avons droit à la reconnaissance de l’humanité. Dans les pays vierges, d’autres nous avaient précédés : ils portaient de grands flambeaux et ils allumaient dans les cœurs sauvages la flamme pourpre d’un idéal sauveur. Ils allaient de fleuve en fleuve, de plaine en plaine, avec des paroles gonflées de lumière, faisant pâlir la barbarie devant l’apparition de mystères insondables comme l’abîme et purs comme l’air des montagnes. Ils faisaient l’œuvre de la latinité. Nous sommes venus après eux partout, et là où le sol portait l’empreinte de leurs pieds précurseurs, nous avons trouvé une foi, des espoirs impérissables, des ferveurs saintes, c’est-à-dire les fleurs les plus liliales de la civilisation. Nous nous avons semé à notre tour dans ce sol défriché par d’autres, que nous tenions maintenant et que nous ne voulions plus lâcher ; nous y avons semé le bien-être ; nous avons fait jouir du progrès des mondes de ténèbres et de douleur ; nous les avons forcés à devenir meilleurs et plus heureux par le travail industriel et par l’échange commercial.

« Et la pensée ! On dit que nous ne pensons pas. C’est inexact : nous pensons moins large et moins beau, mais plus profond et plus loin. Nous avons cette supériorité de voir un but aux antipodes et de marcher jusqu’à lui. À côté de nous, les autres ne sont que des lâcheurs et des abouliques. Nous avons la froideur des patiences éternelles. La grandeur britannique est là.

« What we have we hold ! » Honni soit qui mal y pense. »

— Un jour, la gueule du bouledogue s’est fermée sur mes chairs. Au début, je commis l’erreur de confier mes intérêts à une grande institution financière anglo-saxonne. Moyennant garanties substantielles, celle-ci m’avait consenti un prêt de six millions de dollars. Le gérant m’avait dit avec un sourire engageant : « Votre race a un grand crédit d’honnêteté.

Nous vous laissons puiser dans nos coffres-forts. » J’étais heureux de rencontrer tant de bonne volonté ; mais je me gardai bien de lui laisser soupçonner l’ampleur de notre programme industriel.

« Trois années se passèrent. Notre entreprise devenait colossale. Nous attirions la clientèle canadienne comme l’aimant attire le fer. Les firmes étrangères, impuissantes à aiguiller de nouveau nos épargnes vers leurs caisses, jugèrent qu’il n’y avait qu’un moyen de rester fidèles à la devise : « What we have we hold ! » Elles résolurent de nous supprimer. Industriels anglais et américains se réunirent au nombre de vingt, dans le salon de la banque qui m’avait prêté six millions au nom de l’honnêteté de ma race.

« Ce fut une séance mémorable. Les rois de la finance, du commerce et de l’industrie y étaient : McNamee, courtier en débentures et bailleur de fonds des grandes aciéries de l’Amérique du Nord ; Wilkinson, directeur et exploiteur de mines de fer, aux États-Unis ; Nathan, propriétaire des trois plus puissantes industries métallurgiques du continent ; Arbour, gérant général de deux grandes succursales de fabriques américaines établies au Canada ; Malvalet, enrichi dans le commerce d’importation d’outillages de voirie et de machines agricoles ; enfin, Benson, le gérant de la banque qui m’avait fait l’insigne honneur d’un crédit. Ils faisaient cercle autour d’une table de noyer couverte d’un lourd tapis rouge. Enfoncés dans des fauteuils capitonnés, ils fumaient comme des cheminées, faisant tire-bouchonner des bouffées superbes autour d’un beau lustre de cristal dont les cloches ciselées se diamantaient sous la lumière. Des panneaux peints ornaient les murs. Sur un pan, l’artiste avait fait un grand lion couché parmi les bambous et regardant le monde avec une fierté dédaigneuse ; de l’autre côté, en face, une vue panoramique : Londres s’étend à perte de vue, et, naissant des brouillards, sinistre, une aile immense, tendue vers les océans, couvre les innombrables flottes des colonies et des îles britanniques. Aile d’aigle ? Aile de vautour ? Rien ne le dit.

— Permets-moi de d’interrompre, dit Félix. Si j’ai bien entendu, Malvalet, l’un des nôtres, trempait dans la conspiration.

— Oui, Malvalet ! Je n’osais pas en parler… Collé à cette haute gomme financière, il était devenu directeur de la banque dont il était l’âme damnée. Exécuteur de toutes les sales besognes, il était ce type du Méphisto envieux qui, par profession, est pourfendeur de compétences. Pour nous servir de l’expression d’un publiciste canadien-français, il était arrivé grâce à la persévérance que donne l’étroitesse d’esprit. On le trouvait toujours au premier rang de la trahison, rampant devant quiconque était hostile à ceux de sa race qui lui portaient ombrage. À cette réunion, il étouffait ses maîtres de compliments et mangeait du Faure. Culbuter un compatriote pour lui dérober son piédestal, quoi de plus beau et de plus amusant ! Rouler, rouler, rouler encore du monde, il n’y a que ça ! Son petit corps de fouine, mince et cambré, très nerveux, faisait contraste avec le flegme saxon qui l’accablait d’un mépris tacite et souverain. De voir sa tête mince, ses yeux perçants, son nez arqué, on se croyait en présence d’un faucon.

« Nathan présidait. Sans se lever, jambe croisée, cigare à la bouche, il ouvrit la séance. « Messieurs, dit-il, nous avons commis l’erreur de financer la Compagnie Métallurgique de Valmont. Cette compagnie, qui menace de devenir gigantesque, se sert de nos propres deniers pour nous combattre. En exploitant habilement le sentiment national, ses chefs se sont emparés des organisations de vente des compagnies anglo-canadiennes et américaines en ce pays. Personne ne se serait imaginé, il y a quelques années, que le monstre naissant pût un jour happer le fruit de trente années de notre travail. Tous ensemble, nous perdons quinze millions par année. Dans cinq ans, ce sera vingt-cinq millions.

« Cependant, cette industrie est à son début. Ses obligations sont très lourdes. Il suffirait, pour l’empêcher de nous supplanter, de lui faire rendre gorge… N’est-ce pas M. Benson ?

— J’en suis positif.

— Combien Valmont vous doit-il ?

— Six millions.

— Vous pouvez exiger le remboursement immédiat et provoquer une panique ?

— Je le puis.

— Alors, faites vite ! Nous profiterons de l’affolement des chefs pour les approcher et leur faire des offres d’achat. Ils ne refuseront pas : nous deviendrons les propriétaires de leur industrie, raffermissant ainsi le trust du fer et de l’acier. »

Les autres délégués applaudirent. Le « delenda Carthago » était prononcé contre nous.

« Une âme droite se trouvait à cette réunion. C’était un Anglo-Canadien qui avait longtemps vécu parmi nos compatriotes et qu’aucun préjugé n’aveuglait. Quelques jours auparavant, il m’avait donné rendez-vous au Château, à Québec, et m’avait révélé le complot. J’en fus atterré. De deux choses l’une : où trouver des capitaux immédiatement, ou m’écrouler tout entier.

« Pas une minute à perdre. J’avais des obstacles infranchissables. Mon entreprisse n’offrait pas de revenus suffisants pour payer intégralement la dette ; d’un autre côté, comment approcher une institution de finance canadienne-française ? Comment vaincre la pusillanimité, le manque de hardiesse de mes compatriotes ?

« Trois jours durant, je fis la navette entre Montréal et Québec. Partout s’offrait un front invincible. De guerre lasse, j’enfonçai les portes par la persuasion. Je réunis les directeurs de L’Épargne Canadienne et je leur parlai pendant trois heures, les yeux dans les yeux, toute mon âme lancée vers leurs âmes rétives et piétées. Toutes mes facultés tendues comme des arcs faisaient partir les arguments comme des flèches. Je ne leur laissais pas prendre haleine ; je voyais poindre les objections sur leurs lèvres : j’y ripostais sans les entendre. Petit à petit, leur obstination fléchissait.

« Après l’entretien, la partie était gagnée ; j’avais été très éloquent, et tous mes muscles tremblaient encore de l’effort que je venais de faire. On en était venu à la proposition suivante : l’industrie de Valmont émettrait des débentures dans les quatre semaines qui suivraient : L’Épargne fournirait les fonds sur ces valeurs émises.

« Au moment où les délégués anglais et américains, Malvalet en tête, sortaient du salon où mon arrêt de mort avait été signé, j’arrivais à la banque, au milieu d’eux. J’abordai le gérant et je lui dis assez haut pour être entendu de plusieurs : « M. Benson, vous avez déclaré, un jour, que j’étais de race honnête. Pour ne pas déchoir dans votre considération, je viens vous causer une agréable surprise et vous donner une nouvelle preuve d’honnêteté et de haute prévoyance.

— Entrez dans mon bureau, dit Benson avec un accent de courtoisie forcée, nous causerons plus à l’aise… Mais qu’y a-t-il ?…

— Il y a que nous sommes maintenant affranchis de toute tutelle : nous sommes en mesure de vous payer intégralement et tout de suite. » Et je lui présentai une lettre de créance de l’Épargne, ainsi que l’autorisation de signer une traite, pour toute la dette, payable par la banque canadienne-française, qui me sauvait la vie. Il réfléchit quelques instants, puis, reprenant son sang-froid : « Si vous avez encore besoin de nous, dit-il, je suis votre meilleur ami. « Shake hands ! » Il me tendit la main.

— Inutile de jouer plus longtemps la comédie, lui dis-je. Tout à l’heure, cette main que vous m’offrez se préparait à me prendre à la gorge.

— Monsieur Faure ! Comment pouvez-vous ?…

— Il y avait, une fois, une ville qui s’appelait Troie, et dans Troie, il y avait des Troyens. Autour de la ville, il y avait des assiégeants, et ces assiégeants étaient des Grecs. Un jour, ceux-ci font mine de se retirer en laissant derrière eux, près des murs victorieux, un immense cheval de bois. Les crédules Troyens prirent cette bête monstrueuse pour une divinité et se crurent obligés de l’introduire dans leur enceinte. Alors, le grand-prêtre Laocoon dit à ses compatriotes : « Je crains les Grecs, même quand ils font des présents. » Il avait raison : le ventre du cheval était rempli de soldats ennemis… Monsieur Benson, vous voyez bien que je ne pourrai plus accepter vos offres. »

« Il ne répondit pas. L’adieu se figea en glaçon entre nous deux.

« Mes ennemis ne se tinrent pas pour battus. Jusque-là, j’avais importé toutes mes matières premières, gueuses et minerai, des exploitations dirigées par Wilkinson. Celui-ci résolut de me couper les vivres. Il câbla à ses industries minières de refuser toute commande venant de Valmont. Nous avions alors une provision de fer et d’acier pouvant durer douze mois.

« Nous côtoyions des abîmes. Sans matière première, nos grandes usines allaient mourir. Une ville entière s’effacerait dans une formidable faillite.

« Je ne désespérai pas. Une bataille n’est perdue que lorsqu’on la croit perdue. » Des événements qui venaient de se dérouler, une idée bien nette se dégageait : nous ne pouvions vivre qu’à la condition d’être absolument indépendants des trusts et des fournisseurs étrangers.

« Difficulté redoutable !…

« Solution possible : trouver une mine et l’exploiter. Je pris à mon service le célèbre prospecteur Gauvin, ardent aventurier doué de flair comme un chien de chasse. Au bout de deux mois, il revenait avec de magnifiques échantillons de minerai. Nous étions sauvés. Pourchassés comme des bêtes, nous allions sortir de l’épreuve avec plus de puissance et des espoirs illimités. Une grande compagnie minière, filiale de la nôtre, fut aussitôt formée, des hauts fourneaux furent incessamment installés, et, quinze mois après, nous recevions les premiers produits d’une mine inépuisable. Depuis, nous avons établi un service maritime, et des centaines de cargaisons de fer sont déchargées, chaque été, dans le port de Valmont.

« Tu comprendras maintenant la joie presque mystique que j’éprouve à passer devant mes temples de briques et d’acier, où s’agite le travail sacré qui forge à notre peuple un avenir d’indépendance et de saint orgueil.

— Depuis ce matin, dit Félix, j’ai vécu un siècle d’idées nouvelles. Il me semble que je suis dans la planète Mars où je me suis toujours imaginé que les Titans se sont un jour réfugiés pour bâtir de grands châteaux de lumière dans lesquels ils ont emprisonné toutes les clartés de l’Olympe. Je ne te cache pas que je suis dépaysé. Pendant des siècles, des milliers d’écrivains n’ont cessé de chanter la gueuserie au dépens de l’œuvre pratique et créatrice. Toute une littérature a dépoétisé systématiquement l’industrie et le commerce. Mais, depuis quelques heures, je me rends compte de la beauté de l’Œuvre.

— Tu dis bien : l’Œuvre ! Œuvre où les vertus humaines trouvent un asile, quand elles ont été chassées d’ailleurs.

— Dans la prospérité de ton industrie, les ouvriers ne se montrent-ils pas quelquefois exigeants ?

— Je leur ai rendu toute exigence impossible. Deux causes avaient armé l’un contre l’autre le capital et le travail : l’absentéisme et le syndicalisme. J’ai transformé le patronat en une paternité large et sympathique, et j’ai enlevé à l’ouvrier tout prétexte de se coaliser, contre le capital qui le fait vivre.

« Autrefois, comme aujourd’hui, les nouveaux riches, les fils de famille, les parvenus qui n’ont jamais travaillé et qui ne travailleront jamais, ne connaissaient guère que l’art de foxtrotter dans les réunions mondaines et les dancings. Le menu peuple, méprisé par eux et chauffé à blanc par des maniaques ou des illuminés, ne savait que haïr. Le matin, quand le travailleur arrivait à l’atelier et recevait les brefs et sévères commandements de ses contremaîtres, il se représentait le patron vautré dans un lit de duvet, à côté d’une femme parfumée, tandis que lui, courbé, haletant, les nerfs tendus, la face salie et les mains houilleuses, encore lourd de sommeil interrompu, frissonnait au froid contact de l’acier ou de la fonte rugueuse. La jalousie le suffoquait comme du vomissement. Il maudissait le capitaliste.

« Avait-il tort ? Pas tout à fait. Tu ne comprends peut-être pas toute la différence qu’il y a entre le capitaliste et le patron. Le premier prépare la destruction du capital et le second le crée. Je m’explique : Tu as remarqué que la plupart des grandes entreprises commerciales et industrielles ont eu des débuts paisibles : il y existe un esprit de famille, un foyer chaud autour duquel le petit employé aime à s’attarder et à se sentir vivre. La révolte y est inconnue. D’où vient cette paix ? De ce que le patron est là, en chair et en os, travaillant comme les autres, souriant aux humbles, ses collaborateurs. Ancien ouvrier lui-même, souvent, il a connu les aventures et la férule des incompétents. Il est indulgent et compatissant pour ceux qui, hier encore, étaient ses compagnons.

« Le patron meurt au moment où il commence à devenir riche. Ses fils ne le valent pas. Le surmenage cérébral est contraire à la génération des mâles vigoureux. Le génie, sauf exception, ne se transmet pas, car celui dont l’esprit a beaucoup travaillé, ayant épuisé ses réserves d’énergie les plus précieuses, n’a pas cette force d’engendrer qu’ont les bons bourgeois de valeur moyenne.

« Donc, le grand homme d’œuvre n’a fait que des incomplets, des médiocres, des amollis ou des jouisseurs. Forcément, des mercenaires à gages succèdent au disparu. L’ère du capitalisme commence et la guerre s’engage.

« Le salarié, privé des sympathies du patron, cherche ailleurs une protection dont il a besoin. Il se livre au premier bourreur de crâne qui va l’endoctriner.

« Instruit par les faits navrants qui ont marqué toutes les crises sociales, j’ai résolu d’être patron tout à fait ; c’est-à-dire, chef et travailleur. Mes employés… non… mes collaborateurs sentent ma présence. Je leur parle, je les encourage ou les réprimande. Ils m’aiment parce qu’ils me voient à l’œuvre et qu’ils connaissent la nécessité de mon intervention aux heures critiques.

« Restait un problème à résoudre : la juste répartition des salaires en rapport avec les mérites d’un chacun. Question complexe et cauchemar des économistes.

« Le socialisme ! Quelle lubie ! La nature s’est chargée de régler son cas en prodiguant partout des inégalités. Traiter tout le monde de la même façon ! Autant vaudrait mettre Gaspard Petit sur le même piédestal que Laurier, ou Marie Scapulaire à côté de Sarah Bernhardt. Un homme intelligent, adroit, judicieux ne doit pas accepter d’être mis en balance avec un individu médiocre, maladroit et paresseux. La matière se nivelle, l’humanité jamais.

« La lutte pour la vie met chacun à sa place. La langue anglaise a des mots qui expriment admirablement cette pensée : The survival of the fittest ». C’est le plus capable qui surnage. Les faibles restent au fond. La force — je ne parle pas de la force brutale — ne saurait être vaincue par la faiblesse.

« Le capital renferme deux éléments : l’un est matière, l’autre est esprit. Le premier est constitué par la mise de fonds, les immeubles, les outillages, le crédit ; le second se rattache aux connaissances et aux compétences.

« Chaque ouvrier apporte à l’industrie une somme de compétence et de science. C’est du capital industriel, capital tellement précieux qu’il supplée en partie au capital matériel et que celui-ci périrait sans l’apport de celui-là.

« Je me fis cette réflexion : si chaque actionnaire, représenté dans l’industrie par un capital matériel, reçoit des bénéfices proportionnés à la somme qu’il y a engagée, pourquoi l’ouvrier, fournissant un capital d’essence supérieure, ne serait-il pas compté lui aussi parmi les actionnaires et traité comme tel ?

« De la logique de ce raisonnement naquit, à Valmont, le système coopératif. Nous avons deux sortes d’actions : les actions de travail et les actions de capital. Celles-ci, plus stables, sont garanties par la propriété ; celles-là, moins immuables, sont périmées du moment que le travailleur quitte l’atelier, car, alors, il emporte avec lui tout son capital, qui est inséparable de sa personne et de la mise en acte de ses capacités.

— Alors, vous payez des dividendes à vos ouvriers ?

— Sans doute. Ces dividendes varient suivant la fonction : celle de l’ingénieur représente un capital plus élevé que celui d’un contremaître, celle d’un contremaître vaut mieux que celle d’un simple machiniste, et ainsi de suite.

— Comme résultat pratique, l’industrie en a-t-elle retiré des bénéfices réels ?

— Le premier résultat est d’avoir éliminé l’action dissolvante des syndicats ouvriers. Nous n’avons jamais passé par les fourches caudines de l’arbitrage syndicaliste. Selon l’expression populaire, « nous lavons notre linge sale en famille ». Il y a aussi des profits plus directs. Dès la première année, le prix de revient de la main-d’œuvre fut abaissé de vingt-cinq pour cent. Nos ouvriers travaillèrent avec plus de constance et d’économie. Déjà ils avaient la prévoyance du patron : ils ne gaspillaient rien parce qu’ils étaient intéressés à produire des profits dont dépendaient leurs dividendes. Que de bons ouvriers nous ont valu nos actions de travail ! Lors de la dernière répartition, l’un d’eux, recevant un chèque de cinq cents dollars, s’écriait : « J’y pense depuis six mois, à ce petit bout de papier. Il m’a donné du cœur, allez ! » Il avait le sourire d’un homme tout à coup bombardé millionnaire. Il était content de lui et content de nous. Pouvait-il manquer à son devoir ? »

Marcel et Félix revenaient vers la maison. La tranquillité étoilée de la nuit les enveloppait d’une draperie de méditations. Les érables, qui bruissaient doucement, avaient des soupirs doux qui faisaient songer à la respiration de tous les sommeils peuplant, à cette heure des planètes, les foyers valmontais. Çà et là, une lumière brillait encore, et, par une fenêtre à rideaux clairs, on aperçut un profil de femme penchée sur un livre. Une autre vint fermer ses volets, et son beau corps chaste se pencha légèrement vers cette nuit pleine d’étoiles.

Claire avait attendu ses amis. Assise dans un fauteuil du boudoir rouge, elle avait laissé tomber sur ses genoux le volume qu’elle tenait et s’était endormie. Sa tête, lourde de cheveux blonds et ondulés, était renvoyée en arrière, et sa gorge s’offrait toute à la lumière. Sur son cou plein et délicat, pas un muscle, pas un nerf ne saillait. Ses joues avaient une légère teinte rose, et sa respiration, très légère, très pure, passait entre des lèvres entr’ouvertes comme dans l’attente d’autres lèvres. Ils lurent sur la couverture du livre prêt à glisser à ses pieds : « Un lys dans la vallée ». Marcel la considéra encore un instant, puis, il lui donna un long baiser. Elle s’éveilla et lui rendit sa caresse.