Marché aux puces (Esprit n°33)

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Esprit1er juin 1935 (no33) (p. 417-422).


MARCHÉ AUX PUCES

par Eugène DABIT[1]


Depuis des années, autour de moi, c’est comme une conjuration à laquelle les événements et les hommes participent. Je ne fais rien pour y échapper. À quoi bon ! Ça remonte loin, beaucoup trop loin dans mon passé, le souvenir du marché aux puces, de ces foires où se tiennent au long des saisons et des années, sans fin. Dernièrement encore, à Londres, par un brumeux jour de mars, j’ai échoué au Caledonian-Market, une foire énorme, pas très différente de celle de Saint-Ouen. Et, comme si cela ne suffisait pas, j’ai rencontré Pierre Vérité ; j’ai regardé, une à une, longuement, les images de son album.

Vous n’y découvrirez pas, vous qui le feuillèterez, le marché aux puces de mon enfance. Ni Pierre Vérité, ni vous peut-être, ne l’avez connu. Il faut remonter vers les années 1906-1910, et ce semble être déjà une époque abolie.

Ce marché aux puces s’étendait en bordure des « fortifs » où ont poussé depuis, malgré les promesses, les plans grandioses, de mornes maisons ouvrières. C’était fait de buttes, de bastions, de fossés, où nous, les gosses, courions, dévalions, faisions mille tours. Au fond des fossés, des beaux militaires à pantalon garance venaient sonner du clairon et battre du tambour. Nous cessions nos jeux pour les admirer ; ni eux, ni nous, ne connaissions la fin de cette histoire qu’ils jouaient en musique.

Le dimanche, c’était autrement sérieux. Avec les parents, le « dab » et la « dabesse », on allait se balader au marché aux puces. Fallait voir combien c’était beau et champêtre, la zone, pas surpeuplé comme maintenant ! Les habitants du quartier de Clignancourt et ceux des Grandes-Carrières y avaient là leurs petits jardins, qu’ils louaient à l’année. Oui, j’ai raconté ça dans Faubourgs de Paris, mais peut-être est-ce permis d’insister, puisque ces terres aujourd’hui sont mortes, avec leurs lilas, leurs aubépines, leurs cerisiers.

Donc, si on se promenait entre les éventaires des brocanteurs, il y avait un rideau de verdure sur lequel on posait ses yeux fatigués. Pour moi, je ne me sentais jamais ce besoin. J’avais déjà, probablement, certain goût secret des épaves, des explorations mystérieuses. Le vieux marché aux puces ne nous offrait pas alors les mêmes objets qu’aujourd’hui. J’y ai pu suivre comme dans un livre, mieux, les « étapes du progrès » qui devaient nous valoir une ère de prospérité merveilleuse, disait-on. Au temps de mon enfance on admirait de lourds vélocipèdes, des phonos à cylindre, appareils compliqués et délicats que je renonce à décrire ; et les moteurs d’auto faisaient se grouper et discuter de jeunes curieux, enragés de mécanique, qui iraient un jour échouer chez Citroën, les malheureux, et serviraient en esclaves les machines. Certes, par ailleurs, on trouvait ainsi qu’à présent : les vieilles nippes, la vaisselle, les meubles, du petit outillage, les armes rouillées, les décorations miteuses, les diplômes décolorés, et par douzaines ces chefs-d’œuvre de romans comme mes confrères et moi en écrivons ! On trouvait aussi des objets Louis-Philippe, vases exquis, bijoux démodés, bibelots qui, vers les années 1925, ont pu donner des frissons de joie aux snobs et aux bourgeois. On trouvait de tout, sauf le vêtement neuf. On n’en « faisait » pas, du neuf, à cette époque. Le marché était véritablement celui des brocanteurs, les vrais, qui allaient par les rues en criant : « Chiffons ! ferraille à vendre ! » et n’avaient pas encore figuré dans les films et les romans populistes.

Mieux qu’aujourd’hui, à Saint-Ouen, on s’amusait. Je me souviens. Il y avait des bastringues où l’on buvait un bon petit vin, pas cher ; je vidais mon verre, comme un homme. On se payait des cornets de frites et des assiettées de moules marinières. Je n’irai pas jusqu’à déclarer que c’était alors le bon temps. En ce qui me concerne, pourtant, ça me faisait l’effet d’un paradis merveilleux. On me donnait deux sous pour monter sur un manège comme on n’en voit plus que dans les recueils des photographes « d’art ». Un orgue de barbarie moulait des rengaines qui, tantôt me berçaient, tantôt m’exaltaient. J’aurais voulu ne plus descendre de cheval, et, jusqu’à l’âge de 10 ans, quelles scènes pour m’arracher de ma monture ! Enfin, mon père me disait : « Écoute, Eugène, on ira encore se promener ». Revoir les éventaires des brocanteurs, fouiller dans leurs bricoles, tripoter, désirer, pleurnicher parce qu’on opposait des refus à mes désirs, autant d’aventures, de joies et de tristesses qui me gonflaient le cœur.

N’allez pas imaginer que ce sont mes yeux d’enfant qui transformaient l’aspect du marché aux puces. Non, il était ainsi, charmant, cocasse, bonhomme, riche en surprises, installé en plein air sur ces fortifications verdoyantes et le long de l’avenue Michelet bordée de terrains vagues. C’était un lieu gentiment provincial, simplement banlieusard, où se voyaient encore des épaves de la guerre de 1870, de la Commune, des Expositions Universelles. On y admirait ce portrait de Mac-Mahon, de Sadi Carnot, de Félix Faure, qu’on ne trouve plus guère que dans nos plus lointaines campagnes. C’était une espèce d’oasis, une foire presque campagnarde, fréquentée par les gens des faubourgs qui ne venaient pas là poussés par le besogneux souci d’économiser vingt sous. On se sentait entre soi, dans son monde ; on avait confiance dans la vie, et, ma foi, dans nos maîtres. Et, par les beaux dimanches d’été, à se promener entre les jardins verts et les guinguettes, longtemps, on connaissait comme un avant-goût de ce que pouvaient être, pour certains, les vacances…


Ouvrons l’album de Pierre Vérité, et, du coup, nous faisons un bond à travers le temps. Toutes ces images que j’ai évoquées s’estompent encore ; les rires et les chansons s’éteignent ; les personnages que j’ai connus, tendrement aimés, deviennent de fuyants et désolants fantômes – qui n’ont plus même leur place au cimetière de Saint-Ouen. Entre cet hier si proche et aujourd’hui, il y a les années de guerre, d’après-guerre, cela suffit pour creuser un gouffre que les souvenirs, les regrets, les livres, ne pourront jamais combler. Soit, avançons-nous dans le présent. Avec Pierre Vérité pour guide.

Son marché aux puces et celui que j’ai pu essayer de recréer un instant pour vous, ah ! ça fait deux. Celui de Pierre Vérité, le vôtre probablement, c’est un autre milieu, un morceau du grand monde d’à présent, peuplé de misères, miné par des catastrophes, menaçant, pitoyable, terrible, bizarre, humain sans nul doute, mais comme on l’était du temps de mon enfance, je ne crois pas. Pierre Vérité a parfaitement saisi et souligné ces différences. Inutile de s’appuyer sur le passé. Ce nouveau marché aux puces enfonce ses racines assez profondément dans la vie. C’est un de ces carrefours où se rencontrent des hommes de partout. Pierre Vérité a su être le spectateur patient, discret, acharné, cruel, de ces rencontres ; et, pour chacune d’elles, il a trouvé des titres brefs, violents, il a créé des images précises, mouvementées et étranges.

Celle de « Saint-Ouen-des-Puces » ouvre admirablement la série. Sous un ciel toujours humide et fumeux c’est le chaos des temps nouveaux, une avenue où passent les morts et les vivants, une avenue que les baraques à hommes et à lapins de la zone vont envahir. Ça vous invite à y entreprendre une longue promenade. Croyez m’en, moi qui suis un vieil habitué de cette contrée, Pierre Vérité ne vous montrera que l’essentiel. Il a su dépister les concierges ratées qui viennent ici cancaner, les vieux et les vieilles qui sont « commerçants dans l’âme » et vous présentent des étalages de quatre sous ! S’attarder devant les tireuses de cartes, écouter ceux, ou celles, qui ont besoin de connaître un autre avenir que celui (morne, épouvantable, mais ce n’est pas à raconter !) qui est le leur ; Il a su, également, voir ces constructions hétéroclites, faites de matériaux de démolitions, de tôles, de fer-blanc, qui abritent les hommes et leurs trésors (comme dans : Piloti’s-Bar, ou Direction à l’Entresol).

Dans ses planches, Pierre Vérité a accumulé les objets, à ne plus s’y reconnaître. Mais, ne l’oubliez pas, le propre du marché aux puces est d’être le cimetière des objets. Quoique non ! Certains trouvent preneurs, font de nouveaux heureux, repartent pour une aventureuse destinée. Il y a là de quoi rêver. Intérieurs en plein vent, fenêtres ouvertes sur des salons bourgeois où l’on flaire le scandale, le mensonge, la faillite, et quelle laideur !

La laideur, c’est ce qu’on peut oublier aisément au marché aux puces. Ce sont des artistes, à leur façon, ces brocanteurs. Ils vous ont une manière de composer des étalages qui vaut celle des « ensembliers » des Galeries-Lafayette. C’est moins prétentieux, moins vite démodé, plus hardi, plus ingénu, plus cocasse. Ce sont ces multiples combinaisons mystérieuses que Pierre Vérité, dans plusieurs planches, s’est efforcé de saisir. Il lui est resté entre les mains des morceaux de ces merveilles, jugez-en. Décors d’un jour, décors d’une heure qu’on ne reverra jamais plus, sauf dans cet album. Enfin, pour couronner le tout, Pierre Vérité s’est attaché à suivre les hommes. Ses personnages, ce sont des squelettes ambulants, qu’ils soient acheteurs ou vendeurs, indigènes ou français, marlous ou « hommes de la rue », tous mal vêtus, mal nourris, surmenés, exploités, dédaignés. Et si, parfois, on rencontre un « gras », c’est le fait de la maladie, n’en doutez jamais !

Bien entendu, Pierre Vérité a dû se servir de symboles, transposer hardiment, recomposer, déformer, suggérer, plutôt que décrire. Dans ses planches, il y a quelquefois un peu de lourdeur, on souhaiterait y découvrir un trait plus frémissant, plus aigu. Mais il faut que cet album ait une qualité presque typographique ; qu’on y trouve une écriture fixe, rapide, sûre, lisible. Pierre Vérité s’est soumis à une sévère discipline, sinon… toutes les aventures l’attendaient, surréalistes ou autres. Il n’a pu, peintre avant tout, connaître les libertés du romancier ou du poète. Toutefois, ses préoccupations plastiques ne lui ont jamais laissé oublier le tragique du marché aux puces. C’est pourquoi son album a une unité organique qui est le fait d’un peintre, une expression qui est le fait d’un pur artiste.

À ceux qui ouvrent les yeux sur un monde différent du leur, qui pensent que les évasions ne sont pas toujours celles qu’offrent de lointains voyages, qui se murmurent à eux-mêmes que la condition de beaucoup d’hommes est infernale, à tous ceux qui ne ruminent pas leur bonheur et ne sont pas esclaves de préjugés, je conseille d’accompagner Pierre Vérité sur cette route qui est celle de Saint-Ouen-des-Puces.

Eugène Dabit.
  1. Ces pages sont extraites de Marché aux puces, 35 dessins de Pierre Vérité, texte d’Eugène Dabit, qui paraît en même temps dans la collection Esprit, aux éditions Montaigne.