Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/05

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 186-196).
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V

— Mais, parle-moi un peu de toi, — dit Jules. Je vois que tu accompagnes cette belle jeune fille, et si j’en juge par les apparences, tu vis près d’elle et travailles avec elle. Ne désires-tu pas devenir son époux ?

— Je n’y ai pas pensé, répondit Pamphile. Elle est la fille d’une veuve chrétienne. Je les assiste comme le font les autres. Tu me demandes si je l’aime au point de vouloir m’unir à elle ? Cette question m’est pénible. Mais je te répondrai loyalement. J’ai eu cette pensée, mais il y a un jeune homme qui l’aime aussi, c’est ce qui fait que je n’ose penser à cela. Lui aussi est chrétien ; il nous aime beaucoup tous les deux, et je ne puis pas faire une chose qui lui soit pénible. Je vis sans penser à cela. Tous mes désirs n’ont qu’un but : remplir la loi de l’amour envers les hommes. C’est la seule chose nécessaire. Je me marierai lorsque je serai convaincu qu’il le faut.

— Mais la mère ne saurait rester indifférente entre un gendre qui soit bon et travailleur, ou un gendre qui soit précisément le contraire. Elle doit te préférer à tout autre.

— Non. Cela lui est absolument égal, car elle sait que tous nos frères sont aussi bien que moi prêts à l’aider et lui être utile, comme nous le sommes pour tous nos frères et sœurs, et que, son gendre ou non, je continuerai à faire pour elle tout ce que je pourrai. S’il arrive que je me marie avec sa fille, j’en serai heureux, de même que je me réjouirai de son mariage avec un autre.

— Ce que tu dis là est impossible ! s’écria Jules. Voilà ce qu’il y a de terrible chez vous, chrétiens, c’est que vous vous trompez vous-mêmes, et, par suite, trompez les autres. L’étranger m’a dit de vous des choses justes. Quand je t’écoute, je me laisse prendre au charme de la vie que tu dépeins, mais quand je réfléchis, je vois qu’elle n’est qu’une tromperie, une tromperie qui amène à une sauvagerie, à une brutalité, qui rapproche la vie de celle des bêtes.

— En quoi vois-tu cette sauvagerie ?

— Dans ce fait que, travaillant pour gagner votre vie, vous n’avez ni le temps ni le moyen de vous adonner aux sciences et aux arts. Par exemple, toi, tu es déguenillé ; tes pieds et tes mains sont couverts de durillons, et ta compagne, qui pourrait être une déesse de beauté, ressemble à une esclave. Vous n’avez ni hymnes à Apollon, ni temples, ni poésies, ni jeux, en un mot rien de tous ces dons qu’ont faits les dieux à l’homme pour orner sa vie. Travailler, travailler comme des esclaves ou des bœufs, uniquement pour se nourrir, n’est-ce pas la renonciation volontaire et impie de tous les désirs et de toutes les aspirations de la nature humaine ?

— Encore cette nature humaine ! s’écria Pamphile. En quoi consiste cette nature ? Consiste-t-elle à torturer des esclaves, en les faisant travailler au-dessus de leurs forces ; à tuer ses frères ou à les dégrader par l’esclavage ? Consiste-t-elle à transformer la femme en objet de plaisir ? Tout cela est nécessaire pour cette beauté de la vie que tu crois propre à la nature humaine. La nature humaine consiste-t-elle en cela ou à vivre en union avec tous les hommes et à se sentir un des membres de la fraternité universelle ? De même, tu te trompes grandement si tu penses que nous ne reconnaissons pas les sciences et les arts. Nous savons apprécier toutes les capacités dont l’homme est doué. Nous regardons les capacités innées de l’homme comme un moyen qui lui a été donné d’atteindre le but que nous nous efforçons d’atteindre par toute notre vie, c’est-à-dire l’accomplissement de la volonté de Dieu. Nous n’estimons point les sciences et les arts comme un passe-temps bon à procurer des plaisirs aux gens oisifs ; nous exigeons de la science et de l’art la même chose que de toutes les occupations humaines ; qu’en eux se manifeste le même amour de Dieu et du prochain dont sont pénétrés les actes d’un chrétien. Nous ne reconnaissons comme sciences que ce qui aide les hommes à vivre mieux ; de même que nous n’apprécions comme art que ce qui purifie la pensée, élève l’âme et augmente les forces nécessaires à une vie de travail et d’amour. Nous ne laissons échapper aucune occasion de le développer en nous et en nos enfants, et volontiers nous nous y adonnons dans nos moments de loisirs. Nous lisons et étudions les écrits des sages qui ont vécu avant nous ; nous chantons des poésies, nous peignons des tableaux, et nos chants et nos tableaux encouragent notre esprit et nous consolent dans les moments de tristesse. Mais nous ne saurions approuver les applications que vous autres, païens, faites des sciences et des arts. Vos savants emploient leurs capacités et leur savoir à découvrir de nouveaux moyens de nuire aux autres : ils perfectionnent les engins de guerre, c’est-à-dire de meurtre ; ils inventent de nouveaux moyens de gagner de l’argent, c’est-à-dire de s’enrichir aux dépens des autres. Votre art est utilisé dans la construction et la décoration des temples en l’honneur des dieux auxquels les plus instruits d’entre vous ont cessé de croire depuis longtemps. Cependant vous tâchez de maintenir les autres dans la croyance en ces dieux, espérant, grâce à cette tromperie, les tenir plus aisément sous le joug. Vous élevez des statues en l’honneur des plus terribles et des plus cruels des tyrans, que personne ne respecte mais que tous craignent. Dans vos pièces de théâtre, l’amour criminel est loué et applaudi. La musique sert à l’amusement de vos richards, qui se gavent et s’enivrent dans leurs riches banquets. La peinture est employée à représenter dans des maisons de débauche des scènes qu’un homme, à moins d’être ivre ou étourdi par la passion bestiale, ne peut regarder sans rougir. Non, l’homme n’a pas reçu pour de tels buts les grands avantages qui le distinguent de l’animal. On ne peut en faire un amusement pour le corps. Consacrant notre vie à l’accomplissement de la volonté de Dieu, nous devons d’autant plus employer au même but nos capacités supérieures.

— Oui, tout cela serait très bien si la vie était possible dans de telles conditions, objecta Jules. Mais on ne peut pas vivre ainsi. Vous vous leurrez vous-mêmes. Vous vous refusez à reconnaître notre protection. Mais, sans les légions romaines, pourriez-vous vivre en paix ? Vous jouissez de la protection que vous refusez de reconnaître. Même certains d’entre vous, tu me l’as dit toi-même, se défendent. Vous ne reconnaissez pas la propriété et vous en jouissez. Nos frères l’ont et vous la donnent. Toi-même tu ne veux pas donner gratuitement les raisins que tu apportes, tu les vends, et ensuite, à ton tour, tu feras des achats. Tout cela est une tromperie. Si vous faisiez comme vous dites, je pourrais comprendre votre position, mais, de la façon dont vous agissez, vous vous trompez et trompez les autres.

Jules s’animait et disait tout ce qu’il avait sur le cœur. Pamphile l’écoutait sans mot dire. Lorsque Jules cessa de parler, il reprit :

— Tu te trompes en disant que nous profitons, sans la vouloir reconnaître, de la protection que vous nous accordez. Notre bonheur est précisément en cela que nous n’avons pas besoin de protection ; aussi nul ne peut-il nous l’enlever. Si les objets matériels, que vous regardez comme la propriété personnelle, passent dans nos mains, nous ne les regardons pas comme nous appartenant, nous les remettons à ceux qui en ont besoin. Il est vrai que nous vendons des raisins à ceux qui désirent en acheter, mais ce n’est pas pour le gain, c’est uniquement afin d’obtenir ce qui est nécessaire à la vie de ceux qui ont besoin. Si quelqu’un voulait nous prendre ces raisins, nous les abandonnerions sans la moindre résistance. Par cette même raison nous n’avons rien à craindre des barbares. S’ils désiraient nous priver des produits de notre travail, nous les leur abandonnerions de suite. S’ils l’exigeaient, nous travaillerions pour eux et même avec joie, de sorte que, non seulement les barbares n’auraient aucune raison pour nous tuer, mais l’acte serait contraire à ce qu’ils appellent leur intérêt. Ils arriveraient bientôt à comprendre, à nous aimer même, et nous aurions moins à souffrir d’eux que nous ne souffrons de la part des peuples civilisés parmi lesquels nous vivons et qui nous persécutent. Tes accusations contre nous, c’est que nous n’atteignons pas tout à fait notre but, que nous ne reconnaissons pas la violence ni la propriété, en même temps que nous en jouissons. Si nous sommes des trompeurs, ce n’est pas la peine de perdre son temps à parler de nous, nous ne méritons ni colère ni injures, mais seulement le mépris. Et ce mépris nous l’acceptons volontiers, car c’est une de nos règles de ne jamais nier notre infériorité. Mais si nous essayons sincèrement d’atteindre le but que nous proposons à nos efforts, alors tes accusations deviennent injustes. Si nous essayons, comme nous le faisons, mes frères et moi, de vivre selon la loi de notre maître, il ne saurait être question pour nous de rechercher les avantages matériels, les richesses, les honneurs, que nous ne reconnaissons pas, mais quelque chose de bien différent. Nous cherchons comme vous le bonheur, et la seule différence entre nous c’est que nous le comprenons autrement. Vous le placez dans les richesses, les honneurs, nous autres, notre foi nous dit que le bonheur ne se trouve pas dans la violence mais dans la soumission, non dans les richesses, mais dans leur renoncement. De même que les plantes s’élèvent toujours vers la lumière, de même nous ne pouvons ne pas aspirer à aller là où nous voyons notre bouheur ! Nous ne faisons pas tout ce que nous voudrions pour atteindre le bonheur, c’est vrai, mais il n’en saurait être autrement.

Tu fais ton possible pour obtenir la plus jolie femme, la plus grande fortune, mais y parviens-tu ? Si un tireur ne touche pas la cible, cessera-t-il de la viser parce qu’il l’aura manquée plusieurs fois de suite ? La même chose avec nous. Notre bonheur, suivant l’enseignement du Christ, repose dans l’amour. Nous tous cherchons le bonheur, mais chacun l’atteint imparfaitement et à sa manière.

— Oui, mais pourquoi vous refusez-vous à écouter la voix de la sagesse humaine, pourquoi vous en détournez-vous pour écouter seulement celle de votre Maître crucifié ? Votre esclavage, votre soumission absolue, voila ce qui me repousse.

— De nouveau tu te trompes, comme tous ceux qui s’imaginent que nous observons notre doctrine uniquement parce que l’homme en qui nous avons confiance nous a ordonné de le faire. Au contraire, ceux qui cherchent de toute leur âme à savoir la vérité, et communier avec le Père, à posséder le vrai bonheur, se trouvent involontairement dans la voie que Christ suivait ; alors, se mettant instinctivement derrière lui, le voyant devant eux, ils le suivent. Tous ceux qui aiment Dieu se rencontreront sur ce chemin, toi aussi… Lui, le fils de Dieu, est le médiateur entre Dieu et les hommes. Nous ne croyons pas cela aveuglément, parce qu’on nous l’a dit, mais nous le croyons sincèrement parce que tous ceux qui cherchent Dieu trouvent son fils devant eux, et c’est seulement par l’entremise du fils qu’ils voient, connaissent et comprennent Dieu.

Jules ne répondit pas et longtemps garda le silence.

— Es-tu heureux ? demanda-t-il.

— Je ne désire rien de mieux. Mais ce n’est pas tout. Je ressens souvent un sentiment de doute et la conscience d’une injustice, précisément parce que je suis trop heureux, dit Pamphile.

— Oui, dit Jules, peut-être que moi aussi j’eusse été heureux si je n’avais pas rencontré cet inconnu et si j’étais allé chez vous.

— Si tu penses ainsi, qu’est-ce qui te retient ?

— Ma femme.

— Tu dis qu’elle a un penchant pour le christianisme. Elle viendra avec toi.

— C’est vrai. Mais nous avons déja commencé une autre vie, comment la rompre ? La vie est commencée, nous ferons mieux de la poursuivre jusqu’au bout, dit Jules, pensant d’abord au désappointement de son père, de sa mère, de ses amis, et, principalement, aux efforts que lui coûterait un pareil changement.

À ce moment, la jeune fille, la compagne de Pamphile, parut à la porte de la boutique en compagnie d’un jeune homme. Pamphile alla leur parler, et le jeune homme lui dit, en présence de Jules, que Cyrille l’avait envoyé acheter du blé. Les raisins étaient déjà vendus, et le cuir acheté ; Pamphile proposa donc au jeune homme de retourner au village avec Magdeleine et d’emporter le cuir, tandis que lui se chargeait de l’achat du blé.

— Ce sera mieux pour toi, dit-il.

— Non, il sera préférable que Magdeleine t’accompagne, répondit le jeune homme en s’en allant.

Jules accompagna son ami chez un marchand de blé de sa connaissance ; là, Pamphile remplit les sacs de blé, remit un petit paquet à Magdeleine, chargea son lourd fardeau sur ses épaules, dit adieu à Jules et s’éloigna avec la jeune fille. Au coin de la rue, Pamphile se retourna, salua amicalement son ami puis avec un sourire joyeux dit quelques mots à Magdeleine, et ils s’éloignèrent ensemble.

« Oui, j’aurais mieux fait d’aller avec eux », se dit Jules, Et deux tableaux se dessinaient dans son imagination ; tantôt il voyait le robuste Pamphile avec cette jeune fille belle et forte, chacun portant un panier sur sa tête, et leurs visages bons, radieux ; tantôt il voyait le foyer qu’il avait quitté le matin où il allait retrouver, le soir, sa femme jolie mais dont les charmes commençaient déjà à le laisser froid, et qui était là richement habillée et parée de bijoux, paresseusement couchée sur de riches tapis et coussins.

Mais Jules fut bientôt tiré de ses réflexions : des camarades et des marchands, avec qui il était en affaires, s’approchèrent et l’emmenèrent dîner, et, après avoir beaucoup bu, ils allèrent passer la nuit auprès de leurs femmes.