Marco Bordogni

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ESSAIS ET NOTICES
Marco Bordogni.

L’histoire des chanteurs célèbres a toujours été un sujet fort délicat à traiter. Tout manque à la critique pour poser les bases d’un jugement équitable, qui puisse être facilement contrôlé par l’opinion des lecteurs. Non-seulement on a beaucoup de peine à recueillir les élémens certains d’une biographie raisonnable, qui ne se transforme pas en une ridicule apothéose ; mais l’appréciation du talent particulier de chacun de ces êtres maladifs qu’on nomme des virtuoses est une tâche encore plus difficile à remplir. Que reste-t-il dans l’esprit après l’émotion profonde que nous a fait éprouver un chanteur comme Garcia, Davide, Rubini, ou leur imitateur, M. Mario de Candia ? Il reste un nom et le vague souvenir d’un ravissement éphémère qu’on ne peut ni évoquer en soi d’une manière satisfaisante, ni communiquer aux autres. Le propos d’Eschine, après avoir lu à ses disciples le discours de la couronne de son rival Démosthène : « Ah ! si vous aviez entendu le monstre lui-même ! » ce mot qui exprime avec tant d’énergie tout ce qui ne peut être conservé de la voix, du geste, de l’action vivante d’un grand orateur, est bien autrement significatif, appliqué à un chanteur, qui ne laisse après lui qu’un écho dont chaque jour efface la vibration.

L’artiste distingué dont je veux aujourd’hui apprécier le talent, en fixant quelques dates de son existence, n’a point été une de ces organisations d’élite qui semblent destinées à parcourir une carrière plutôt qu’une autre. Né à Gazzaniga, petit bourg près de Bergame, le 23 janvier 1789, Marco Bordogni était fils d’un paysan plus chargé de famille que de richesse. Un ménétrier de village qui se nommait Simon, et qui était aveugle, lui enseigna les premiers élémens de la musique. Je ne sais comment le jeune Bordogni était parvenu à se procurer une vieille épinette sur laquelle on l’exerçait à tirer quelques accords qui, en charmant son oreille, donnaient l’essor à son instinct musical. Il paraît que la mère de Bordogni, quoique Italienne et simple paysanne, avait des nerfs délicats et fort irritables qui ne s’accommodaient pas des sons aigrelets de l’épinette. Un jour donc que son fils était absent, la bonne femme, plus agacée que jamais, porta une main sacrilège sur l’instrument de son supplice, et en brisa toutes les cordes. On imagine quelle fut la douleur du jeune Bordogni, lorsqu’en rentrant il trouva l’épinette qui était sa grande joie sourde à ses caresses, et réduite à l’état de corps sans âme l Désolé de cet acte de vandalisme maternel, le virtuose confia à son père le désir qu’il avait d’aller loin de son village chercher une meilleure épinette et des maîtres plus savans que le ménétrier Simon. Le père, loin de s’inquiéter de cette précoce résolution d’indépendance, encouragea son fils à y persévérer. On lui fit un petit trousseau composé de quelques chemises, d’un peu de farine de maïs pour faire de la polenta, de trois écus enfermés précieusement dans une bourse en cuir qu’on attacha à son cou par une bonne ficelle, et, chargé de son léger fardeau et de la bénédiction des auteurs de ses jours, Bordogni prit la grande route qui conduisait à Bergame. C’est ainsi que la belle et pauvre Italie, si maltraitée par le sort, envoie à travers le monde ce nombre prodigieux d’enfans industrieux qui, depuis le conducteur d’ours, le marchand de statuettes et le pifferaro des Abruzzes portant avec noblesse ses guenilles pittoresques, jusqu’au chanteur célèbre et au génie immortel qui crée le Barbier de Séville, charment les loisirs des nations indépendantes. L’art et la papauté, qui est une autre manière de virtuosité, voilà tout ce qui reste au beau pays qui a civilisé l’Europe !

Arrivé dans la ville de Bergame, célèbre par les arlequins et les bons ténors qu’elle a produits, le pauvre voyageur trouva un refuge chez une bonne femme qui, prenant intérêt à sa jeunesse, le logea, pour quelques sous, dans une mansarde de sa maison. Il ne mangeait qu’une fois par jour, économisant son petit pécule et copiant de la musique pour les maîtres qui voulaient bien employer son zèle. Peu à peu Bordogni étendit ses relations et fut admis comme enfant de chœur dans les principales églises de la ville, où il allait chanter les jours de grandes cérémonies. Il parvint ainsi, non-seulement à vivre plus commodément sans avoir recours à ses parens, mais encore à s’amasser, une somme suffisante pour s’acheter un habit de drap bleu avec des boutons reluisans d’or, qui fut la première joie de son cœur.

C’est dans ces circonstances que Bordogni connut Simon Mayery, compositeur de mérite et l’un des prédécesseurs de Rossini, qui était maître de chapelle de la basilique Sainte-Marie-Majeure-de Bergame. Il en reçut des conseils dont le futur ténor du Théâtres-Italien de Paris s’est toujours plu à reconnaître l’efficacité. Bordogni grandissait, et le nombre des années s’accumulait sur sa tête gracieuse sans qu’il y prît garde, content de sa petite fortune et de son habit bleu, et attendant que l’adolescence se fût écoulée pour savoir s’il serait un merle blanc ou un merle ordinaire, c’est-à-dire, s’il aurait une voix de ténor pour chanter les amoureux, ou bien une voix de basse pour s’emparer des rôles de tyran, de père noble ou de buffo caricato. De temps en temps il allait à Gazzaniga voir ses parens, qui s’émerveillaient de le voir si beau sans qu’il leur en eût coûté grand’chose. Enfin, la nature ayant fait son évolution, Bordogni se trouva posséder une voix de ténor dont il chercha immédiatement l’emploi. Il débuta, en 1808, sur le théâtre de Novare, dans un opéra du compositeur Generali. Il avait alors dix-neuf ans, et, bien qu’il fût encore tout novice, sa jolie voix, sa jeunesse et les avantages de sa personne lui valurent un bon accueil. Le succès qu’avait obtenu Bordogni dans une ville de province de troisième ordre fut bientôt connu à Turin, où l’impresario du théâtre royal, ayant besoin d’un ténor, l’engagea pour la saison du carnaval. C’est à Turin que Bordogni a connu pour la première fois Mlle Colbran, célèbre cantatrice qui est devenue depuis Mme Rossini. Bordogni débuta dans un opéra de Zingarelli, Cerusalemme distrutta, où Mlle Colbran chantait le rôle de Mariamna. En 1813, Bordogni, qui était déjà avantageusement connu, fut engagé au théâtre Carcano de Milan, où il chanta le rôle d’Argirio de l’opéra de Tancredi, de Rossini, qui avait été donné récemment à Venise avec un succès prodigieux. Au carnaval de l’année suivante, Bordogni était engagé au théâtre Re de la même ville, où il parut dans un opéra de Pavesi, Fingallo e Comata, et puis il fut appelé au théâtre de la petite ville de Varese pendant la saison d’automne.

En 1815, Bordogni était à Parme, où il a créé un rôle dans un opéra inconnu, la Fedettà conjugale, d’un compositeur non moins obscur, Antonio Brunetti, maître de chapelle de la cathédrale de Pise. Generali était depuis plusieurs années directeur de la musique (maestro al cembalo) du théâtre italien de Barcelone. Il avait connu Bordogni à Novare, et il avait pu apprécier la flexibilité de sa voix charmante et le goût du jeune virtuose. Il le fit engager, et Bordogni se rendit à Barcelone en 1817. Il débuta dans un opéra bouffe de Generali, la Contessa di Colle erboso, plus il parut successivement dans la Donna soldato, d’Orlandi, et dans la Cecchina, de Generali, opéra dont le sujet a été depuis traité de nouveau par Donizetti dans Linda di Chamouni. Après avoir encore paru dans un opéra de Pavesi, Corradino, dont la donnée se retrouve dans Matilda. di Shabran, Bordogni eut l’insigne bonne fortune d’être appelé à Naples en 1818, où il chanta devant Rossini le rôle d’Argirio de son premier et délicieux chef-d’œuvre, Tancredi, qui avait fait depuis le tour de l’Europe. Bordogni rencontra à Naples, indépendamment de Rossini, avec lequel il s’est lié d’une amitié qui n’a fini qu’avec sa vie, la Festa, prima donna d’un vrai mérite, qui chantait à Paris, en 1809, avec Mme Barilli, dont elle était la rivale, et le célèbre contralto, Mme Malanotti, pour qui Rossini a écrit le rôle de Tancredi, et qui, la première, a dit de ses lèvres inspirées :

Di tanti palpiti,
Di tante pene…

Bordogni retrouva aussi à Naples Mlle Colbran, avec laquelle il eut quelques difficultés pour je ne sais plus quel duo que la fougueuse et toute-puissante prima donna ne voulait pas chanter avec le jeune ténor. Rossini fut obligé d’intervenir et obtint, non sans peine, que Mlle Colbran chanterait une seule fois le duo en question, afin que Bordogni pût se faire entendre d’une manière favorable d’un envoyé de l’administration du Théâtre-Italien de Paris, qui se trouvait alors à Naples. C’était le violoniste Grasset, qui, pendant toute la restauration, a conduit avec succès l’orchestre des Italiens. Bordogni plut infiniment au goût exercé de l’artiste français, qui l’engagea immédiatement.

C’est à la fin de 1818 que Bordogni vint à Paris. Il débuta au théâtre de Louvois dans l’Inganno felice, charmant petit ouvrage en un acte que Rossini écrivit à Venise en 1812. Il s’y trouve un trio délicieux pour soprano, ténor et basse, où la voix de Bordogni produisait le meilleur effet. Il parut successivement dans tous les opéras de Rossini, dans il Turco in Italia, l’italiana in Algieri, dans Tancredi, Otello, le Barbier de Séville, et dans il Matrimonio segreto de Cimarosa. Bien accueilli du public et de la société élégante de la restauration, surtout par le duc de Berri, qui se plaisait à le faire venir fréquemment aux Tuileries, Bordogni, sur la proposition de Cherubini, fut nommé professeur de chant au Conservatoire de Paris. Appelé au théâtre italien de Madrid en 1822, Bordogni, qui savait que, pour remplir. convenablement les fonctions de professeur, il faut avec le talent beaucoup d’exactitude, voulut donner sa démission. Cherubini la refusa, et pour conserver à son école un maître d’un goût aussi délicat, il accorda au virtuose un congé illimité, en lui faisant prendre l’engagement de revenir à son cours aussitôt qu’il aurait renoncé au théâtre. Bordogni reprit la direction de sa classe en 1824, pour ne plus la quitter qu’en 1856, deux mois avant sa mort, et lorsque la maladie l’obligeait impérieusement à demander sa retraite. C’est le 31 juillet de cette même année qu’après une longue et douloureuse agonie, Bordogni expirait à Paris, à l’âge de soixante-sept ans. Le célèbre chanteur s’était marié de très bonne heure à Novare, où sa femme, jouit d’une honnête aisance. Il a laissé avec une fortune honorable deux filles et un garçon, qui est médecin à Gênes. L’une des filles de Bordogni avait épousé un homme d’un esprit distingué, M. Morpurgo, qui est mort six semaines avant son beau-père.

Bordogni possédait une voix de ténor d’une étendue ordinaire et d’un timbre plus gracieux que puissant. Il ne dépassait guère le sol, qui était la limite de la partie vigoureuse de son organe délicat, qu’on qualifie dans les écoles de voix de poitrine ; mais il joignait à ce registre métallique une série de notes féminines qui se prolongeaient jusqu’au fa sur-aigu, en sorte que le virtuose pouvait, dans les grandes occasions, disposer d’une étendue au moins de deux octaves. Cette voix charmante était d’une rare flexibilité et d’une trame si serrée, que l’oreille avait souvent de la peine à distinguer les différens anneaux qui composaient la chaîne sonore. C’était le défaut de la vocalisation de Bordogni d’être trop rapide et d’un tissu trop délicat, tandis que Garcia, son contemporain, avec qui il a chanté pendant de longues années, détachait chaque note avec une vigueur étonnante, et ne craignait pas de pousser jusqu’aux colonnes d’Hercule, je veux dire jusqu’à l’ut aigu de poitrine bien avant que Duprez l’eût inventé. Le fausset de la voix de Bordogni, ces notes féminines dont j’ai parlé plus haut, et qu’en langage scientifique on appelle sons de tête ou super-laryngiens, étaient plus forts et plus vibrans que les sons de poitrine. Aussi l’artiste en faisait-il un très grand usage, et parfois il en abusait. Cela lui était si commode de se réfugier dans les sphères supérieures par une gamme rapide ou par un portamento audacieux ! Par cette fuite adroite, Bordogni économisait son bien, ces notes de poitrine dont il était avare, et qu’il n’employait que dans les grandes occasions, aux représentations solennelles, alors qu’un public nombreux excitait son faible courage.

En effet, ce n’était ni par le sentiment, ni par l’élévation du style, ni par les bouillonnemens de la passion dramatique que Bordogni se distinguait au théâtre. Il était froid comédien, et, bien que doué d’un physique agréable et d’une taille élégante, il était toujours embarrassé sur la scène. Son geste le plus habituel consistait à poser la main droite sur son cœur, comme s’il eût voulu en presser les ressorts. Cependant, lorsque Bordogni chantait à côté d’une femme comme la Pasta, d’un virtuose et d’un comédien éminent comme l’était Galli, il en recevait un choc électrique qui le faisait bondir sur place, et lui communiquait une animation passagère ; mais ces bonnes fortunes étaient rares, et Bordogni retombait aussitôt après dans sa placidité ordinaire. C’était avant tout un chanteur gracieux, au style fleuri et tempéré, un tenorino d’amore qui réussissait dans les rôles de demi-caractère, tels que celui de Paolino dans il Matrimonio segreto, de Ramiro dans la Cenerentola, etc. Il chantait à ravir la jolie cavatine du Turco in Mafia, languir per una bella, ainsi que le duo merveilleux de l’italiana in Algieri, se inclinassi a prender moglie, où Galli était parfait dans le personnage de Mustafa, qui avait été écrit pour sa belle voix de basso-profondo, en 1814, à Venise. Bordogni n’était pas moins agréable dans le rôle de Gianetto de la Gazza ladra, dans celui de Rodrigo de la Donna del Lago, et en général dans tous les ouvrages où il ne fallait que du goût et une brillante vocalisation. Une qualité précieuse du talent de Bordogni, c’était la justesse de sa voix. Jamais une intonation douteuse ne venait troubler le plaisir qu’on avait à entendre ce chanteur distingué, qui, sans s’élever très haut, était partout convenable. Lecteur expérimenté, docile aux conseils des maîtres à qui il reconnaissait le droit de lui en donner, Bordogni a été l’un des virtuoses les plus agréables et les plus utiles qu’ait possédés le Théâtre-Italien de Paris.

Comme professeur de chant, la carrière de Bordogni a été brillante et très féconde en bons résultats. Il avait le don de l’enseignement, qualité rare, qui ne se rencontre pas toujours chez les virtuoses les plus admirables. Un préjugé naturel et très répandu chez les gens du monde les porte à croire que des artistes dramatiques comme Talma, Mlle Mars ou Mlle Rachel, que des chanteurs comme Rubini, Mme Malibran ou Lablache, possèdent le secret de leur talent, et qu’ils peuvent analyser, au profit des disciples qui viennent leur demander conseil, les causes des grands effets qu’ils obtiennent sur le public. Les arts de sentiment ne s’enseignent pas comme les sciences, parce qu’ils ne reposent pas sur des principes absolus dont il soit facile de transmettre la connaissance. Laplace pourra expliquer les lois d’après lesquelles il a trouvé les mouvemens de la mécanique céleste ; Beethoven ignore et n’a pu nous apprendre à quelle inspiration soudaine il doit l’andante de la symphonie en la et les magnificences de son œuvre incomparable. Sans doute il y a aussi dans les arts des règles immuables qui résultent de la nature des choses et qu’on ne peut transgresser impunément. Ces règles, qui constituent la partie doctrinale de l’enseignement, sont peu nombreuses et d’une application générale fort difficile. Les artistes éminens les subissent, les observent, sans en avoir toujours une conscience bien nette, comme nous obéissons d’instinct aux lois impératives de l’organisme. Dans l’art de chanter surtout, qui touche à la vie morale et physiologique de l’homme, les règles se compliquent d’une si grande quantité d’exceptions délicates, qu’il faut une éducation particulière au maître qui se propose de les enseigner. Les virtuoses célèbres ressemblent un peu aux grands capitaines qui gagnent des batailles sans connaître d’une manière explicite et savante les principes de la tactique militaire.

En sa qualité d’Italien, Bordogni, qui avait entendu avec profit les chanteurs les plus habiles de son temps, tels que Viganoni, Babbini, Tacchinardi, Grivelli, Davide père et fils, Donzelli, Rubini, Bianchi, sans compter Crescentini, le dernier sopraniste de la belle école du XVIIIe siècle, Bordogni était mieux préparé à remplir les conditions d’un bon professeur de chant que les virtuoses d’un mérite plus éclatant que le sien au théâtre. Il avait été amené, par la nature même de son talent, plus délicat que passionné, à réfléchir sur les principes de l’art, et s’était accoutumé de très bonne heure à diriger avec méthode ses propres études et celles des élèves qui avaient recours à ses conseils. Il entendait à merveille tout ce qui se rattache aux exercices de la vocalisation, la pose du son, l’assouplissement progressif de l’organe, l’égalisation des registres, l’économie de la respiration ; il était très apte à préparer enfin les élémens matériels, si l’on peut dire ainsi, du bel art de chanter. Conformément aux préceptes des vieilles écoles d’Italie, qui ne permettaient aux élèves de s’occuper de l’expression morale des sentimens qu’après avoir surmonté toutes les difficultés du mécanisme, Bordogni retenait longtemps ses disciples dans les minutieux détails de la vocalisation avant de les introduire dans la partie esthétique de l’art. Par cette manière de procéder, il a rendu de grands services au Conservatoire de Paris, où les bonnes traditions en cette matière délicate ont tant de peine à se fixer. N’est-il pas singulier en effet que dans une école où l’on forme peut-être les meilleurs instrumentistes de l’Europe, où l’enseignement de toutes les parties de l’art musical pèche plutôt par un excès de méthode et par une trop grande division du travail, on en soit encore à comprendre que, pour exprimer avec propriété les diverses nuances de la musique dramatique, il faut que le virtuose soit formé et qu’il soit maître de son organe avant de s’occuper de ce qu’on appelle la déclamation lyrique ? Que dirait-on d’un jeune homme qui aborderait la composition avant d’avoir étudié l’harmonie et le contre-point ? Je ne prétende pas soutenir qu’au Conservatoire de Paris, où l’enseignement de l’art, de chanter a été introduit par des Italiens ou des artistes qui s’étaient formés à leur école, tels que Mengozzi, Garat, Gérard, etc., il n’y ait encore aujourd’hui des professeurs distingués, imbus des bonnes traditions et sachant y diriger les élèves qui leur sont confiés ; mais l’instinct national l’emporte souvent sur le goût et le savoir du maître. On décerne le premier prix de chant à de pauvres diables sans voix, sans physique et sans méthode, parce qu’à un jour donné ils ont débité avec plus ou moins de bonheur une ou deux scènes d’un ouvrage contemporain. Point d’études sérieuses sur les différens styles qui se sont succédé dans l’histoire de la musique dramatique en France, depuis Lulli jusqu’à M. Auber, des notions vagues sur les grands maîtres qu’ont produits les pays étrangers, et aucune intelligence des révolutions de l’art, — ce sont là des lacunes qui frappent tous les bons juges dans l’enseignement du Conservatoire, qui aurait grand besoin, qu’une main vigoureuse en extirpât les abus, devenus intolérables.

Bordogni, qui pendant trente ans a dirigé sa classe avec un zèle qui ne s’est jamais démenti, a formé un très grand nombre d’artistes distingués, parmi lesquels, nous citerons seulement Mlle Cruvelli, et surtout Mme Damoreau, le charme et l’ornement de l’école française, dont l’heureuse influence se fait encore sentir sur nos théâtres. Dans le monde, où Bordogni était fort recherché pour son talent délicat et sûr, qui convenait si bien à la musique de concert, il a donné des conseils aux femmes les plus distinguées, qui goûtaient sa personne, autant que ses bonnes leçons. Tous les élèves de Bordogni, les artistes aussi bien que les amateurs, se faisaient remarquer par une vocalisation facile et de bon aloi, par un style fleuri et tempéré, qui était puisé dans la musique contemporaine, surtout dans les ouvrages de Rossini. Il ne fallait pas demander à cet excellent professeur de s’aventurer hors de la génération de brillans virtuoses, parmi lesquels il avait vécu. Bordogni était tout simplement un chanteur agréable de son temps, qui ignorait à peu près tout ce qui s’était fait dans l’art avant que son heureuse étoile, l’appelât à la vie. Bordogni a eu pourtant des velléités de composition, et, indépendamment des charmantes vocalises qui ont eu un si grand succès parmi les artistes, et les gens du monde, il s’était essayé à composer un opéra qui fut représenté sur le théâtre de Barcelone ; mais son astre en naissant ne l’avait pas créé poète, et son opéra a eu le destin de tous les opéras écrits par des ténors. Il est même douteux, que Bordogni ait trouvé, sans le secours d’une main étrangère, les accompagnemens de ses délicieuses vocalises. On y remarque un choix d’accords et de modulations qui ne devaient pas se rencontrer facilement sous les doigts de cet habile professeur de canto garbato.

Bordogni, qui ne pouvait suffire aux nombreuses leçons qu’il avait à donner chaque jour, s’était associé depuis quelques années un artiste fort distingué, M. Henri Panofka, qu’il se plaisait à initier aux traditions de son enseignement. M. Panofka, s’est d’abord fait connaître comme un habile violoniste. Ayant parcouru l’Europe en qualité de virtuose, M. Panofka a eu l’occasion d’entendre et d’apprécier le talent des chanteurs les plus célèbres. Insensiblement et par un penchant naturel qui n’a pas lieu de surprendre chez un violoniste, M. Panofka a été amené à faire de l’art de chanter une étude approfondie, dont il a consigné les résultats dans une excellente méthode que j’ai recommandée depuis longtemps, aux lecteurs de la Revue[1]. La méthode de chant de M. Panofka ayant reçu l’approbation de M. Auber et du comité des études du Conservatoire, ainsi que celle de l’Institut, Bordogni se trouvait en quelque sorte autorisé à présenter M. Panofka comme son successeur à la classe de chant, qu’il ne pouvait plus diriger lui-même. Les vœux de Bordogni n’ont point été exaucés par son ami, M. le directeur du Conservatoire. Après trente ans de professorat, Bordogni pouvait espérer qu’on ferait un meilleur accueil à sa volonté dernière.

La province de Bergame a donné le jour à un grand nombre de ténors remarquables, qui tous ont laissé un nom dans l’histoire de l’art de chanter. C’est d’abord Viganorii, chanteur exquis, venu à Paris en 1789, où il est resté jusqu’à la l’évolution du 10 août. Viganoni a créé le rôle de Paolino du Mariage secret avec une telle perfection, que Cimarosa avait coutume de dire : « Qui n’a pas entendu Viganoni chanter l’air de Pria che spunti in ciel l’aurora ne peut avoir une idée de la perfection du style. » C’est Davide père, une des plus magnifiques voix qui aient existé, qui, pendant quarante ans, a été la merveille de l’Italie : il est aussi venu à Paris en 1785, et se fit entendre au concert spirituel. C’est Bianchi, ténor de force comme Davide, au style large et puissant ; c’est Crivelli, dont la voix admirable, le goût délicieux et la belle figure ont été si appréciés à Paris de 1811 à 1817 : il débuta au théâtre de l’Odéon, où étaient alors les Italiens, dans le rôle de Pirro de l’opéra de Paisiello, qui avait été écrit pour Davide, et se fit admirer à côté d’artistes comme Mme Festa et Barilli, et de Tacchinardi, autre ténor de mérite, qui fut le père de Mme Persiani, et qui était incomparable dans la Molinara de Paisiello, où il chantait le petit duo Nel cor piu non mi sento, me disait Choron, de manière à ne jamais se laisser oublier. Enfin c’est Nozzari, chanteur habile et savant, pour qui Rossini a beaucoup écrit, et qui a formé le goût de Rubini, son compatriote, dont il suffit de citer le nom. Voilà quels ont été les prédécesseurs, les compatriotes et en partie les contemporains de Bordogni, dont le nom restera aussi dans les fastes du bel art de chanter, qu’il avait étudié avec goût et intelligence.

Ce n’était point en effet un artiste médiocre que celui qui a occupé un rang honorable au Théâtre-Italien de Paris de 1818 à 1830, pendant cette belle époque de la restauration où la société française avait renoué la chaîne de ses traditions aimables de politesse et d’élégance. ’Les arts de la paix, la haute culture de l’esprit, la poésie et la liberté avaient remplacé les amertumes d’une gloire trop chèrement achetée. On était heureux de vivre et d’espérer au milieu d’une/génération pleine d’élan et d’enthousiasme pour les idées réparatrices qui s’élaboraient alors dans toutes les directions de la pensée. Chacun avait sa part d’irifluence dans le mouvement général, et la pojice n’était plus le régulateur suprême de la vie morale d’un grand peuple. Dans cette grande et véritable renaissance de la société polie, les arts, et particulièrement la musique, jetèrent un très vif éclat. L’opéra italien attirait dans la petite salle de Louvois la meilleure compagnie et formait une sorte de grand salon neutre, où les dilettanti des opinions les plus opposées se retrouvaient avec plaisir trois fois par semaine. Des cantatrices éminentes comme Mmes Pasta, Cinti (Mme Damoreau), Naldi, Mombelli, Mainvielle-Fodor, Sontag, des chanteurs tels que Garcia, Pellegrini, au goût si parfait, Galli, Zucchelli, Graziani et Levasseur, interprétaient véritablement les chefs-d’œuvre de Rossini dans leur nouveauté, sans rompre avec la tradition admirable de Mozart, de Cimarosa et de Paisiello, dont le Barbier de Séville a résisté toute une semaine à celui du puissant maestro du XIXe siècle. Oh ! les belles soirées que celles où l’on entendait la Gazza ladra par Mme Mainvielle-Fodor, par Galli et Pellegrini ; le Barbier de Séville, par Garcia, Pellegrini et Mlle Cinti ; le Nozze di Figaro, de Mozart, par Mme Mainvielle-Fodor dans le rôle de la comtesse et Mlle Naldi dans celui de Suzanne ! Comme elles disaient ensemble le duo inimitable Su l’aria, et comme Mme Mainvielle-Fodor chantait d’une manière exquise l’air si touchant et si suave Dove sono i bei momenti ! Jamais le Don Juan de Mozart n’a été rendu avec un ensemble plus parfait que par Garcia, Pellegrini, Mmes Sontag et Malibran dans les rôles de donna Anna et de Zerlina. Et la Nina de Paisiello, qui donc a su en exprimer le sentiment pathétique et la profonde mélancolie comme Mme Pasta, dont j’entends encore la voix sourde pousser ce lamentable soupir : il mio ben quando verra ! Je vous le dis en vérité, ce fut surtout la belle époque du Théâtre-Italien que les quinze années de la restauration, qui a produit les peintres, les poètes et les musiciens les plus délicieux de l’école française. C’est pendant cette période d’activité intellectuelle qu’on vit naître l’école de Choron en 1816, la Société des Concerts du Conservatoire, la Dame Blanche, la Muette, le Siège de Corinthe, le Comte Ory, Moïse, enfin Guillaume Tell !

Dans les brillantes soirées du théâtre Louvois, alors que Mme Pasta chantait et jouait d’une manière si remarquable le rôle de Tancredi, ou celui de Romeo dans l’opéra de Zingarelli, la salle, resplendissante de toilettes somptueuses, renfermait l’élite de la société européenne. J’ai vu le général Foy, de glorieuse mémoire, applaudir avec émotion le beau récitatif du premier acte de Tancredi : O patria, dolce e ingrata patria ! J’ai vu Mme de Duras, l’auteur spirituel et délicat d’Ourika, apporter dans sa loge, qui donnait sur le théâtre, une urne lacrymatoire en argent, et l’offrir publiquement à la grande tragédienne, après la scène du tombeau, au second acte de Romeo e Giulietta. Mme Pasta venait de chanter avec un sentiment profond le bel air de Crescentini :

Ombra adorata, aspetta,
Teco sarò indiviso.

Chateaubriand était dans la loge de Mme de Duras, et le public émerveillé, en applaudissant la cantatrice éminente, dirigeait ses regards sur l’auteur de René bien plus que sur celui du Génie du Christianisme. J’oubliais de nommer, parmi les artistes qui ont fait l’ornement du Théâtre-Italien à cette époque, une cantatrice de premier ordre, Mme Pisaroni, dont le style ample et puissant fut un dernier écho de la belle école du XVIIIe siècle. Mme Pisaroni en effet avait reçu des conseils du fameux sopraniste Pacchiarotti, qui lui dit un jour, après une leçon consacrée tout entière à étudier une phrase de récitatif : « Noi altri, roveri cantanti (nous autres, pauvres chanteurs), nous sommes fort à plaindre ; dans la jeunesse, nous avons de la voix et de l’ardeur sans expérience, et, lorsque l’expérience nous arrive, nous sommes ruinés (siamo rovinati). » — Qui ne se rappelle la Pisaroni dans le rôle d’Arsace de la Semiramide de Rossini ? Ce fut une surprise extrême dans toute la salle, quand on entendit sortir d’une bouche difforme, dont les lèvres se tordaient comme celles d’un chantre de paroisse : Eccomi in Babilonia ! Dans le grand duo avec Sémiramis, qui était représentée par Mme Malibran, il y eut entre les deux grandes artistes un de ces combats chevaleresques qui laissent des traces profondes dans la mémoire des amateurs. Mme Malibran, qui avait la fougue et les inégalités d’un génie tout spontané, avait accumulé sur la phrase de l’allegro de ce beau morceau toutes les richesses d’une vocalisation orientale, dont le public fut plus ébloui que charmé. En répondant à sa jeune et glorieuse rivale, Mme Pisaroni y mit tant de simplicité, de largeur de style et d’émotion concentrée, qu’elle fit perdre contenance à la reine de Babylone, surtout lorsqu’on entendit un vieux dilettante s’écrier du fond du parterre : « Brava, questo è il vero canto (voilà la vraie méthode de chant !) »

Marco Bardogni a occupé un rang honorable parmi les virtuoses italiens de cette belle et heureuse époque de notre histoire. « Si tu vas jamais à Paris, lui avait dit le fameux ténor Viganoni, son oncle, étudie le rôle de Paolino du Mariage secret, et surtout le bel air de Pria che spunti. » C’est à la fin de l’année 1818 que Bordogni a débuté sur le théâtre italien de Louvois avec Pellegrini, dont la voix de baryton, le goût et la finesse étaient si bien appropriés au rôle de Figaro du Barbier de Séville, où il n’a jamais été égalé. Ces deux artistes se convenaient sous plus d’un rapport, parce qu’ils avaient l’un et l’autre un style orné, et plus de sensibilité que de passion. Ils chantaient presque toujours ensemble dans l’Inganno Felice, le Turco in Italia, l’Italiana in Algieri, dans la Cenerentola, il Matrimonio segreto, et dans l’Agnese de Paër, où Pellegrini était si touchant dans la scène de folie ! Bordogni ne craignait pas de se mesurer même avec la Pasta dans Tancredi, où il chantait avec beaucoup de charme le rôle d’Argirio. Il fallait surtout l’entendre dans le duo du second acte :

Ah ! se dè mali miei
Tanta hai pietà nel cor.

Bordogni soutenait aussi sans trop de désavantage le rôle de Rodrigo dans Otello à côté de son formidable adversaire Garcia, si digne, par le sang arabe qui coulait dans ses veines d’Espagnol, de représenter au naturel le More de Venise. La tendre Desdémone, sous les traits plastiques et nobles de Mme Pasta, tressaillait d’épouvante à la scène finale de l’admirable chef-d’œuvre, où Garcia bondissait comme un lion. Quel temps et quels artistes ! Comme professeur de chant, Bordogni a rendu de plus grands services encore qu’en sa qualité de virtuose dramatique : il a répandu au Conservatoire et dans le monde élégant les bonnes traditions de l’art, formé un grand nombre d’excellens élèves, publié plusieurs cahiers de vocalises charmantes et donné à la France la cantatrice la plus parfaite qu’elle ait possédée : j’ai nommé Mme Damoreau.


P. SCUDO.

  1. Voyez la livraison du 15 mai 1854.