Marghier/CHANT DEUXIÈME

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Marghier
CHANT DEUXIÈME
Cycle lithuanien
Traduction par Karol Przezdziecki (1818—1883).
(2p. 60-76).


CHANT DEUXIÈME
I

Au château de Poullen, la nuit calme, étoilée
Montre aux cieux son flambeau : la lune dévoilée
Qui brille, éclairant la nature au repos,
Et reluit sur le fleuve argenté, dont les flots
Scintillent de lumière et vont se perdre à l’ombre
D’une forêt de pins silencieuse et sombre.
Le sommeil a partout remplacé l’action;
Seuls, veillent les soldats, de garde au bastion,
Et font entendre au loin leurs cris de sentinelle,
Tout autour de la place et de la citadelle.
Le coq vient de chanter victoire… Il est minuit.
D’une lucarne au mur, paraît un feu qui luit,

Laissant voir, par moments, sa lueur vacillante
Sur des êtres humains, réunis dans l’attente
D’un grave événement redouté, curieux
De voir, au feu sacré, des faits mystérieux.

II

Dans un antre profond, sous une voûte obscure,
Un feu brûle éternel, gage de bon augure,
En l’honneur du grand dieu des Lithuaniens,
Le divin créateur du feu chez les païens.
Leur Znitch, flamme allumée à la claire étincelle,
Sur l’autel à Vilna, doit brûler immortelle,
Emblème de la vie et de la pureté.
On entretient le feu de la divinité,
Avec du bois, porté sur les fortes épaules
Des prisonniers de guerre, esclaves des idoles,
Voués à leur service, aux ordres absolus
De Marti, la prêtresse à l’autel de la flamme.
Elle ordonne aux Germains, aux Sarmates vaincus,

D’apprêter le brasier, l’amour divin dans l’àme;
Mais attise elle-même, avec ses doigts crochus,
Le foyer consacré, l’alimentant sans cesse,
Et depuis soixante ans, par ses soins assidus
Qui l’ont rendue horrible à voir dans sa vieillesse.
Jadis, elle eut aussi son temps d’illusions,
Mais, sans avoir joui des plaisirs de la vie,
Elle renonça, jeune encore, aux passions,
Sacrifiant son cœur à son idolâtrie...
Elle livra jeunesse, charme, attraits à son dieu,
Et perdit sa beauté, soignant toujours le feu.
Son regard devint terne et sa voix glapissante,
Elle-même inflexible, en prêtresse fervente.

III

Les prêtres effrayés et les bardes en chœur
Autour d’elle groupés, chantent en son honneur;
L’archiprêtre à Vilna. Kriwe Kriweyté même,
Lui fit hommage, en don, d’un riche diadème,

Professant pour Marti le plus profond respect,
Car elle savait, seule, être calme à l’aspect
Du terrible Poklus[1], quand il montrait sa face
Aux Lithuaniens, troublés à sa menace;
Et tâchant d’apaiser le grand dieu de l’enfer
Par du sang de colombe et l’ambre de la mer
Qu’ils brûlaient sur l’autel avec l’encens de myrrhe.
Le peuple, consterné, se lamente et soupire,
Car le cruel Poklus dédaigne son encens;
Et Marti, la prêtresse initiée aux plans,
Aux arcanes secrets de l’infernal empire,
S’adresse alors au peuple, inspirée, en délire:
«Revenez dans trois jours entendre le décret
Du destin immuable et son fatal arrêt.
Noble prince Marghier, amène aussi ta fille,
Car il peut demander le sang de ta famille,
Je vous donne ici même, à minuit, rendez-vous;
Femmes et guerriers, dans trois jours, venez tous...
Heureuse au ciel sera l’offrande dont les larmes
Calmeront sa colère, apaisant nos alarmes...

IV

Trois jours après, à l’heure indiquée aux guerriers,
Ils accourent en foule, émus sous leurs lauriers,
Prêts à sacrifier le bonheur et leur vie,
Si le dieu redoutable en témoigne l’envie.
Ils sont, tous, disposés à recevoir la mort,
Ayant mis leurs plus beaux habits pour le supplice;
Colliers d’or, vêtements de lin, soumis au sort
Qui peut choisir l’un deux pour le dur sacrifice.
Les hommes sont rangés, comme pour le combat,
Les femmes, tout en blanc, brillent d’un pur éclat,
Leurs filles, sur leur front ont des fleurs en diadème,
Les bardes, lyre en main; et le grand prêtre blême
Attend l’arrêt divin. Près de lui, calme et fier,
Sur son glaive appuyé, se tient le chef Marghier.
Terrible à l’ennemi, son bras est nécessaire
Pour sauver la patrie et vaincre l’adversaire;
Pourtant, sans murmurer, il irait à sa fin,

Livrant sa fille, Eglé même, au fatal destin...
Celle-ci, dont la grâce attrayante fascine,
Ne démentirait pas son illustre origine;
Elle saurait, s’il faut, affronter le trépas,
Résolument, sans crainte et sans nul embarras.
Mais si son cœur provient d’une forte lignée,
Sa jeunesse a des droits, même au sort résignée.
Elle est heureuse, ouvrant, au réveil, ses grands yeux,
Admire, en souriant, la nature et les cieux,
Remercie à genoux les dieux bons et, ravie,
Trouve délicieuse et charmante la vie;
Car son cœur se dilate et s’entr’ouvre à l'amour,
Comme le bouton qui s’épanouit le jour,
Et d’où sort au printemps la tendre primevère...
Le destin pourrait-il la ravir à la terre?...

V

Minuit sonne. Le peuple, en masse réuni,
Entoure le bûcher, de bois sec bien garni,
Dont la flamme s’élève au milieu du silence
De la foule inquiète, attendant la sentence.
Marti commence alors son évocation;
Trompettes et clairons résonnent sous la voûte,
Pour que le dieu se montre, en apparition,
Au public prosterné qui l’implore et l’écoute.
La flamme et la fumée s’échappent avec bruit
Du bûcher allumé qui brûle et se réduit,
Consumé par le feu vorace, en cendre et braise.
Marti verse l’huile encor dans la fournaise,
Pour exciter par là l’infernale action
Qui doit faire surgir l’affreuse vision,
Sous les yeux de la foule ébahie, attentive
A suivre le miracle en jeu qui la captive.
La prêtresse, en extase, au regard inspiré,

Apostrophe, en criant, le dieu du feu sacré:
«Sombre divinité! Poklus! O, dieu terrible!
Exauce ma prière, en te rendant visible,
Et montre ta clémence à ton peuple à genoux
Qui te supplie, en pleurs, de calmer ton courroux.
S’il faut, pour l’apaiser, une victime humaine,
Veuille indiquer celui qui doit subir la peine
De nos péchés commis, en recevant la mort,
Sur l’autel, en l’honneur du dieu puissant et fort.»
Puis se tait et s’incline. O, merveille! O, prodige!
Une apparition, qui donne le vertige
Aux spectateurs émus, sort des flammes alors,
Nue et hideuse à voir, squelette au sale corps,
Un être tout velu dont l’atroce figure,
La barbe et les cheveux, flottant à la ceinture,
Sa face décharnée et l’odieux regard
Prêtent à ce fantôme un air sombre et hagard;
La fureur sur le front et l’écume à la bouche,
Il semble menacer, sous son aspect farouche;
Tout le monde effrayé, face à terre et muet
A peur du châtiment et frissonne en secret;
Seul, le vaillant Marghier ose affronter la vue
Du grand spectre infernal qui se perd dans la nue,

Se dissipe en fumée, au-dessus du brasier,
Sans pouvoir abaisser le front du preux guerrier.

La vision finie et le spectre écarté,
Pâle et grave, Marti se tourne vers le peuple,
Pour lui parler au nom de la divinité
Qui retire la vie au monde et le dépeuple.
Le son clair de sa voix est pareil aux ruisseaux
Qui, dans la Vilia[2], s’écoulent des coteaux :
«Tremblez, prince Marghier! Poklus m’a fait entendre
Qu’il a choisi chez vous l’offrande qu’il veut prendre.
Vous avez accueilli par grâce un étranger
Qui mettra le pays, notre culte en danger,
Dressant sous votre toit, par trahison, un piège
Pour nous exterminer dans son plan sacrilège.
Il est un seul moyen de conjurer le sort :
Celui de condamner le prisonnier à mort.
Poklus a commandé le sanglant sacrifice
De votre hôte ennemi. Sauvons par son supplice
La patrie en péril. A minuit, en ces lieux,
Amenez-le demain, pour l’immoler aux dieux.»

VI

Marghier, dont la clémence égalait le courage,
Eût fait don volontiers de la vie au beau page,
Et de la liberté ; mais, zélé dans sa foi,
Il devait respecter les arrêts de la loi.
Il promet de livrer l’innocente victime
Aux prêtres assemblés que la vengeance anime,
Et d’amener demain le jeune prisonnier,
Pour l’exposer d’office au couteau meurtrier.
Mais la sensible Eglé, sa fille, ne peut taire
Son indignation et, d’une voix amère,
Elle reproche aux dieux leur dure volonté:
«Quel besoin avez-vous, dans votre cruauté,
De voir couler le sang du page, d’un jeune être,
De tout crime innocent, qui ne fut jamais traître,
Mais un guerrier loyal devenu notre ami?...
Oui, je le défendrai de mon bras, affermi
Par une tendre pitié due au blessé... Je jure

De porter dignement le lourd glaive et l’armure
De mon père, en sauvant le noble chevalier...
Que dis-je? Pardonnez, Poklus, si je blasphème,
Exaucez ma prière, acceptez mon collier,
En offrande d’un cœur, déchiré, qui vous aime
Et qui vous bénira, dieu puissant, généreux,
Si vous laissez la vie au captif malheureux.
Doux zéphyr du matin, splendide et blonde aurore,
Divinités des eaux, des bois! Je vous implore;
Obtenez de Poklus, la grâce et le pardon
Du prisonnier, notre hôte et je vous offre, en don,
Mes bijoux, ma jeunesse et mon sang et ma vie...»
Elle s’affaisse en pleurs et tombe évanouie.

VII

Lutas, le vieil ami, la relève en ses bras.
Il avait entendu les regrets de son âme;
Excusant sa doulenr, bien qu’au fond il la blâme,
Il jure d’empêcher le funeste trépas

Du Teuton prisonnier et lui dit à voix basse :
«Je connais vos secrets et plains votre disgrâce,
Noble fille, au front pur, de notre chef vaillant!
Relevez votre esprit abattu, défaillant...
Mais comment pouvez-vous donner votre tendresse
A l’ennemi qui hait la foi de nos aïeux!
C’est une illusion, propre à votre jeunesse,
De croire à l’union, par l’amour radieux,
De deux peuples rivaux, de deux races hostiles
Qui, renonçant soudain à leur luttes stériles,
Auraient la même foi, croiraient au même dieu.
Puisse l’avenir voir accomplir votre vœu!
Mais pas demon vivant; car j’exècre dans l’âme
Les odieux Germains. Leur nation infâme,
De tout temps, fut en guerre, avec nos dieux et nous.
Je voudrais les fouler aux pieds, dans mon courroux;
Mais voyant vos soupirs pour le page et vos larmes,
Je ne permettrai pas, qu’on lui donne la mort.
Je veux pouvoir le vaincre encore avec ses armes,
En le renvoyant libre, en dépit de l’effort
Et du cruel désir de Marti, la prêtresse...»
Puis, s’approchant tout près de la jeune princesse,
Il lui souffie à l’oreille un mot qui la ravit.

Son front rougit alors d’un doux espoir subit,
Elle saisit la main du vieillard, la baise
Et s’éloigne, en courant, folle de joie et d’aise.

VIII

Le jour passe trop lent pour le monde, au château
Qui présente à la vue un lugubre tableau:
Marghier, silencieux, ouvre à peine la bouche;
Sa fille est inquiète, un souffle l’effarouche;
Regardant le soleil avec anxiété,
Elle attend que la nuit éteigne sa clarté;
Lutas ride son front et se parle à lui-même,
En cherchant le moyen de résoudre un problème;
Femmes et serviteurs, écuyers et soldats
Guettent le condamné, voulant voir son trépas,
Celui-ci, triste objet d’attention malsaine,
Ignore son arrêt et sa mort si prochaine;
Insensible à la peur, il rêve à son amour
Pour Eglé, qu’il n’a pas encore vue en ce jour,

Sous le chêne. Pourquoi n’est-elle pas sortie,
Le matin, évitant ses yeux par modestie,
Pour donner aux serpents leur repas journalier?
Certe ils sont moins friands du laitage princier,
Que lui de contempler son ravissant visage...
Pourquoi donc le fuit-elle, implacable et sauvage?
Un Lithuanien, peut-être plus heureux,
Aurait su déjà plaire à son cœur généreux!...
O malédiction! si la chose était sûre,
Que n’est-il mort plutôt de sa grave blessure!...

IX

La nuit étend son voile étoilé sur le ciel;
On aiguise déjà le couteau sur l’autel,
On dresse le bûcher pour la victime, offerte
Au terrible Poklus. Dans sa cellule ouverte,
Rausdorf, éveillé, songe à son ange gardien,
Quand une vision apparaît au chrétien:
Non, il ne rêve pas. C’est un être, une femme

Qui, debout devant lui, l’appelle et le réclame,
La rougeur sur le front et des pleurs dans la voix:
«Fuyez sur l’autre rive, au plus tôt, dans les bois!
Une nacelle au bord vous attend amarrée;
Tout obstacle est levé, votre fuite assurée;
Pour éviter la mort, le supplice odieux...»
Elle lui prend la main, tout en baissant les yeux,
Et l’emmène, en courant, loin de la forteresse,
A travers les remparts, murmurant: «Hâtez-vous!»
Le page, ainsi guidé par son enchanteresse,
Ignore son destin; mais tout lui semble doux.
Il irait avec elle, épris, au bout du monde,
Ayant à ses côtés sa beauté pure et blonde.

X

Ils s’arrêtent aux lieux, où croît un grand bouleau
Solitaire, abritant, sous son dôme en verdure,
L’abord mystérieux d’un sombre et long caveau.
Près de l’arbre, une pierre en masquait l’ouverture.

Le vieux Lutas venait d’écarter le rocher;
Et, descendant au fond du puits, par la poterne,
Il dit: «Rausdorf! Jurez, avant de vous cacher
Aux yeux de vos vainqueurs, dans l’obscure caverne,
Que vous ne trahirez jamais le grand secret
Du conduit souterrain qui mène à la rivière.
Vous la traverserez en barque. En un bosquet,
Au-delà du Niémen, vous attend, en mystère,
Un cheval sur lequel vous pourrez revenir
Chez vous. Prêtez serment d’abord, qu’à l’avenir,
Vous ne révélerez ce chemin à personne...»
«Je jure sur le Christ et sur notre Madone,
Reprit alors le page, en élevant la voix,
De garder le secret. Eglé, belle princesse!
Daignez, en souvenir, accepter cette croix,
L’image de mon dieu, garant de ma promesse...
Et ne m’oubliez pas!» Puis, en baissant le front,
Il entre, avec Lutas, dans le gouffre profond.

Adossée au grand arbre, Eglé resta pensive,
Supputant les périls de la marche hâtive
De son beau chevalier, par le conduit secret.
Puis, voyant le bateau glisser dans son trajet,

D’un bord du fleuve à l’autre, elle sentit son âme
Ivre de volupté, nager dans le ciel bleu...
Tandis qu’on préparait le sacrifice infâme
A l’autel de Poklus, en attisant le feu.



  1. Pluton, dans la mythologie lithuanienne.
  2. Rivière de la Lithuanie qui se jette dans le Niémen.