Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 20

La bibliothèque libre.
Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 165-175).


XX.

Madame d’Arzac ramena Marguerite chez elle ; mais à peine fut-elle seule avec elle, qu’une crainte vague l’agita. Toute sa joie était tombée ; entre la mère et la fille, il y avait une hostilité voilée qui ne se trahissait que par le silence. Madame d’Arzac, au comble de ses vœux, était tourmentée… Marguerite, au dernier degré de la soumission, était imposante. Madame d’Arzac, malgré le bon sens qui l’avait inspirée, malgré cette haute raison qu’elle croyait avoir déployée dans cette circonstance solennelle, sentait un remords naissant ; quelque chose lui disait qu’elle venait de signer la sentence de sa fille. Plus Marguerite était résignée, plus elle voyait son imprudence ; elle commençait à avoir peur de sa responsabilité ; et si Marguerite avait pu choisir un autre homme que M. de la Fresnaye, elle lui aurait rendu sa liberté à l’instant même ; mais elle détestait si affreusement cet homme ! Pouvait-elle jamais imaginer qu’un être ainsi détesté par elle dût faire le bonheur de sa fille !… Et pourtant, si elle avait été de sang-froid, elle aurait reconnu qu’elle ne haïssait de la sorte cet homme que parce que sa fille l’aimait trop.

Marguerite retrouva avec plaisir la solitude de sa maison. Pour la première fois de sa vie, la présence de sa mère la faisait souffrir. Elle avait agi comme une esclave, cédant à la volonté de celle-ci, à la prière de celui-là ; on lui rendait son libre arbitre ; on la laissait chez elle rêver, se souvenir, aimer : c’était un grand soulagement.

M. de la Fresnaye était venu le matin ; on lui avait répondu que madame de Meuilles passait toutes ses journées chez son oncle, et qu’elle ne serait pas visible avant cinq ou six jours. C’était la réponse imaginée par madame d’Arzac. « Dans cinq ou six jours il apprendra qu’elle se marie, il comprendra et il ne reviendra plus. »

En effet, la nouvelle du prochain mariage de madame de Meuilles avec son cousin se répandait déjà dans son monde à elle, et Robert fut un des premiers à qui on l’annonça.

Il ne voulut pas y croire ; il alla voir une troisième fois Marguerite : elle était sortie, lui dit-on ; il entra chez madame d’Estigny ; là du moins il aurait des renseignements certains. Madame d’Estigny avait vu madame d’Arzac le jour même, qui lui avait dit que le mariage était décidé. « Après ce duel, c’était probable, » dit madame d’Estigny, et elle n’osa rien ajouter : elle fut épouvantée de l’effet que cette nouvelle avait produit sur Robert : toute la passion de son âme était dans ses yeux ; il avait l’air d’un furieux qui va tuer son ennemi… Puis, au lieu de tuer, personne, il se mit à rire… mais d’un rire de théâtre anglais, d’un rire fou et méchant : « C’est impossible ! madame, » dit-il, et il s’en alla. Dès qu’il fut parti, madame d’Estigny monta chez Marguerite ; elle la trouva pleurant : Marguerite avait reconnu les chevaux de Robert, elle avait entendu qu’on le renvoyait.

— Elle pleure, pensa madame d’Estigny, je m’y attendais. Ma chère Marguerite, vous m’inquiétez, dit-elle avec l’accent d’une véritable affection. Vous avez l’air bien malade ; sortir tous les matins, par ce froid, cela ne vaut rien pour vous.

— Je suis restée chez moi aujourd’hui, répondit Marguerite.

— Ah ! je croyais… quelqu’un m’a assuré être venu pour vous voir et ne vous avoir pas trouvée… Oui, M. de la Fresnaye vous a demandée, et on lui a répondu que vous n’étiez pas chez vous.

— Vous l’avez vu ? dit Marguerite.

À peine eut-elle la force d’articuler ces mots.

— On lui avait appris votre prochain mariage. Il n’y croit pas.

— En vérité, il a raison. Je serai morte avant d’être mariée.

— Ayez le courage d’être heureuse, et n’ayez plus ces sombres idées !… Mais vous ne m’avouez pas la vérité… Hélas ! pauvre femme, vous ne vous l’avouez peut-être pas à vous-même.

— Oh ! ne parlons pas de moi, je ne m’appartiens plus, je suis engagée. Étienne est si bon ! qu’il soit heureux, je supporterai tout !

— Mais vous n’oublierez pas !…

— Il faudra bien que j’oublie !

— Marguerite, il me semble que je vous devine ; ayez un peu de volonté, il est encore temps.

— Je ne peux pas soulever le monde à moi seule ! reprit Marguerite avec amertume.

— Vous n’êtes pas seule… Et madame d’Estigny la regarda avec finesse. Elle ajouta en souriant : — Ils sont trois, eh bien… nous aussi, nous sommes trois : lui, vous et moi. Je me charge de ramener votre mère, fiez-vous à Étienne, sa générosité l’aidera à se consoler.

— Non, Étienne ne se consolerait pas… Et lui… lui, il est si léger, il me fera l’injure d’attendre que je n’aime plus mon mari.

— Ah ! Marguerite, ne le calomniez pas ; il vous respecte et il vous aime pour votre loyauté. Vous le sacrifiez et vous l’injuriez ! c’est indigne de vous : il ne mérite pas cette pensée, il est bien malheureux.

— Lui !

— Vrai, il m’a profondément touchée et même inquiétée…. On m’appelle… je reviendrai ce soir. Pardonnez-moi, Marguerite, mais rien ne peut m’ôter de l’esprit que vous l’aimez… et quand je vous vois vous engager avec un autre, il me semble que je vous vois courir vers un gouffre ; il ne faut pas m’en vouloir si je fais tout pour vous arrêter…

Cette conversation calma un peu Marguerite ; elle entrevit un moyen de retrouver sa liberté, et puis madame d’Estigny avait l’air de comprendre qu’elle aimât Robert, ce n’était donc pas un crime de l’aimer !

Comme elle réfléchissait aux conseils que venait de lui donner son amie, on lui amena Gaston pour le gronder ; il ne voulait pas manger, il se disait malade et ne faisait que pleurer. Marguerite lui demanda ce qu’il avait.

— J’ai du chagrin ; répondit-il, et j’ai mal à la tête.

— Quel chagrin as-tu, mon enfant ?

— Vous le savez bien, vous m’aviez dit que vous ne vous marieriez jamais ! j’étais si content !

Et Gaston se mit à sangloter.

Marguerite le prit sur ses genoux et elle pleura avec lui en silence. Bientôt Gaston, qui était réellement souffrant, s’endormit, et Marguerite passa la soirée à caresser, à câliner le pauvre enfant. Elle rêvait, en admirant ses beaux yeux fermés dont les longs cils encore humides dessinaient leur ombre sur ses joues ; elle suivait la trace de ses pleurs que le sommeil avait séchés ; elle remarquait avec douleur la tristesse sérieuse de cette bouche enfantine ; elle pensait à celui qui avait sauvé la vie de cet enfant et qui l’aimait si tendrement, et ses larmes tombaient amères et brûlantes sur cette tête chérie ; si bien qu’au bout d’une heure les cheveux de Gaston étaient tout trempés de larmes.

Étienne surprit Marguerite dans ce muet désespoir dont il fut effrayé ; sa blessure était guérie ; il venait tous les jours chez madame de Meuilles. Marguerite s’empressa de le rassurer, en continuant à pleurer franchement. — Je suis bien malheureuse ! dit-elle ; ce vilain enfant ne veut pas être raisonnable ; depuis qu’il sait que nous allons nous marier, il ne fait que pleurer. Il ne veut plus ni manger ni jouer ; c’est désolant ! Tâchez donc de le rendre aimable.

— Je fais ce que je peux pour l’attendrir, reprit Étienne avec impatience ; mais on lui a dit tant de mal de moi, que tous mes efforts sont inutiles.

— Voulez-vous appeler pour qu’on l’emporte ? dit-elle ; il dort profondément.

— Je le porterai moi-même dans sa chambre.

Et Étienne prit l’enfant dans ses bras… Mais comment exprimer cela : on devinait, à sa manière de le tenir, de le regarder, de l’emporter, on devinait qu’il ne l’aimait pas ; il y avait dans ses soins quelque chose de gauche, de contraint, de maladroit, de froid, qu’on n’a pas quand on tient dans ses bras un enfant qu’on aime. Étienne avait l’air d’un passant complaisant qui transporte un enfant inconnu de l’autre côté d’un large ruisseau ; il n’avait pas l’air d’un ami qui vient de prendre sur les genoux de sa mère l’enfant chéri de la maison.

Mais Étienne ne pouvait aimer Gaston, qui lui rappelait le premier mariage de Marguerite, son plus affreux chagrin, qui lui rappelait M. de Meuilles, qu’il détestait. Robert pouvait l’aimer, lui, cet enfant ; Robert ne connaissait Marguerite que depuis son mariage ; il n’avait jamais vu M. de Meuilles ; Gaston ne lui rappelait que Marguerite, et il l’aimait parce qu’il avait les yeux et les cheveux de sa mère. La position était bien différente.

Madame d’Estigny vint le soir ; Marguerite, entre Étienne et madame d’Arzac, lui parut gardée comme dans une forteresse. Elle comprit que la malheureuse jeune femme restât sans force, opprimée par la confiance respectable de l’un et l’autorité implacable de l’autre. Madame d’Arzac avait si bien persuadé à Étienne que depuis qu’il s’était battu pour elle, Marguerite l’adorait, qu’Étienne était plein de foi. Il était heureux d’une manière désespérante. Il n’y avait pas une femme capable de lui dire cruellement et sans remords : « Votre joie est une erreur, on ne veut pas de vous ! » On l’aurait tué sur l’heure. Marguerite, qui l’aimait, pouvait-elle avoir ce courage !… On avait dit à Étienne que M. de la Fresnaye était parti, que pouvait-il craindre ?

Madame d’Estigny était venue aider Marguerite à lutter contre eux, mais elle s’avouait elle-même hors d’état de les combattre ; elle se retira mécontente, désespérée. « Lui seul pourrait tout changer, pensait-elle, mais il n’est pas là. » Le lendemain elle écrivit à M. de la Fresnaye pour l’engager à venir chez elle ; « elle avait à lui parler d’une chose qui l’intéressait, lui, sérieusement. » M. de la Fresnaye répondit qu’il était malade, mais qu’il ne partirait point sans aller prendre ses ordres. Il refusait de venir, il s’éloignait… il n’y avait plus d’espérance.

Plusieurs jours se passèrent et l’on n’eut aucune nouvelle de M. de la Fresnaye. Marguerite se demandait s’il n’avait pas droit d’être fâché contre elle. Elle pensait à envoyer chez lui Gaston de sa part : c’était une preuve de souvenir bien naturelle, et cette démarche n’avait rien de compromettant… lorsqu’un matin on lui remit cette étrange lettre, signée Robert de la Fresnaye :

« Vous aviez raison, madame, de me dire que vous sauriez bien me forcer à partir. Je partirai ce soir ; mais avant de vous quitter, peut-être pour longtemps, je voudrais solliciter de vous une faveur ; c’est au nom de Gaston que je la demande. Me permettrez-vous d’avoir l’honneur de vous porter aujourd’hui ma requête et de vous faire mes adieux ?

» Veuillez agréer, je vous prie, madame, mes respectueux hommages. »

L’écriture de cette lettre était admirable, moulée, burinée ; les pleins et les déliés en étaient formés avec une régularité parfaite, d’une main ferme et exercée ; on aurait dit un exemple d’écriture ; il n’y manquait qu’une guirlande d’oiseaux et une flèche menaçante pour terminaison coquette.

Madame de Meuilles se sentit offensée de la pédanterie de ce style et de la beauté de cette écriture. Il y avait jusque dans la pureté du cachet quelque chose de net, d’officiel, d’administratif qui était un langage. Cela signifiait : Tout roman est fini entre nous… Marguerite fit répondre qu’elle serait chez elle toute la journée et qu’elle le recevrait. Ah ! elle pouvait bien le recevoir sans crainte ; un monsieur qui écrivait des lettres comme celle-là n’était plus dangereux ; elle était rassurée, mais aussi elle était plus triste : il lui semblait qu’elle venait de perdre un dernier espoir.

Vers trois heures, elle était dans son salon et elle attendait Robert. La pensée de cet adieu lui serrait le cœur, et pour expliquer ce reste d’attendrissement après cette lettre si froide, elle évoquait le souvenir de Gaston et s’imaginait regretter seulement l’homme qui avait sauvé son fils. Elle se demandait avec curiosité quelle était cette faveur sollicitée par M. de la Fresnaye. « Il part, est-ce qu’il veut me prier de lui écrire ? Mais non, il doit bien comprendre que… que c’est impossible. »

Elle entendit marcher, ouvrir la porte… « Le voilà !… » Et son cœur battit avec violence. « Je l’aimais ! je l’aimais ! » se dit-elle ; et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Enfin, madame, dit Robert en entrant, vous voulez bien me recevoir, et il faut pour cela que je parte le soir même !

Marguerite n’osait le regarder.

— Emmenez-vous votre sœur ? lui demanda-t-elle.

— Oui, madame.

— Elle sera contente de revoir son pays.

Marguerite était inquiète de savoir si Robert allait rejoindre la duchesse de Bellegarde.

— Mais je ne vais pas en Italie, répondit-il d’un air fâché.

— Ah ! je croyais…

— Vous n’avez pas le droit de me faire cette injure, madame. Vous pouvez me sacrifier, mais vous devez au moins croire en moi, et vous savez bien que, dans le désespoir où je suis, je ne peux pas aller en Italie.

— Le désespoir !… répéta-t-elle, et elle leva les yeux sur lui. Elle resta muette et troublée. La vue de Robert lui fit mal. Oh ! il n’avait pas besoin d’affirmer qu’il avait souffert, la plus véritable douleur se lisait sur son visage ; le désespoir se trahissait dans son maintien. Ce n’était plus ce jeune merveilleux, mis avec tant de recherche, si élégant, si mondain, qui semblait défier l’envie ; c’était un pauvre jeune homme sans prétention, sans espoir de plaire, qui ne songeait plus à faire valoir ses avantages, qui avait rompu avec toutes les vanités. Ses cheveux en désordre, sa cravate à peine attachée, cette tenue de voyageur qui faisait songer aux adieux, donnaient à toute sa personne un air de tristesse et d’abandon plein de charmes. Il était bien plus beau ainsi que dans ses parures d’homme à la mode ; ce découragement modeste, cette humilité d’un amour dédaigné chez ce héros d’aventures brillantes était une grâce nouvelle. Marguerite le regardait, étonnée, attendrie ; jamais Robert ne lui avait paru plus séduisant ; et sans comprendre elle-même ce qu’elle lui disait ni à quelle idée elle répondait en lui parlant,

— Alors pourquoi cette lettre ? dit-elle ; cette lettre si…

— Stupide ! interrompit M. de la Fresnaye, et si froide ! Pour être reçu, il fallait bien l’écrire ainsi ; une vraie lettre qui vous aurait parlé de mes vrais sentiments m’aurait valu encore un refus… et je tenais à vous revoir…

Marguerite eut un mouvement de joie qu’elle voulut réprimer, mais qu’elle n’essaya même pas de cacher.

— Vous avez à me demander quelque chose ? dit-elle.

— Oui. Après avoir épuisé toutes les souffrances, je me suis trouvé cette consolation… Car vous ne savez pas, madame, combien j’ai été malheureux en apprenant votre mariage ! J’ai manqué en mourir de douleur, tout bonnement. J’avais tant d’espoir !… Je le confesse, pour le dernier jour, ça m’est égal de vous fâcher… j’étais persuadé que vous m’aimiez, et j’avais construit tout mon avenir sur cette idée… Enfin, j’étais tellement convaincu que vous seriez ma femme, que chez moi, dans ma maison… Mais non ! je ne veux pas vous dire cet enfantillage, vous vous moqueriez de moi, et puis cette pensée me déchire le cœur…

Il avait des larmes dans les yeux en disant cela… et Marguerite l’écoutait avec délices. À mesure qu’il racontait ce qu’il avait souffert, elle reprenait à la vie, elle entrevoyait une chance de bonheur. Oh ! elle n’hésitait plus… c’était bien Robert qu’elle aimait ; maintenant elle ne pouvait plus s’y tromper. Robert réunissait en ce moment cette double séduction que définissait si plaisamment le jeune faiseur de paradoxes du Jockey-Club : Robert réunissait l’intérêt et l’attrait ; on l’aimait parce qu’on l’aimait et puis aussi parce qu’on le sacrifiait ; il était à la fois séduisant et intéressant ; il était paré de mélancolie, il méritait d’être aimé pour ses souffrances et pour sa tendresse. Marguerite, enfin clairvoyante, comprenait que Robert était son maître et que, lui seul au monde, elle pouvait l’aimer de tous les amours : amour de nature, amour de cœur, amour d’orgueil… car il ne faut pas oublier cet amour-là. Aimer avec orgueil, être fier de ce qu’on aime ! ce n’est qu’un luxe, mais c’est un bien beau luxe ! il y a même des gens qui ne savent pas se passer de celui-là.

Cette foi nouvelle, mais déjà profonde, inspirait à Marguerite du courage ; elle se proposait de lui dire… et pour cela il lui fallait faire un effort… qu’elle aussi, depuis quinze jours, avait horriblement souffert, et qu’elle voyait enfin que le bonheur n’était pas là où elle avait cru devoir le chercher… lorsque M. de la Fresnaye, continuant son récit, s’écria :

— Ah ! que l’on est fou quand on aime ! Heureusement je me suis souvenu que j’étais philosophe, et j’ai appelé la philosophie à mon secours ; maintenant me voilà calmé… Mais les premiers jours, j’étais furieux ; je voulais tuer tout le monde, et surtout le duc de R… pour vous prouver que M. d’Arzac était maladroit ; je voulais vous attendre à votre porte et vous faire des scènes épouvantables… je voulais vous enlever… je vous ai écrit plus de cent lettres… J’avais une fièvre !… ah ! j’avais la tête perdue !… Mais tout à coup j’ai fait un raisonnement bien simple qui m’a rendu à moi-même : je me suis dit que j’étais là, dans la même ville que vous, logé dans le même quartier ; que vous n’aviez qu’à me dire : Venez ! pour me voir accourir ; que vous étiez encore libre, que vous n’aviez qu’à me dire : Je vous aime ! pour être à moi… et qu’au lieu de me dire : Venez ! vous me disiez : Va-t’en ! qu’au lieu de me dire : Je vous aime ! vous me disiez : J’aime Étienne… ; par conséquent il était bien clair que je ne vous plaisais point, que vous ne vouliez pas de moi, et que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de me résigner.

Marguerite était au supplice… En vain ses regards pleins de tendresse et de douleur lui révélaient tout son amour ; il ne faisait pas attention à elle : il se complaisait dans le récit de sa cruelle guérison.

— À présent que tout est fini, je n’en suis pas fâché ; je vois dans ce revers la loi du destin ; le destin ne veut pas que je me marie, puisqu’il donne à un autre la seule femme qui m’aurait fait aimer le mariage ; tant mieux, je ne me marierai jamais… et je ferai Gaston mon héritier.

Marguerite sourit avec amertume.

— Pauvre Gaston ! dit-elle ; et elle essuya ses larmes… ses larmes qu’il ne voulait point voir.

Il regardait la pendule, lui qui oubliait toujours l’heure auprès d’elle… Pensant qu’il voulait s’en aller, elle lui dit pour le retenir :

— Eh bien, vous ne dites pas ce que vous voulez me demander.

— Ah ! c’est une grande preuve de confiance : je voulais vous demander de me laisser emmener Gaston pendant huit ou dix jours.

— Oh ! je le veux bien ; répondit-elle vivement ; le pauvre enfant a tant de chagrin ! il m’ôte tout mon courage…

Elle espérait qu’il comprendrait ce mot, mais il n’eût pas l’air de l’entendre.

— Je l’emmènerai avec M. Berthault, qui vous le ramènera. Il vous gênerait beaucoup, ce cher enfant, pendant votre lune de miel, ajouta-t-il en riant et sans aucun dépit.

Oh ! comme il semblait résigné et consolé ! Marguerite rougit, son impatience était visible ; il l’interpréta faussement.

— Allons, vous trouvez que je reste trop longtemps, dit-il ; au fait, il est quatre heures… c’est l’instant où le bien-aimé doit venir, je m’en vais ; calmez-vous, il ne me verra pas ici ; je lui cède la place humblement… Je suis devenu bon garçon, avouez-le ; mais vous verrez qu’on peut faire aussi de moi un ami sérieux… D’ailleurs, je serai toujours pour vous le sauveur de Gaston, n’est-ce pas ? S’il vous arrivait quelque malheur, vous penseriez à moi.

Elle étouffait, elle ne pouvait répondre.

Il se leva et vint s’asseoir sur le canapé auprès d’elle.

— Adieu, madame, dit-il d’un ton brusque mais ému, et il lui tendit la main.

Elle mit en tremblant sa main dans celle de Robert. Au contact de cette main nerveuse et brûlante, un ardent frisson la fit tressaillir, un feu rapide courut dans ses veines.

— Adieu… vous me promettez de vous adresser à moi, si jamais je puis vous être utile, et de compter sur moi, toujours et partout… de me traiter en confident, en parent, en frère… Oui ?… Eh bien, embrassons-nous comme deux vieux amis, et disons-nous adieu !

Il la prit dans ses bras avec une cordialité toute naïve, une familiarité tout amicale ; et posant ses lèvres sur son cou tristement penché, il lui donna un franc baiser, un vrai baiser de parrain.

Marguerite s’éloigna de lui vivement… Elle était pâle, froide, immobile… on l’aurait crue frappée par une commotion électrique ou atteinte par un poison violent. Son émotion était si puissante qu’elle lui ôtait la force même de la ressentir. Elle ne voyait plus, elle n’entendait plus ; sa respiration restait suspendue, son sang s’était arrêté, son cœur aidait cessé de battre… un degré de plus, c’était la mort.

Robert contemplait ce trouble avec des yeux pleins de joie et d’amour. Lui aussi était pâle, lui aussi était oppressé par une émotion puissante ; mais il pouvait regarder Marguerite, et en la voyant vaincue, il était heureux. Il se rapprocha d’elle, et d’une voix affaiblie et voilée par la tendresse, il dit :

— Ah ! Marguerite, est-ce là un adieu ?

Elle aurait voulu répondre : « Non, c’est un engagement… c’est ma vie que je vous ai donnée, prenez-la, je vous appartiens !… » Mais elle ne pouvait parler, et, sans, force, succombant à cette oppression brûlante qui suspendait sa vie, éperdue, enivrée, mourante, elle se laissa tomber dans ses bras.

— Enfin !… s’écria Robert.

Madame d’Arzac entra. Marguerite, à sa vue, n’éprouva ni confusion ni crainte ; avec une audace inconnue que lui donnait la foi de son amour, elle alla vers elle et lui montrant M. de la Fresnaye :

— Ma mère, dit-elle, je vous présente mon mari.