Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 22

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Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 181-192).


XXII.

Madame d’Arzac envoyait à Marguerite son consentement.

« Mariez-vous tout de suite, disait-elle ; il est temps de mettre un terme à ce scandale. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est d’assister au mariage à l’église ; Dieu seul pourra me donner la force de cacher ma haine… »

Le reste de la lettre était de cette dureté.

Marguerite, le lendemain, dès le matin, alla voir sa mère. Madame d’Arzac la reçut avec une extrême froideur. En vain Marguerite lui dépeignit tous les chagrins qu’elle avait éprouvés depuis son retour à Paris, les efforts qu’elle avait faits pour vaincre cet amour qu’elle se reprochait comme un crime ; en vain elle lui parla de Robert avec la tendresse la plus touchante, avec l’enthousiasme le plus éloquent, madame d’Arzac ne voulut ou ne sut rien comprendre.

— Ne me parlez pas, je vous en prie, de cet amour subit, involontaire, inexplicable, dont je suis honteuse pour vous… Oui, je rougis pour vous en pensant qu’un monsieur… que vous aviez vu trois fois à peine… a pu vous enflammer au point d’oublier pour lui tout engagement, toute affection, et je dirai même toute pudeur. Moi, je vous l’ai souvent répété, je n’entends rien en amour ; mon gros bon sens me faisait croire que, pour aimer un homme, il fallait le connaître, savoir s’il était digne de nous, s’il partageait nos sentiments, nos idées ; jamais je ne me serais imaginé qu’on pût s’amouracher ainsi du premier venu, et surtout que ma fille, à moi, fût capable de ressentir jamais ce genre d’amour… que je ne veux pas qualifier, et qu’une femme comme il faut devrait, si elle l’éprouve, au moins savoir cacher. Après tout, c’est encore très-heureux que ce soit un homme de votre rang qui vous ait inspiré cet amour-là ; vous auriez pu aussi bien le ressentir pour une espèce, et il aurait fallu de même subir cet affront. Épousez donc votre amant, ma chère, car ça ce n’est pas un mari, c’est un amant ; tâchez d’être heureuse avec lui ; mais n’essayez pas de me le faire adopter, parce que moi je ne l’aimerai jamais ; je n’ai pas les mêmes raisons que vous pour l’aimer. Vous pourrez venir chez moi tant que vous voudrez, seule ; mais quant à m’engager à aller vous voir, c’est inutile, ma résolution est prise ; je n’irai jamais chez cet homme ; jamais, jamais je ne lui pardonnerai de m’avoir désillusionnée de ma fille, de ma fille que je plaçais si haut, dont j’étais si fière ! et que j’aimais tant pour sa pudeur et pour sa dignité !… Ah ! le misérable !

Marguerite pleurait en écoutant ces reproches pleins d’amertume ; à ce mot : « le misérable ! » elle sourit avec douceur. La colère de sa mère l’affligeait, mais ses injures ne la fâchaient ni pour elle ni pour Robert ; sa mère l’avait avoué elle-même et elle le prouvait : elle n’entendait rien à l’amour ; on ne pouvait lui en vouloir de ses blasphèmes.

— Le temps vous convaincra, ma mère, répondit Marguerite avec confiance et avec respect, que je n’ai manqué ni à la pudeur ni à la dignité en choisissant un homme que tout le monde honore et qui m’honore moi-même en me choisissant. Je comprends vos regrets, je comprends votre tristesse, mais j’aurai de la patience, j’attendrai avec courage que vos prétentions soient vaincues ! J’espère tout de votre justice. Si vous devez me punir, ce n’est pas par vos reproches que vous y parviendrez, je ne les mérite pas et je suis très-forte contre eux ; si vous voulez me blesser cruellement, parlez-moi d’Étienne ; le malheur d’Étienne, voilà mon profond chagrin !

— Étienne ! s’écria madame d’Arzac, il est bien bon, je ne le comprends pas… quand je vous accusais, dans mon indignation, il vous défendait !

— Cher Étienne ! — dit Marguerite en essuyant ses larmes.

— Savez-vous contre qui était sa colère ? Contre moi ! Il m’accusait de l’avoir trompé, de lui avoir dit que M. de la Fresnaye était parti et qu’il ne venait plus chez vous depuis quinze jours. Moi, je le croyais. Est-ce ma faute si ce comédien fait semblant de partir pour reparaître soudain et faire des coups de théâtre ? Est-ce qu’on peut prévoir ces scènes de mélodrame ?…

— Étienne me défendait !

— Il avait toutes sortes de bonnes raisons pour vous justifier. Cette générosité me faisait vous trouver encore plus coupable. Comment ! n’est-il pas allé jusqu’à me prier, me supplier de revenir à vous et d’être indulgente pour son rival !… Il a fini par me dire qu’il vous pardonnait tout le mal que vous lui faisiez, et qu’il se consolerait si Vous étiez heureuse.

Marguerite, à ces mots, fondit en larmes.

— Où est-il maintenant ? demanda-t-elle à travers ses sanglots.

— Il est parti hier soir… Il est chez MM. de Presles, à Bellerive. J’aurai de ses nouvelles demain.

— Et son père ?

— Le pauvre homme est désolé de ce bonheur perdu ; il dit que son fils en mourra. Ah ! son indignation contre vous est encore plus vive que la mienne… Mais j’ai promis d’aller passer la journée avec lui ; adieu !

Marguerite quitta sa mère le cœur bien affligé, et le souvenir d’Étienne l’attrista longtemps ; mais en rentrant chez elle, elle trouva Robert, qui lui apprit que, grâce à ses démarches, toutes les dispenses étaient obtenues, les bans publiés, et qu’ils se marieraient la semaine suivante. Teresa vint jouer avec Gaston ; Marguerite, en la regardant, se rappela ses projets de mariage. Le malheureux Étienne lui apparut alors dans l’avenir, consolé, joyeux, infidèle, et elle ne songea plus à le plaindre dans le présent. Et puis Robert était là, et quels que fussent ses regrets et ses craintes, elle ne pouvait pas s’empêcher d’être heureuse quand il était là.

Pendant huit jours, Marguerite alla tous les matins chez sa mère et elle écouta les mêmes reproches, les mêmes injures, avec une constance que rien ne déconcertait. Son amour lui donnait tant de courage ! Souffrir pour Robert lui semblait si doux ! Elle parlait d’Étienne bravement et sans trouble, et le loyal intérêt qu’elle lui témoignait étonnait sa mère. Madame d’Arzac, qui s’attendait à de la confusion, à des remords, ne s’expliquait pas cette tendresse que gardait Marguerite pour un homme envers qui elle avait des torts si graves.

Comme Marguerite l’interrogeait :

— Nous avons de lui de très-bonnes nouvelles, répondit madame d’Arzac ; il commence à se distraire ; MM. de Presles l’ont forcé de venir avec eux à une grande chasse qu’ils ont faite dans la forêt de Sainte-Lucie. Étienne a tué deux chevreuils, il en envoie un à son père et lui écrit que cette journée de chasse lui a fait grand bien. « Je ne crois pas, dit-il, qu’il y ait une passion qui tienne contre une pareille fatigue ; encore une course comme celle-ci, et je ne serai plus qu’un chasseur. » Mais je crois l’avoir là, cette lettre, ajouta madame d’Arzac ; il me semble que je l’ai mise hier dans ma poche par distraction.

— Oh ! ma mère, montrez-la-moi ! dit Marguerite.

Madame d’Arzac sonna sa femme de chambre ; elle venait justement de trouver une lettre dans la poche de la robe que madame d’Arzac portait la veille.

Marguerite s’empara de cette lettre avidement. Une douleur inexprimable la saisit en voyant cette écriture : son cœur lui disait que cette tranquillité était feinte. Elle lisait le désespoir le plus violent dans ces lignes indifférentes.

— Laissez-moi cette lettre, dit-elle en pâlissant.

— Étrange femme, pensa madame d’Arzac, on dirait qu’elle l’aime plus que jamais !

Marguerite emporta la lettre d’Étienne ; elle la couvrit de baisers et de larmes. « Pauvre Étienne ! comme il est malheureux ! » disait-elle. Et cependant ce billet ne parlait de rien autre chose que d’un chevreuil qu’il avait tué et qu’il envoyait à son père, et de l’efficacité de la chasse pour guérir de l’amour.

Tout le reste de la journée, Marguerite fut triste. Elle serra vite cette lettre dans un tiroir : cette écriture lui faisait un mal affreux à regarder.

Le jour du mariage arriva, — du mariage à la mairie, — le mariage à l’église ne devait avoir lieu que le lendemain. Comme ces sortes de cérémonies se font sans aucune solennité, Marguerite souffrit moins de l’absence de sa mère. En sortant de la mairie, elle alla chez madame d’Arzac ; elle avait la conscience satisfaite, le cœur joyeux : elle était la femme de Robert, rien ne pouvait plus les séparer. Elle pensait que sa-mère, la sachant mariée, s’adoucirait : l’irrévocable a cet avantage, de calmer les esprits en ne leur laissant plus la faculté de travailler. En effet, madame d’Arzac reçut sa fille avec plus de bienveillance, et Marguerite espéra que la cérémonie du lendemain, en l’attendrissant malgré elle, la forcerait à une réconciliation complète. Elle se disait aussi que M. de la Fresnaye serait si respectueux, si affectueux pour elle, qu’il parviendrait à la toucher. Elle quitta sa mère pleine d’espérance, et madame d’Arzac, la voyant si heureuse, se sentit un peu désarmée.

La soirée se passa d’une manière charmante, à parler du lendemain et à préparer le déménagement bienheureux. Marguerite arrangeait ses papiers, ses bijoux dans des coffres, dans les tiroirs de petites tables que l’on emportait à l’hôtel de la Fresnaye. Déjà Gaston y était presque installé ; il y avait envoyé ses livres, son piano, ses joujoux, et il allait y courir dans le jardin à ses heures de récréation.

En rangeant ses livres, Marguerite trouva un album qui appartenait à Étienne ; elle l’enveloppa soigneusement ; elle chercha le portecrayon d’Étienne et tout, ce qui lui servait à dessiner, et, plaçant ces objets dans une boîte, elle les envoya dans sa nouvelle demeure comme des reliques précieuses, souvenirs d’un ami qu’elle ne voulait pas sacrifier.

Robert la regardait, ému et attendri.

— Vous n’êtes pas jaloux ? dit-elle.

— Non, répondit Robert, c’est une preuve d’amour que vous me donnez.

— C’est vrai ; si je vous aimais moins, je n’oserais pas.

Les veuves se remarient toujours en cachette, et madame de Meuilles, qui avait changé si brusquement de mari, désirait plus qu’une autre le mystère. La cérémonie devait avoir lieu à minuit dans l’église de la Madeleine. Les témoins seuls devaient y assister. Marguerite n’osa sortir de chez elle tant qu’il fit jour ; vers cinq heures, elle alla voir madame d’Arzac pour convenir de l’heure où elle viendrait la chercher ; mais au moment du dîner, Marguerite n’était pas encore de retour. Robert l’attendait depuis longtemps ; inquiet et craintif comme on l’est dans un jour solennel, il se décida à aller trouver Marguerite chez madame d’Arzac. On lui dit que madame d’Arzac était sortie, mais que sa fille était là-haut dans sa chambre. Il pensa que l’occasion était bonne pour envahir la maison maternelle, et que sa belle-mère, en le trouvant chez elle, le traiterait avec plus de douceur. Il monta l’escalier et arriva dans l’appartement de madame d’Arzac.

Il était assez troublé, il avait peur d’être grondé par Marguerite ; mais, en y réfléchissant, il se disait : « Elle est ma femme ; sa mère a le droit de me chasser, mais j’ai le droit de venir chez elle. » En traversant le salon, il entendit gémir, pleurer… Une voix appelait : « Étienne ! Étienne !… » Il reconnut la voix de Marguerite. Il entra brusquement dans la chambre de madame d’Arzac. Marguerite y était seule, les cheveux en désordre, les yeux égarés ; elle tenait à la main une lettre qu’elle ne lisait pas, elle semblait folle de douleur. À la vue de Robert, elle tressaillit. Elle lui donna la lettre sans pouvoir articuler un mot.

Cette lettre, adressée à madame d’Arzac, était du secrétaire de son beau-frère ; elle disait :

« Madame,

» Un malheur affreux vient de frapper M. le comte. Hier, à la chasse, son fils Étienne a péri victime d’une imprudence. Son fusil a parti comme il sautait un fossé ; on l’a trouvé mort dans le bois. M. le comte ignore encore cet accident. Je vous en supplie, madame, venez m’aider à l’annoncer à ce malheureux père. »

— Pauvre Étienne ! dit Robert… cela ne m’étonne pas.

— Vous aussi, vous pensez comme moi que ce n’est pas un accident ! s’écria Marguerite.

Robert ne répondit rien ; de grosses larmes brillaient dans ses yeux. Il n’eut pas la force de faire un mensonge. Il voulut emmener Marguerite, mais elle le repoussa avec violence. Au premier étonnement de la douleur succéda un désespoir déchirant. — Laissez-moi ! cria-t-elle, c’est vous qui avez causé sa mort… je vous hais ! Sans vous, nous aurions été heureux… il m’aimait, tant ! Ô mon pauvre Étienne !… Et tout à coup, avec un accent de cruauté farouche : — C’est lui que j’aimais ! dit-elle, pensant que ce mot barbare devait le venger ; je ne veux plus tous voir jamais ! jamais ! Vous êtes mon mauvais génie ! Ah ! ma mère avait bien raison de vous détester ; je vous hais comme elle à présent !

— Je ne vous demande pas de m’aimer, reprit-il, ni de vous consoler. Je vous demande de pleurer près de moi. — Et comme lui-même il pleurait… il pleurait son bonheur perdu, car il sentait bien que cette mort brisait le cœur de Marguerite… elle s’adoucit peu à peu ; abattue par sa douleur, étourdie par ce coup terrible qui venait de la frapper, elle n’eut plus la force d’éprouver ni colère ni ressentiment ; et elle se laissa emmener par Robert, avec une docilité inerte, comme une personne à qui toute chose est devenue indifférente et que la faculté et le désir de vivre abandonnent.

Oh ! ce fut pour Robert un moment affreux ! Ramener chez lui cette femme au désespoir et qui le haïssait, au lieu de cette mariée heureuse qui l’aimait d’un si fol amour ! quel poignant chagrin ! quelle déception amère ! S’il avait eu des torts, il les expiait tous dans ce moment.

En se retrouvant dans ce même salon où, quelques jours auparavant, elle avait passé de si douces heures, Marguerite reçut une impression violente ; elle s’évanouit… On la porta dans la chambre si soigneusement préparée pour elle, et on la déposa sur le lit nuptial, pâle et mourante.

Une telle douleur était trop forte pour cette frêle nature. Une santé si délicate ne pouvait lutter contre cette suite incessante d’agitations. Marguerite, dès le soir même, éprouva tous les accidents de la maladie à laquelle elle avait failli succomber huit mois auparavant. Le danger était grave. On envoya chercher madame d’Arzac. Marguerite, en apercevant sa mère, comprit qu’elle était perdue. En effet, il fallait qu’elle fût dans un état désespéré pour que madame d’Arzac eût consenti à venir chez M. de la Fresnaye.

Dès lors, Marguerite sentit sa pitié se transformer. Elle ne pleura plus Étienne. Toute sa compassion, toute sa sollicitude furent pour Robert, pour Robert qu’elle allait quitter. Ses ressentiments s’éteignirent ; elle retrouva son amour, et elle n’eut plus qu’une pensée : lui consacrer tout entiers les derniers instants qui lui restaient à vivre, et pendant ces dernières heures lui donner tout le bonheur qu’une mourante peut donner. Elle le gardait près d’elle et lui parlait avec une tendresse pleine de larmes qui déchirait le cœur.

— Oh ! pardonne-moi de mourir, lui disait-elle ; mais cet amour offensé me réclame, je le sens qui m’attire dans la tombe avec lui… Ce qui m’étonne, c’est que je puisse te quitter, toi que j’aime tant ! c’est que ton amour à toi n’ait pas la puissance de me retenir… Quel dommage ! nous aurions été si heureux ! J’aurais oublié tout près de toi ; oui, j’aurais supporté l’absence d’Étienne ; mais cette mort, cette horrible mort… que j’ai causée ! oh ! cela, je ne peux pas le supporter !… Et puis s’aimer comme nous nous aimons, c’était trop ! un bonheur si grand ne peut pas durer. Ces huit jours que nous venons de passer avec cette espérance enivrante, eh bien, Robert, ils valent toute une vie ! Si l’on m’avait dit : Vous éprouverez pendant huit jours cette joie folle et vous mourrez après, j’aurais répondu : Cette joie vaut la mort ! je veux connaître cette joie et mourir !… Robert, rappelle-toi ces jours de délices et avoue qu’un tel enchantement n’est pas trop payé par la mort…

D’autres fois, voyant son désespoir, elle disait : — Rassure-toi, je vivrai, je t’aime tant, que je ne pourrai pas mourir. Cet amour est impérissable, sa flamme est éternelle, elle me soutiendra, rien ne pourra l’éteindre !

Robert ne répondait pas. Tous les tourments de l’enfer lui torturaient le cœur. Dans les rares instants où Marguerite dormait, il descendait s’enfermer chez lui ; et là, seul, il se livrait à toute la violence de son désespoir. Ce qu’il éprouvait, lui, c’était de la rage, c’était une haine insensée contre le malheureux dont la fin tragique avait détruit son bonheur. Dans sa fureur, il lui parlait, il l’accusait de cruauté, d’égoïsme et de perfidie ; il lui reprochait sa mort comme une méchanceté… — Un jour plus tard, quelques heures plus tard, s’écriait-il, Marguerite était à moi ! et dans la voluptueuse ivresse de notre amour, dans le vertige de nos ravissements, elle n’aurait pas même compris que tu n’étais plus là ; elle n’aurait pas senti ta perte, elle n’aurait plus rien entendu, que ma voix qui l’aurait doucement bercée, elle n’aurait plus rien Compris que ma présence… elle aurait oublié les vivants et les morts et le monde entier dans mes bras ! Va ! si elle avait été à moi un moment, tu n’aurais pas pu la reprendre !…

Quand il revenait près de Marguerite et qu’il la voyait pâle et mourante, étendue sur ce lit si élégant, orné avec une magnificence si pleine de tendresse ; quand il se rappelait les rêves délicieux qu’il faisait encore la veille en préparant cette chambre bien-aimée, et qu’il songeait à toute cette joie perdue ; quand il se disait que la mort, l’implacable, mort allait lui arracher cette femme qu’il avait conquise avec tant de passion et tant de peines, il tombait vaincu par sa douleur, et il pleurait, il sanglotait comme un enfant, il passait de longues heures à regarder Marguerite, à se pénétrer de son image, et cette admiration poignante l’exaspérait jusqu’à la folie. L’idée que cette beauté céleste allait disparaître, que cette forme charmante allait se perdre à jamais, le révoltait, le transportait jusqu’au blasphème ; il la pleurait comme amant et comme artiste ; il aurait voulu du moins sauver sa beauté ! Il trouvait que Dieu était cruel de détruire dans toute sa fleur sa plus belle créature ; il lui semblait que cette créature d’élite, si parfaite, si heureusement et si merveilleusement douée, devait trouver grâce devant lui. Ses yeux s’attachaient sur elle avec avidité, comme pour essayer de retenir cette image chérie et l’empêcher de s’effacer à jamais ; il étudiait ces traits si purs, il s’imprégnait de leur expression angélique, il ne voulait pas perdre une minute de cette contemplation suprême… Il l’admirait, il l’adorait, et il éprouvait une joie déchirante quand il la voyait sourire de cette adoration insensée.

Madame d’Arzac soignait sa fille en silence avec un courage qui faisait mal à observer. Elle n’avait qu’une préoccupation, cacher à Marguerite sa haine pour M. de la Fresnaye. Oh ! maintenant cette haine instinctive ne lui était que trop bien expliquée. « Sans lui, se disait-elle, Étienne vivrait et ma fille ne succomberait point au remords de l’avoir tué ! »

Elle accusait Robert, et il était moins coupable qu’elle. Robert n’avait fait que suivre l’inspiration de son amour, il n’avait fait qu’obéir à ses lois : car le devoir de l’amour, c’est de poursuivre sa proie et de l’obtenir malgré tout et à tout prix, morte ou vive… Mais madame d’Arzac avait joué ce triste rôle que jouera toujours le faux bon sens aux prises avec l’exaltation d’un sentiment vrai. Le faux bon sens, cette idole des cœurs égoïstes, des natures froides et pauvres, cette raison de convention qui refait, pour l’agrément de la société, des caractères négatifs à son image, qui supprime l’enthousiasme de la pensée, le feu du cœur, le sang des veines ; qui se vante de ne point connaître les passions et qui se mêle de les conduire ! Faux bon sens, c’est toi qui causes tous les malheurs : les révolutions chez les peuples, les catastrophes dans les familles ! Sans l’espoir trompeur que lui avait donné madame d’Arzac, Étienne, préparé par ses craintes, dans ses heures de découragement, aurait pu renoncer à Marguerite ; mais trouver le désespoir au moment même du bonheur, c’était trop ! on ne peut pas tomber de si haut sans périr.

Plusieurs jours se passèrent ainsi, dans des soins inutiles, sans amener d’espoir. Un matin, Marguerite se trouva moins oppressée ; elle fit demander M. l’abbé de ***. À cette demande Robert pâlit.

— N’ayez pas peur, dit Marguerite en souriant, c’est pour nous marier… oui, vous savez que j’ai des scrupules, ajouta-t-elle en rougissant… — Pauvre femme, elle avait encore un peu de force pour rougir… — Je n’aurai de repos que quand je serai votre femme devant Dieu.

Elle se confessa, elle communia, et le lendemain, à dix heures, elle se fit porter dans son oratoire, qu’on avait disposé en chapelle, et où les témoins de son mariage et sa mère étaient réunis. Elle était si charmante et elle semblait si heureuse, qu’elle donnait de la confiance à tout le monde. Non, ce n’était pas une mourante, la mort n’a pas cette grâce, l’agonie n’a pas cette sérénité. Jamais Marguerite n’avait paru plus jolie. Ce long voile de dentelle qui l’enveloppait de la tête aux pieds, ces beaux cheveux qu’elle avait voulu tourner en deux grosses boucles et qui encadraient sa noble et douce figure, cet attendrissement profond qui troublait ses yeux, cette dernière ardeur d’un feu prêt à s’éteindre qui colorait ses joues fiévreuses, ce sourire d’amour qu’elle avait pour tous les êtres aimés qui l’entouraient et qui la flattaient de leurs fausses espérances, cet attrait de la mort si mystérieux et si puissant, donnaient à sa personne une beauté surnaturelle. Cet éclat nouveau avait, malgré toutes les craintes, quelque chose de rassurant : on ne pouvait pas croire qu’il fallût sitôt pleurer cette beauté rayonnante.

Pauvre Gaston ! en voyant sa mère si belle, il était déjà tout joyeux.

— Pourquoi donc me disait-on que maman était malade ? Voyez donc comme elle est contente ! disait-il.

La chapelle improvisée était admirable. Tout ce que le luxe et les arts peuvent imaginer pour parer un autel catholique avait été employé pour donner de l’éclat à cette douce et funèbre cérémonie. La Madone de Murillo dominait l’autel, recouvert d’étoffes précieuses et de riches dentelles ; de superbes candélabres dorés l’éclairaient ; de hauts camélias sortant de vases magnifiques l’entouraient de tous côtés de leurs rameaux en fleur. Marguerite, devant un prie-Dieu d’un travail plein de goût, était à genoux sur des coussins de velours rouge ; Robert était près d’elle… mais il était si pâle qu’il attristait tout le monde. Sans cette pâleur qui rappelait le malheur de la situation, on aurait eu de l’espoir ; sans sa pâleur fatale, on aurait pu croire que le bonheur suivrait cette union d’un jour, funèbre fantaisie, dernière fête d’une jeune mourante.

Le prêtre dit la messe. On voulut aider Marguerite à se lever ; mais elle était forte et brave, elle se leva seule et elle se remit à genoux sans avoir besoin du secours de personne. Quand Robert passa à son doigt l’anneau de mariage… il frissonna… la main de Marguerite était glacée. Il s’approcha d’elle avec inquiétude, et elle le rassura par un regard plein de tendresse et de joie… mais cette joie n’était déjà plus de ce monde.

La cérémonie terminée, elle inclina la tête sur le prie-Dieu et voulut se recueillir. Robert, pensant que de rester si longtemps à genoux était une trop grande fatigue pour elle, lui prit la main et voulut l’aider à se relever ; mais Marguerite resta immobile comme la statue de la Prière… Robert, alarmé, la saisit dans ses bras… Elle était morte… morte en priant pour lui.

On trouva son testament, qu’elle avait écrit en secret la nuit précédente, avec l’aide d’une des femmes qui la gardaient. Elle nommait M. de la Fresnaye tuteur de son fils. Dans quelques lignes adressées à sa mère, elle lui expliquait sa conduite et lui peignait ses tourments. L’histoire de ses chagrins et de son bonheur si triste se terminait par cet aveu :

« J’ai bien combattu, mais je n’ai pu vaincre ces deux puissances rivales. Deux amours de nature différente se sont, malgré moi, partagé mon cœur : à l’un je n’ai pu résister, à l’autre je ne puis survivre ! »