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Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon/01

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MARGUERITE DE LORRAINE

CHAPITRE PREMIER

Naissance, éducation et mariage de Marguerite de Lorraine.

Marguerite est née en 1463, au château de Vaudémont près de Vezelise, à neuf lieues de Nancy. Elle était fille de Ferri II, comte de Vaudémont, et d’Yolande d’Anjou. Petite-fille, par sa mère, du bon roi René, elle descendait de saint Louis, était alliée à sainte Élisabeth de Hongrie, et devait être la bisaïeule de Henri IV. Marguerite d’Anjou, reine d’Angleterre, sa tante maternelle, fut sa marraine et lui donna son nom. Il eût été difficile de rencontrer une naissance plus illustre selon le monde, plus sainte aux yeux de Dieu. Marguerite comprit de bonne heure la fragilité des grandeurs d’ici-bas et ne s’enorgueillit jamais de ses aïeux ; mais elle attachait un grand prix aux liens de famille qui l’unissaient aux habitants du ciel ; pour honorer les saints de sa maison, elle avait une dévotion plus tendre et recourait à leur intercession avec une confiance vraiment filiale.

La plus grande partie de son enfance et de sa première jeunesse s’écoula en Lorraine, dans une atmosphère où les plus nobles traditions se perpétuaient sous l’égide de la foi. Le château de Vaudémont, où elle fut élevée, était situé sur une montagne très-escarpée ; il dominait de riches vallées, des champs fertiles, des prairies verdoyantes et de nombreux villages du comté : ses épaisses murailles et ses tours crénelées semblaient un défi jeté aux injures du temps. Sur la montagne voisine, on apercevait une église, dont la modeste construction ne paraissait pas devoir lui assurer une longue existence ; c’était le sanctuaire consacré à Notre-Dame de Sion, pèlerinage vénéré, où l’affluence des fidèles attestait la continuité des grâces obtenues. De nos jours, et depuis longues années, il ne reste du château que des ruines cachées par le lierre, la mousse, les ronces et les épines. Ces ruines eussent disparu elles-mêmes, si la côte où elles sont restées ne se fût trouvée inaccessible à la pioche et à la charrue ; mais l’église a traversé les siècles, et il est question pour elle de nouveaux embellissements. Le pèlerinage est toujours florissant ; il n’a pas cessé d’offrir des consolations aux malheureux, c’est-à-dire aux puissants et aux faibles, car les épreuves visitent les palais comme les chaumières ; et quand on parcourt la route de Sion, on rencontre les riches et les pauvres allant exposer les mêmes besoins ou remportant les mêmes espérances.

Ce fut là que Marguerite fut consacrée à la sainte Vierge, selon le pieux usage des princes de Vaudémont. Ce fut là aussi qu’elle puisa une dévotion ardente et éclairée pour celle qu’elle aimait tant à appeler sa mère. Ce modeste sanctuaire charmait sa piété ; elle venait souvent à pied, et contribuait par son recueillement à l’édification des pèlerins.

Dieu se plaît à entourer d’une protection spéciale les familles nombreuses et soumises à sa loi. Cette bénédiction ne manqua pas à la postérité de Ferri. Son fils René II monta sur le trône de Lorraine, remporta sur Charles-le-Téméraire un mémorable triomphe, et sut conquérir une place parmi les plus vaillants capitaines et les meilleurs souverains de son temps. Deux filles du comte de Vaudémont furent mariées, l’une au comte du Maine, l’autre au prince de Hesse, et si plusieurs de ses enfants moururent en bas âge, ils emportèrent tous dans la tombe le gage de la bienheureuse immortalité. Quant à Marguerite, elle grandit rapidement en grâce et en vertu ; elle devint l’orgueil et la joie de ses parents. Douce, affectueuse, d’un caractère aimable et enjoué, elle avait reçu le don d’attirer les cœurs ; son père et sa mère subissaient cette secrète influence et s’y livraient sans résistance ; mais leur amour ne dégénérait pas en faiblesse, et leur tendresse n’excluait ni la vigilance ni la fermeté.

Ferri ne devait pas jouir longtemps du trésor que le Ciel lui avait confié ici-bas. Il mourut en 1473, et Marguerite n’avait pas encore dix ans. Malgré cet âge si tendre, elle ressentit vivement le malheur d’être orpheline ; mais que sait celui qui n’a pas souffert ? et que peut-il pour son salut et celui de son frère ? Aussi Dieu, qui l’avait suscitée à une époque de relâchement et de défection pour donner au monde de grands exemples, l’exposa de bonne heure aux coups répétés de l’adversité. Sans parler de la mort de ses frères, de ses sœurs, de plusieurs proches parents, elle perdit à dix-neuf ans sa mère ; à vingt-neuf ans elle était veuve, et tant de douleurs accumulées sur un si petit nombre d’années firent pénétrer très-avant dans son âme cette grande pensée : « Tout est vanité, hors aimer Dieu et ne servir que lui seul. »

La mort du roi René, son aïeul, avait précédé de quelque temps celle de Yolande sa mère. Dépouillé par Louis XI de son duché d’Anjou, ce prince avait perdu le royaume de Naples, envahi par Alphonse d’Aragon ; il avait cédé la Lorraine à son fils et s’était retiré dans son comté de Provence. Il y passa les dernières années de sa vie, au milieu de sujets qui le chérissaient, cultivant avec succès les lettres, les arts, et pratiquant les vertus qui recommandent les souverains à la reconnaissance des peuples… La plus douce consolation de sa vieillesse était la société de sa petite-fille Marguerite. Aussi passa-t-elle plusieurs années à la cour de Provence. Là, comme en Lorraine, elle reçut les leçons les plus capables de développer ses heureuses dispositions. Des dames du plus haut mérite étaient chargées de l’entourer et de l’instruire. Elles lui rappelaient souvent les graves obligations imposées aux grandeurs, et lui répétaient que plus on avait reçu, plus on était responsable ; d’ailleurs, aux yeux de cette charmante enfant, la pratique s’harmonisait avec la théorie ; et en contemplant les actions de son grand-père, elle voyait la réalisation des principes qui lui étaient enseignés. Elle témoignait à ses gouvernantes une soumission pleine de déférence ; quand elle avait négligé quelqu’une de leurs prescriptions, elle se hâtait d’avouer sa faute et d’en solliciter le pardon.

René avait pour sa petite-fille une prédilection marquée ; il aimait à s’occuper de son éducation, lui racontait de touchantes anecdotes, applaudissait à ses progrès, souvent même il se plaisait à prévenir ses désirs, et se prêtait de la meilleure grâce à l’exécution de ses projets. Marguerite, très-touchée de tant de bonté, n’en abusait jamais ; elle y répondait par un tendre attachement et de délicates attentions.

Quelques jeunes filles appartenant aux premières familles du pays avaient été admises à l’honneur de partager ses études et ses jeux. Quoiqu’elles fussent distinguées par leur esprit et leurs qualités, Marguerite avait sur toutes la supériorité de l’intelligence et du cœur. Elle aimait à s’instruire, mais à toutes les sciences elle préférait celle de la religion ; aucune histoire ne lui plaisait comme celle de l’Église ; la vie des saints faisait ses délices, et celle des Pères du désert excitait son enthousiasme. Au commencement de son séjour en Provence, elle conçut un vif désir de marcher sur leurs traces, et se décida, dans ce but, à ourdir un petit complot. Une promenade extraordinaire l’avait amenée dans un grand parc fort éloigné de la ville. Le bois était sombre et désert, elle crut pouvoir y chercher la réalisation de ses vœux de solitude. Elle appelle ses compagnes, les décide à la suivre, et s’enfonce rapidement avec elles dans la partie la plus retirée, la plus inaccessible de la forêt. Tout à coup on s’aperçoit de leur disparition, et on s’empresse de les chercher. Mais leur départ si prompt, si habilement combiné, n’avait laissé aucune trace du chemin qu’elles avaient suivi ; il fallut quelques heures pour arriver jusqu’à elles, et quand on put les rejoindre, elles étaient à genoux récitant des prières et chantant des cantiques. On eut soin de représenter à Marguerite que la Providence l’appelait à suivre une autre vocation, et cette tentative enfantine ne se renouvela pas, mais elle manifestait à sa manière cette énergie naissante de volonté qui devait être la source de ses vertus et de ses mérites.

Les années développèrent cette faculté de vouloir fortement, de savoir commander et d’attirer la confiance d’autrui. Il fut aisé de s’en convaincre, quand elle revint à la cour de Nancy. Elle s’y réfugia après la mort de ses parents, et passa près de son frère René II les années qui précédèrent son mariage. Ses charmes extérieurs avaient alors atteint toute leur perfection. Chacun admirait la grâce de sa démarche, la noblesse, la régularité de ses traits, la beauté de son regard ; la bienveillance et la sérénité de son âme se reflétaient sur son visage et lui conciliaient toutes les sympathies. Elle était comblée d’hommages ; mais au lieu de s’enivrer de cette vaine gloire, elle avait la constante préoccupation de diriger vers le ciel les cœurs et les volontés. Fidèle aux pratiques de la piété, elle avait acquis l’habitude de marcher en la présence de Dieu, et faisait exactement chaque jour d’assez longues méditations. Ni les sécheresses ni les aridités spirituelles ne la décourageaient, et sa persévérance lui préparait les vives consolations qu’elle goûta plus tard dans ce saint exercice. Déjà les prospérités de la terre, lui semblaient trompeuses ; déjà les joies du siècle lui apparaissaient pleines de fatigues et de déceptions. La fréquentation du monde lui eût été insupportable si elle n’y eût conservé le désir et l’espoir d’y faire du bien. Aussi toutes ses démarches se proposaient-elles d’étendre ou de fortifier le règne de Dieu dans les âmes.

Plusieurs se croient exempts de reproches parce que leur conduite est régulière. À table, dans l’abandon de l’intimité, ils se permettent des médisances, des plaisanteries blâmables, des critiques blessantes, ils ne s’en font pas scrupule, et cependant ils sont un sujet de scandale pour les enfants, les faibles et les domestiques !

On observe soi-même les préceptes de la religion ; mais on s’inquiète peu du devoir d’en propager la pratique ; on est tenté d’admettre que cette obligation, très-étroite pour les membres du clergé, ne saurait atteindre les simples fidèles.

On se juge capable d’accomplir les actions héroïques qui brillent d’un grand éclat dans l’histoire du christianisme ; on se dit qu’à l’occasion on saurait être martyr, et on néglige d’acquérir les vertus qui font le charme et le mérite de chaque jour : on laisse à des âmes plus vulgaires le soin de pratiquer la patience, le support, la douceur, l’égalité de caractère et cette foule de petits sacrifices ignorés des hommes, connus de Dieu seul, qui maintiennent la paix et sauvent la charité.

En un mot, on oublie que le but du temps, c’est de gagner l’éternité, et que pour conquérir cet incomparable trésor, ce n’est pas trop de tous nos efforts et de toutes nos journées.

Marguerite connaissait et combattait ces funestes préjugés. Formée à l’école de l’adversité, éclairée des plus pures lumières de la foi, elle comprenait les périls de ces décevantes illusions, et mettait tout en œuvre pour les empêcher d’égarer les consciences. Quand l’autorité personnelle lui faisait défaut, elle avait recours à mille industries dont le dévouement donne le secret et l’intelligence. Aussi son zèle s’était-il créé toute une sphère d’activité ; et ses œuvres lui attiraient les bénédictions du Ciel avec les hommages de la terre ; la renommée publiait ses vertus dans les diverses cours de l’Europe ; plusieurs prétendants aspiraient au bonheur de l’épouser. Calme et confiante en Dieu, elle n’éprouvait pour le mariage ni éloignement ni inclination. Charmée de l’affection et des saints exemples de sa belle-sœur, Philippine de Gheldres, que René avait épousée en 1485, elle n’était pas pressée de se séparer d’elle ni de s’éloigner de son frère bien-aimé ; elle attendait des événements la manifestation des desseins de la Providence, quand une circonstance imprévue se chargea de les lui révéler.

Louis XI venait de mourir, et à l’avènement de Charles VIII, René II s’était empressé d’aller à Paris pour réclamer contre les envahissements de Louis XI, qui s’était emparé du duché de Bar. Il fut accueilli à la cour de France avec une cordiale amitié ; le roi lui rendit le Barrois, mais les négociations traînèrent en longueur, et le duc prolongea son séjour bien au delà du temps primitivement fixé. Ce fut pendant ces mois de loisir qu’il apprit à connaître son cousin[1] René duc d’Alençon. Ce prince avait un caractère loyal et généreux ; les ravages des passions ne l’avaient pas épargné ; mais il était parvenu à l’âge mûr, se souvenait de son éducation chrétienne, et retrouvait ce commencement de sagesse qui consiste à aimer la piété et à l’honorer autour de soi. Le duc de Lorraine sut apprécier les qualités de son cousin, et crut découvrir dans ses sentiments les conditions essentielles du bonheur de sa sœur. Désireux d’ailleurs de resserrer les liens d’une alliance qui pouvait lui être utile à la cour de France, il transmit à Marguerite les vœux du duc d’Alençon et les appuya de tout son crédit. La princesse, regardant avec raison son frère comme son guide et son appui, ne fit pas de résistance ; elle agréa une proposition dont il s’était fait le chaleureux interprète. Le mariage fut fixé au 14 mars 1488. Marguerite avait alors vingt-cinq ans, et le duc atteignait sa quarante-huitième année ; mais son extérieur remarquable permettait de croire à plus de jeunesse. Comme l’union devait se contracter à Paris, Marguerite y fut amenée en grande pompe avec les honneurs dus à son rang. Son arrivée fit sensation à la cour. D’avance on y avait beaucoup vanté sa vertu et sa beauté ; souvent ces éloges enthousiastes nuisent plus qu’ils ne servent ; les imaginations s’exaltent, deviennent très-exigeantes, et quand on est en présence de la réalité, on la trouve ordinairement bien au-dessous de l’idéal. La supériorité de Marguerite n’eut rien à redouter de cet écueil ; l’impression produite dépassa l’attente générale, et combla les vœux du duc d’Alençon. Quand on la vit, on fut charmé ; quand on la connut, le respect et la sympathie de tous lui furent bientôt acquis. Heureux de l’espoir de posséder une femme si remarquable, René ne tarda pas à concevoir pour elle la plus vive affection. Les noces furent célébrées en présence du roi, et il y eut de brillantes fêtes à la cour : tournois, courses de bagues, banquets splendides, abondantes distributions d’aumônes, rien ne fut oublié de ce qui pouvait associer les sujets à la joie des princes.

Peu de temps après la conclusion du mariage, les nouveaux époux prirent le chemin de leurs états et y furent accueillis comme les gages d’un meilleur avenir. Chacun fondait sur la venue de Marguerite des espérances dont la réalisation ne se fit pas attendre.

La dot de la princesse ne fut pas exactement payée à l’époque de son mariage. Le duc de Lorraine, épuisé par des guerres à peine terminées, habitué d’ailleurs à traiter paternellement ses sujets, manquait d’argent : il fut obligé de réclamer un délai pour l’accomplissement de ses obligations. Il se contentait, comme ses prédécesseurs, du revenu de ses domaines, d’une taille de très-mince importance, et de quelques faibles droits sur le sceau des contrats, etc. Toutefois, dans les circonstances exceptionnelles, les états généraux votaient des subsides extraordinaires ; ainsi, en 1489, ils accordèrent à René le secours nécessaire pour le mettre à même de payer la dot de sa sœur, et il s’empressa dès lors de faire honneur à ses engagements.


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  1. Ils descendaient l’un et l’autre de Philippe le Hardi, l’un de leurs aïeux maternels.