Mariages manqués

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Œuvres complètes de François CoppéeL. Hébert, libraireProse, tome III (p. 127-168).


I[modifier]

Par une de ces soirées tristes et vides comme il y en a trop dans l’existence des vieux garçons, nous nous acoquinions au coin de mon feu, mon ami le commandant Dulac et moi. Assis dans le grand fauteuil, Dulac assujétissait de temps en temps son monocle et ne quittait pas du regard la fournaise de charbon de terre, comme s’il eût aperçu quelque chose de très intéressant au fond de ses grottes ardentes ; moi, j’étais sur la chaise basse, à l’autre angle de la cheminée, et je parcourais distraitement le journal du soir, que mon domestique venait d’apporter.

Dulac est mon plus vieil ami. A Louis-le-Grand, où nous étions ensemble en sixième, lui « potache », moi externe libre, je lui achetais chez l’herboriste des feuilles de mûrier pour les vers à soie qu’il élevait dans son pupitre. Du temps qu’il était lieutenant d’artillerie, je lui ai évité le désagrément de se brûler la cervelle, en lui prêtant quelques billets de mille francs pour payer une dette de jeu dans les délais.

A l’époque où je dévorais l’héritage de mon oncle avec Blanche Cluny, l’ingénue du Vaudeville, Dulac, le brave garçon, dont Blanche était devenue amoureuse folle et qu’elle poursuivait de ses obsessions, a poussé le scrupule jusqu’à permuter avec un de ses camarades de la division d’Oran, pour résister à la tentation de tromper un ami. Ces choses-là ne s’oublient pas. Aussi nous aimons-nous beaucoup, bien que, depuis l’âge de vingt-cinq ans, nous ayons été presque toujours séparés, lui vivant dans de lointaines garnisons ou faisant campagne, moi étudiant dans diverses capitales, en qualité d’attaché, puis de secrétaire d’ambassade, le néant diplomatique.

Quand j’ai pu enfin revenir définitivement à Paris et m’enterrer dans les bureaux des Affaires étrangères, j’ai retrouvé Dulac, — dont l’avancement n’avait pas été plus brillant que le mien, chef d’escadron dans un régiment d’artillerie caserné à l’École militaire. Depuis lors, nous nous sommes beaucoup vus. Nous avons le même âge : quarante-trois ans. La jolie moustache noire de Dulac est grise aujourd’hui, et la première apparition d’un rhumatisme goutteux l’a obligé, l’été dernier, à faire une saison à Contrexéville ; il se congestionne un peu et vieillit en rouge. Moi, je vieillis en jaune. Elle n’existe plus, cette pâleur romantique qui — je peux le dire à présent sans fatuité — a causé jadis quelques ravages à Lisbonne et à Vienne. De plus, j’ai l’estomac un peu fatigué par la cuisine internationale. Nous ne sommes plus jeunes ni l’un ni l’autre, il n’y a pas à dire mon cœur. C’est le moment où une amitié de derrière les fagots comme la nôtre devient rare et précieuse. Une ou deux fois par semaine, Dulac vient dîner en tête-à-tête avec moi, dans mon petit entresol de la rue de Mailly. Oh ! un dîner bien sage, où l’on se régale d’un joli poulet de grain rôti au bois et d’une délicate bouteille de vrai vin de Bordeaux, que la cuisinière a soin de faire tiédir sur le poêle de la salle à manger, une demi-heure avant de servir le potage. Enfin, après le café, — oh ! pas de cognac, plus jamais de cognac, hélas ! — nous tisonnons les souvenirs de jeunesse.

Henri me rappelle alors nos timides amours de rhétoriciens pour cette jolie pâtissière de la rue Soufflot, et les indigestions d’éclairs et de babas que nous nous donnions afin de la contempler pendant un quart d’heure. Moi, je lui remets en mémoire notre fameuse partie carrée à la foire de Saint-Cloud. Nous étions allés là, lui en uniforme de polytechnicien, moi tout fier de mon premier chapeau gris d’étudiant qui suit la mode, et nous accompagnions deux folâtres modistes en robes d’été, des robes voyantes comme des affiches. Tout marcha d’abord à merveille. Une cartomancienne fit le grand jeu à ces demoiselles et leur annonça qu’un brun — c’était Dulac — et qu’un blond — c’était moi-même — étaient remplis des intentions les plus sérieuses à leur endroit. Au tir à la carabine, les deux jeunes personnes décapitèrent un grand nombre de pipes, et la grande Mathilde, celle qui m’intéressait plus particulièrement, eut même la bonne fortune de pulvériser la coquille d’œuf dansant au sommet du jet d’eau. Mais tout se gâta quand nous fûmes sur les chevaux de bois. Car nous y montâmes, nous eûmes l’imprudence d’y monter, côte à côte avec les modistes en robes éclatantes, et à peine le cirque mécanique se fut-il ébranlé au son de l’orgue, — qui rugissait l’air alors célèbre de la Femme à barbe, — ô confusion ! j’aperçus à deux pas de moi, au premier rang des badauds, mon correspondant à Paris, le vieil ami de ma famille, le respectable M. Toupet-Laprune, notaire honoraire, dont le regard me foudroyait à travers ses lunettes d’or. Et aucun moyen de se dérober, de fuir ! Et les chevaux de bois tournaient toujours !... Il y a de cela vingt-trois ans ; mais je n’entends jamais l’air de la Femme à barbe sans un frisson de terreur rétrospective.

Quand nous sommes au coin du feu, le commandant et moi, nous nous remémorons ordinairement toutes ces juvéniles folies ; mais, l’autre soir, — je ne sais quel vent de spleen avait soufflé sous la porte, — nous étions moroses et silencieux. Dulac s’obstinait à regarder le feu à travers son monocle, et moi, plein d’ennui, je broutais la prose de la feuille du soir, allant du premier-Paris — où l’Angleterre était menacée, si elle n’écoutait pas les conseils du journaliste, de perdre son empire des Indes — jusqu’aux réclames de la troisième page, qui préconisaient, tout pêle-mêle, un cirage, un château à vendre, un roman à clef plein d’allusions transparentes, une pommade pour développer les appas du beau sexe, et une agence héraldique tenant comptoir ouvert de blasons et de généalogies.

Tout à coup, mon regard tomba sur les nouvelles parlementaires, et je m’écriai brusquement :

« Ah ! ah ! cher ami, voici une nouvelle qui nous intéresse. »

Dulac m’interrogea du regard, et je lui lus les lignes suivantes :

« La difficulté où se trouve la Chambre d’équilibrer nos finances va remettre à l’ordre du jour l’impôt sur les célibataires. On nous assure que M. Écorchebœuf, le sympathique député de la gauche radicale, a l’intention de soulever de nouveau cette question dans la prochaine séance de la Commission du budget. »

Le commandant haussa les épaules.

— « Quelle sottise ! — murmura-t-il entre ses dents. — Comme si, pour se marier, il suffisait toujours d’en avoir envie.

— Comment ? — fis-je, étonné. — Je te croyais un célibataire endurci, imperméable. Tu as donc eu envie de te marier ?

— Oui, j’ai pensé une fois au mariage. Et toi-même ?

— Eh bien, moi aussi !... Une fois.

— Et ça n’a pas réussi ?

— Ça n’a pas réussi.

— Alors, nos deux projets se font pendant comme deux lions de faïence à la porte d’une maison de campagne... Mais comment diable ne nous sommes-nous jamais fait cette confidence, nous qui n’avons rien de secret l’un pour l’autre ?

— C’est vrai, mon commandant... Et puisque la conversation languit ce soir et que notre baromètre moral est à grande mélancolie, échangeons nos romans conjugaux, veux-tu ?... Mais le mien n’est pas gai, je t’en préviens.

— Le mien non plus, et tu vas en juger, — dit le commandant. — Laisse-moi allumer un cigare, et je commence :

II[modifier]

« Tu sais que j’ai toujours été sentimental, romanesque même. A l’École polytechnique, je négligeais l’X pour toutes sortes de rêveries, et, sans le temps que j’ai perdu à grossir un recueil de mauvais sonnets, brûlés depuis lors, bien entendu, je serais sorti dans le corps des Mines ou dans les Ponts et Chaussées et je ne porterais pas aujourd’hui le pantalon à double bande rouge. L’état militaire, nonobstant le vieux mythe de Mars et de Vénus, n’est point favorable aux amours. La majeure partie de ma belle jeunesse s’est écoulée dans des villes de garnison, dans l’austère province. Ayant quelque délicatesse, j’ai été promptement dégoûté de ces personnes qui laissent traîner sur leur guéridon un album plein de photographies d’officiers et qui pourraient faire sécher une fleur de souvenir à bien des pages de l’annuaire.

« Sauf une Parisienne en exil, femme d’un fonctionnaire, — c’était d’ailleurs une froide coquette qui m’a fait souffrir tant qu’elle a pu, — je n’ai pas eu d’aventures d’amour intéressantes, et à vingt-cinq ans, j’attendais encore sans la voir venir, je cherchais toujours sans la trouver, la femme qu’on rêve, la femme qui nous est mystérieusement destinée, celle qui... celle que... Enfin, tu me comprends. La guerre éclata. Après la campagne sous Metz, je fus interné en Poméranie et, bientôt après, condamné par une cour martiale à six mois de forteresse, pour avoir houspillé un capitaine allemand qui s’était permis de lever la main sur un soldat de ma batterie, prisonnier comme moi. Je ne pus revenir en France, assez mal en point, que dans les derniers jours du mois de juin 71, après la défaite des communards, et je me décidai à passer mon congé de convalescence à Saint-Germain, pour prendre, selon la recommandation des médecins, des bains de soleil et de grand air sur la Terrasse.

« Les quelques familles parisiennes qui se reposaient là des fatigues et des privations du siège voulurent bien remarquer le jeune capitaine qui avait l’air si las et qui se promenait en s’appuyant si fort sur sa canne. On apprit l’anecdote de ma captivité ; on sut que je n’avais évité le peloton d’exécution qu’à cause de mon grade de capitaine, égal à celui du « hauptmann » corrigé par moi ; on raconta — ce qui était vrai — qu’à peine sorti de prison, malade et tremblant la fièvre, j’étais allé rejoindre mon homme à Magdebourg, où était son régiment, que je lui avais demandé, devant tous ses camarades, en plein « bier-haus », une réparation par les armes, et de manière, je t’assure, à ce qu’il ne pût pas me la refuser, et qu’enfin je l’avais tué fort proprement d’un joli coup d’épée dans le poumon droit. Tout cela me rendait assez intéressant. On rechercha ma connaissance, et bientôt je fus en relations avec toute la petite colonie en villégiature à Saint-Germain.

« Un riche industriel, M. Daveluy, homme d’une soixantaine d’années, que tout le monde croyait veuf et qui habitait une villa voisine avec sa fille unique, Mlle Simonne, fut particulièrement gracieux pour moi. Il aimait beaucoup à recevoir, surtout à dîner, ayant une cave dont il était justement fier, et il accueillait ses hôtes avec la rondeur un peu commune, mais point choquante, du parvenu resté bon enfant. Il m’invita trois ou quatre fois, à de courts intervalles, et je me sentis tout de suite à l’aise, comme un vieil ami, dans ce milieu un peu bruyant, mais cordial et hospitalier. M. Daveluy était, en vérité, un excellent homme, et, dès la première rencontre, une sympathie était née en moi pour sa fille, qui, âgée de dix-sept ans à peine, faisait déjà avec tant de tact et de bonne grâce les honneurs du logis. Charmante sans être positivement belle, Mlle Simonne, qui ressemblait à son père, était une grande et souple personne au teint sans fraîcheur, mais d’une pâleur mate et brune qui s’harmonisait avec la masse profonde des cheveux noirs. Rien n’était plus bienveillant que le sourire de sa bouche trop grande, et quand elle vous regardait en face, la loyauté et la douceur de son âme brillaient dans ses calmes regards. Je me plaisais dans la compagnie de cette brave jeune fille, si naturelle, sans pose aucune, aimant sincèrement, comme elle le disait, la nature et la vie à la campagne. J’avais du goût pour ses façons un peu libres d’enfant élevée par un homme, et j’éprouvais auprès d’elle la sensation de confiance et de satisfaction intime qu’on a auprès d’un bon camarade. Seulement, le camarade avait de très beaux yeux et une chevelure à n’en savoir que faire, ce qui ne gâtait rien, n’est-ce pas ?

« Cependant il n’y avait pas trace d’amour, comme tu le vois, dans mon sentiment pour Mlle Daveluy ; aussi fus-je profondément surpris le jour où une vieille dame, une amie de la famille, — marieuse comme la plupart des vieilles dames, — me donna discrètement mais clairement à entendre que je plaisais à Mlle Simonne et qu’il ne dépendait que de moi de l’épouser. On ajoutait que je devais réfléchir et qu’il s’agissait là d’une occasion de fortune inespérée. Capitaine à vingt-huit ans, avec une croix d’honneur bien gagnée et quelques débris de patrimoine, j’étais sans doute un parti présentable ; mais Mlle Daveluy aurait, le jour du contrat, une dot de cinq cent mille francs, payés comptant, et elle devait hériter, à la mort de son père, de plus de quatre millions irréprochablement acquis par M. Daveluy dans l’industrie des charpentes en fer, du temps des grandes bâtisses, sous l’Empire.

« Je ne t’étonnerai pas, bien sûr, en te disant que, ce soir-là, quand je fus seul dans ma chambre du pavillon Henri IV, je me sentis extrêmement tenté de saisir le magnifique cadeau que m’offrait la destinée : une femme charmante et une grande fortune. Pourtant j’hésitais... oui, j’ai hésité pendant plusieurs jours devant ce mariage qui n’avait rien de romanesque et qui me rappelait le dénouement de toutes les comédies de M. Scribe. — Parlons sérieusement. Ce n’était pas là l’idéal de toute ma jeunesse, l’amour vraiment partagé, l’union absolue de deux âmes. Dans mon cœur, que j’interrogeais en honnête garçon que je suis, je ne trouvais pour Mlle Simonne que sympathie et bonne amitié. Mais, après tout, n’était-ce pas le bonheur de ma vie qui se présentait et que j’allais laisser échapper ? Mes rêves d’autrefois étaient probablement absurdes. Est-ce que cela existe, la femme prédestinée ? Quelle bêtise de se laisser vieillir en attendant le coup de foudre !

« Et puis, pour moi, comme pour tous les soldats, l’avenir n’était pas drôle. On ne ferait plus la guerre de longtemps, c’était bien sûr ; la pauvre France avait reçu un trop mauvais coup. Elle allait recommencer, l’insipide existence de garnison ; je les retrouverais, aussi monotones qu’avant, le « mess » d’officiers, avec ses sauces de gargotte, le café aux patères coiffées de képis, et la musique militaire, sur le mail, jouant des nouveautés comme l’ouverture de Zampa, la musique autour de laquelle on promène en rond son ennui, dix fois, quinze fois, vingt fois, jusqu’à l’étourdissement. Un intérieur, avec une aimable femme et de jolis enfants, ce serait bien bon. Je n’étais pas amoureux fou de Mlle Simonne, soit. Mais serais-je le premier qui ferait un mariage de raison ? Ces unions-là sont heureuses, presque toujours. On croit d’abord n’avoir pour sa femme qu’une solide affection, qu’une profonde estime, et puis, un beau soir qu’on est avec elle auprès du berceau du premier bébé, on s’aperçoit qu’on l’adore... Bref, la vieille dame, la marieuse, ayant renouvelé ses avances, je pris le grand parti et la priai de demander pour moi la main de Mlle Simonne.

« Le lendemain du jour où cette demande fut faite, M. Daveluy m’invita, par un court billet, à venir causer avec lui. J’accourus. Il me tendit silencieusement les deux mains, et, m’entraînant dans une allée écartée de son parc, il me dit avec sa bonhomie accoutumée :

« — Mon cher capitaine, vous me plaisez et vous plaisez à ma fille. Vous deviendrez donc mon gendre, je l’espère, et je crois que nous nous entendrons à merveille. Mais avant tout, avant même de parler de votre demande à Simonne, je vous dois une confidence... Je ne suis pas veuf. Je suis séparé de ma femme depuis quinze ans, séparé sans l’intervention de la justice ; mais vous devinerez que les torts de Mme Daveluy ont dû être bien graves, quand je vous aurai dit qu’elle m’a entièrement abandonné l’éducation de notre enfant. Moi-même, j’ai commis une grande faute, celle d’épouser, à plus de quarante ans, une très jeune fille, d’origine aristocratique, que ma nature un peu rude, un peu commune, — oui, commune, je me connais bien, — devait froisser dans toutes ses habitudes, dans tous ses instincts... Enfin, le mal est fait... Mme Daveluy, qui doit avoir maintenant... voyons... trente-six ans à peine, habite Lyon, son pays, presque toute l’année, mais elle entretient avec Simonne une correspondance suivie, et, pendant les deux mois de printemps qu’elle passe à Paris, elle voit sa fille tous les deux ou trois jours. Elle l’aime beaucoup, je le sais, et quels que soient les reproches que je puisse avoir à lui adresser, ce n’est point une méchante femme. Enfin, je ne marierai pas Simonne sans que sa mère y consente, et en connaissance de cause... Prenez quelques jours de réflexion. Voyez si l’aveu que vous venez d’entendre ne modifie en rien vos projets, si vous persistez à vouloir entrer dans ma famille. Dans ce cas, j’écrirai... je prendrai sur moi d’écrire à Mme Daveluy ; elle viendra à Paris, vous irez la voir, et, si vous lui convenez, comme j’en suis certain, ce mariage sera une chose faite. »

« Je fus touché de la délicatesse de ce brave homme, qui me donnait ainsi le temps, non seulement de réfléchir, mais de prendre des informations, et j’écrivis sans retard à Lyon, où j’ai de sûrs amis.

« J’appris par eux que, depuis dix ans, Mme Daveluy vivait dans la retraite la plus absolue, quoiqu’elle fût encore fort belle, et qu’elle avait fait oublier, par une conduite irréprochable, l’unique mais éclatant scandale de sa jeunesse. Mariée à seize ans à M. Daveluy par les soins d’une mère cupide, et après dix-huit mois d’un exécrable ménage, elle s’était fait enlever publiquement par un jeune compositeur de musique, avec qui elle avait vécu à Florence, où il était mort de la poitrine, cinq ans après. Elle était alors revenue s’établir à Lyon, auprès d’une vieille tante, et les plus mauvaises langues de la ville avaient fini par se taire sur son compte, tant sa vie nouvelle était inattaquable.

« Il eût été injuste de ma part, tu en conviendras, de faire peser sur une innocente enfant les conséquences d’un malheur de famille très ancien, très oublié. Après avoir reçu ces renseignements, je déclarai donc à M. Daveluy que j’étais toujours dans les mêmes résolutions, et peu de jours après, il me prévint que sa femme attendait ma visite à Paris, dans une maison de retraite du faubourg Saint-Germain, tenue par des religieuses, où elle venait d’arriver et où elle avait pris pension.

« Je vins à Paris, pour faire cette visite, par une de ces merveilleuses après-midi de fin de Septembre où le calme de l’atmosphère, la pureté du ciel, la sérénité de la lumière, donnent à toute la nature quelque chose de solennel. J’allai à pied de la gare Saint-Lazare à la rue Monsieur, où demeurait Mme Daveluy, et, en traversant le pont de la Concorde, un des plus beaux sites de Paris, je fus enivré par la grandeur du spectacle et je ne pus retenir un cri d’admiration. La chaude et douce splendeur de la journée dorait les édifices, enflammait les arbres déjà rougis des Tuileries et des Champs-Élysées, et les rapides bateaux qui agitaient les flots verts de la Seine roulaient des diamants dans leur sillage. Par une bizarrerie qu’un impressionnable comme toi comprendra peut-être, je ne pensai presque pas, pendant toute cette promenade, à mes projets de mariage, à la démarche importante que j’allais faire, et je m’abandonnai à la sensation de bien-être qui m’épanouissait le cœur.

« Les religieuses chez qui logeait Mme Daveluy, étaient établies dans un ancien hôtel du XVIIe siècle, d’assez imposante et sévère tournure. La sœur tourière, après un regard jeté sur ma carte, me dit que j’étais attendu, et, me précédant à travers les vastes corridors du rez-de-chaussée, attristés par un badigeon jaunâtre, elle m’introduisit dans le salon de réception. C’était une pièce froide et nue, qu’enlaidissait un banal meuble de velours vert, et qui avait pour tout ornement un grand Christ de bois grossièrement sculpté, remplaçant la glace de la cheminée. J’eus un léger frisson, je me rappelai que celle que je venais voir était une repentie, je songeai à sa vie de solitude et d’expiation, et, comme j’éprouvais encore un reste de l’ivresse que m’avait versée la beauté du jour, je comparai mon sort à celui de cette pauvre femme et je me sentis le cœur plein de pitié pour elle.

« En ce moment, la porte s’ouvrit, et Mme Daveluy, vêtue d’une robe sombre, entra dans le salon et vint à moi...

« Ah ! mon ami, traite-moi d’insensé, si tu veux, mais l’amour foudroyant existe. La femme que, toute ma vie, j’avais rêvée, cherchée, attendue, c’était elle ! Je ne te la décrirai pas ; on ne décrit pas un enchantement, un charme. Je ne te décrirai pas ce corps de Diane qui se trahissait sous l’étoffe noire, et cette tête pâle, d’un modelé exquis, éclairée par des yeux magiques. Imagine le type de femme cher à Léonard de Vinci, mais plus tendre, laissant deviner de la bonté au fond de son mystère ; imagine la Joconde qui aurait pleuré ! Son âge ? Nul n’aurait pu lui donner un âge. Elle avait l’âge de la beauté victorieuse, que les larmes n’ont pu altérer et que la douleur a rendue plus touchante. C’est à peine croyable, mais au premier regard dont elle m’enveloppa, j’oubliai tout : qui elle était, où nous étions, et sa fille dont j’avais demandé la main, et le but de ma visite ; et, après l’avoir saluée machinalement, je restai silencieux devant elle, envahi par une émotion profonde, tout à la sensation présente, comme on est en rêve.

« Elle s’assit avec une grâce royale, et, m’invitant à en faire autant, elle prononça quelques mots de politesse. Sa voix me passa sur les nerfs comme une musique délicieuse.

« Alors elle commença à me parler de Simonne, et il me sembla que mon beau songe se transformait tout à coup en un cauchemar absurde et affreux. Cette femme me parlait, comme d’une chose conclue, de mon mariage avec sa fille ; elle me remerciait de ma démarche, tout en ajoutant qu’elle n’avait que peu de droits sur Simonne et qu’elle s’en rapportait à la sagesse de M. Daveluy. Elle faisait allusion à son passé avec un tact parfait, exprimait tendrement ses sentiments maternels... Et moi, comprenant à peine, moi, fasciné par son regard, enchanté par le son de sa voix, j’aurais voulu tomber à ses genoux, couvrir ses mains de baisers et la supplier de disposer de ma vie !

« Elle me parlait les yeux baissés, songeant sans doute que je devais connaître la faute dont elle avait honte, et une légère, une fugitive rougeur anima un instant son teint pâle, ainsi qu’un rayon de soleil sur un glacier. Et moi, pendant ce temps, — je suis un fou, soit ! mais c’est la vérité, — j’imaginais, dans un éclair de pensée, toute l’existence de cette femme. Oui ! j’imaginais son union douloureuse avec un homme trop vieux et vulgaire, ses souffrances de fleur écrasée entre les pages d’un grand-livre, je comprenais, j’approuvais son coup de folie pour un artiste, sa fuite à Florence avec ce musicien qui était mort là-bas en l’aimant, qui était mort — j’en étais sûr — pour l’avoir trop aimée. Que dis-je ? J’enviais le sort de cet inconnu ! Que n’avais-je eu ses ivresses et sa mort délicieuse ? Et j’évoquais la ville d’art, l’harmonieuse cité toscane ; je m’y rêvais, cachant mon bonheur avec cette maîtresse adorable dans un des mélancoliques logis du Lung-Arno, ne sortant que le soir, son bras pressé contre mon cœur, par les ruelles tournantes, dans l’ombre des vieux palais, et revenant très tard au nid d’amour, à travers la solitude nocturne de la place de la Seigneurie, au murmure des fontaines et sous la bénédiction des étoiles !

« Mme Daveluy, étonnée de mon silence, leva enfin les yeux sur moi et me regarda avec surprise. Elle remarqua certainement mon trouble extrême, et sans doute son instinct féminin lui en révéla le motif, car sa rougeur augmenta et elle me dit, en faisant un visible effort pour me regarder en face :

« — Je vous le répète, monsieur, mes torts envers M. Daveluy et la générosité de sa conduite à mon égard me font un devoir de n’user que très discrètement des droits qu’il veut bien me laisser sur ma fille. Cependant, je ne donnerai mon consentement à votre mariage avec elle que quand vous aurez répondu loyalement, sincèrement, sur votre honneur, à l’unique question que je veux vous adresser : Aimez-vous Simonne ? »

« Ces paroles directes dissipèrent soudain l’espèce d’hallucination où m’avait jeté la présence de Mme Daveluy et me ramenèrent au sentiment de la réalité. Mon honneur interpellé eut horreur d’un mensonge, et, bravant tout ridicule, je répondis :

« — Je vous ai vue, madame, et je sais seulement à présent combien un mariage sans amour peut être fécond en malheurs. J’interroge ma conscience avec anxiété et je n’ose vous répondre oui. »

« Brusquement, Mme Daveluy se leva, alla vers une fenêtre du salon, l’ouvrit et resta là, debout, en s’appuyant, comme étourdie, sur la balustrade. J’aperçus par cette fenêtre un de ces jardins cachés, comme il y en a encore dans le quartier des hôtels et des couvents, un grand verger dans toute son opulente beauté d’automne. Les branches des arbres craquaient sous le poids des fruits, et la chaude et radieuse clarté du soleil de Septembre inondait les frondaisons.

« — Pardonnez-moi, — me dit Mme Daveluy. — Je suis un peu indisposée... J’étouffais. »

« Je m’approchai d’elle avec empressement. Elle me sembla bien émue, car sa main se crispait sur la barre d’appui, son sein palpitant soulevait longuement son corsage, et ses joues, subitement enflammées, semblaient deux camélias roses. Cette femme m’apparut alors dans tout le triomphe de sa beauté, que je comparai, par une soudaine correspondance, au verger mûr qui lui servait de cadre et dont elle avait la plénitude et la splendeur.

« — Si vous n’aimez pas Simonne d’amour, — dit-elle alors d’une voix grave, — au nom de Dieu, renoncez à ce projet de mariage et ne vous laissez influencer par aucune considération, par aucun intérêt. Croyez-moi. De l’union de deux êtres qui ne s’aiment pas, ou même qui ne s’aiment pas autant l’un que l’autre, il ne peut résulter que honte et désespoir. »

« L’image de Simonne était effacée déjà de mon esprit ; son nom retentissait à mon oreille comme celui d’une étrangère.

« — Vous serez obéie, — répondis-je en m’inclinant devant Mme Daveluy. — Mais je ne voudrais pas vous quitter, madame, sans être sûr que vous ne m’accusez pas de légèreté et que vous apprécierez la valeur de ma franchise. »

« Elle me regarda avec ses yeux mystérieux, ses yeux de magicienne, et me tendit sa main droite. Je la pris dans les miennes, et alors... alors je sentis que sa main s’abandonnait.

« Oui ! je sentis que cette femme éprouvait un trouble égal au mien, que j’exerçais sur elle le charme qu’elle exerçait sur moi, et qu’au moment de la séparation, — car il fallait nous séparer, et pour toujours ! — elle sentait, elle aussi, qu’elle m’eût aimé et qu’elle venait de passer à côté du bonheur.

« Ah ! si je m’étais jeté à ses pieds, si je lui avais tout avoué !... Mais non, elle m’aurait pris pour un aliéné, ou, pis encore, elle m’aurait repoussé avec indignation, avec horreur... Qui sait, pourtant ?...

« Mme Daveluy dégagea sa main, me dit adieu d’un doux mouvement de tête et quitta le salon.

« Quelques instants après, j’errais dans les longues avenues qui avoisinent les Invalides, avec la sensation d’un rêve évanoui, d’un espoir perdu, et douloureusement offensé par l’ironique magnificence du ciel d’automne.

« Je ne retournai pas à Saint-Germain. J’envoyai mon ordonnance payer la note et prendre mes bagages au pavillon Henri IV. J’écrivis, le soir même, à M. Daveluy, pour me dédire, en lui donnant je ne sais plus quel mauvais prétexte. J’allai, le lendemain matin, au ministère de la Guerre, retirer ma demande de prolongation de congé, et, huit jours après, je rejoignis mon régiment en Algérie. Je n’ai jamais revu Mlle Simonne, qui s’est mariée, ni Mme Daveluy, qui est morte à Lyon, l’année dernière, et tu connais maintenant, cher ami, ma seule tentative de mariage.

« À ton tour, maintenant. »


III[modifier]

« Ton histoire, mon cher Dulac, — dis-je en ravivant d’un coup de pincettes le feu qui s’assoupissait, — ton histoire est celle d’un homme passionné ; la mienne est celle d’un homme délicat. La Fontaine l’a dit : « Les délicats sont malheureux, » et il a exprimé ce jour-là, comme toujours, une pensée bien fine et bien vraie.

« Tu te souviens peut-être qu’en 1873 — je n’avais que trente ans alors et mes camarades avaient la bonté de m’appeler le beau Georges — je fus envoyé en qualité de second secrétaire auprès du baron de N..., ministre de France en Danemark. Ce vieux diplomate de carrière, homme excellent, sans ambition, paternel pour les jeunes gens placés sous ses ordres, et qui n’a jamais eu d’autres ridicules que sa perruque acajou, occupait depuis quinze ans le poste de Copenhague. Il avait adopté les mœurs danoises, qui sont pleines de bonhomie, et il était connu et estimé de tout le monde. Que de coups de chapeau n’a-t-il pas donnés quand il traversait le Kongs’Nitor, ou quand il allait, tous les soirs, entre huit et neuf heures, au Jardin-Tivoli, prendre une « délicatesse », comme on dit là-bas, c’est-à-dire manger une côtelette de veau, arrosée de deux ou trois chopes ? A combien de voyageurs de distinction n’a-t-il pas fait admirer les nobles et froides statues du Musée Thorwaldsen et l’épée de fer de Charles XII, qu’on garde pieusement dans les galeries de Fréderiksborg ?

« Le baron de N..., comme tous les hommes vraiment bons, aimait beaucoup la jeunesse, et il me prit tout de suite en grande affection. Non seulement il me patronna dans la haute société, comme c’était un peu son devoir, mais il voulut m’introduire chez ses amis particuliers. C’est ainsi qu’il me présenta chez la comtesse de Hansberg, où il faisait son whist deux fois par semaine.

« Veuve d’un chambellan du roi et médiocrement fortunée, Mme de Hansberg, beauté jadis célèbre, avouait quarante-cinq printemps et vivait avec sa fille Elsa, très jolie personne, disait-on, mais à peu près sans dot. Dans de pareilles conditions, n’est-ce pas ? ce salon aurait été désert à Paris. A Copenhague, tout au contraire, on considérait comme un très grand honneur d’être admis chez la comtesse ; car, là-bas, on croit encore pour de bon à l’aristocratie, et Mme de Hansberg était effroyablement noble. Oui ! dans ce temps de blasons à vendre, elle aurait pu être admise d’emblée chez les chanoinesses de Remiremont, dans ce célèbre chapitre où, sous l’ancien régime, les filles de France n’entraient que par ordre du roi et par exception spéciale, attendu qu’elles n’avaient pas, du côté maternel, le nombre de quartiers nécessaires, à cause du mariage d’Henri IV et de Marie de Médicis, horrible mésalliance, il faut en convenir.

« Le Nord, héraldique et féodal, est plein de respect pour ces choses. Fort entichée de sa noblesse, très exigeante à cet égard pour les gens qu’elle daignait recevoir, Mme de Hansberg n’était donc jamais entourée que d’une société scrupuleusement choisie, et peu de roturiers comme ton serviteur peuvent se vanter d’avoir bu ses tasses de thé.

« Je ne suis pas vaniteux et je me serais fort bien passé de cet honneur, sans l’aimable insistance de mon chef, qui prétendait que ce salon était indispensable à connaître pour un jeune diplomate. Je crus d’ailleurs faire plaisir au baron en l’accompagnant, et il me présenta dans les formes à la comtesse.

« Elle me fut antipathique au premier abord. Cette ancienne belle, poudrée par coquetterie et ayant assez grand air, mais très flétrie en somme, me reçut cérémonieusement, au coin de sa cheminée, du fond d’un fauteuil à écusson, presque un trône, et sans cesser de tourner un grand rouet d’ivoire, ainsi qu’une châtelaine du temps des croisades. Cette mise en scène prétentieuse, tranchons le mot, ce cabotinage, me déplut souverainement, et les lugubres groupes de vieillards à cravates gourmées assis aux tables de jeu allaient me faire prendre décidément la maison en grippe, quand la fille de la comtesse, Mlle Elsa, entra dans le salon.

« J’évoquerai d’un seul trait cette suave apparition. Figure-toi Ophélie en robe de deuil.

« Depuis deux mois que j’étais à Copenhague, j’avais eu le temps de me blaser un peu sur la beauté blonde. Là-bas, les trois quarts des femmes ont des yeux pâles et des cheveux couleur de blé, et la fille de chambre qui vous apporte l’eau chaude pour votre barbe ressemble plus ou moins à la Nilson de notre jeune temps.

« Sans doute, la grande et svelte enfant qui venait d’entrer, et qui inclinait respectueusement son front sous le baiser de sa mère, avait le type scandinave, elle aussi ; mais elle en réalisait la perfection même, l’idéal absolu. Rappelle-toi les madones des vitraux, les saintes des livres d’heures enluminés. Elsa avait leur grâce un peu raide et si pure, leur chasteté céleste. Ses cheveux, du ton des vieux louis d’or, étaient tressés en une seule nate, ronde et lourde, qui pendait derrière elle jusqu’au milieu de sa jupe noire, — ces dames étaient en deuil, — et sa souplesse de cygne, sa légèreté de fantôme, surtout ses yeux d’un vert bleuâtre, ses yeux de turquoise malade, évoquaient tout ce qu’il y a de divin dans ce mot : une vierge.

« M. de N... me présenta à Mlle Elsa. Elle avait la voix de sa beauté, une voix qui vous caressait le cœur. Dès qu’elle m’eut parlé, dès qu’elle m’eut souri, le grand machiniste qui s’appelle l’amour exécuta, dans le salon de Mme de Hansberg, un prodigieux changement à vue. La morgue ridicule de la comtesse installée dans sa cathèdre armoriée se transforma en dignité aristocratique, et mon imagination prêta un air bienveillant aux vieux messieurs hauts sur cravates qui s’absorbaient dans les combinaisons du whist sous la livide clarté des abat-jour verts. J’étais amoureux, mon ami, follement amoureux de Mlle Elsa, et, dès ce soir-là, la maison de sa mère, dont je devins l’hôte assidu, me parut être le seul lieu du monde où la vie fût supportable.

« Va ! je ne regretterai jamais toutes les peines que m’a causées ce sentiment, né en une minute, étouffé aujourd’hui, hélas ! mais qui seul est capable de conserver encore chaud un petit foyer dans le tas de cendres de mon cœur, et dont le souvenir ressuscité — tu peux t’en apercevoir — fait trembler ma voix en ce moment même. Avoir trente ans, c’est-à-dire être sorti sain et sauf, mais meurtri, des orages de la première jeunesse, connaître le néant des passions de tête et des passions sensuelles, avoir subi leurs dégoûts et leurs amertumes, et puis, tout à coup, aimer purement une très jeune fille, rien n’est plus exquis ! Les meilleurs instants de ma vie sont ceux que j’ai passés chez Mme de Hansberg, assis à côté de Mlle Elsa, lui parlant — et seulement pour avoir la joie qu’elle me répondît — d’un rien, d’un conte d’Andersen que je venais de lire, de ma promenade à cheval, sous les beaux hêtres de Kronborg, devant l’horizon du Sund.

« Que c’est bon d’aimer avec ce respect profond, ce désintéressement parfait, d’être éperdument heureux pour tout un jour parce qu’il vous a semblé que l’être adoré a eu pour vous, la veille, une bonté dans le regard, une douceur dans la voix ! Vois-tu ! j’ai été alors dans un état d’âme qui, lorsque j’y pense, me relève à mes propres yeux et me paraît racheter toutes les impuretés de mon existence. O merveilles morales de l’amour innocent, de l’amour sans désir ! Je ne voulais, je n’espérais rien de cette enfant divine. Mon cœur débordait d’une joie ineffable à la seule pensée qu’elle existait, voilà tout ! et que je pouvais approcher d’elle, la voir et l’entendre. Quand je me suis dit qu’elle était une femme, qu’elle pourrait peut-être m’aimer, qu’il n’était pas impossible qu’un jour mes lèvres effleurassent son front, — oh ! rien de plus, — eh bien, moque-toi de moi, tant que tu voudras, mais tout d’abord cette idée m’a fait honte et j’en ai rougi. Lorsque je prenais congé d’elle et qu’elle me tendait timidement la main, cela me paraissait une faveur sans prix et dont j’étais indigne. La seule présence d’Elsa me jetait dans une extase pareille à celle que la prière doit procurer aux mystiques, créait autour de moi une atmosphère de rêve. Qu’elle soit à jamais bénie, l’enfant qui m’a fait vivre ainsi pendant quelque temps et près de qui je me suis senti si heureux, si doux et si pur !

« Un petit nombre de jeunes gens venaient chez Mme de Hansberg, et tous étaient des géants blonds, d’une lourdeur d’esprit et de corps désagréablement germanique, sans séduction aucune. Je m’aperçus bientôt — avec quelles délices ! — qu’Elsa préférait ma société à la leur et me traitait avec une bienveillance marquée. Ce cœur candide ne se rendait probablement pas compte de ce qui se passait en lui, mais une fleur de sympathie s’y épanouissait pour moi.

« Être aimé d’elle, quel espoir ! Je ne le conçus cependant que mêlé à une terrible inquiétude. Mme de Hansberg, je te l’ai dit, avait tous les préjugés et les dédains aristocratiques. Malgré ma fortune respectable, malgré mes débuts dans la « carrière » qui avaient été très brillants, cette femme altière voudrait-elle donner Elsa à un jeune homme de bonne famille, mais qui s’appelait Georges Plessy, tout court ? Je n’osais guère l’espérer. Pourtant la comtesse paraissait aimer beaucoup sa fille unique, et elle s’humaniserait peut-être devant une inclination manifeste. C’était ma seule chance de succès. D’ailleurs, je n’avais qu’un parti à prendre, faire ma demande, et sans retard ; car je me serais reproché comme une mauvaise action de laisser croître, d’entretenir dans le cœur d’Elsa un sentiment qui aurait pu devenir une douleur pour elle, au cas où il aurait jeté des racines profondes et où Mme de Hansberg m’eût repoussé malgré tout.

« Mon chef respecté, mon vieil ami le baron de N..., s’offrait à moi comme un conseiller naturel. L’excellent homme, chez qui trente ans de vie diplomatique n’avaient pas éteint la sensibilité, accueillit ma confidence avec la bonté la plus touchante. Je fus éloquent, sans doute, en lui parlant de mon amour et de mes craintes, car, lorsque j’eus fini, le baron était très ému et fut obligé d’essuyer les verres de ses lunettes.

«  — Je n’ai pas toujours porté perruque, mon cher enfant, — me dit-il enfin avec un triste sourire, — j’ai connu ce tourment-là, il y a bien longtemps, et je voudrais vous donner de l’espérance. Malheureusement, la comtesse est comme le don Carlos d’Hernani... Vous vous rappelez les beaux vers d’Hugo :

L’Empereur est pareil à l’aigle, sa compagne ; A la place du cœur il n’a qu’un écusson.

J’ai bien peur que vous ne vous heurtiez à un invincible parti-pris... Enfin, ne vous découragez pas encore. J’ai quelque influence sur l’esprit de Mme de Hansberg et je lui parlerai ce soir. »

« La réponse fut telle que je la redoutais, polie, mais formelle. « Jamais, et pour rien au monde, la comtesse ne consentirait à ce que sa fille se mésalliât. » Le pauvre baron avait plaidé vainement pendant deux heures. Il dut me rapporter, en propres termes, le cruel refus, et l’atroce sensation que j’éprouvai en ce moment-là doit être celle d’un homme à qui l’on coupe le visage d’un coup de cravache.

« Les larmes vinrent ensuite... Oui ! mon cher, j’ai pleuré sur l’épaule de mon vieil ami, et je n’en rougis point. N’a pas qui veut pleuré d’amour.

« Je ne pouvais rester à Copenhague. Je demandai et obtins un congé. Le jour de mon départ, le baron, qui me conduisit à la gare et eut pitié de ma mortelle tristesse, me dit, au dernier moment :

«  — Mon ami, je n’ai pas le courage de vous cacher une chose qui va vous faire à la fois peine et plaisir... Je suis allé hier chez ces dames... Elsa est triste. »

« Ainsi, la chère enfant m’aurait aimé ! Je m’en doutais bien un peu ; mais il n’y avait pas là de consolation pour moi, puisque notre union était impossible.

« Je revins à Paris, j’y cherchai l’oubli dans de violentes distractions, et six mois après avoir quitté le Danemark, j’appris le mariage de Mlle de Hansberg avec un jeune russe, le prince Babéloff. Elle avait obéi à un désir, à un ordre de sa mère, sans aucun doute. Pouvais-je lui en vouloir ?... Une enfant !

« Je fus nommé à Lisbonne et je m’y ennuyai pendant une longue année. Le grand soleil augmente et exaspère la mélancolie. Enfin, dans l’été de 75, je pris un nouveau congé, dont je passai la durée à Trouville.

« Ce fut là qu’un matin, prenant le café en compagnie d’un de mes collègues, sous la tente du casino, je lus dans le journal local, parmi les noms des voyageurs de distinction récemment arrivés à l’hôtel des Roches-Noires, celui de la princesse Babéloff.

« Mon cœur se mit à battre avec violence. Mais était-ce bien Elsa qui se trouvait si près de moi ? J’interrogeai mon compagnon, homme très mondain, ayant des relations cosmopolites, et je sus par lui — tu devines mon émotion — que la princesse Babéloff, logée depuis cinq ou six jours aux Roches-Noires, était en effet Mlle Elsa de Hansberg et qu’elle n’avait été mariée que pendant un an à peine, son mari ayant été tué par accident, dans une chasse. Mon camarade ajouta que la princesse avait aussi perdu sa mère et qu’elle voyageait pour se distraire de ses récents chagrins, seulement accompagnée d’une vieille parente, duègne sans importance. La princesse ne devait passer qu’une semaine à Trouville et retournerait ensuite en Danemark.

« Donc Elsa était veuve, libre de toute influence, ne dépendant que d’elle-même, et je me rappelais soudain que, dix-huit mois auparavant, elle avait été affligée, elle avait souffert d’être séparée de moi. Un immense espoir m’envahissait. Je voulais la revoir, la revoir sur-le-champ. Quittant brusquement mon compagnon, je rentrai chez moi et j’écrivis à la princesse une lettre respectueuse, m’autorisant du hasard qui nous rapprochait pour lui dire combien je prenais part à son double deuil et quel fidèle sentiment j’avais gardé pour elle. Mon messager m’apporta une réponse immédiate, une lettre timbrée d’une couronne princière, hélas ! mais écrite par Elsa elle-même, d’une de ces longues et grosses écritures qui couvrent quatre pages en quelques mots. C’était une simple assurance qu’on aurait grand plaisir à me revoir et une invitation à venir le soir même. Aussitôt après dîner, je me rendis aux Roches-Noires par la plage. La nuit montait, une calme et chaude nuit d’été, sans un souffle. Déjà quelques étoiles scintillaient dans le ciel et l’on entendait dans l’ombre la profonde respiration de la mer. Tous mes souvenirs de Copenhague me revenaient en foule. Je revivais les longues soirées passées en admiration devant Elsa, je l’évoquais, blonde en robe noire, fixant doucement sur mes yeux ses yeux clairs, dans sa chaste attitude de sainte de missel. J’allais la revoir... Était-ce possible ?...

« Enfin, j’arrivai à l’hôtel ; le domestique me conduisit au premier étage, ouvrit une porte. J’entrai, glacé d’émotion, défaillant presque, dans un petit salon très éclairé, et je vis Elsa qui se levait pour me recevoir, Elsa restée la même, absolument la même, comme jadis si blanche et si blonde dans sa robe de deuil, avec ses yeux pâles, ayant gardé intacte sa grâce virginale.

« Elle me tendit la main, cette main qu’autrefois je me croyais à peine digne d’effleurer, et je la pris en m’inclinant ; elle m’accueillit avec quelques mots de bienvenue, et je reconnus sa chère voix. Oui ! pendant un instant, mon illusion fut complète. Je crus retrouver la jeune fille que j’avais si purement, si idéalement aimée !

« Mais, dès le premier mot que je prononçai, le charme fut rompu. Je me rappelai qu’il fallait lui dire et je lui dis en effet « Madame », et ce titre me rappela la réalité, dissipa ma chimère. Je regardai sa main que je retenais encore dans la mienne, et j’y vis un anneau nuptial.

« Ah ! mon cher ami, cette entrevue a été l’heure la plus amère de ma vie. Je m’étais assis près d’Elsa, j’essayais de lui adresser quelques mots de condoléance sur la mort de sa mère, et elle me répondait avec embarras, se souvenant sans doute combien la comtesse avait été dure pour moi. Ni l’un ni l’autre nous ne prenions souci de nos paroles machinales, et tous les deux ensemble, j’en suis certain, nous nous abîmions dans des pensées qui nous rongeaient le cœur. Elsa avait surpris mon regard sur son anneau, et, quand j’avais reporté mes yeux sur les siens, j’y avais retrouvé une affreuse expression de détresse. Puis cette phrase lui échappa : « Depuis la mort du prince... », et elle vit éclater tant de douleur sur mon visage, qu’elle s’interrompit toute confuse.

« Nous comprîmes alors qu’il y avait entre nous un abîme, quelque chose d’irréparable, et combien toute explication serait superflue. A la moindre allusion faite au passé, nous aurions éclaté en larmes impuissantes. A quoi bon ?... Comme dans le salon de Mme de Hansberg, à Copenhague, nous étions l’un près de l’autre, libres tous les deux, semblables physiquement aux amoureux d’autrefois, et cependant il nous était aussi impossible de ranimer notre ancien sentiment que d’imposer silence au rythme lointain de la mer qui parvenait jusqu’à nous par la fenêtre ouverte, ou que d’éteindre une des étoiles qui étincelaient dans le ciel nocturne.

« Notre entretien stupidement banal en apparence, mais dont chaque mot contenait un infini de plainte et de regret, dura un quart d’heure à peine. J’eus le courage de me lever le premier ; elle en fit autant en m’annonçant qu’elle quitterait Trouville le lendemain matin, et je la quittai sans avoir touché de nouveau sa main où brillait sa bague de veuve.

« Une fois dehors, devant la façade noire de l’hôtel, dont une seule fenêtre était éclairée, je restai un instant immobile sur la plage dans le grandiose silence de la nuit, et je sentis en moi un vide immense se creuser. Soudain, là-bas, dans l’obscurité, une lame de fond poussa son long sanglot ; et c’est pour moi une certitude qu’à cet instant précis, Elsa dans sa chambre solitaire et moi sur la plage déserte, nous avons exhalé le même soupir, le profond soupir de l’éternel adieu. »


IV[modifier]

— « Voilà donc pourquoi nous ne nous sommes mariés ni l’un ni l’autre, — dit le commandant Dulac en se levant pour s’en aller. — Mais, crois-tu, — ajouta-t-il presque gaîment, — nous étions soulagés par notre confidence mutuelle, — crois-tu qu’on nous excusera, si l’on vote l’impôt sur les célibataires, et que nous serons exemptés ?

— J’en doute fort, — répondis-je, — car le récit de nos deux aventures ferait pitié à bien des gens, mon pauvre ami, et la brutale démocratie où nous vivons se soucie fort peu, n’est-ce pas, des scrupules, des nuances et des délicatesses.

— Oh ! non, » — s’écria d’un air convaincu le commandant, qui est réactionnaire jusqu’au bout des ongles.

Et après avoir allumé un dernier cigare pour la route, il me donna une poignée de main fraternelle.