Marianne (Léo)/13

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Bureaux du Siècle (p. 269-279).


XIII

Peu de jours après, Emmanuel partait, Marie restait veuve ; elle pleura beaucoup. À la fin du mois, elle alla habiter une petite mansarde près de celle de Fauvette, et elle disait à tous ses amis :

— Maintenant, je vais recommencer à tirer l’aiguille du matin au soir.

Ce qui renouvelait ses larmes.

Cependant elle avait perdu la moitié de sa clientèle, et surtout n’avait plus l’habitude de ce travail acharné, si triste et si fatigant. Fauvette lui passait de l’ouvrage et l’encourageait, mais sans beaucoup de succès, et parfois la pauvre enfant, saisie du chagrin de son amie, et peut-être agitée de vagues pressentiments, pleurait avec elle.

— Tu vois ce que c’est, disait-elle à Albert ; à présent, Marie n’a plus la tête au travail, elle ne fait que regretter et se dépiter. Elle aimait bien Emmanuel ; mais elle se dit qu’il ne pense déjà plus à elle, et elle n’a pas tort, puisqu’il a bien voulu la quitter. C’est plus triste vraiment que s’il était mort, parce qu’elle a trop d’amertume en pensant à lui.

— Quand je songe qu’il va se marier, me disait-elle hier encore, est-ce que j’ai du cœur à lui rester fidèle ? ça ne serait toujours pas pour lui.

— Vois-tu Albert, Marie finira par en prendre un autre ; Il me semble déjà voir ça par bien des petites choses, et ça me fait tant de peine d’y songer.

— Et pourquoi cela, petite Fauvette ? ça ne te regarde pas.

— Oh non ; pourtant… Parce que, vois-tu, un seul qu’on aime bien, ou plusieurs, ça n’est plus la même chose. Où va-t-on ainsi ? Elle deviendra donc comme ces autres qui font les crânes et qui disent tant de bêtises, et changent d’amants plus souvent que de chambre, à ce qu’il paraît. Je me suis trouvée une fois dans une société comme ça, moi ; ça m’a fait trop de honte. Ah ! je croyais bien alors !… Mais moi ce n’est pas la même chose ; je t’aime et je n’aime que toi. On sait bien qu’avec tes parents, nous ne pouvons pas nous marier ; mais c’est comme si nous l’étions, N’est-ce pas, Albert ? et nous nous aimerons toujours ?

— Toujours répétait-il, toujours ! en appliquant chaque fois un baiser sur les lèvres roses de sa jolie maîtresse.

— Et puis, je veux toujours gagner ma vie, moi, reprenait-elle à mi-voix, comme se parlant à elle-même.

Elle avait en effet, la pauvre fille, entrepris de se suffire à elle-même comme auparavant. Ce n’était pas facile, Albert lui prenant et lui gaspillant son temps, ce que d’ailleurs elle ne songeait pas à regretter. En voyant une nuit la fenêtre encore éclairée à une heure du matin, il s’aperçut qu’elle passait la moitié des nuits au travail et l’en gronda vivement. Elle allégua de l’ouvrage pressé, la nécessité de conserver ses pratiques.

— Je vois que tu te réserves de me quitter quelque jour, dit-il en riant.

Elle se jeta dans ses bras en poussant un petit cri :

— Tais-toi ! tais-toi ! on ne dit pas ces choses-là.

— Mais alors…

Il s’arrêta, honteux d’insister ainsi ; car, au fond, il savait bien qu’elle avait raison, que c’était prudent.

— Ce n’est pas cela, reprit-elle je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, et si, toi, tu étais capable de m’abandonner… Après cela, je n’aurais besoin de penser à rien. Non, mais seulement j’aime mieux que ce soit ainsi.

— Et moi, je ne veux pas que tu te brûles le sang à travailler les nuits, au lieu de dormir. Voici de l’argent ; un peu plus tard, je t’en donnerai d’autre…

Fauvette repoussa l’argent. Il insista. Elle se mit à pleurer.

— Non, je ne veux pas. C’est mon idée.

Albert ne put vaincre son obstination, et, bien qu’il en fût contrarié, il oublia d’approfondir l’impossibilité de la tâche que s’imposait la jeune ouvrière. Il avait d’ailleurs pour habitude d’être toujours à court d’argent. Seulement il usa de son crédit, dans le magasin de nouveautés dont il était débiteur, pour obliger sa maitresse à accepter des cadeaux de toilette : une robe de sois légère, un mantelet, un chapeau. C’est qu’ils allaient le dimanche se promener hors Paris, et il avait besoin de la voir élégante et jolie, attirer à son bras l’attention de tous, l’envie de plusieurs. Dans les premiers temps, cependant ils ne cherchaient que la solitude. On les voyait, dans les bois de Meudon ou de Saint-Cloud, passer vite le long des allées fréquentées et s’enfoncer dans les bosquets les plus solitaires. Là ils marchaient, serrés l’un contre l’autre, en se becquetant comme des colombes ; ils causaient, ils riaient. Fauvette, enivrée par le grand air, par l’odeur des aubépines et des muguets, par tous les charmes de la grande nature, défiait de sa voix agile et mélodieuse les pinsons, les linottes et les merles du bois, ou entamait un duo avec la chanteuse ailée dont elle portait le nom. C’était un charme de la voir trotter, vive et sautillante, sous le bois, au travers des ombres et des rayons tremblants, se baisser et se relever, et rentrer dans l’allée chargée de fleurs. Quand ils étaient bien las, ils s’asseyaient sur quelque talus de mousse, Albert passait le bras autour de la taille de Fauvette, elle appuyait la tête sur l’épaule de son amant, et ils se taisaient dans un repos plein de charme ; puis recommençaient bientôt après à s’entretenir à demi-voix, se murmurant leur amour.

— Chère petite disait Albert, que tu es charmante et bonne ! que je t’aime ! Qu’y a-t-il au monde de plus doux et de plus joli que toi ? Tu es une harmonie vivante, ma fauvette. Tu me rends la poésie que l’académie de médecine, le café, les cocottes et les camarades avaient mise en fuite. Comme tu enchantes la vie ! comme on est bien avec toi !

Elle souriait, le sein palpitant, le cœur gonflé de ces douces paroles, et, jalouse de recevoir de lui plus qu’elle ne lui donnait :

— Et moi, disait-elle, ne vois-tu pas que ma vie avec toi ressemble à l’autre comme ce beau rayon qui se joue là, devant nous, ressemble à ce morceau de bois mort qui est à mes pieds ? Tu ne sauras jamais, toi qui étudiais, qui voyais toujours du monde, combien j’étais seule dans ma chambrette, à coudre, toujours coudre, sans voir âme qui vive, excepté quand j’allais reporter l’ouvrage et qu’on me chicanait pour le prix ou la façon. Quelquefois aussi une voisine me disait un mot en passant, mais c’était rare ; et quand même, ça n’était pas bien enchanteur. Je n’avais rien dans l’esprit, que des chagrins passés, je ne voyais rien de sûr devant moi que la misère au bout de ma vie. Tout ce qui me riait, c’était une petite promenade, le dimanche, après midi. Mais j’avais le cœur vide, je ne l’aimais pas, je pâtissais comme une plante en cave. La tristesse tombait sur moi comme un brouillard ; il me semblait qu’elle rendait plus épais l’air de ma chambre, et je la sentais peser sur moi. J’avais froid dans les os ; je souffrais des épaules, à force de coudre ; enfin je manquais de vie, de soleil, d’amour. Tu m’as donné tout cela, toi ; oui, tu m’as donné la vie que je n’avais pas. Je ne suis plus une pauvre petite machine à coudre je suis une femme, une vraie femme, qui aime et qui est aimée. À présent, mon sang court chaud dans mon cœur, je ne sens plus la fatigue, je suis forte et joyeuse. Tu es dans ma vie comme un éblouissement de bonheur ; je ne songe plus au passé ni à l’avenir, je ne vis que pour t’aimer.

Quand, à force de courir et de s’adorer, ils s’apercevaient qu’ils mouraient de faim, ils se rapprochaient d’un village, achetaient des provisions et revenaient diner dans le bois, sur les genoux de Fauvette. On mangeait de grand appétit, on riait beaucoup, on s’embrassait encore, et, la nuit venue, l’on se hâtait vers la station du chemin de fer, les mains chargées de fleurs et le cœur tout plein de cette belle journée. Albert ne se réveillait qu’à dix heures le lendemain, mais Fauvette se mettait, au travail dès l’aube. Désormais on l’entendait rarement chanter quand elle était seule.

— Pourquoi ? demandait Albert.

— Autrefois je chantais pour me tenir compagnie, répondait-elle ; aujourd’hui j’ai ma chanson dans le cœur.

Elle avait conservé sa petite chambre. Albert, on le sait, ne voulait pas de ménage ; il montait chez elle plusieurs fois par jour, et, quand elle avait quelque chose à lui dire, elle allait de même chez lui.

Un matin, elle y courut, et, à peine entrée, jetant les bras autour du cou de son amant, elle fondit en larmes.

— Qu’as-tu donc ? s’écria-t-il avec inquiétude. Qu’est-il arrivé ?

— Tu vas me gronder, mais je ne puis pas n’en empêcher. C’est Marie qui a pris un autre amant !

— Eh bien ! c’est son affaire, ce n’est pas la tienne. Qu’est-ce que ça te fait ?

— Je sais : elle dit qu’elle ne pouvait pas vivre comme ça. Elle n’avait pas assez d’ouvrage, c’est vrai ; mais aussi je voyais bien qu’elle ne pouvait plus se faire à coudre du matin au soir. C’est égal, ça me fait beaucoup de peine ; je ne puis pas dire pourquoi, mais… d’abord je l’aime bien, Marie. Et qu’est-ce qu’elle va devenir ?

— Une étudiante de profession, parbleu ! c’est bien sûr…

— Oui, une femme qui cherche des amants pour vivre. Oh ! c’est affreux !

Et elle se remit à pleurer. Albert sentit quelque chose le pincer au cœur, et il jeta sur Fauvette un regard triste.

— Pauvre petite ! que deviendrait-elle un jour, elle aussi ?

Mais il se hâta de se rassurer.

— Elle est courageuse, elle, travailleuse…

Il ne voyait pas qu’elle s’exténuait de veilles, sans pouvoir suffire à payer sa chambre et maigre nourriture à cause des heures de nuit ou de jour, qu’il lui prenait sans cesse. Et comment aurait-elle suffi quand auparavant, en tirant l’aiguille quinze et seize heures sur vingt-quatre, elle n’avait pu éviter les dettes et la maladie ?

Elle était encore chez Albert quand on frappa vivement à la porte. C’était Labobière, avec un visage triste et défait :

Il dit brusquement à Albert :

— Tu sais la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— De Paul Thery ?

— Non, qu’est-ce donc ?

Labobière fit un grand geste qui signifiait à la fois beaucoup de chagrin et la stupefaction d’une chose excentrique :

— Il s’est suicidé avec sa maîtresse.

— Suicidé cria Albert en pâlissant ; mort ?

— Mort ! pardieu ! Elle aussi. On les a trouvés tous deux ce matin. Il y avait deux lettres cachetées pour les parents et ces lignes ouvertes pour tout le monde :

« Il fallait nous séparer ; nous avons préféré mourir ensemble. »

— Ils se sont asphyxiés.

— Grand Dieu ! dit Albert.

Fauvette ne disait rien ; elle était toute pâle, ses bras tremblaient, et enfin de grosses larmes se mirent à rouler sur son visage.

— On les enterrera demain, reprit Labobière ; nous voulons nous concerter. Viens-tu ?

— Certainement, dit Albert.

Et il prit son chapeau. Ś’approchant alors de Fauvette :

— Voyons, chérie, ne te fais pas trop de mal.

Mais elle sanglottait.

— Quelle folie ! dit Labobière. S’aimer à en mourir ! On ne voit plus ça. Aurait-on cru pareille chose de Théry, qui était si intelligent et paraissait raisonnable ? On n’a pas tort de dire que l’amour est une maladie.

— Une maladie s’écria Fauvette avec explosion.

— Vous voyez bien qu’on en meurt. Ils se sont monté la tête l’un et l’autre. Et voilà ce que c’est que la fidélité. Du diable si je me tue jamais pour une femme !

— Soyez tranquille ! dit Fauvette exaspérée.

— Pourquoi cela, mademoiselle ?

— Aucune femme ne se tuera non plus pour vous.

— Mais j’en serais désolé. Je ne demande à l’amour que de la joie. Il n’est fait que pour cela, et non pas pour les effets tragiques. Retenez bien cela, mademoiselle Fauvette, vous qui avez bec et ongles : ce que je ne savais pas.

Ils sortaient, quand Fauvette rappela Albert :

— Je te verrai ce soir, dis. Veux-tu que j’aille chez eux ? Je ne les connaissais pas, mais je les aime, comme s’ils étaient mon frère et ma sœur. Je ne voudrais pas qu’il y eut près d’eux des êtres comme ce Labobière. Ils ont besoin qu’on pleure sur eux. Je veux y aller. Dis-moi où c’est.

Il lui donna l’adresse, et elle y courut aussitôt, tandis qu’Albert et Labobière allaient s’entendre avec leurs camarades. Malgré tout, ces sceptiques voulurent et obtinrent des parents de Théry, que Louisa ne fût point séparée de son amant, et le lendemain un long cortège panaché de toilettes un peu voyantes et de tournures assez excentriques, mais grave et recueilli, suivait au cimetière Montparnasse les deux cercueils. On voyait là des femmes en toilette tapageuse et fripée, qui de temps en temps portaient leurs mouchoirs à leurs yeux. Radou, reconnaissable à son chapeau montagnard et à son ample gilet, y marchait en silence, près de Stephan Basilowitch ; Mérut y avait amené Carline, et Nestor Miletin, le chapeau en arrière, poussant à la marche ses bras et ses jambes, y portait sur son visage de cire une sorte d’hébétement de deuil. Beaucoup regardaient en chuchottant une dame en robe de soie noire, manteau de dentelle, chapeau de tulle noir relevé d’une plume blanche, dont l’élégance de bon goût contrastait avec la friperie de la plupart de ces autres dames. C’était Marina, plus fraîche maintenant et toujours belle, au bras d’un homme élégant. Tout le quartier Latin enfin était là, plus quelques bourgeois et bourgeoises, amis ou voisins du pauvre Théry et de sa femme, et deux professeurs qui regrettaient en leur élève un homme d’avenir. En avant marchait, accompagné d’un autre parent, le père, écrasé sous la responsabilité de ce double suicide.

Arrivée au cimetière, la foule se rangea autour de la tombe. Il n’y avait pas de prêtres : les dernières volontés de Paul Théry les repoussaient, et l’Église, à moins de bonnes raisons officielles ou financières, n’accorde point ses prières aux suicidés. L’absence de toute consécration, de tout adieu, fut pénible aux assistants.

« Il faut prononcer quelques mots, dirent à la fois plusieurs voix ; on ne peut pas s’en aller ainsi. »

Deux jeunes gens alors sortirent en même temps de la foule et se rencontrèrent sur le bord de la fosse, il y eut entre eux un court débat de politesse ; puis l’un d’eux, qui, dit-on, était l’ami intime de Théry, prit la parole. Il fit l’histoire de son ami, parla de son caractère, de ses vertus, de sa rare intelligence, de l’affection qu’il inspirait, et finit par une allusion courte et rapide à la passion si profonde et si fatale qui avait tranché subitement cette noble existence.

Alors le second des deux jeunes gens prit la parole à son tour :

« Le devoir pieux que nous sommes venus remplir ici, dit-il, ne serait pas complet si, en face de ces deux cercueils, nous n’avions de paroles et de regrets que pour un seul, quand notre ami a prouvé si éloquemment que dans celle qui repose à côté de lui était la plus grande part de sa vie. Tous ceux d’ailleurs, qui étaient les amis de Théry étaient ceux de Louisa, et nous avons pu apprécier, et nous devons dire à ceux qui ne l’ont pas connue quelle était cette jeune femme, loin de laquelle la vie à paru à Théry plus dure que la mort.

» Elle-mème elle l’aimait comme on respire, elle avait tout quitté pour lui : sa famille, son pays, ses amis, et lui avait tout sacrifié : l’estime publique, la sécurité, l’avenir d’épouse et de mère. Elle avait donné, je le lui ai entendu dire à elle-même, sa vie entière pour trois ans d’amour, et jamais, dans ses paroles, rien ne témoigna que sa pensée allât au delà de ce terme ; elle ne s’inquiétait plus d’elle après cela. Tout dans ses actions et dans sa physionomie, révélait la puissance de cet amour unique ; mais Louisa n’en était pas moins bonne pour tous, et tout malheur, toute misère, la trouvaient sensible, active, dévouée ; les amis de Théry étaient aussi les siens, non pas d’une façon banale et superficielle, mais d’un vrai sentiment, qu’appuyaient au besoin les actes.

Jamais épouse ne fut plus respectable et plus respectée ; et que lui manquait-il pour l’être en effet ? Rien, en vérité, rien, si l’opinion enfantine des hommes ne mettait pas encore le mot au-dessus de l’être, et ne prenait pas la formule pour l’essence des choses. Elle était la femme, la vraie, la légitime épouse de Théry. Les préjugés stupides, les folles vanités qui voulaient rompre ce lien, n’ont pu que briser leur vie. Eux-mêmes, quelque peu atteints de ces préjugés ou du moins intimidés par eux, ne comprenaient : pas toute la sainteté de leur amour ; ils en ont éprouvé la force. De loin, ils semblaient résignés à leur séparation ; de près, ils n’ont pu la supporter. Les forces de notre nature ont, heureusement pour nous, plus de stabilité que celles de notre esprit ; celles-là nous crient le vrai, quand celles-ci l’abjurent. Oui, je dis heureusement, car je trouve ces époux plus grands et plus heureux dans leur tombe qu’ils ne l’eussent été dans leur parjure, vivant de cette vie froide, légère et fausse, plus vide que la mort, qui est non pas même l’oubli de la justice et du vrai dans les rapports humains, mais l’incapacité de les sentir et de les comprendre. Louisa Chélin, Paul Thery, adieu, mes amis, et merci pour tous ! Votre vie a été belle, car vous avez profondément aimé ; votre mort a été peut-être plus belle encore, plus féconde, puisqu’en face de ce monde simple pour la vraie religion humaine, vous avez affirmé l’amour, et que, ne fût-ce qu’un moment, au milieu de nos immondices, dans les cœurs les plus éteints vous avez fait jaillir l’étincelle. »

Il cessa de parler, plein d’émotion ; mais il avait excité dans la foule des impressions qui se traduisirent aussitôt par des exclamations, des sanglots, des mouvements spontanés. Deux femmes s’élancèrent vers l’orateur, et l’une d’elles vint tomber presque à ses genoux en tendant ses bras vers la fosse. Un instant, la plupart des cocottes se trouvèrent changées en Madeleines, et beaucoup de ces dissolus d’habitude et d’opinion furent occupés à contraindre leur attendrissement pour n’avoir pas l’air de bêtas. On vit Radou passer la main sur ses yeux, et Labobière lui-même eut besoin de mordre sa moustache pendant cinq minutes avant de retrouver l’air dégagé qui devait accompagner ces mots :

— En voilà-t-il des blagues sentimentales !

— C’est de l’occidental tout pur, lui répondit le Russe.

Mais ils furent à peu près les seuls qui protestèrent, toute l’assistance s’écoula pleurante ou recueillie ; il y eut même le soir moins de bruit dans les cafés et les orgies ne recommencèrent que le lendemain.

Fauvette, après le discours, était restée à sa place ; elle n’avait pas fait de démonstrations, mais, chancelante d’émotion, baignée de larmes, elle serrait le bras d’Albert.

— Dis-moi le nom de celui qui a parlé ? demanda-t-elle, aussitôt que sa voix put se faire entendre à l’oreille de son amant.

— Pierre Démier ! répondit-il.

— Ah ! qu’il est noble ! Tu le connais ? Pourquoi n’est-il pas ton ami ? Je veux qu’il le soit et je veux aussi le connaitre.

Comme ils suivaient ensemble, au retour, les allées du cimetière, ils se trouvèrent à marcher côte à côte d’une femme longue et maigre, enveloppée d’un vieux châle à palmes, sur une robe à falbalas de couleur claire, et coiffée d’un chapeau rosé qu’elle avait recouvert, soit pour dissimuler son peu de fraicheur ou pour atténuer cette couleur trop peu funèbre pour la circonstance, par une voilette noire en lambeaux. Le tort de cet arrangement était de laisser voir son visage, fané, tanné, jauni, et, qui pis est, empâté de rouge et de blanc, sur lequel des larmes avaient tracé des sillons d’un aspect bizarre. La personne qui portait ainsi les marques éclatantes de sa sensibilité ne paraissait pas se douter de l’effet grotesque qu’elle produisait, et ce fut d’un ton très-sérieux et très-pénétré que voyant pleurer Fauvette, elle lui adressa quelques mots sur le sujet commun de leur émotion. Fauvette y répondit poliment, et la vieille cocotte s’adressant alors à Albert :

— Vous êtes M. Brou, n’est-ce pas, de Poitiers ?

— Oui. madame.

— Ah ! j’ai connu votre père, jeune homme. C’était comme vous un bien beau garçon, aimable et léger… trop léger ; car, s’il s’était mieux inspiré des sentiments de ces pauvres défunts et qu’a si bien exprimés ce jeune homme tout à l’heure… c’est un jeune homme bien remarquable, vraiment…

— Dis donc, Florentine, dit Radou en passant près de cette femme, toi aussi, tu as pleuré, ma vieille ? Mais ça paraît trop, je t’en préviens.

Florentine rougit sous cette apostrophe et parut très-confuse.

— Comme il est grossier, ce Radou. Voilà ce que c’est : j’étais si affectée de la mort de ces deux jeunes gens, que j’en étais toute pâle. Alors je me suis dit : Il ne faut pourtant pas faire peur aux autres ; on me croirait malade, et j’ai mis un peu de rouge, voilà. Est-ce que cela paraît beaucoup, madame ? poursuivit-elle en s’adressant a Fauvette.

— Non, pas trop, répondit celle-ci.

Malheureusement l’assertion était plus obligeante que vraie, comme le prouvaient les coups d’œil et les exclamations que la pauvre Florentine recueillait sur son passage. À la sortie du cimetière, ce fut bien pis. Des gamins, postés là, éclatèrent de rire en la voyant et s’attroupèrent autour d’elle. Albert était prêt à se débarrasser, n’importe comment, de cette fâcheuse qui s’obstinait à les suivre, quand Fauvette, émue de pitié, lui dit à l’oreille :

— Prends une voiture, mon chéri, je suis fatiguée…

— C’est bien ce que je veux faire, dit-il.

— Oui, reprit-elle en pressant doucement son bras, et tu y feras monter avec nous celle pauvre femme qui n’arriverait pas chez elle sans avanies, Je t’en prie, ajouta-t-elle, voyant qu’il hésitait.

Albert céda, quoique fort contrarié, car il avait compte être en tête-à-tête avec sa maîtresse, et celle femme vieille, laide et infortunée, avait excité beaucoup plus son mépris que sa, compassion. Il prit donc un fiacre fermé et ils y montèrent tous les trois. L’obligée, par reconnaissance, voulut être aimable et causa tout le temps ; elle parla de nouveau du père d’Albert et dit aussi clairement que possible qu’il avait été son amant, le premier ; car, ajoutait-elle, j’étais si jeune alors ! Même, en évoquant ces souvenirs, des larmes revinrent à ses yeux flétris, et l’état ses joues en devint épouvantable. Cette ruine plâtrée, fardée, coquette encore, était, vraiment effrayante à voir. Elle s’épuisa en congratulations près d’Albert et de Fauvette, et pria celle-ci de lui donner son adresse.

— Car je vous dois une visite de remerciements, madame, et je suis si heureuse d’avoir fait votre connaissance

Albert recevait tout cela d’assez mauvaise humeur, Fauvette mettait à y répondre de la bonne grâce, pour deux. Ils conduisirent Mlle Florentine chez elle, au bout extrême de la rue Saint-Jacques, et revinrent dîner ensemble au café des Écoles ; mais Fauvette n’avait pas faim, elle ne pouvait dominer sa tristesse et les larmes l’étouffaient.

Les jours qui suivirent, elle parla plusieurs fois à Albert de M. Démier, demanda s’il l’avait vu et manifesta naïvement le désir de le rencontrer. Albert fit la sourde oreille : d’a : bord il ne rencontrait Pierre qu’aux cours de la Faculté de médecine et l’abordait rarement, ils n’avaient point d’habitudes communes ; puis il se serait bien garde de mettre en rapport avec sa maîtresse le voisin de sa famille, le fils de Mme Démier, avec laquelle Marianne était toujours en relations fréquentes. Assurément il ne craignait pas une dénonciation, mais il était plus prudent d’éviter de tels hasards.

Un jour, cependant, Pierre et Albert se rencontrèrent à la sortie de l’école, suivant le même chemin. Ils échangèrent une poignée de main, se mirent à causer du cours, et ayant atteint le boulevard Saint-Michel, ils le remontèrent ensemble. Au coin de la rue des Écoles, Albert, pensant que son compagnon allait le quitter, s’arrêta, et en effet Pierre s’arrêta en même temps et tendit la main à Albert ; mais, après qu’ils eurent ainsi fait mine de se séparer, ils se remirent à marcher du même côté.

— Vous allez dans cette rue ? dit Albert.

— J’y habite depuis quelques jours.

— Ah ! nous sommes voisins alors.

Ils échangèrent encore quelques mots ; puis, arrivé à la porte de sa maison, Albert, s’arrêtant, donna de nouveau une poignée de main à Pierre ; ils prirent de nouveau congé l’un de l’autre et se retrouvèrent épaule contre épaule devant la porte.

— Quoi ! c’est ici que vous habitez ?

— Oui.

— J’en suis charmé. Alors montons ensemble.

Ils s’arrêtèrent du même côté, sur le même palier.

— Ce n’est pas dans ma chambre que vous demeurez ? demanda Albert avec un peu d’inquiétude, car il n’y avait là que sa porte et celle d’un couloir qu’il ne supposait pas

— Je ne pense pas, dit Pierre en ouvrant la porte du couloir, Vous ne voudriez pas être si mal logé

— Il y a une chambre là-dedans ?

— Oui ; au fond ; une chambre ou plutôt un cabinet. C’est petit ; mais cela donne sur un jardin, et je préfère celle vue à celle de la rue, En outre, ce n’est pas cher et j’ai besoin d’économie. Voulez-voir ma cellule ?

Albert le suivit ; Pierre ouvrit à tâtons une porte obscure, et ils se trouvèrent dans un cabinet, éclairé par une fenêtre, par laquelle on apercevait des arbres, un grand espace ouvert. Pour tous meubles, une couchette en fer, une table, deux chaises, une commode et des rayons de bibliothèque, pleins de livres. Une porte était pratiquée dans la cloison en face de la fenêtre.

— Eh ! mais, n’est-ce pas vous qui seriez mon voisin ? dit tout à coup Albert en regardant cette porte. N’avez-vous pas toussé fort, il y a trois jours, en entendant certaine conversation ?

— Une voix de femme ? dit Pierre : Oui. Comme avant moi, je crois, cette chambre n’était pas habitée, j’ai voulu prévenir…

— Vous avez fort intimidé certaine petite personne de ma connaissance, dit Albert en riant ; depuis ce temps, on ne s’embrasse plus que du bout des lèvres et on ne se dit plus de tendresses qu’à demi-voix.

C’est Pierre qui avait rougi.

— Mais voyons, reprit Albert.

Il regarda par le trou de la serrure.

— Je ne vois rien, dit-il. Ah ! je me rappelle maintenant ; c’est ma commode qui est devant cette porte. Eh bien ! je suis charmé que ce soit vous, mon cher Démier, qui soyez ce voisin, que nous avons un peu maudit, sans le connaître. Justement, ma… la jeune personne en question désirait tant faire votre connaissance…

Il venait de réfléchir et de se dire : Après tout, je ne puis l’éviter ; il sait qu’il en existe une. Celle-ci ou une autre, qu’importe ?

— Vraiment, répondit Pierre étonné, et pourquoi cela ?

— Pour votre discours de l’autre jour, qui a mis le feu à bien des têtes. Grâce à votre thèse de l’amour fidèle, toutes les pécheresses du quartier Latin voudraient être relevées par vous, sauf à retomber ensuite. J’en excepte pourtant celle dont je parlais tout à l’heure, ajouta-t-il, non sans émotion ; car c’est une personne fort décente et qui n’est très-attachée.

Pierre ne répondit pas sa physionomie avait pris une expression de tristesse embarrassée, qu’Albert comprit sans doute ; car le même embarras le gagna. Oui, celui qui avait vu Marianne au bras d’Albert et qui la savait sa fiancée, qui la respectait et l’admirait, ne pouvait accueillir légèrement une pareille confidence.

Albert rentra chez lui et s’assit à sa table pour travailler. Mais il n’était pas en train, pas du tout une foule de pensées importunes, que la présence de Pierre avait éveillées, le tarabustaient ; il éprouvait un profond malaise. Comme tous les caractères peu accusés, Albert subissait extrêmement l’influence du milieu, des êtres qui l’entouraient. Pierre venait de lui rappeler, de replacer en quelque sorte sous, ses yeux le pays, la famille, l’engagement d’honneur qui le liait à Marianne, tout ce qu’il oubliait au loin si facilement. Il se retrouvait en pensée dans la chambre d’Henriette, avec Marianne et Pierre ; il revoyait la douleur et l’indignation de sa fiancée, que Pierre partageait. Ah ! que ce témoin était importun ! Et qu’il en eût mieux aimé un autre !… Il est vrai qu’un autre l’empêcherait probablement de travailler, tandis que Pierre l’aiderait plutôt… au besoin. Et puis, ne savait-il pas que tous, ou presque tous… excepté lui, Pierre, peut-être et encore, qui sait ?

Ne pouvant l’éloigner, il éprouva d’instinct le besoin de le séduire et se montra plein de prévenance pour lui. Dès le lendemain, deux amis étant dans sa chambre, il leur offrit du malaga et des liqueurs dont sa mère lui envoyait une provision de temps en temps, et frappa aussitôt à la porte de son voisin. Pierre était dans sa chambre, il répondit, Albert : écarta la commode, tira le verrou, qui, fermait la porte de son côté ; la serrure tenait à peine, elle céda, et une communication facile et rapide se trouva établie entre les deux chambres. Toutefois Albert se garda bien d’incommoder son camarade, qu’il savait un travailleur acharné ; il sut être fraternel et agréable sans importunité.

Un jour que la porte de communication était ouverte, Albert, de sa fenêtre, fit signe à Fauvette de venir, et quand elle fut là, sans préambule, il lui présenta Pierre Démier. Fauvelle rougit, balbutia, sourit et serra la main de Pierre avec des larmes dans les yeux.

Petite sorcière, se disait Albert, en la regardant. S’il ne comprend pas mon excuse !… Il oubliait que la vue de cette charmante fille et l’amitié que Pierre conçut bientôt pour elle ne pouvaient, pour un jugement sérieux, qu’augmenter ses torts, au lieu de les atténuer. Il était traître deux fois.

Pierre, n’était pas un puritain, du moins dans ses allures. Il passait, calme en apparence et silencieux, au milieu de ses compagnons dissolus, recherchant de préférence, les plus sérieux, mais ne fuyant pas les autres, ne s’écartant que de leurs plaisirs. Comme il vivait retiré, on le remarquait à peine et on l’estimait comme intelligence ; sans se préoccuper de sa vie intime, le laissant dans l’ombre où il s’enfonçait lui-même. Son discours sur la fosse de Louisa et de Paul Théry avait été une explosion, de ses sentiments et de ses opinions, à laquelle on ne s’attendait pas ; mais, comme il avait révélé en même temps, un certain talent de parole, on avait discuté, blâme ou approuvé les idées, sans jeter de ridicule sur l’homme. Nul d’ailleurs n’avait rien contre lui, il n’était pas gênant et il était serviable ; plus d’un lui devait d’excellentes explications, et des prêts de livres ou de cahiers.

Chacun des camarades d’Albert accueillait donc Pierre sans hostilité, même avec plaisir. Mais, tout en acceptant la camaraderie créée par le voisinage, Pierre sut la maintenir dans des limites étroites. Il dit simplement à Albert :

— Quand je ne répondrai pas, ne m’appelez pas deux fois, à moins que vous n’ayez besoin de moi.

Pour Fauvette, qui venait d’ailleurs assez rarement chez Albert, le jeune Démier la vit plus rarement encore, et il fallut une circonstance particulière pour déterminer entrer eux quelque intimité.

Cette circonstance fut une maladie de Fauvette.

Elle eut lieu au commencement de juillet, environ trois mois après l’époque où la jeune ouvrière était devenue la maîtresse d’Albert. On l’a vue s’épuiser de travail et prendre sur son sommeil pour regagner les heures qu’Albert lui faisait perdre. Malgré ses efforts, elle ne pouvait aboutir à payer sa chambre qu’en retranchant sur sa nourriture, déjà insuffisante, et elle avait ainsi profondément affaibli ses forces. Mais une autre cause, encore plus active, était venue miner la santé de Fauvette et la jeter dans cet état de faiblesse et d’irritation nerveuse où le moindre accident peut déterminer un désordre grave. Elle avait peu à peu senti décroître l’enthousiasme d’Albert ; les visites de son amant étaient devenues moins fréquentes ; il était parfois distrait près d’elle, et quand, impatiente de le voir enfin, elle montait chez lui, l’étude, qui autrefois à sa vue s’envolait à tire d’ailes, comme un oiseau farouche, tenait bon maintenant et lui disputait ces regards qu’elle venait chercher, ce front qu’elle voulait couvrir de baisers. Une fois même, ennuyé d’être dérangé, il avait dit à Fauvette : « Laisse-moi donc tranquille ! »

À cela elle n’avait rien répliqué, la pauvre enfant. Elle était tout de suite descendue ; puis, remontée dans sa chambrette, elle était tombée sur une chaise en sanglottant, et avait passé le reste du jour à pleurer, sans plus s’inquiéter de l’ouvrage. Qu’avait-elle besoin de vivre, si Albert ne l’aimait plus ?

Le lendemain, il avait vu ses yeux rougis, sa feinte froideur, sa douleur amère, et l’avait consolée par de vives caresses et par de nouveaux serments, en alléguant une excellente raison, l’époque des examens, le besoin de faire sa thèse, Fauvette avait accepté cette excuse et s’était rassérénée pendant quelques jours ; mais d’autres symptômes, ou plutôt les mêmes qui persistaient, étaient venus lui rendre son chagrin, son cruel doute, Pourquoi n’aimait-il plus leurs promenades solitaires dans les bois autour de Paris, qui l’énivraient tout d’abord ? Maintenant il préférait les promenades en commun, à deux ou trois couples ou davantage. On allait où va la foule, dans les fêtes champêtres des environs ; on riait bruyamment avec des étrangers, au lieu de s’aimer à deux en silence. Au lieu de se contempler l’un l’autre, on allait voir quelque chose, qui pour elle n’importait en rien, car ses yeux, comme son esprit, comme sa vie, tout cela était renfermé dans son amour. Il avait fallu qu’elle, l’ouvrière laborieuse et rangée qui n’avait à se reprocher que l’abandon de sa jeunesse et un amour sincère, consentit à se mêler à ces femmes qui cherchent un entreteneur dans leur amant. Ce n’est pas qu’elle s’indignât de leur compagnie, — les filles du peuple, élevées comme elle dans les hasards de la misère, n’ont pas de ces morgues, — non ; mais elle en souffrait, parce que la nature de ces femmes était contraire à la sienne, qu’elle rougissait de leurs propos ou ne les comprenait pas. Et puis, dans ces parties, Albert était aux autres bien plus qu’à son amante ; ce bienheureux jour du dimanche, ce jour de son culte à elle, on le lui prenait, ou plutôt Albert volontairement le lui retirait, pour le donner à ses amis, et c’était là pour Fauvette le trait empoisonné qui lui dévorait le cœur et servait de thème aux plus désolantes pensées, Albert n’était plus le même, il l’aimait moins ; peut-être un jour ne l’aimerait-il plus du tout !

L’aiguille alors tremblait dans les doigts de Fauvette ; ses yeux voilés de larmes ne distinguaient plus les fils de l’étoffe, et de plus en plus sa mémoire impitoyable lui rappelait mille preuves du changement d’Albert ; elle avait des crises de larmes, de désespoir, et tombait ensuite dans une atonie profonde, les yeux fixés sur l’abime où elle se sentait entraînée.

Il faut dire qu’Albert la rassurait mal. Il s’occupait en effet de passer sa thèse, comme il l’avait promis à Marianne, à son père, qui espéraient cette année le voir revenir docteur. Mais il avait perdu bien du temps, il sentait qu’il était peu fort et craignait beaucoup un échec. Cela le rendait soucieux et irritable, Puis l’étude le fatiguait, parce qu’elle l’ennuyait. C’est pourquoi il avait besoin de bruit et de mouvement pour se délasser et se distraire, et non des doux entretiens d’amour que regrettait Fauvette. Pour lui, le temps en était passé. Un amour auquel manque la foi en lui-même, qui vit l’œil fixé sur le point où il finira, ne peut se nourrir de longues contemplations ; toute sa sauveur est contenue dans l’émotion des premières faveurs, dans la nouveauté des impressions, dans la difficulté vaincue. Tout le reste, la pénétration intime des deux êtres, les longs projets, les éternels serments, tout ce que recherchait Fauvette enfin, c’était pour lui des mensonges, et c’est une fatigue et une répugnance que de mentir.

Au retour des courses de la Marche, où ils étaient allés en char-à-bancs avec Marie et son amant, un étudiant berrichon, Lacasse, Carline et Mérut, Laboblère et une jeune échevelée qui se faisait appeler Ninon, Fauvette fut prise d’un étourdissement. On l’en plaisanta fort, d’autant qu’elle n’avait pu manger au diner, Albert fronça lès sourcils et se montra de méchante humeur, de telles plaisanteries étaient loin de lui plaire. Il ramena sa maitresse chez elle, et lui dit bonsoir assez froidement, en sorte que Fauvette s’abstint de se plaindre. Elle souffrait cependant beaucoup. La nuit elle eut la fièvre, et le lendemain, vers 11 heures, quand Albert, s’apercevant enfin que la fenêtre de la mansarde était restée fermée, vint la voir, il la trouva au lit, en proie au délire, et tout à fait malade.

Ne se fiant pas à lui-même, le jeune homme appela un médecin. Fauvette avait une angine, maladie épidémique alors et dangereuse. Aucune amie ne voulut s’exposer pour soigner la malade, Marie en exprima ses regrets, mais Lacasse le lui défendait. Albert et Pierre, aidés par la concierge de la maison, se relayèrent près de Fauvette. Celle ci, dans le délire même, gardait une lucidité tenace, effrayante d’intensité. Elle voulait être aimée, rester belle et poétique aux yeux de son amant, et, dans cette idée, elle l’écartait d’elle, soit comme garde-malade, soit comme médecin. Parfois ses yeux s’attachaient sur ceux de Pierre avec une expression ardente d’angoisse, de confiance et de prière. Il comprit, sacrifia son temps, se fit assidu et vigilant comme un frère et entra dans les ruses de la pauvre enfant, ne laissant à Albert que le rôle d’amant et de consolateur.

Heureusement, à l’aide insuffisante de la concierge, vint s’en ajouter une plus efficace.

Mlle Florentine, peu de jours après la cérémonie des funérailles, où elle s’était trouvée l’obligée de Fauvette, était venue, selon sa promesse, lui faire visite, et bien que le ton et les manières de la vieille étudiante ne plussent pas à la jeune fille, celle-ci, que la bonté rendait perspicace et qui avait connu la misère, la devinant dans cette ruine, avait été bonne, engageante, Charmée de cet accueil, Mlle Florentine était revenue, avait affiché pour Fauvette une grande sympathie, et s’était fait parfois offrir un diner, une ou deux fois le prêt d’une pièce de 5 francs que Fauvette exigeait d’Albert. Apprenant la maladie de sa jeune amie, Florentine accourut s’établir à son chevet.

— Pour moi, je n’ai pas peur, disait-elle ; si je tombe malade, on me portera à l’hôpital, et si je meurs, personne ne me regrettera, ni moi non plus.

Elle soigna Fauvette avec beaucoup de zèle, tout on goûtant pour sa part la volupté profonde de se voir apporter, matin et soir, un plat de chez la fruitière. Plus tard, quand Fauvette fut rétablie, Florentine ne pouvait se résoudre à la quitter.

— Non, non, ma petite chatte ; vous n’êtes point encore assez forte. Gardez votre petite maman près de vous quelques jours de plus, il faut tant prendre garde aux rechutes !

— Mais vous êtes si mal couchée sur ce vieux canapé !

— Moi, pas du tout. Oh ! j’y passerais bien des nuits encore ! Je m’y trouve très-bien.

Quand Albert, ennuyé de trouver toujours Florentine chez Fauvette, exigea qu’elle partit, la pauvre étudiante dut avouer qu’elle n’avait plus de domicile.

— Vous comprenez, dit-elle, je devais là-bas, rue Saint-Jacques, cinq ou six termes, et la portière, qui est une femme sans délicatesse, me faisait mille avanies. Je me suis dit : Il est bien inutile, puisque je couche chez Fauvette, de devoir quinze jours de plus. J’ai emporté mes hardes petit à petit, en deux ou trois voyages, et maintenant je ne n’y puis pas retourner.

Elle ne pouvait pas davantage louer autre chose, n’ayant pas un sou d’avance à donner, En termes fort délicats, elle fit entendre combien les temps devenaient durs et les protecteurs rares, surtout pour une personne qui n’admettait d’autre choix que ceux du cœur ; elle se trouvait momentanément dans la peine, comme elle pouvait demain rouler sur l’argent. On ne sait ce qui peut arriver, mais il y a parfois des temps difficiles pour les personnes qui se respectent.

— La petite mansarde au-dessus de ta chambre est libre, dit Fauvette à Albert ; c’est tout petit et pas cher : 15 francs par mois. J’ai parlé à la concierge ; cette pauvre fille mérite bien qu’on l’aide pour les soins qu’elle m’a donnés. Tu aurais payé plus cher une autre garde.

— C’est fort bien, répondit Albert d’un ton maussade ; mais j’aimerais mieux qu’elle allât ailleurs. Je ne veux pourtant pas entretenir cette vieille.

Il paya cependant, mais la dernière phrase fit pleurer Fauvette. Qu’était-elle autre chose elle-même à présent qu’une entretenue ? Sa maladie avait beaucoup couté. Albert avait du payer le mois arriéré de sa chambre avec les nouveaux ; le médecin avait absolument défendu qu’elle se livrât de longtemps à la couture plus de quatre ou cinq heures par jour ; ses pratiques la quittaient. Ce qu’elle n’avait pas voulu accepter lui était donc imposé fatalement, et cela quand elle souffrait déjà de trouver plus tiède l’amour d’Albert !

Elle eut une angoisse nouvelle quand Albert lui annonça qu’il attendait prochainement une visite de sa famille, et que pendant ce temps ils ne pourraient guère se voir.

— Il faudra beaucoup de prudence, ajouta-t-il.

— De prudence ! mais ils ne viennent pas loger chez toi ?

— Sans doute. Il est probable même qu’on ne mettra pas le pied dans ma chambre ; mais enfin c’est égal, il est bon de prendre garde. Si ma mère… si mon père venaient à soupçonner que j’ai une liaison… sérieuse, ils seraient très-mécontents.

— Ils sont donc bien sévères ? Il y a ta sœur aussi ?

— Oui, dit sèchement Albert.

— Est-elle… bonne, jolie ? T’aime-t-elle bien ?

— Oui.

— Que je voudrais la voir !

— Ah ! par exemple ! exclama-t-il d’un air scandalisé, qui amena des larmes dans les yeux de Fauvette.

— Tu m’en crois indigne, je le vois bien, dit-elle.

— Ce n’est pas cela, c’est que tout bonnement la chose est impossible.

— Oh ! rassure-toi, je ne songeais pas à lui parler. Je dis que je voudrais la voir seulement, et mes yeux ne lui feraient pas de mal, car ils l’aimeraient à cause de toi.

Elle était devenue susceptible, à cause sa situation dépendante, dont elle souffrait ; de son côté, s’il l’aimait encore, il n’avait plus d’enthousiasme. Elle avait beaucoup pâli, maigri ; elle devenait triste, et sa jolie voix ne se faisait plus entendre. Cependant, après s’être froissés réciproquement quelque fois, ils revenaient à des retours d’affection et s’embrassaient tendrement. En cette circonstance, Fauvette fut un peu consolée de voir qu’Albert lui-même paraissait fort contrarié de cette visite de famille.

En effet, cela le dérangeait. Il n’avait pas trop d’espoir pour son examen de docteur, cela allait lui faire perdre un temps énorme, après tout, ce serait une raison à donner, s’il échouait, — mais encore, il ne savait pourquoi, l’introduction de sa famille et surtout de Marianne dans sa vie d’étudiant, lui déplaisait. Ils auraient bien pu attendre ! se disait-il. Et il ajoutait : Drôle d’idée de venir marier Emmeline à Paris !

Voici ce que lui mandait son père à ce sujet :

… « Notre voyage à Paris est décidé. Ces dames me tourmentaient un peu pour cela ; mais je n’y voyais pas d’utilité, quand une lettre de Mme Milhau nous a décidés, ta mère et moi. Il s’agit d’un mariage avantageux pour Emmeline : Comme nous ne voulons pas faire causer à Poitiers et qu’il faut se voir avant de s’engager, c’est nous qui nous déplaçons. Notre amie te mettra au fait. Naturellement ta sœur ne sait rien. Tout cela va un peu te déranger, car il va sans dire que nous ne pourrons pas nous passer de toi pour cicerone ou pour compagnon ; mais je suppose que tu as assez mis le temps à profit cette année pour qu’une quinzaine de plus ou de moins ne le fasse pas tort. Nous te laissons d’ailleurs les matinées. Travaille plus fort en attendant… »

Suivaient des lettres d’Emmeline et de Marianne, exprimant la joie de voir Paris et de revoir Albert. Elles arrivaient à la fin de juillet, et la saison était assez mal choisie ; mais il y avait encore des spectacles et l’on tenait surtout à voir la ville, ses musées et ses monuments. Enfin l’on n’avait pu décider plus tôt le docteur, trop occupé.

Albert alla aux renseignements chez Mme Milhau, et la bonne dame avec enthousiasme se mit à lui expliquer son projet. Il s’agissait d’un parent à eux, un homme riche, qui avait mené jusque là une vie fort légère, et que plus d’une fois Mme Milhau avait essayé de marier ; mais cela n’avait pas été possible. On se désolait de le voir continuer à dissiper sa fortune et sa santé dans les plaisirs, après l’âge où les autres hommes se rangent. Ce n’est pas qu’il fût âgé, il avait à peine quarante ans ; mais enfin il était temps de laisser la les coquines qui le grugeaient et d’épouser une jeune fille chaste, aimable et raisonnable, pour se faire un intérieur.

En ce moment, M. Beaujeu était dans les griffes d’une femme qui n’était plus jeune ni même belle, à ce que disait M. Milhau, qui l’avait vue, et pourtant — on ne comprend pas l’empire de ces femmes-là ! — elle le menait à la baguette et lui rendait la vie impossible. C’étaient des fantaisies extravagantes et des scènes parfois de jalousie !… Dans un de ces moments-là, il était venu dire à sa cousine : Cette fois, j’en ai assez ; mariez-moi. Il faut que cela finisse ! » Mme Millau alors avait pensé à cette chère Emmeline, qui serait une petite femme charmante pour son cousin. On ne faisait pas les choses à la légère. M. Milhau connaissait le chiffre des dettes, et il restait deux cent mille francs bien intacts. Avec cela, M. Beaujeu, qui avait de belles connaissances, se décidait à accepter une place de sous-préfet, qu’on lui avait offerte plusieurs fois. Il serait préfet quelque jour ! C’était donc un magnifique parti pour Emmeline. Dans les dispositions où il était, il ne regardait pas à épouser une femme moins riche que lui. M. et Mme Milhau lui avaient tout dit, la famille lui plaisait ; il demandait seulement à voir la jeune personne avant de s’engager ; on ne craignait pas cette épreuve. Emmeline est si bien !… On était sûr qu’elle plairait. Alors, avant de faire la demande en mariage, M. Beaujeu enverrait un congé formel à Mlle Marina.

— Car nous avons tout prévu, vous pensez bien, pour le bonheur d’Emmeline : c’est M. Milhau qui se charge lui-même de porter le congé. Les fiancés n’auront donc plus qu’à être heureux ; tout peut être fait d’ici un mois, et nous aurons, j’en suis certaine, arrangé là un excellent mariage pour votre sœur comme pour notre parent.

Albert crut devoir remercier Mme Milhau, et s’en revint cependant un peu offusqué des quarante ans du prétendu. Quelque chose encore le gênait dans la Marina, mais on conviendra que sur ce point ses susceptibilités ne pouvaient être bien vives. Faire passer des bras d’une coquine dans ceux d’une chaste jeune fille un homme qui avait vécu de plaisirs pendant vingt ans, cela n’avait rien de nouveau pour lui, ni d’absolument étranger. Il était toutefois moins enchanté que l’honnête bourgeoise, et attendit sans impatience aucune de savoir s’il aurait ou non pour beau-frère l’amant de Marina.

— Marina, se dit-il, ça pourrait bien être celle que j’ai remarquée au bal Bullier ? Ce serait drôle si M. Beaujeu était cet amant qui l’a conduite à l’enterrement de Théry. Du diable si je pensais… Eh bien ! c’est Marina qui sera furieuse !

Et il se rappela les paroles de Miletin : « Celui-là, le dernier, elle le tiendra bien ! »

D’ailleurs sans inquiétude : que peut contre la morale et la famille, sous l’invocation desquelles allait se conclure le mariage de M. Beaujeu et de Mlle Brou, une de ces maudites qu’on ne prend que pour les abandonner ?