Marianne (Léo)/20

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Bureaux du Siècle (p. 359-366).

XX

Peu de jours après le retour des Brou à Poitiers, il n’était bruit dans la ville que de mariage de Mlle Emmeline Brou avec un sous-préfet, dont elle avait fait la connaissance à Paris, homme riche, noble, bien en cour, enfin un parti superbe. Les bonnes gens admiraient ; les envieux cherchaient la petite bête et en trouvaient toujours quelqu’une. La noblesse mit ses lunettes pour découvrir l’origine de ce M. de Beaujeu, et ricana fort de sa gentilhommerie ; les bourgeois en haussant les épaules, raillèrent la pitoyable vanité du docteur et de sa famille, et a en prit occasion de citer les alliances les plus éloignées qu’avaient pu faire ses ancêtres avec les de tels ou tels. Ce n’était pas pour s’en vanter ; mais seulement parce que la chose venait à propos. De vieilles Poitevines trouvèrent mauvais que Mlle Brou, Poitevine pur sang, eût été prendre un étranger ! Il était si simple de se marier à Poitiers, où les jeunes gens de bonne famille ne manquaient pas.

— Voyez-vous, ajoutaient-elles, la fille de Pauline Chouron, la petite-fille du père Chouron, de Neuville, épouse un de. Ça ne fait-il pas pitié ? Il est vrai qu’il se parait que ce de n’est que de la frime.

Les vieilles bourgeoises poitevines dédaignent absolument de parler français.

— Quel dommage que le vieux et la vieille Chouron ne soient plus de ce monde ! La grand’mère viendrait au mariage avec sa cornette, et le grand-père avec ses sabots. ça n’empêche pas que les Brou font un fla-fla !… Des diamants, à ce qu’on dit ; toutes les robes faites à Paris chez la meilleure faiseuse ; comme s’il n’était pas plus simple de donner cette aubaine aux ouvrières de Poitiers… Ces Brou ont des mérites : la mère est une femme pieuse et respectable, le mari est un homme de science et un homme d’ordre ; mais la vanité les perd. Cette petite vous prend des airs ! Dieu ! quand elle sera Mme la sous-préfète, le roi ne sera plus son cousin.

Les mariages bourgeois s’enlèvent comme une affaire. Quinze jours s’étaient à peine écoulés qu’Emmeline était Mme de Beaujeu. À l’apparition du prétendu, les commérages devinrent formidables. On se mit en campa gne pour le voir, on se fit des visites rien que pour en parler. Il avait assisté à la messe de paroisse dimanche matin ; c’était un homme bien mis et d’assez grande tournure, mais… — Ah ! quelle variété de mais : le nez, les cheveux, la barbe, les dents, les rides du coin de l’œil, les bras et les jambes, tout y passa, et, ce criblage terminé, la couleur des cheveux n’avait pas résisté, non plus que certaines parties de la mâchoire, et l’âge avait été reconnu, à une année près.

— Ah ! ah ! ah ! à la bonne heure ; on commençait à comprendre. Aussi la petite Brou ne pouvait avoir trouvé pareille pie au nid. Il y avait une grosse tare ! C’était un vieux, et il n’en avait pas pour longtemps à faire le beau, surtout prenant une jeune femme, qui vous avait un air…

Ah ! si Emmeline avait entendu tous ces propos, elle aurait peut-être soupçonné que sacrifier en ce monde à la vanité est une grosse mystification.

Les jeunes époux ne pouvaient pas manquer de faire un voyage. Ils partirent pour l’Oberland.

Albert naturellement assistait aux noces, de sa sœur, où il donnait le bras à Marianne. On se disait :

— L’autre mariage suivra bientôt ; les Brou ont une chance ! Le docteur est si intrigant !

Pourtant quelques propos circulèrent autour de Mme Touriot et de la préfecture.

— Il pouvait bien se faire que le jeune Brou ne fut pas chaussé comme il pensait, Cette Bretonne, fille de marin, avait un caractère extraordinaire. Certaines dettes, outre des galanteries, étaient venues à sa connaissance on ne sait comment ; elle avait pris la chose au sérieux, paraissait-il, et elle était fort têtue. M. Horace Fauque rodait autour d’elle et on le voyait toujours sur ses talons, à la promenade ou à l’église. On remarqua beaucoup aussi l’absence d’Albert pendant les vacances. Le père, disait-on, l’avait envoyé à Montpellier, chez un professeur en médecine de ses amis, afin d’y préparer, sans distraction d’aucune sorte, ses examens pour la rentrée. Après cela, se marierait-il ? ne se marierait-il pas ? Mme Turquois avait parié un nougat, contre Mme Prouquière trois douzaines de meringues, que la Bretonne n’était pas pour le fils Brou et lui passerait sous le nez.

Le docteur, en effet, aussitôt après le départ d’Emmeline, avait eu une explication avec son fils. Il lui avait reproché ses folies, ses dettes, ses légères amours ! Il avait pris le ton de l’indignation pour remontrer à Albert où son imprudence l’avait conduit : à la perte possible et même probable d’un mariage magnifique, par lequel un avenir brillant lui eût été assuré ; un mariage que les soins paternels lui avaient mis dans la main, qu’il ne s’agissait plus de tenir, et qu’il avait laissé échapper ! Le contraste fut vif entre la prévoyance habile de ce père et la coupable légèreté de ce fils. Heureusement la bonté paternelle n’était pas lasse, elle s’efforcerait de tout réparer ; mais il fallait suivre aveuglément ses conseils et que par une conduite désormais irréprochable et des études assidues, Albert secondât les efforts qu’on ferait pour lui.

Il faut convenir que certaines parties, certaines expressions de ce discours avaient été dures à entendre. Albert cependant ne quitta pas l’air soumis et attristé qu’il avait pris au commencement de l’entretien ; mais le ton humble de sa réplique fut singulièrement épicé par des allusions fort transparentes :

Il n’était, quant à lui, ni un don Juan ni un puritain ; son caractère était simple, ses goûts modestes. Il suivait tout bonnement les voies tracées. On lui avait dit, il avait su, que les plus honorables de ceux qui l’avaient précédé dans la carrière avaient eu à pareil âge leurs frasques et leurs faiblesses, — dont sans doute ils étaient parfaitement guéris, quelques méchants propos qu’on eût pu tenir à cet égard ; — mais enfin ils avaient fait des dettes plus considérables que les siennes, mis à mal plus d’innocentes ou lutté de folie avec plus de perverses ; ils avaient laissé le souvenir de plus d’orgies insensées, trépignantes, hurlantes, dont on parlait encore au quartier Latin ; et cela ne les avait pas empêchés de devenir plus tard les gens les plus respectables, les plus considérés.

Il ne pouvait donc avoir cru mal faire en suivant de loin ces exemples glorieux ; d’autant mieux que la sagesse paternelle ne lui avait interdit que le scandale, ne lui avait recommandé que la prudence… et l’économie. Il avait été prudent et modéré ; il n’avait fait que pour 8,000 francs de dettes, où d’autres en avaient fait 17,000, et la fortune sur laquelle il pouvait alors compter rendait ce chiffre de 8,000 francs tout à fait mesquin, une bagatelle. Si la fortune espérée échappait décidément, ce n’étaient pas ces 8,000 francs qui empêcheraient quelque autre mariage, moins avantageux peut-être, mais encore brillant ; car le fils du docteur Brou, soutenu par la réputation et l’honorabilité de son père, pouvait élever ses prétentions assez haut. Enfin Albert protesta de sa docilité à suivre les conseils et les plans paternels, quoique, ajouta-t-il, sans beaucoup d’espérance.

Tout ceci n’avait pas été débité sans interruption. Un instant, le rouge de la colère était monté au visage de M. Brou, et, sur une allusion nouvelle, il avait lancé un Monsieur !!! » très-retentissant et très-solennel. Ce n’était pas un argument. Cependant Albert, jugeant l’effet suffisant et n’osant le pousser plus loin, en était revenu aux propos flatteurs et aux protestations d’obéissance.

Le plan du docteur était de faire cesser au plutôt la situation d’attente, fausse et pleine de périls, où se trouvait Albert vis-à-vis de Marianne. Il fallait enlever le doctorat, se montrer repentant et désolé, et, les souvenirs du cœur aidant, et surtout peut-être le désagrément de rompre un mariage convenu depuis si longtemps et presque public : toutes ces considérations pouvaient, devaient même, selon le docteur, amener une réconciliation, d’autant plus sûrement que le docteur, pendant ce temps, agirait constamment sur l’esprit de sa pupille en vue de ce résultat.

Albert espérait moins ; il connaissait mieux Marianne et avait encore dans l’oreille la netteté écrasante de son refus, le jour de leur dernière explication. Depuis elle l’avait traité en cousin seulement, et il n’avait osé demander davantage. Il essayerait cependant.

Il était donc parti pour Montpellier et avait pris avec émotion congé de Marianne en lui disant qu’il allait s’efforcer du moins de regagner son estime.

— Vous faites bien, mon cousin, lui avait répondu la jeune fille, de vouloir conquérir le doctorat le plus tôt possible, et j’espère vivement que vous réussirez.

Aussitôt après le double départ d’Albert et d’Emmeline, on alla passer les vacances à Ligugé. Là on voyait très-peu de monde ; Mme Touriot seule vint assez fréquemment. Elle parlait quelquefois d’Horace Fauque, ce qui, vu l’intimité de cette dame avec la préfecture, n’avait rien d’étonnant. Un jour, en se promenant avec Marianne près de la rivière, Mme Touriot, après une tirade poétique sur le charme de ces bords, le bras affectueusement passé autour de la taille de la jeune fille, fut saisie d’un accès de confidence. Elle dit à Marianne que ce pauvre garçon (c’était Horace Fauque) était vraiment insensé ; il avait entendu dire que tout projet d’union entre le fils du docteur et sa pupille était rompu, et Mme Touriot avait eu beau lui affirmer, — elle n’en savait rien, non plus que de l’union projetée, ne se mêlant point de ce qui ne la regardait pas ; mais enfin elle avait cru bien faire de parler ainsi ; — elle avait eu beau lui affirmer que ce n’était là sans doute qu’un faux bruit : il persistait à bâtir là dessus des rêves, des espoirs à perte de vue, et il serait charitable peut-être de le détromper…

Marianne avait senti le piége, et, se dégageant doucement de l’étreinte de Mme Touriot, sous prétexte de cueillir une belle marguerite, elle avait répondu en riant qu’elle n’avait point de confidences à faire aux jeunes gens. Mme Touriot s’était mordu les lèvres, seulement au figuré ; car elle avait plaisanté, souri et s’était montrée charmante comme auparavant, mais elle ne faisait plus de confidences à Mlle Aimont.

Dans l’intérieur de la famille, Marianne était comblée d’attentions et de tendresses ; on la traitait en fille chérie :

— Car nous n’avons plus que vous, mon enfant, disait le docteur.

Et souvent, après le dîner, il lui prenait le bras, l’entraînait au jardin, dans les prés, et déployait pour elle une amabilité charmante, des effusions toutes paternelles. Mme Brou elle-même ne taquinait plus sa nièce et laissait passer bien de légères inconvenances sans les relever. Le deuil de ce père et de cette mère, privés à la fois de leurs deux enfants, de l’aimable fille qui faisait leur joie, était bien touchant. Le regret que ce cher Albert ne fût pas là ; il aurait été si heureux d’offrir un bouquet à Marianne !

— Mais il reviendra dans trois semaines, reprit Mme Brou, et ce jour-là j’aime à croire qu’il y aura deux docteurs dans la maison.

On prenait le café, midi avait sonné, quand la bonne vint dire que M. et Mme Démier étaient là et demandaient à entrer.

— Le charpentier et sa femme ! s’écria Mme Brou, et qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Ils ne me l’ont pas dit, répliqua Louison ; ils ont dit seulement que c’était une chose qui regardait aussi mademoiselle, et très-importante.

— Je m’étonne, dit Mme Brou, que ces gens osent venir ici après les sottises de leur fils ; il n’y a pas à dire qu’ils n’en savent rien, car je le leur ai fait dire, et du reste la femme Démier ne m’a jamais abordée depuis ce temps-là.

— Puisqu’il s’agit de moi, observa Marianne, permettez-moi d’insister pour qu’on les reçoive.

— Après tout, dit le docteur, le père et la mère Démier ne sont pas personnellement responsables pour leur fils, et cependant j’avoue qu’il m’est désagréable…

— Mon oncle, reprit Marianne, je vous en prie !

— S’il en est ainsi, ma chère enfant, je n’ai rien à vous refuser, surtout aujourd’hui.

Et il dit à Louison :

— Faites entrer.

Un instant après, M. et Mme Démier étaient introduits dans la salle à manger. Ils étaient en grande toilette et paraissaient fort embarrassés. Le charpentier était rouge comme s’il eût été menacé d’apoplexie, et le visage de la bonne femme était presque aussi blanc que son bonnet. Marianne alla au devant d’eux, embrassa Mme Démier et serra la main du père de Pierre ; puis elle leur offrit des siéges, toutes choses qui parurent plus que singulières au docteur, et qui horripilèrent Mme Brou.

Les deux braves gens s’assirent après force révérences, mais leur embarras ne diminua pas. Le charpentier, assis les jambes écartées, le dos courbé, tournait son chapeau entre ses mains ; Mme Démier, toujours très-pâle, regardait son mari, comme pour l’encourager à prendre la parole.

Enfin M. Brou demanda « quel motif lui procurait l’honneur de cette visite ». Cette fois, le charpentier partit :

— C’est justement, monsieur Brou, ce que je voulais vous dire. Mais voilà, vous en serez peut-être étonné. Cependant on peut dire, j’ai entendu dire, à ce qu’on dit, que tous les honnêtes gens se valent, n’est-ce pas ?

— Certainement, monsieur, répondit froidement le docteur ; et puis…

— Eh bien alors justement parce que nous sommes des gens bien connus dans le quartier, n’est-ce pas ? Moi, j’avais quinze ans quand je suis venu à Poitiers, que mon père m’avait dit : G’ny a pas d’pain pour toi à la maison ; vas gagner ta vie, et si tu peux faire fortune… » Quant à la fortune, on ne peut pas dire… Mais enfin ce que j’ai, je l’ai rudement gagné, parce que, voyez-vous, si je fais travailler les autres, je travaille aussi, et c’est moi le dernier couché comme le premier à l’ouvrage dans la chantier, bien que j’aie cinquante-cinq ans passés, monsieur Brou.

— Je sais tout cela, maître Démier ; mais surement vous avez autre chose à me communiquer ?

— Oui bien, monsieur, et c’est là justement le difficile, parce que… Vous savez les enfants, au jour d’aujourd’hui, se font des idées… des idées de l’autre monde, et pour moi, je suis un bon père, et je sais que mon fils est un garçon… dame ! comme on n’en trouve pas à la douzaine… cependant… Et même je lui ai dit :

— Vois-tu, Pierre, il ne faut pas t’imaginer, car je sais que tu as de l’esprit ; mais, pour moi, je ne crois pas manquer de bon sens, et à vrai dire, bien que tu as du mérite, ça n’est pas moi qui dirai le contraire, — pourtant ça n’est pas naturel, non, ça n’est pas naturel, et j’ai peur d’emporter, comme on dit, une fameuse veste. — Ouf ! il fait diablement chaud aujourd’hui, monsieur le docteur.

Et le brave charpentier s’essuya le front qui ruisselait.

M. et Mme Brou se regardaient, elle, d’un air sardonique et méprisant à l’adresse de ses hôtes ; lui, tout près de perdre patience. Marianne, inquiète et embarrassée, plongeait ses grands yeux intelligents dans ceux de Mme Démier, comme pour lui inspirer la pensée. Poussée par cette incitation et par l’amour maternel, l’excellente femme surmonta sa timidité :

— Excuse-moi, Tonin, dit-elle, et vous aussi, messieurs et dames ; je vois que mon mari a trop de peine à dire ce dont il s’agit, et que ça vous impatiente d’attendre. Eh bien ! moi, je le dirai donc tout de suite, puisqu’il le faut… Voila ce que c’est… Mon fils Pierre aime Mlle Marianne et nous a chargés… de venir… la demander en mariage…

La voix mourut dans sa gorge au dernier mot. Devant cet exemple de vaillance, le charpentier avait repris du cœur, et se levant et saluant :

— Eh bien ! oui, s’écria-t-il, puisque c’est dit…

Mais le docteur s’était levé également, superbe d’étonnement princier, d’indignation contenue et de froid mépris, et sans même consulter Marianne du regard :

— De la part de M. Pierre, dit-il, rien ne m’étonne plus ; mais ce qui m’étonne, c’est que vous, maître Démier, vous ayez pu vous laisser, berner par votre fils au point d’engager vos cheveux blancs dans une pareille aventure, dans une si pitoyable plaisanterie !…

— Mon oncle, s’écria Marianne, c’est moi qui dois…

Mais sa voix fut couverte par celle de maître Démier.

— Une plaisanterie ? répéta-t-il.

Et le rouge de la colère, lui montant au visage, vint renforcer celui de l’émotion première qui baissait.

— Qu’appelez-vous mes cheveux blancs ? cria-t-il. Est-ce que nous sommes des gens méprisables ? Vous n’êtes pas forcés de vouloir ce mariage, mais vous devez nous recevoir poliment, nom de Dieu ! ou bien… Il frappa du poing sur sa chaise, qui en gémit.

— Grand Dieu ! s’écria Mme Brou, Marianne ! sonnez le domestique, je vous prie. Qu’il mette ces gens à la porte. C’est une abomination !

— À la porte ! reprit le charpentier, à la porte ! nous autres ! Ah ! c’est vous qui parlez comme ça, mamzelle Chouron ? Dites donc, si j manié la hache, vot’père portait des sabots, à ce qu’il me semble, et vot’ mère la bride, que ma femme n’a jamais portée ! Ah ! c’est comme ça que vous prenez la chose ? Dirait-on pas que vous êtes sortie de la cuisse de Jupiter ? Eh ben ! puisque c’est ainsi, j’avais perdu ma langue tout à l’heure ; mais à présent j’en dirai long. C’est-il parce que vous avez marié vot’ fille avec un ramolli qui se fiche un de de contrebande que vous êtes si fiers ? ou ben parce que vot’fils a fait là-bas un tas de bêtises, au lieu d’étudier. Il est docteur, mon fils, et le vôtre ne l’est pas. Je sais que nous ne sommes pas riches ; mais nous ne faisons pas de manigances, nous autres, pour le devenir, et c’est en tout bien, tout honneur et tout franchement que nous sommes venus vous dire : Voilà : notre fils aime votre nièce. Voulez-vous, oui, ou non ? Vous avez, comme je dis, le droit de dire non, mais pas de nous insulter, parce que pour l’honnêteté, là, je ne dis que ça, on vous vaut, allez !

Pendant cette sortie, Mme Démier s’attachait à son mari pour obtenir son silence, et Marianne, éperdue, saisissait les mains de docteur, qui allait sonner :

— Non, mon oncle, je vous en supplie ! Il ne faut pas de public ici ! C’est une réponse calme que je dois…

— En effet, dit le docteur. Eh bien ! cette réponse calme, je la ferai.

Et se tournant vers maître Démier, qui venait de fermer la bouche.

— Monsieur, dit-il froidement, ma nièce et moi vous remercions de l’honneur que vous nous faîtes, mais nous ne pouvons l’accepter ; Mlle Aimont a un autre engagement.

— Pardon ! mon oncle, dit la jeune fille d’une voix émue mais vibrante, vous ne m’avez pas consultée ; puisque je suis majeure aujourd’hui, permettez-moi de répondre moi-même, et, si ma réponse est contraire à la vôtre, veuillez me le pardonner, car il s’agit du bonheur de ma vie : j’aime aussi M. Pierre Démier et je consens à être sa femme.

— Elle est folle ! s’écria Mme Brou en levant les bras au ciel.

Et, si l’argument n’était pas nouveau dans sa bouche, du moins jamais il n’avait été aussi convaincu.

Le docteur était resté pétrifié ; en ce moment il voyait l’abime creusé entre lui et sa pupille et n’espérait plus. Devant cette jeune fille à l’air doux, à la voix tremblante d’émotion, qui acceptait sans hésiter une telle alliance, et à l’instigation de laquelle sans doute cette démarche avait eu lieu ; devant cette Bretonne aux traits fins, aux cheveux dorés, qui depuis plus de deux mois, au milieu d’obsessions constantes, n’avait pas dit un mot qui put faire prévoir sa résolution, mais n’en avait pas dévié ; il sentait que toute représentation, tout effort nouveau, étaient inutiles. Aussi, accablé de douleur de voir cette riche proie lui échapper, ne chercha-t-il pas à contenir sa colère.

— Si telle est votre immuable résolution, mademoiselle, dit-il, et que ce soit là le fruit des leçons que nous vous avons données, des sentiments de respect pour vous-même et de convenance que nous avons cherché à vous inspirer…

— De convenance ! exclama M Brou, en levant la main vers son époux, jamais jamais je n’ai pu réussir l… mais une pareille fin, grand Dieu !

Elle se voilà le visage et M. Brou poursuivit :

— Si tel est ce résultat, nous n’avons plus évidemment aucun motif pour continuer des soins aussi infructueux.

— Vous me chassez, monsieur s’écria Marianne.

— Je respecte trop ma maison et la présence de ma fille, qui va bientôt y rentrer, pour y loger une jeune personne qui prétend déshonorer par les pires excentricités le nom qu’elle porte ; je n’y abriterai jamais non plus la future épouse de M. Pierre Démier, le lâche insulteur de mon fils !

— Comment ? lache ! s’écria le charpentier en levant le poing sur la tête du docteur ; tu en as menti, misérable.

— Faut-il envoyer chercher la police dit le docteur, pâle de rage, en se précipitant sur la sonnette.

Marianne prit le bras de Mme Démier.

— Vous avez prononcé des paroles, monsieur, dit-elle au docteur, qui m’interdisent de me séparer de vous comme j’aurais voulu le faire. Je ne puis plus insister : tout est fini.

Et se tournant vers le charpentier et sa femme :

— Mon père, ma mère, dit-elle d’une voix touchante, voulez-vous dès à présent me recevoir chez vous ?

— Oh ! chère bénédiction de mon Pierre ! murmura pour toute réponse la bonne mère en serrant le bras de Marianne.

Et maître Démier répondit avec dignité :

— Certainement, ma bru, ça aurait été mieux et plus convenable, comme ils disent, autrement. Mais puisque les autres ne font pas leur devoir, nous ferons le nôtre. Venez, ma chère demoiselle, nous serons bien heureux de vous recevoir.

— On le croit sans peine, lui lança le docteur comme une flèche, au moment où le charpentier, suivant sa femme et Marianne, lui tournait le dos.

— Taisez-vous, lui cria maître Démier en se retournant brusquement, nous n’avons pas fait de manigances, nous autres ; mais, pour dire le vrai, ça ne vous a pas réussi.

Cinq minutes après, Pierre, étourdi de bonheur, voyait Marianne franchir le seuil de sa maison.

Le docteur et sa femme restaient en place l’un et l’autre, furieux et ahuris. Mme Brou, plus suffoquée que jamais, levait de temps en temps les bras au ciel et ne pouvait que répéter cette exclamation :

— Ce n’est pas possible ! non, ce n’est pas possible !

Ce ne l’était que trop. Le docteur n’en doutait pas ; aussi restait-il vert de rage, de stupéfaction et de douleur devant cette ruine d’espérances si longtemps, caressées, et qui même avalent compté comme certitudes.

Les bras de Mme Brou se levèrent de nouveau :

— Et puis un scandale pareil, gémit-elle ; une fille de notre maison !

À ce moment, un équipage s’arrêta devant la porte, en face de la fenêtre. Les deux époux regardèrent : c’était la voiture de Mme la préfète, et on la vit bientôt en descendre elle-même, soutenue par son neveu. Mme Brou, étonnée, regarda la pendule ; il n’était que midi quarante minutes.

— À cette heure-là ? dit-elle ; c’est bien étonnant !

Oui, répondit le docteur ; il y a quelque chose…

Il toussa pour rendre sa voix moins caverneuse, et tous deux, poussés par l’instinct des gens du monde, parvinrent en une minute à rendre aux muscles de leur visage un calme apparent. Ce n’était pas qu’ils prétendissent cacher un événement désormais public, mais il ne faut se montrer aux gens qu’en bonne tenue.

Louison, un instant après, vint annoncer que Mme la préfète et M. Fauque étaient au salon, et que Mme la préfète, avait demandé si monsieur était à la maison. Évidemment il s’agissait de quelque chose. Raison de plus pour attendre et se composer un peu. Quand M. et Mme Brou entrèrent au salon, ils avaient un sourire — un peu pale peut-être, — mais enfin un sourire aux lèvres.

On échangea de vifs compliments ; jamais Mme la préfète n’avait été plus gracieuse et plus expansive. Horace Fauque, ganté de blanc, avait l’air presque solennel. On demanda des nouvelles de Mlle Aimont.

Elle se porte fort bien, répondit amèrement Mme Brou.

Avec des soins tels que ceux du docteur et les votres, chère, madame, elle vous doit beaucoup ; mais aussi c’est une admirable personne et qui fait de grands ravages dans les cœurs. Tenez, il faut bien que je vous dise le but de cette visite matinale : je résistait depuis longtemps aux prières de mon neveu, qui est passionnément épris de Mlle Marianne, parce que j’avais entendu dire que vous aviez vous-mêmes des projets sur elle, bien que vous n’ayiez jamais confié, ce secret à notre vieille amitié. Mais enfin on m’a affirmé le contraire, et, comme il ne faut pas d’ailleurs se fier aux commérages, nous avons pris le parti de nous adresser à vous-mêmes pour être éclairés. Je viens donc demander pour mon neveu la main de Mlle Aimont.

— Je ne puis, madame, monsieur, répondit le docteur en s’inclinant, que vous remercier de l’honneur que vous vouliez faire à notre famille et vous exprimer combien, ma femme et moi, nous aurions été heureux de votre alliance. Mais la main de celle qui fut, hélas ! ma pupille, n’est plus en ma possession…

— Allez la demander à maître Démier, le charpentier d’à côté ! s’écria Mme Brou, chez qui cette fois-là — et ce fut, dit-on, la seule — la passion brusqua les convenances.

La préfète en fut abasourdie.

— Quoi ! dit-elle, qu’est-ce que c’est ?

Et alors l’histoire, l’épouvantable histoire, fut racontée par les deux époux, saisissant la parole l’un après l’autre, méthodiquement, par le docteur, exclamativement par Mme Brou ; et bientôt les exclamations et les gestes de Mme la préfète et de M. Fauque se joignirent aux leurs, et ce fut un concert d’exclamations de surprise, d’horreur, d’indignation, accompagné des interjections les plus vives et de la mimique la plus expressive, une explosion enfin et un tableau de tous ces sentiments dont il faut renoncer à reproduire l’éloquence.

— Je ne nierai pas, dit enfin le docteur, qu’il n’ait autrefois existé un projet d’alliance entre Mlle Aimont et mon fils ; mais depuis que nous avions pu reconnaitre le caractère indiscipliné, fantasque, et les idées extravagantes de cette jeune personne, nous y avions renoncé. Peut-être, placé entre mon devoir de tuteur et mes devoirs d’ami, n’aurais-je pas osé vous avertir. Il faut donc remercier le ciel que cette fugue ait eu lieu, avant que celle malheureuse jeune fille ait pu être ébranlée dans ses étranges projets par l’honneur de votre alliance.

Et tout le monde remercia le ciel, sans que chacun laissât percer autrement que par l’aigreur de sa voix l’âpre déception, les regrets furieux qui lui déchiraient l’âme.

Puis Mme la préfète prit congé de Mme Brou en l’embrassant et du docteur avec toutes sortes de condoléances et de compliments, et remonta dans sa voiture avec son neveu. Au fond des regrets de la bonne dame, se trouvait une consolation, celle d’être en possession d’une nouvelle extraordinaire qu’elle pouvait annoncer à tout le monde. Aussi donna-t-elle ordre au cocher de conduire chez Mme Tourlot. Mais, quant au bel Horace Fauque, chez lui l’amertume de la déception ne laissait place à aucun autre sentiment, et il ne put s’empêcher de s’écrier, en se frappant le front avec désespoir, dès qu’il fut assis près de sa tante :

— N’avoir tant travaillé que pour ce croquant !

La rumeur publique à Poitiers autour d’un fait si étrange fut inénarrable ; il y aurait des volumes à remplir des suppositions qui furent faites et des propos tenus sur un choix aussi renversant, que rendait encore plus singulier le fait de l’habitation de la riche Mlle Aimont chez le charpentier, son futur beau-père, dans la rustique maison des Démier. En fin de compte, ce furent la révolution et le progrès des mauvaises doctrines qui en demeurèrent responsables, d’autant plus que le mariage ne se fit point à l’église, scandale si rare dans la ville de sainte Radegonde, qui fut peut-être le premier. Il y a des dévotes poitevines qui se signent encore au nom de Mlle Aimont.

Avant ce mariage, un fait confirma les dires de ceux qui déclaraient atteinte d’un peu de folie la fiancée de Pierre Démier : ce fut l’arrivée d’une jeune personne de Paris, qu’on découvrit être une fille de mauvaises mœurs, et à qui Mlle Aimont fit donation, par-devant notaire, d’une somme de cent mille francs. Cette fille, que Mlle Aimont appelait sa sœur et à qui elle enseignait la musique, fut la seule femme, avec Mme Démier, qui assista au mariage.

Les Brou se chargèrent d’enlever tout remords à leur sujet à Marianne en lui envoyant, à titre de réclamation, une liste de dépenses faites par elle en dehors de sa pension, et où se trouvaient portés jusqu’aux bouquets qui lui avaient été offerts par Albert ou par M. Brou. Le livre de comptes du docteur a toujours été des mieux tenus.

Albert se félicite maintenant de n’avoir pas épousé sa cousine, et dit en frisant sa moustache, d’un air plein du sentiment de sa dignité : Je l’ai échappé belle !

Emmeline seule, bien qu’elle renie très-haut sa cousine en public, la regrette au fond ; car Marianne était une amie précieuse, et par exemple elle n’eût pas manqué d’ajouter un brillant cadeau à la jolie layette qu’Emmeline brode en ce moment. Que les gentillesses passées de M. Beaujeu aient nécessité d’autres layettes et que ces layettes aient manqué, c’est là le moindre souci d’Emmeline. Elle ne songe qu’à entourer de soins et d’éclat cet héritier de la famille, qu’elle a mis déjà, tout enveloppé de dentelles blanches, dans sa calèche bleue, aux bras d’une belle nourrice, couverte de rubans. Regardant plus loin, elle rêve aussi pour lui les plus grands succès dans le monde et les plus hautes dignités dans l’État.

— Oui, c’est dommage que Marianne n’ait pas voulu profiter de sa belle situation. Elle était bonne et généreuse, et Emmeline l’eût aimée pour belle-sœur bien plus que cette autre héritière, égoïste et prétentieuse, qu’Albert a épousée, et qu’avec son mari, en petit comité, elle traite de pimbêche. Mais M. de Beaujeu, qui, sur le chapitre des neveux et des convenances, est très-sévère, a défendu à sa femme toute communication avec son extravagante cousine. Emmeline obéit à son mari.

Pierre et Marianne sont allés se fixer à Trégarvan, où Pierre est déjà adoré de tout le canton, autant que la chère demoiselle, comme ces Bretons appellent encore la fille de Jacques Aimont. Une autre personne, qui vit avec eux et passe pour être la sœur de Pierre, est aussi très-bonne et très-aimée ; c’est Fauvette. Elle est encore un peu mélancolique et secoue la tête quand on lui parle de mariage. Une passion nouvelle occupe son cœur pour le bel enfant de Marianne, qui déjà balbutie le mot de petite tante, et elle répète qu’elle ne veut point d’autre amour. Cependant, Pierre espère lui faire épouser un jeune homme de ses amis, qui vient quelquefois à Trégarvan, et que la douceur et la beauté de Fauvette ont touché depuis longtemps ; car il l’avait déjà remarquée à Paris.

L’amour de Pierre et de Marianne s’est accru par la vie commune, et sans doute aussi par le bien qu’ils font ensemble. Ils ne se bornent pas à soigner les malades et à soulager les pauvres ; ils s’attachent avec plus de passion encore à éclairer les esprits. Déjà ils ont fondé plusieurs écoles gratuites sur un plan nouveau, et l’on dispose les bâtiments vides du château pour y établir un asile d’enfants abandonnés, qui partageront avec le petit Jacques les soins et les enseignements

de M. et Mme Démier.

FIN DE MARIANNE.