Marianne (Léo)/7

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Bureaux du Siècle (p. 207-213).


VII

La ville de Poitiers est bâtie sur une colline en forme de promontoire, et aplatie au sommet, qu’entourent deux rivièrès, le Clain et la Boivre, profondément encaissées entre des coteaux abruptes, hérissés la plupart de rocs nus, noirs et sourcilleux, qui surplombent de fertiles prairies : À part les vieux et beaux monuments que lui a laissés le catholicisme des premiers siècles, et celui du xe et xiiie siècle, son vieux palais des comtes, et sa vaste promenade de Blossac, Poitiers est un grand village mal bâti, aux maisons basses, la plupart accompagnées de jardins ; aux rues étroites, mal pavées, silencieuses, qu’assoupissent encore les longues murailles de plusieurs couvents. La cité gauloise n’est plus représentée, — si toutefois ce témoin n’est pas celui d’un autre âge, — que par un dolmen dans la campagne ; la cité romaine, que par des arènes ruinées.

Çà et là, dans cet ensemble roman, gothique et vieillot, l’époque moderne a posé quelques maisons neuves, une vaste et dispendieuse préfecture. Mais le vieil esprit que recèle la pierre, depuis le tombeau de la femme de Clovis, où se font annuellement des miracles, jusqu’aux portes tracées par les huguenots, qui ont aussi leur légende miraculeuse, cet esprit catholique et aristocratique est resté l’atmosphère de la ville ; il y a des classes, d’ailleurs entièrement séparées ; une aristocratie légitimiste, encore puissante par sa fortune et son prestige, la vieille bourgeoisie de souche poitevine et la classe ouvrière indigène. Chacun de ces mondes-là vit à part des autres, sauf le monde ouvrier, qui hante les deux avec un mélange de haine et d’amour ; mais on n’en sait pas moins réciproquement tout ce qui se passe ; on cause surtout, dans le monde bourgeois, des événements qui ont lieu dans la famille de M. le marquis de X… ou de Mme la baronne Y… ; on s’attendrit sur les malheurs ; on fouille les vices et les ridicules, tout cela avec une égale complaisance ; car tout cela établit ou rétablit l’égalité ; on ne dédaignera pas non plus de s’intéresser aux familles ouvrières méritantes ; on les estime, on les choiera même, pourvu qu’elles sachent rester à leur place, être zélées, dévouées au besoin, et qu’elles sachent apprécier la condescendance.

En dépit de la morgue et des commérages, règne entre ces trois mondes une sorte de fraternité de secte. L’église, le confessionnal et le couvent les rassemblent, et malgré leurs différences, ils se retrouvent tous dévots et Poitevins contre l’ennemi commun, c’est-à-dire ce qui, forme ou fond, tient au progrès ou, pour parler plus justement, au moderne. Les vrais commérages, ceux qu’envenime la dévotion haineuse, les bons coups de dents, les flèches les mieux aiguisées, sont réservés pour les hérétiques, parpaillots et fils du siècle, qu’on appelle la colonie, autrement dit les fonctionnaires de passage envoyés par l’autorité, depuis le préfet, en passant par le membre du parquet, et l’employé des finances, jusqu’au lieutenant de garnison. Cette catégorie a beau représenter le pouvoir, fréquenter l’église et contribuer à l’ornement de la ville, elle n’en vient pas moins d’on ne sait où ; elle n’en a pas moins des manières plus dégagées, un ton moins lourd, des allures hétérodoxés. Elle sent le fagot, et avec elle ceux des Poitevins qui la fréquentent. C’est donc une bonne proie pour l’oisiveté des esprits, et on peut la déchirer à loisir. On ne voit pas ces gens-là, mais on les connaît, on les épie, on sait par les bonnes les détails privés de leur existence, et des yeux et des langues braqués derrière les vitres les assassinent au passage.

Il y a cependant un certain groupe de fonctionnaires de l’État qui, bien qu’étrangers, sont à bras ouverts acceptés par les membres de la cité. C’est l’évêque et son clergé, avec les révérends pères que l’ordre des jésuites et celui des dominicains entretiennent dans la ville. C’est qu’ils sont, ceux-là, les citoyens de la vraie, de la grande cité, les fils de la Rome céleste et papale ; ils n’apportent point un autre air et d’autres coutumes ; ils parlent la langue natale, et l’on s’entend avec eux à demi-mot.

Pourtant l’harmonie ne règne pas dans ce monde ultramontain ; il existe au contraire, entre les deux chapelles rivales des dominicains et des jésuites, une lutte sourde mais profonde, lutte grosse d’ambitions cléricales, de vanités pieuses, d’intrigues dévotes, et qui partage naturellement le troupeau. Telle famille tient pour les bons pères jésuites ; telle autre, pour les saints pères dominicains. Le clergé métropolitain s’indigne de voir, son prestige : éclipsé par celui des pères noirs ou blancs, et chacun des souverains en calotte qui gouverne chacune des nombreuses paroisses de Poitiers voit avec douleur passer la plupart de ses ouailles sous celle domination étrangère.

On ne vit à Poitiers ni de politique ni de science, — à part quelques archéologues, — ni d’art, ni de littérature, ni de plaisirs mondains ; on y vit de haine contre l’esprit nouveau et de préférences entre des soutanes.

Sous l’Empire, c’est-à-dire à l’époque de cette histoire, il n’existait dans le départe ment de la Vienne que deux journaux l’un, celui de la préfecture, et l’autre, celui de l’évêché, Et c’était merveille de voir comme, au fond, ces deux nobles organes s’entendaient sur les bons principes et répandaient avec ensemble, parmi les populations du département l’amour du trône et de l’autel ; la sainte fureur contre les, brigands, pillards, assassins, et autres démocrates, qui osaient attaquer ces bases sacrées de l’ordre social, et de bonnes petites calomnies qui devaient servir à faire connaitre ces monstres aux petits bourgeois, aux femmes dévotes et aux bons paysans épouvantés.

Les Brou, de bonne famille poitevine, avaient le tort de sacrifier à Baal et de voir la colonie, sans que leur position les y obligeât absolument comme les Turquois, par exemple. Cependant la réputation du docteur, devenue officielle par la croix qu’il portait, rendait la chose excusable. Ils n’en voyaient pas moins, outre leur parenté, un noyau de vieille bourgeosie, qui se réunissait chez eux dans l’intimité des petites soirées, et s’y heurtait quelquefois, mais rarement, jamais sans un vif intérêt de curiosité maligne, avec les autres intimes appartenant à la colonie. Le divertissement habituel de ces soirées était le boston pour les personnes âgées, et le trente-un pour les jeunes gens. L’hiver précédent, le deuil de Marianne tu lavait permis d’échapper à ces plaisirs, elle se retirait alors dans sa chambre. Mais désormais cela ne lui était plus permis, et peu de temps après le départ d’Albert, les petites soirées recommencèrent. Il y venait l’oncle de Mme Brou, le chanoine, assisté quelquefois d’un jeune abbé ; un chef de bataillon en retraite, parent de M. Brou ; trois douairières pourvues de deux nièces, d’une petite-fille et d’un carlin, deux vieilles filles, un vieux garçon ; la nièce de M. Brou, mariée à un professeur, et ses deux enfants ; un jeune médecin qui recherchait la faveur de M. Brou et celle d’Emmeline ; un cousin, clerc de notaire ; un propriétaire campagnard et sa femme, qui venaient produire leurs filles dans le monde ; la famille Turquois et quelques autres.

À la table de boston retentissaient les mots de cœur ! carreau, je passe, atout, etc. Les cartes se battaient et se distribuaient. La douairière disait un mot au carlin, qui lui répondait par un bâillement ; le professeur lançait une citation latine ou française, toujours classique ; le chanoine ou l’abbé ripostait ; le chef de bataillon ne disait rien, il jouait avec discipline et stratégie, Le propriétaire prenait des renseignements sur les hommes à marier, sa femme tricotait ; l’une des vieilles filles était dominicaine et l’autre jésuitesse, elles échangeaient parfois des mots acidulés ; les autres douairières parlaient de choses d’église ; le vieux garçon passait pour un esprit fort, parce qu’il lançait quelques pointes au travers des démêlés cléricaux, en protestant de son respect pour la religion. La nièce de M. Brou aidait sa tante à faire les honneurs, c’est-à-dire à faire servir des sirops à un moment donné et à boucher les lacunes de la conversation, entre deux parties, par des observations d’une parfaite insignifiance. Parfois on abordait le scandale du jour, en baissant la voix, pour n’être pas entendu de la jeune table ; ou bien l’on déchirait à toutes mâchoires les amis des Brou, ceux de la colonie qui n’étaient pas là. Mme Turquois était une femme paisible et distinguée, qui avait l’air de dire des choses charmantes en ne disant rien. Elle regardait de temps en temps Marianne, de l’air dont un chat bien élevé regarde un rôti succulent, puis elle couvait d’un regard maternel son fils et ses filles ; et soupirait doucement en agitant les aiguilles de bois de son tricot.

Quelquefois, entre les hommes et les femmes restés en dehors du jeu, la conversation se partageait en s’animant, et l’on entendait, de part et d’autre, retentir des phrases comme celle-ci :

— Une cuisson de dix minutes, madame, pas davantage !

— Vous croyez ? Pourtant quatre ou cinq minutes de plus, il me semble… du moins c’est mon petit avis, la conservation serait plus sûre.

— Non, madame, ne le croyez pas ; dix minutes suffisent. La saveur est plus fine, l’éclat plus beau. Voyez-vous, j’ai confiance dans la personne qui m’a donné cette recette autant qu’en mon confesseur.

— Ah ! mesdames, comme le Père Magnan prêche à ravir ; en sortant, j’en étais tout remuée.

— Il y avait des gens qui pleuraient.

— Qu’a-t-il dit ?

— Quoi vous n’y étiez pas ? Il prêchait sur l’immaculée-conception. M. Milane m’a dit qu’on n’avait jamais rien entendu de plus profond sur ce sujet.

— C’est un si saint homme.

— Oui, et une si belle tête ! une onction !… Rien qu’à le voir ouvrir la bouche, on se sent touché.

— Il y avait là Mme Fredon, avec une robe de satin noir, Est-ce ridicule et sa grand’mère, la fripière, était encore là…

— Ne m’en parlez pas. Les choses d’aujourd’hui, c’est à faire dresser les cheveux. C’est comme la Girin, l’ancienne mercière. Euh ! quand je vois ça, la main m’en démange, et je voudrais les souffleter en leur criant : à la boutique ! à la boutique !

— Il y avait aussi Mme Touriot, la major. Vous ne devineriez jamais dans quelle toilette. Un corsage de laine rouge à la Garibaldi ! Dans une église, est-ce assez indécent ? Moi, je m’attendais à chaque instant que le bedeau allait la prier de sortir. Elle regardait aussi avec son lorgnon et faisait tourner la tête à tout le monde.

— Dame ! c’est son état, à ce qu’il paraît.

— Oh ! oh ! vous êtes méchante !

— Quand on est militaire, il faut bien avancer.

— Et du côté des hommes :

— L’anarchie règne en Espagne…

— Que voulez-vous ?… la loi de décadence des empires… L’Espagne a atteint son plus haut point de splendeur et de prospérité sous Charles-Quint, comme la France sous Louis XIV. On ne recommence pas le grand siècle. Nous ne pouvons plus que descendre, comme les preuves en sont trop claires et trop abondantes ; le réalisme, le socialisme, l’hydre révolutionnaire.

— Il est certain, messieurs, disait le propriétaire, que les bras sont maintenant à un prix exorbitant. Un journalier vous demande 1 fr. 50 c. l’hiver et jusqu’à 3 fr. dans l’été. On ne peut plus vivre.

— Messieurs, quand j’étais petit, un beau poulet se payait dix sous ; un bon domestique de ferme, 40 à 50 francs à l’année, et il ne voyait de lard sur son assiette que le jour de Pâques. Au train où nous allons, il faut compter avant peu sur la fin du monde.

— Hum ! observait le docteur, cependant la population a crû de moitié depuis ce temps-là.

— Justement ; comment voulez-vous faire ? C’est une bonne guerre dont on aurait besoin.

— Il ne manque pas de gens à notre époque à qui un peu de plomb dans la tête ne siérait pas mal, etc. etc.

On faisait aussi des calembours et l’on se passait les rébus du journal de modes.

À la table de trente-un on riait beaucoup, surtout celles des jeune filles qui avaient de belles dents ou un joli cou, qu’elles renversaient avec grâce. M. Brou, Mme Brou, ou leur nièce Mme Tarquois, y présidaient tour à tour. Les jeunes gens faisaient assaut d’esprit. Alfred Turquois tournait autour de Marianne, et s’épuisait à dire des choses aimables en jetant de temps en temps dans la glace un coup d’œil furtif ; Emmeline déployait une gaieté folle en marquant ses points, et l’on refaisait à l’usage des jeunes gens l’éternel proverbe de malheureux au jeu, heureux en amour. Ceci faisait baisser les yeux à Mlles Turquois, qui n’avaient d’autre interlocuteur que l’abbé, d’ailleurs fort sémillant et qui s’efforçait évidemment de prouver qu’un ecclésiastique pouvait être aimable, même un peu mondain, sans manquer aux commandements de l’Église. Le jeune médecin, le clerc de notaire, s’empressaient auprès d’Emmeline, tout en regardant du coin de l’œil, avec des airs pensifs, l’héritère des Brou ; mais elle était si passive et si rêveuse, si distraite parfois, que rien n’était moins encourageant. Elle marquait ses points, s’occupait d’une jeune enfant qu’elle avait placée près d’elle, et répondait laconiquement aux amabilités d’Alfred Turquois. De temps en temps, elle s’efforçait de sourire ; mais la pauvre enfant s’ennuyait horriblement, jusqu’à en éprouver des bâillements nerveux, qu’elle contenait à grand’peine. Habituée à s’occuper intelligemment, à se rendre compte de ce qu’elle faisait, douée d’un esprit actif et lucide, elle étouffait dans ce cercle lourd et stupéfiant. Aucune des paroles qu’elle entendait ne lui apportait l’impression d’un sentiment ou d’une idée, non pas que les personnes elles-mêmes fussent généralement privées d’idées ou de sentiment ; mais parce qu’elles étaient là chacune dans un rôle tracé d’avance, et ne se demandaient pas ce qu’elles pensaient, mais ce qu’elles devaient penser.

Au reste, à supposer qu’il y eût chez les jeunes certaines qualités natives comprimées, il ne devait rester chez les autres aucun vestige de quoi que ce fut de particulier. Tout ce monde-là était frappé au même coin d’inertie morale et de routine intellectuelle, et s’y complaisait. Les jeunes, évidemment, avaient pris le mot d’ordre comme un devoir sacré. Puis étaient-ils vraiment jeunes ? Il y ávalt fort à en douter. Ces figures-là, pour la plupart, étaient stéréotypées : elles reproduisaient des portraits de famille. La petite nièce était l’image vivante de la grande tante, la même sécheresse de lignes et d’expression, et la descendance, augmentée de l’éducation, n’avait fait qu’exagérer le type primitif.

Marianne espéra s’habituer à ces petites soirées, elle ne le put ; son malaise, au contraire, et son impatience, ne firent que croître. Il lui prenait par moments des envies de bâiller, de s’étirer, de crier, de s’enfuir, presque irrésistibles ; elle courait quelque-fois dans la salle à manger, ouvrait la fenêtre et s’exposait au froid pour se remettre les nerfs. Il y avait là un effet moral autant que physique, elle sentait peser sur elle une écrasante immobilité. Dans ce milieu catholico-bourgeois, l’ennemi, c’est le mouvement, Le retour du lundi, jour de ces réunions, était donc pour Marianne un objet d’effroi : Elle écrivait plaisamment à Albert que le goût qu’elle éprouvait pour le monde prenait des proportions inquiétantes.

Il n’en fut pas de même toutefois lorsqu’il s’agit d’aller au bal. D’abord la joie d’Emmeline et ses transports eussent suffi à prévenir favorablement sa compagne ; puis, là grace de son costume et la beauté nouvelle dont il la révélait, ne furent nullement indifférentes à la jeune fille. Elle y trouva le charme d’une artiste, et baissa doucement les yeux à se voir si belle. Tout bas, son cœur lui disait :

— Quel malheur qu’Albert ne soit pas là !

Elle garda ce sentiment tandis que la voiture les emportait vers la préfecture, et, fut une modeste fiancée, et non point une jeune fille avide d’hommages, qui entra dans la salle de bal au bras du Dr Brou.

Elle fit sensation ; on l’attendait ; elle était la curiosité du bal et bientôt elle en fut la reine. Sa toilette simple, toute blanche, lui donnait un charme délicieux de pureté, en harmonie avec sa taille et son visage. Elle portait sur une robe de dessus en satin blanc une robe de tulle, à tunique bordée dans l’ourlet d’un large ruban de salin blanc ; son corsage, plus décent que les autres, qui entourait ses épaules et cachait entièrement sa gorge, était rattaché par des bouquets de lilas blanc ; une branche pareille, retenue par un ruban de satin blanc, formait sa coiffure, d’un style grec charmant. La toilette d’Emmeline était pareille, mais l’échafaudage de cheveux, le type un peu vulgaire, et la vivacité composée de la fille de Mme Brou, donnaient à cette toilette un tout autre caractère. Emmeline, malgré sa légèreté, sentit cette nuit-là qu’il n’était pas de son intérêt de soutenir avec sa cousine un parallèle, et elle revint un peu boudeuse.

— Bon Dieu ! ma chère, quelle moisson d’hommages ! Il n’y en aura bientôt plus que pour toi seule, et nous allons toutes ne plus servir qu’à orner ton char. Eh bien tu t’es fort amusée, je l’ai bien vu, toi qui faisais tant la dégoûtée. Ce que c’est que d’être vaniteuse, sans qu’on veuille en avoir l’air !

Il y avait l’épine de la jalousie sous ces paroles, et Marianne en fut troublée, sans bien comprendre pourquoi. Oui, elle s’était amusée. Là, on glissait, on dansait ; les visages souriaient, comme les lumières et les fleurs. C’était charmant. Puis il n’y a point de femme, — et les hommes, pour ce qu’il y a d’analogue, éprouvent le même sentiment — qui ne jouisse, au moins dans les premiers temps, d’être admirée. Elle n’avait rien vu de tout ce qui l’entourait, que la surface ; les regards des hommes ne lui avaient paru que ce qu’ils voulaient paraitre : doux, flatteurs et respectueux. Des voix insinuantes, et qui se faisaient harmonieuses pour oser bruire à son oreille, lui avaient fait entendre l’accent de l’amour sans en prononcer le nom ; mais elle avait souri de tout cela, sachant bien qu’on n’aime pas si vite, prenant ces choses comme une partie de la musique du bal. Elle-même, elle avait bien vu que sa beauté était une harmonie et ne trouvait pas étonnant qu’on l’admirât. Quel bonheur d’avoir à donner à Albert plus qu’elle n’avait cru d’abord ! de partager avec lui l’encens qu’on brûlait pour elle !

Mais Mme Brou commençait à être fort partagée ; elle s’était enorgueillie jusque là des perfections de Marianne, puisque Marianne, à ses yeux, faisait en quelque sorte, partie d’Albert. Mais pourtant il était dur de voir sa fille à elle, sa propre fille, éclipsée par cette étrangère. Là, tout à côté d’Emmeline, on ne voyait que Marianne, on ne s’empressait que pour elle. Elle avait dû refuser dix invitations, tandis qu’Emmeline était restée une fois sur sa chaise. Cela était mortifiant. Affaire de nouveauté : le monde est si bête ! Certes, Emmeline était bien jolie, et même cette toilette lui allait mieux qu’à Marianne, oui vraiment ! Elle était si fraiche et avait tant de gentillesse !… Ah ! mais, voilà… Emmeline n’a pas quatre cents et quelques mille francs à donner à un mari…

Cette réflexion rejetait Mme Brou dans toutes ses craintes. Certainement c’était à la fortune de Marianne que tous ces gens en voulaient, et le neveu de la préfète… elle avait fort bien vu… Il y avait quelque chose là-dessous ! Un garçon si dangereux… et cette petite pouvait fort bien avoir la tête tournée de tout cela !…

Le lendemain de ce bal fut, comme beaucoup d’autres lendemains de fête, sombre et maussade. Emmeline tournait à l’aigre, Mme Brou était d’une douceur encore plus acide. Le docteur seul, plus galant que jamais, semblait savoir gré à sa pupille des hommages qu’elle avait reçus. Sa présence et sa conversation aux repas consolait un peu Marianne, qui, depuis le départ d’Albert, se sentait bien seule avec ces deux femmes, dont l’une était aussi roide que l’autre était insinuante et brouillon ; mais qui s’entendaient parfaitement pour lui offrir le même vide d’idées, la même fausseté de sentiments. Certes, elle s’efforçait de les aimer, mais elle n’y parvenait pas très-bien. La jeune fille, il est vrai, occupait ses meilleures heures à sa correspondance avec Albert, très-vive, très-active, et, en ces premiers jours, débordant de regrets, d’inhabitude de l’absence. Cependant un peu d’expansion parlée, vécue, avec ses semblables, est nécessaire aussi ; pour cela Marianne se plaisait bien plus avec Henriette, et comme sa toilette exigeait maintenant tant de soins, elle prenait l’ouvrière dans sa chambre des heures entières. Henriette, elle, pensait ce qu’elle disait ; elle avait un air rêveur qui en faisait imaginer plus encore ; elle était sensible, intelligente ; elle s’associait à votre pensée. À cause de Mme Brou, Marianne n’eut pas osé dire qu’elle eût volontiers fait son amie de cette jeune fille ; mais elle l’aimais et les réserves imposées, qui établissaient un mur entre elles, la gênaient.

Chez Henriette, du moins, il n’y avait aucune trace d’envie, de jalousie ; c’était une sorte de culte qu’elle avait pour Mlle Aimont. Elle l’admirait en toutes choses, le lui disant à elle-même si naïvement, que Marianne, confuse dans sa modestie, mais ne pouvant se fâcher, prenait le parti de sourire. Quand elle revit Henriette après le bal, déjà l’ouvrière savait quel succès avait eu Mlle Aimont et elle en était toute fière.

— Ah ! mademoiselle, allez, les autres femmes ne sont pas contentes de vous ; mais les jeunes gens, c’est autre chose. Il paraît que Mme la préfète voudrait vous faire épouser son grand coquin de neveu ? Oui, ça serait un joli cadeau, un monsieur qui aime toutes les femmes, qui n’a rien, et qui dépense comme un millionnaire. Vous auriez l’honneur de payer ses dettes. Il y a aussi le fils du colonel, qui allait disant à tout le monde : Je l’aime ! Celui-ci c’est un bébé, il n’a que dix-huit ans. Il vous fait des vers.

— Mais, Henriette, d’où savez-vous tout cela ?

— Ah ! voilà, mademoiselle. J’ai mon petit doigt qui me dit tout. Je sais bien des choses, allez, qui se passent où une pauvre fille comme moi ne va pas.

Elle finit par dire qu’elle était allée la veille en journée chez les Turquois, et qu’elle tenait la plupart de ces détails de M. Alfred.

— Pour celui-là, il vous admire bien aussi, mais honnêtement, et vous n’en aurez point d’ennui. C’est un si bon jeune homme ! Il est comme vous, tenez, pas méprisant. Il dit que tout le monde se vaut bien. Mais il n’y a que vous deux comme ça. Ce n’est pas sa mère ni ses sœurs qui pensent de même. Et pourtant ces demoiselles devraient être plus modestes et plus douces aux petites gens ; elles ne se marient pas parce qu’elles n’ont pas de fortune. Tout le monde n’est pas désintéressé. Un homme qui aime une femme rien que pour elle-même, c’est si rare, et ce n’est pas toujours le moyen d’être heureux !

Elle soupira profondément et s’absorba dans un silence plein de pensées en fixant dans le vague ses beaux yeux rêveurs. En la regardant, Marianne se dit :

— Comme elle serait jolie, elle aussi, dans une robe de bal !

Et la fantaisie la prit d’habiller ainsi Henriette, — elles étaient de la même taille à peu près ; — Henriette accepta l’idée avec un sourire. Elles procédèrent à la toilette et bientôt, habillée et coiffée par les soins de Marianne, la jeune ouvrière se trouva transformée en une gracieuse et brillante demoiselle.

En se voyant dans la glace de l’armoire, qui la reproduisait des pieds à la tête, Henriette jeta un cri d’admiration ; puis son front s’anima d’un rayon de fierté, et ses grands yeux noirs, à l’ordinaire si doux, étincelèrent.

— Ah ! vous voyez ? dit-elle. Eh bien ! qui donc dirait que je ne suis pas une demoiselle comme une autre ? Ne suis-je pas cent fois mieux qu’Ernestine et Léonie Turquois, qui me regardent de si haut ? Ah ! que je suis malheureuse de n’être pas née comme elles… Oh ! oui, je le suis !

Elle porta les mains à son visage avec un tel geste de désespoir, que Marianne, stupéfaite de ce résultat qu’elle n’avait pas prévu, regretta sa fantaisie. En même temps, elle fut saisie de l’idée qu’Henriette avait raison, que son sort était injuste. Elle vit d’un coup d’œil sa propre vie en regard de celle de cette pauvre fille, condamnée à travailler sans relâche, sans plaisir, sans compensation, et pourtant organisée, elle aussi, pour être aimée, admirée, pour goûter les joies de son âge. Qu’avait-elle fait pour que sa pauvre jeunesse lui fut ainsi volée ?

Cette idée-là, qui lui venait pour la première fois, tenait Marianne sous l’empire d’un saisissement douloureux. Que faire à cela ? que pouvait-on faire ? Un instant, elle pensa qu’elle pourrait après sa majorité donner une dot à Henriette. Bien, mais les autres ? Il y en a tant d’autres ainsi ! Oh ! que cela est triste et cruel… Et la jeune fille, accablée du poids de ces injustices, de ces douleurs, dont Henriette lui représentait au vif l’image, s’assit en pâlissant.

— Quoi qu’est-ce qu’il y a ? Je vous ai fâchée ? cria l’ouvrière en se jetant sur elle d’un air éperdu. J’ai dit des folies ! Pardonnez-moi. Je vous aime bien, je ne suis pas une ingrate. Je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine. Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?

— Rien ; vous n’avez rien dit que de vrai, et c’est justement cela qui m’a fait de la peine. C’est étrange, mais je n’avais pas encore pensé combien votre vie et celle des autres comme vous a peu de joies. Non, cela ne devrait pas être ainsi.

— Ah ! oui ! personne n’y pense en effet. Mais à quoi bon ce rêve ? Tenez, il faut que j’ôte cette parure ça me fait mal.

Elle détacha la ceinture, puis elle eut un mouvement contraire, la remit en frémissant, et revint devant la glace, où elle resta, les yeux fixes. Marianne, profondément triste, la regardait et songeait.

— Ah ! je voudrais seulement, murmura Henriette d’une voix basse, émue, je voudrais seulement qu’il me vit ainsi ?

— Qui ? démanda Marianne.

— Qui ?… répondit Henriette en tressaillant, oh ! personne ! Je dis que je voudrais qu’on me vit si belle. Mais les gens se moqueraient de moi. Et pourtant… qui sait ? pourquoi ce bonheur n’arriverait-il pas un jour ?

Elle semblait encore là-dessus avoir son idée à elle, et Marianne n’osa pas la lui demander.

Emmeline décidément n’était pas d’humeur aimable. Elle voulut, pour le prochain bal, celui de la générale, une robe rose : c’est le rose qui lui siéyait le mieux. Elle décida en outre que Marianne y serait en bleu. Marianne y consentit, tout en faisant cette observation :

— Mais tu voulais que nous fussions toujours habillées pareillement ?

— Moi, ma chère, je ne demande qu’à te voir belle, et je suis sûre que le bleu te va beaucoup mieux.

Emmeline alla plus loin ; elle voulut choisir elle-même la toilette de sa chère Marianne et prit une robe d’un bleu faux, avec une coiffure d’un gout douteux. Stupéfaite de cette surprise, Marianne, après un peu d’hésitation, déclara qu’elle ne pouvait porter ni la robe ni les fleurs.

— Comment ! s’écria Emmeline, tu me ferais cet affront ?

— Mais… je ne t’avais pas priée de choisir… Ta nuance me déplaît… puis cette guirlande est lourde et vieillotte. Qu’est-ce que cela te fait ? Les magasins changeront sans difficultés.

— Oui, quand tu leur auras dit que j’ai mauvais goût, que je ne sais pas ce que je fais ! C’est fort bien. Je ne m’attendais pas à pareille chose de ta part. Non, jamais !

— Je suis bien fâchée… pourtant… je t’assure que je ne puis pas me décider à porter cela…

— Parce que c’est moi qui l’ai choisi ? Bien ! bien ! tu es bien mon amie, va ; je suis maintenant fixée là-dessus.

— Comment peux-tu me faire une scène pour si peu de chose ?

— Si c’est peu de chose, pourquoi tiens-tu à changer ? Mais je le sais bien, c’est que tu liens à tes triomphes plus qu’à toute autre chose. On voulait avoir l’air de ne pas aimer le monde, et puis on ne pense plus qu’à la coquetterie. Tu m’ôtes une illusion, val…

En même temps, Emmeline éclata en sanglots à l’autre bout de la chambre, jeta l’ouvrage de tapisserie qu’elle avait entre les mains, et s’enfuit.

Étonnée d’une telle extravagance, Marianne fut sur le point de céder ; mais… en vérité, non ; elle n’en eut pas le courage. S’enlaidir ainsi ! paraître de mauvais goût… après avoir été si fêtée !… Non, son amour-propre ne put s’y décider, et, pour se donner une bonne raison, elle se dit même que si elle ne résistait pas dès la première fois à une prétention pareille, on la verrait sans doute se renouveler. Elle renvoya donc l’étoffe et la fleur. Emmeline en fut en colère et en larmes pour tout le jour et garda rancune à sa cousine. Le docteur gronda sa fille ; mais Mme Brou, tout en ayant l’air d’en faire autant, eut à l’égard de Marianne des insinuations perfides que la jeune fille sentit, et qui lui furent très-pénibles.

La brouille s’effaça, mais le charme était rompu. Désormais la belle entente des premiers temps, ces empressements, ces chatteries, et, du côté de Marianne, cette confiance attendrie, reconnaissante, tout cela perdit sa chaleur. Marianne sentit que sa tante et sa cousine avaient un intérêt différent du sien et des arrière-pensées qui lui étaient hostiles. Devenues jalouses et par conséquent malveillantes, Emmeline et Mme Brou s’occupèrent assurément de cacher ce sentiment ; mais elles s’occupèrent aussi de le satisfaire par ces observations aigres-douces, ces jeux de physionomie, ces interprétations faites ou souffertes, par cette critique sèvère, et ce plaisir de mordre, en un mot, qui constitue le fond de tant d’amitiés.

À vrai dire, Marianne manquait de dévouement. N’avait elle pas son fiancé, quand Emmeline cherchait encore le sien ? N’avait-elle pas assez de fortune, assez de beauté, pour pouvoir consentir à s’enlaidir un peu ? Elle voulait éclipser les autres et en être aimée ! C’était trop ambitieux et trop naïf.

Elle eut à ses pieds les jeunes gens les plus distingués de la ville. Elle écouta d’une oreille curieuse leurs compliments, leurs amabilités, leurs déclarations voilées. Elle y répondait en souriant, d’une façon légère et décourageante. Cependant, comme on savait bien que c’était elle qu’il fallait séduire, et qu’une demande au tuteur, c’est-à-dire au dragon chargé de défendre ce trésor, n’eut été qu’un pas de clerc, les prétendants audacieux allaient plus loin. Le beau neveu de la préfète, l’irrésistible vainqueur de plus d’une de ces dames de la société, affirmait-on, risqua l’aventure à la fin du carnaval. À lui, comme aux autres, sérieuse cette fois, Marianne répondit simplement :

— Je suis fiancée.

Cela fit scandale.

— Sont-ils arrivés, ces Brou, à s’emparer de l’esprit de cette jeune fille ! s’écriait-on.

— En vérité, c’est indigne !

— C’est infâme !

— Mais ce petit Albert n’est qu’un enfant, ce n’est pas là un mariage sérieux.

— Se dépêche-t-il au moins, d’étudier là-bas ?

— Il en est capable, et la chose en vaut la peine ; cependant il y a bien des étudiantes et de joyeux compagnons sur le chemin de l’école.

— Il ne peut, quoi qu’il fasse, revenir avant trois ans,

— Trois ans ! s’écria le bel Horace, le neveu de la préfète, qui ne se tenait pas pour battu. Trois ans ! Ah ça ! mais ces Brou sont étonnants ; ils sont donc capables de croire à tout ?

Le jeune Turquois ne faisait pas tant de bruit ; il soupirait doucement et avec mélancolie, cherchant à se faire comprendre, sans rien compromettre. Il avait un esprit insinuant, varié, qui rendait sa conversation agréable. Souvent il faisait sourire Marianne par un trait heureux ; mais lui, souriait à peine. Son regard tendre et voilé, ses soupirs, ses paroles discrètes, inachevées, tout disait en lui :

— Je suis homme à ne point guérir de cet amour que je n’ose vous dire.

Un matin, Marianne, sortie avec Henriette, le rencontra sur son chemin. Il rougit, salua d’un air embarrassé, et s’éloigna rapidement. Tournant la tête du côté d’Henriette, Marianne vit les joues de la jeune ouvrière couvertes du plus beau carmin.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Mais rien, mademoiselle… Avez-vous vu comme M. Alfred a eu l’air saisi de vous voir ? Il ne s’y attendait pas.

— Oui, il m’a semblé qu’il rougissait.

— Ah ! c’est un jeune homme si vrai, voyez-vous ; on voit tout ce qu’il pense sur sa figure. Il y en a bien peu comme celui-là.

— M’aimerait-il réellement ? se demanda Marianne.

Mais elle n’était pas fille à jaser de ces choses et garda pour elle cette pensée.