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Marianne (Sand, Holt, 1893)/VI

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 16-19).

VI

« Je m’ennuie absolument depuis une semaine. Mon ermitage ne réalise pas mon joli rêve. Je le voudrais moussu, garni de pampres et de clématite. Avant que tout ce que j’ai planté serve de tapisserie, je ne vois que mes murs d’un blanc criard avec leurs encadrements de briques trop neuves. Heureusement ma mère admire tout et se promet de vivre cent ans dans ce palais. Pauvre chère femme ! qu’elle y vive, qu’elle en soit fière, qu’elle s’y plaise ; je supporterai l’incommensurable ennui qui va peut-être m’y ronger !

« Je dis encore peut-être. — Qui sait ? J’ai cru longtemps qu’ayant tant de facultés pour l’aspiration et le regret, j’en aurais pour le renoncement et le calme ; mais l’équilibre est détruit, ou bien il ne s’est pas encore établi. Suis-je trop jeune ou trop vieux ? Suis-je un homme usé ou brisé ? Qu’importe si le résultat est le même ?

« Je suis plutôt un homme dévoré. Les bêtes sauvages m’ont mangé à demi, ce qui reste de mon cœur ne me sert plus qu’à sentir ce qui m’en manque.

« À quoi bon ces plaintes ? où vont ces vaines doléances ? qui s’y intéressera jamais ? Ma mère doit les ignorer ; quel autre cœur que le sien en ressentirait la blessure ?

« Marianne… Eh bien, quoi, Marianne ? Je pense à elle parce qu’elle est la seule personne qui, avec ma mère, constitue ma vie d’intimité ; mais il y a une trop grande distance entre nous pour que je l’associe à mes rêveries : différence d’âge, d’expérience, de réflexion.

« Elle a pourtant l’air de réfléchir, Marianne ! mais elle parle si peu ! Ses manières et sa physionomie n’ont jamais indiqué aucun besoin d’épanchement.

« Je la crois très-heureuse, elle ! Son caractère est d’une égalité surprenante. Sa santé, d’apparence si frêle et dont je me suis inquiété longtemps, est une santé à toute épreuve. Le froid, le chaud, la pluie, la neige, les longues courses, les veilles, rien ne l’altère. Elle a passé je ne sais combien de nuits au chevet des malades, à celui de mon père surtout. Ma mère était brisée de fatigue, Marianne était debout et impassible. Elle n’a pas beaucoup de sensibilité, elle ne pleurait pas de voir pleurer ma mère ; mais elle était toujours là et réussissait à la distraire. Elle est à coup sûr généreuse et bonne, courageuse et fidèle.

« Si j’avais dix ans de moins et cent mille francs de plus, j’aurais certainement aspiré à en faire la compagne de ma vie. Elle ne m’eût pas inspiré l’amour, je ne le crois pas du moins ; elle m’eût inspiré une haute estime, une confiance sans bornes, c’eût été bien assez pour être heureux… Non ! je ne serai jamais heureux dans ces conditions-là. J’ai aimé, j’ai aimé passionnément, sans espoir et sans expansion. L’amour est un délire, un enthousiasme, un rêve qui ne peut naître que d’un état de choses impossible et violent. Quand on a eu la joie et le désespoir de le ressentir, les unions sûres et paisibles n’ont plus ni charme ni vertu pour guérir ces brûlures profondes. Dès lors pourquoi faire le malheur d’une honnête et digne créature qui n’en peut mais ?

« Le malheur… Marianne serait-elle capable de souffrir du plus ou moins d’affection ?… Oui, si elle était capable d’aimer, mais il n’est pas probable qu’elle le soit. De quinze à vingt-cinq ans, la vie d’une femme subit l’orage des sens ou de l’imagination, et Marianne a traversé cette crise redoutable sans dire un mot, sans faire un pas pour s’y jeter ou s’y soustraire. C’est une âme froide ou forte ; à présent, elle est sauvée, elle a doublé le cap des tempêtes, elle s’est pétrifiée, elle a pris le goût et le pli de l’immobilité : bienfait négatif de la vie de campagne, telle que nous la menons ici, bonheur stupide et froid que j’ambitionne pour moi-même sans espoir de le trouver de sitôt.

« Ai-je donc encore dix ans à souffrir ainsi avant de me refroidir ? Si je demandais à Marianne le secret de sa victoire ? Elle ne me comprendrait pas ou ne voudrait pas me répondre ; elle me trouverait absurde de ne l’avoir pas devinée,… et je suis absurde en effet, car je ne la devine pas du tout.

« Le fait est que peu d’hommes sont capables de comprendre et de connaître les femmes. Généralement celles qui nous fascinent et se refusent restent des énigmes pour nous. Celles qui se livrent perdent tout prestige, et on ne se donne plus la peine de suivre les mouvements de leur âme quand on a épuisé l’enivrement des sens. Sous ce rapport, le mariage est un tombeau. Je m’applaudis d’être trop vieux et trop gueux pour m’y laisser prendre.

« M’est avis que je n’ai rien pensé qui vaille depuis un quart d’heure que j’écris. Je me relis sans me comprendre, je n’y peux deviner que l’aiguillon d’une sotte curiosité dont l’objet est Marianne. Je suis troublé et anxieux. Marianne est la sérénité en personne. De quel droit passe-t-elle devant moi comme un reproche et une ironie sans daigner deviner que je suis là, sans pressentir que je peux être malheureux ? Certainement elle n’est pas armée, comme je devrais l’être, de philosophie et d’expérience ; elle est une enfant auprès de moi, aucune lutte n’a éprouvé ses forces, aucune déception n’a flétri son esprit.

« Eh bien, mon Dieu ! c’est justement pour cela qu’elle est plus forte. Elle n’a rien perdu d’elle-même, elle n’a pas été mangée par les loups et les vautours : elle est intacte et vit de toute sa vie ; quelque peu intense que soit sa flamme intérieure, elle lui suffit, et ce qui m’en reste, à moi, ne sert plus qu’à me consumer. »