Marianne (Sand, Holt, 1893)/XI
XI
Ils avaient fini de dîner. Ils allaient au-devant de Marianne, qui approchait au petit galop cadencé de Suzon. Marianne sauta à terre sans presque la retenir. La docile bête s’arrêta court comme si elle eût deviné sa pensée, et la suivit au pas jusque devant le chalet, d’où, prenant à gauche, elle s’en alla seule à son gîte accoutumé, un petit coin de grange qu’elle connaissait bien et qu’elle partageait avec l’ânesse de la métairie.
Marianne avait pour tout costume d’amazone une veste-camisole de bazin blanc, un chapeau rond en paille de riz et une longue jupe rayée de bleu et de gris qu’elle relevait très-vite et très-gracieusement sur le côté au moyen d’une ceinture de cuir ad hoc. Elle portait ses cheveux courts et frisés, et cette coiffure de petite fille, ajoutée à sa taille fine et peu élevée, lui donnait toujours l’aspect d’une enfant de quatorze à quinze ans tout au plus. Son teint blanc mat, légèrement bistré autour des yeux et sur la nuque, n’était ni piqué ni marbré par le soleil. Ses traits étaient délicats, ses dents très-belles. Il ne lui manquait pour être jolie que d’avoir songé à l’être, ou de croire qu’elle pouvait le paraître.
— Eh bien, lui dit madame André en l’embrassant, nous savons ce qui t’amène, ma chère petite. Te voilà décidée au mariage.
— Non, madame André, répondit Marianne, je ne suis pas décidée encore.
— Si fait ; puisque tu veux voir le prétendant, tu es décidée à l’accepter s’il te convient.
— C’est là la question. La vue n’en coûte rien, comme disent les marchands. Consentez-vous à me l’amener dimanche ?
— Certainement, ma chère petite, je n’ai rien à te refuser.
— Je vous laisse traiter en liberté ce grave sujet de préoccupation, dit Pierre André en se dirigeant vers la prairie. Les femmes ont toujours, sur ce chapitre intéressant, de petits secrets à se confier… Je serais de trop.
— Non, mon parrain, répondit Marianne. Je n’ai pas le moindre secret à confier et je m’abstiens de toute préoccupation jusqu’au moment où, votre mère et vous, vous me direz ce que je dois penser du personnage.
— Oui-dà ! tu attendras notre opinion pour te décider ?
— Certainement.
— Je n’accepte pas une pareille responsabilité, reprit André sèchement ; je ne me connais pas en maris, et je crois que tu te moques de nous en feignant de ne pas t’y connaître.
— Et comment m’y connaîtrais-je ? dit Marianne en ouvrant ses grands yeux étonnés.
— Tu sais pourquoi tu as refusé ceux qu’on t’a offerts ? Donc tu sais ce que tu veux, et pourquoi tu accepteras celui-ci.
— Ou un autre ! reprit Marianne avec un demi-sourire. Ne vous en allez pas, mon parrain, j’ai quelque chose à vous demander.
— Ah ! ce n’est pas malheureux ! Voyons, tu veux savoir comment doit être le mari qui te convient ?
Ils s’assirent tous trois sur un banc, madame André au milieu.
— Non, répondit Marianne, vous ne le savez pas, car vous n’y avez jamais songé, ou vous ne me répondriez pas sérieusement, car vous ne vous intéressez pas beaucoup à mon avenir. Je veux vous demander une chose qui n’a qu’un rapport indirect avec le mariage. Je voudrais savoir si une fille dans ma position peut s’instruire sans quitter sa demeure et ses habitudes.
— Quelle singulière question elle me fait là ! dit Pierre en s’adressant à sa mère ; y comprenez-vous quelque chose ?
— Mais oui, je comprends, répondit madame André, et ce n’est pas la première fois que Marianne se tourmente de cette idée-là. Moi, je ne peux pas lui répondre. J’ai appris ce qu’on m’a enseigné étant jeune, c’est le nécessaire pour une pauvre bourgeoise de campagne ; mais cela ne va pas loin, et il y a beaucoup de choses dont je ne parle jamais parce que je n’y entends goutte. Tout l’esprit que peut montrer une femme dans ma position, c’est de ne pas faire de questions pour ne pas montrer à nu sa parfaite ignorance. Marianne ne se contente pas d’avoir du tact et de savoir ce qui est nécessaire à l’emploi de sa vie, elle voudrait savoir causer de tout avec les personnes instruites.
— Permettez, madame André, dit Marianne, je voudrais être instruite, non pas tant pour le plaisir des autres que pour le mien. Je vois, par exemple, que mon parrain est heureux de se promener tout seul des journées entières en pensant à tout ce qu’il sait, et je voudrais savoir s’il est plus heureux que moi qui me promène beaucoup aussi sans rien savoir et sans songer à rien.
— Tiens ! s’écria André surpris, voilà que tu mets justement le doigt sur une clef que je n’ai jamais su tourner pour découvrir le secret de la rêverie.
— Comment, mon parrain, vous vous êtes tourmenté de savoir s’il y avait quelque chose dans ma cervelle ?
— Mon Dieu, je ne dis pas cela pour toi précisément, ma chère enfant ; mais la question que tu me poses, je me la suis posée mille fois. En regardant l’air profondément méditatif de certains paysans, la joie exubérante de certains enfants, l’apparence de bonheur enivré des petits oiseaux ou le repos extatique des fleurs au clair de la lune, je me suis souvent dit : « La science des choses est-elle un bienfait, et ce qu’on donne à la réflexion n’enlève-t-il pas à la rêverie son plus grand charme ou à la sensation sa plus grande puissance ? » Pardon, je te parle en pédant, et la manière dont je m’exprime doit te sembler ridicule. Pour me résumer, je te jure que je n’ai pas trouvé de solution, et que je compterais beaucoup sur toi pour m’éclairer, si tu voulais prendre la peine de causer quelquefois avec nous d’autre chose que de la lessive ou du prix des volailles au marché.
— Je ne peux causer que de ce que je sais, mon parrain, et je ne connais pas les mots pour dire tout ce que je pense. Il me faudrait le temps de les chercher… Attendez ! je vais essayer !