Marianne (Sand, Holt, 1893)/XIV

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 44-47).

XIV

Philippe Gaucher eut la mauvaise fortune de déplaire souverainement à madame André. C’était pourtant un bon et honnête garçon, le cœur sur la main, l’âme ouverte comme sa physionomie ; mais madame André ne voulait pas qu’un homme se permît d’être plus beau que son fils, qui n’était cependant pas ce qu’on appelle en province un bel homme. Il n’avait ni larges épaules, ni barbe noire, ni teint coloré, ni poitrine bombée. Il était intéressant, intelligent et modeste ; sa figure, comme sa personne tout entière, respirait la distinction d’une nature de choix. Aussi sa mère, qui n’avait jamais vu le monde et qui n’eût su définir en quoi la distinction consiste, avait-elle un critérium certain dans ses moyens de comparaison. Elle fut choquée d’une certaine vulgarité qui filtrait pour ainsi dire à travers toutes les paroles, tous les gestes, toutes les attitudes de Philippe, et elle en conclut que ses idées et ses actions étaient les conséquences de son type. Elle ne manquait pas de cet esprit naturel et gouailleur qui est propre aux habitants du centre, aux femmes particulièrement. Elle le railla donc finement pendant tout le dîner, sans qu’il daignât s’en apercevoir. Il est vrai que, les devoirs de l’hospitalité passant chez elle avant tout, elle lui avait fait fort bon accueil et l’accablait de petits soins.

Philippe ayant appris que les André dînaient le lendemain chez mademoiselle Chevreuse et qu’on saisirait l’occasion pour le lui présenter, trouva ses affaires plus avancées qu’il n’y comptait, et ne manqua pas de dire qu’il avait une étoile propice tout au beau milieu du ciel.

— Laquelle est-ce ?… lui demanda malicieusement madame André.

— Je ne sais pas son nom, répondit-il gaîment, je ne connais pas l’astronomie ; mais, quand je regarde la plus grosse et la plus belle, je suis bien sûr que c’est la mienne. — Est-ce que vous ne croyez pas à l’influence des étoiles, ami Pierre ?

— Si fait ; j’y crois pour Napoléon et pour vous. Si les simples mortels comme moi ont le patronage d’un astre, le mien est si petit et si haut perché, que je n’ai jamais pu l’apercevoir.

Philippe avait prolongé la soirée d’une façon inusitée à Dolmor, sans se douter que la vieille dame se couchait à neuf heures. Pierre, voyant la pendule marquer onze heures, dit à son hôte :

— Vous devez être las du voyage ; quand vous voudrez que je vous conduise à votre chambre, vous me le direz.

— Je ne suis jamais las, reprit Gaucher ; rien ne me fatigue, mais ce roulement de diligence m’est resté dans la tête et m’endort un peu ; donc, si vous voulez le permettre…

Pierre le conduisit à une petite chambre d’ami, toute neuve et très-fraîche, dont le peintre ouvrit les persiennes afin, dit-il, d’être réveillé par la première aube. Il prétendait aller explorer la campagne, afin de choisir le motif qu’il aurait à peindre les jours suivants.

— Dormez en paix, lui dit Pierre ; je m’éveille avec le jour et je viendrai vous chercher, si vous voulez que je vous conduise aux plus beaux endroits de notre vallée.

— Merci, répondit Philippe ; mais franchement j’aime mieux aller seul à la découverte. L’artiste est gêné quand il lui faut recevoir le contre-coup d’une autre appréciation que la sienne.

— C’est-à-dire, pensa Pierre André, que tu veux aller importuner de ta curiosité Marianne jusque chez elle. J’y veillerai, mon garçon ; elle ne t’appartient pas encore, son parrain a encore le devoir de la protéger.

Il rentra dans sa chambre, et, pour se débarrasser de sa mauvaise humeur, il eut envie d’écrire ; mais il chercha en vain le carnet qu’il avait commencé la veille. Il ne le trouva pas, et, ne se souvenant pas bien de ce qu’il avait écrit, il eut quelque inquiétude de l’avoir perdu durant sa promenade. Il se rappela qu’en rentrant il avait posé son bâton et son sac dans le salon, et il descendit pour voir si le carnet ne s’y trouvait pas.

Il y rencontra sa mère, qui, elle aussi, paraissait agitée.

— Qu’est-ce que nous cherchons ? lui dit-elle.

— Un mauvais petit livre de poche où j’écris mes notes…

— Il est là, dit-elle en ouvrant un tiroir. Je l’ai trouvé ce matin en rangeant, et je l’ai serré.

— Si tu l’as lu, reprit André en mettant le carnet dans sa poche, tu as dû me croire fou.

— Lu ? Mon Dieu, non ; je ne suis pas curieuse de l’écriture, que je n’ai jamais lue bien facilement ; mais pourquoi me dis-tu que tu peux paraître fou ?

— Parce que… Dis-moi d’abord pourquoi tu parais, toi, inquiète et contrariée.

— Oh ! moi, je peux le dire. Je suis furieuse de penser que nous allons conduire ce joli cœur à Marianne, et que, l’ayant reçu et accueilli, nous voilà forcés de le trouver charmant devant elle. Eh bien, non ! Quant à moi, je ne ferai pas ce mensonge, je le trouve ridicule et insupportable et je ne promets pas de ne pas laisser voir ce que je pense de lui.

— Tu le juges trop vite, répondit Pierre en s’asseyant auprès de sa mère, qui s’était jetée avec humeur sur le sofa. Ce n’est ni une bête, ni un méchant garçon ; ses manières, qui ont trop d’aplomb, j’en conviens, plairont peut-être à Marianne, qui sait ? Marianne n’a peut-être pas tout le jugement que tu lui attribues, et que sur ta parole je lui ai attribué aussi.

— Marianne a beaucoup d’esprit, s’écria madame André, et beaucoup de raison ; tu ne la connais pas.

— C’est vrai ; elle est très-mystérieuse pour moi.

— C’est ta faute ; tu lui parles si peu et tu profites si mal des occasions de la connaître !

— C’est un peu ma faute, mais encore plus la tienne. Je t’assure qu’elle aime le rôle de sphinx, et, moi, je n’ai pas la hardiesse de Philippe Gaucher pour soulever le voile de pudeur d’une jeune fille. Elle a beau être une enfant pour moi, c’est une femme, et je ne sais pas brutaliser la réserve d’une femme.