Marie-Anna la Canadienne/12

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Maison d’édition non mentionnée (p. 151-158).

XII


Le lendemain, dans l’après-midi, Marie-Anna recevait ses amis. Henri Chesnaye était absent. Ils l’attendirent en vain. Les jeunes gens partirent à la nuit tombante et Georges dit :

— Il est peut-être malade… Je vais passer chez lui.

Marie-Anna resta seule, en proie à un commencement d’inquiétude et bientôt, de plus en plus tourmentée, elle regretta cette parole brève, indélicate même qu’elle avait dite à Henri en le quittant au retour de Québec.

Quelques minutes après cinq heures, on sonna. C’était lui. Marie-Anna reprit aussitôt possession d’elle-même, prête à la défensive.

Le jeune homme était très pâle. Il entra au salon et prononça après un grand effort :

— Je m’excuse, Marie-Anna, de n’être pas venu plus tôt. Je voulais te voir seule à seul et j’ai attendu que les autres soient partis.

— Quel événement viens-tu m’apprendre avec tant de solennité ? plaisanta-t-elle en s’essayant.

Henri sembla chercher ses mots dans une langue inconnue. Il fut quelques secondes sans répondre, la tête penchée, les yeux sur le tapis. Enfin, il lâcha tout d’une haleine :

— Je ne sais comment t’exprimer ce que je ressens ; tu n’es plus avec moi la véritable amie que j’aimais ; tu ne me parles plus comme autrefois et hier soir encore, tu m’as causé une bien grosse peine ! Pourquoi ne m’aimes-tu pas, Marie-Anna ?

L’attaque était directe. Marie-Anna la reçut impassible. Il continua, parlant toujours avec difficulté :

— Écoute, je ne sais pas dire ce que j’éprouve parce que je suis devant toi ; je n’ose pas… Ne me dis rien… je t’écrirai demain et tu sauras…

Marie-Anna souffrait de le voir si pitoyable pour l’amour d’elle. Comprenant qu’elle devait enfin parler, elle évoqua le souvenir de Jacques, les mille futilités de tendresse qui l’attachaient à lui, le retour qu’elle croyait prochain et puisa dans cette évocation le courage de briser d’un coup ce malheureux amour si soumis et si tendre qui l’assiégeait à ce moment.

Elle dit un peu sèchement, sans le regarder :

— Il est inutile de m’écrire, Henri ; je sais ce que tu m’écriras.

Il se leva d’un mouvement de maniaque, comme un homme qui apprend brutalement sa ruine. Par un phénomène qui peut paraître étrange et qui n’est cependant qu’une conséquence de l’émotion spontanée, la parole lui vient, ardente, volumineuse, forte et s’échappa de ses lèvres comme un torrent longtemps retenu par la puissance des entraves.

— Que dis tu, Marie-Anna ? s’écria-t-il. Tu sais ce que je t’écrirai ! Alors tu sais aussi que j’ai un cœur qui souffre de toi, qui t’attend, qui t’espère, qui te veut ! Et tu me laisses souffrir sans un mot dans lequel je puisse deviner le plus petit semblant d’amour ! Tu me rends le plus malheureux des hommes, moi, ton ami d’enfance, moi qui depuis plus de quinze ans vis dans ton ombre en te chérissant comme ce que j’ai de meilleur au monde, moi qui depuis l’âge des affections n’ai pas nourri d’autre sentiment que l’amour de toi ! Ô cet amour-là, Marie-Anna ! Tu n’en connaîtras jamais de plus grand ! On peut t’aimer autant que je t’aime ! on ne t’aimera jamais davantage. C’est au-dessus des forces de l’homme !

Il s’arrêta, les yeux fixés sur elle et un immense découragement l’envahit. Marie-Anna restait immobile, distraite, sans même avoir l’air de l’entendre. Elle ne répondit pas.

Mais Henri sentit une force nouvelle le gagner. Sa timidité instinctive disparaissait enfin, chassée par l’exaspération de son amour continuellement refoulé. S’asseyant près d’elle, il se remit à parler voulant à tout prix secouer cette force d’inertie, cette indifférence qu’elle affectait :

— Pourquoi ne me réponds-tu pas, Marie-Anna ? Me méprises-tu parce que je t’aime ? Trouves-tu que je ne souffre pas assez ? Veux-tu que je parte et ne revienne jamais ? Dis-le… allons, dis-le ! J’attends que tu me donnes la vie ou me l’enlèves ! Parle…

Elle releva la tête et le regarda :

— Tu es vif, Henri, fit-elle avec une calme extraordinaire. Tu prétends me connaître depuis plus de quinze ans ; si je ne le savais moi-même, je crois que j’en douterais. Si tu me connaissais bien, tu ne me dirais pas : « J’attends que tu me donnes la vie ou me l’enlèves ! » Ce n’est pas sérieux, mon ami ! Tu sais bien que les influences de ce genre n’ont pas de prises sur les femmes ; quelquefois même elles en rient !… Je te sais trop intelligent et trop bon chrétien pour toucher à ta vie ou briser ta carrière par un geste qui est toujours ridicule. Ne joue pas de ces moyens pour m’obliger à te répondre. Tu me donnerais une mauvaise opinion de toi et j’en serais désolée. Bien qu’il me soit impossible d’encourager le genre d’affection que tu me portes sache que je tiens à conserver l’amitié d’Henri Chesnaye, mon petit camarade d’enfance que j’ai toujours bien aimé depuis quinze ans. Comprends-moi Henri ; on ne commande pas à ses sentiments. Je ne fais qu’obéir aux miens en ne te répondant pas selon ton gré. Suppose donc que nous n’ayons rien dit ; mon silence vaut une réponse.

Il l’écoutait, le cœur en tempête comme on endure un supplice. De pâle qu’il était, il devint rouge, honteux et stupide de son impuissance. Le sang affluait à son cerveau et faisait saillir les veines de ses tempes. Dans le clair-obscur du salon où le soir entrait avec son jeu d’ombre et de nuit, ils formaient un groupe tragiquement découpé : elle raidie dans un coin du sofa, immobile, froide ; lui, suppliant, un genou à terre, dans une attitude de prière et d’imploration.

— Je ne veux pas croire que c’est à moi que tu parles, Marie-Anna ! reprit-il. Tu te défends de m’aimer et tu ne sais pas ce que tu éprouves pour moi ; non, tu ne le sais pas ! Tu n’as jamais aimé. Ma voix te laisse insensible ou surprise parce que c’est la première fois que tu entends parler d’amour. Autrefois, je ne voyais en toi que la jeune fille dans tout ce que ce nom contient de jeunesse et pour rien au monde je n’aurais voulu troubler la paix de ton cœur. Si la passion ne m’avait crié : « Parle-lui ; elle est femme aujourd’hui ; elle te comprendra ! » J’aurais continué de t’adorer sans te le dire. Je ne voudrais pas pour toi d’un bonheur incomplet ou passager ; je pense à l’avenir Marie-Anna, je pense à toute ma vie, à la tienne en te parlant ainsi. Je pense à notre foyer. Je veux qu’une femme que j’aime me suive et soit ma compagne aimante et aimée. Et cette femme-là, c’est, toi, c’est toi seule, Marie-Anna !

Il s’était encore approché d’elle ; ses bras l’enlaçaient presque et ce contact le secouait d’un tremblement nerveux qui altérait sa voix. Marie-Anna cherchait à échapper à son étreinte mais elle ne pouvait ; elle n’avait plus de force. Son calme avait fini par l’abandonner ; elle se sentait troublée peu à peu par cette obstination farouche de l’amour malheureux et implorateur. Après un effort vain pour se lever, elle bégaya :

— Henri… tu me fais mal !

Mais il n’entendait pas. Il semblait avoir perdu la notion des choses, du temps. Il oubliait l’heure tardive, le lieu où il était et sa parole haletante s’échappait maintenant devant elle comme adressée à une sainte image :

— Je t’adore !…

— Assez, Henri !… Laisse-moi !  !

Elle criait !

Insensible et sourd, presque inconscient, il lui serrait les mains de plus en plus fort, sans s’apercevoir qu’elle défaillait.

Tout-à-coup, ses deux poings crispés sur la poitrine du pauvre fou le rejetèrent avec violence au milieu du salon. D’une voix saccadée, brève, elle cria :

— Assez, Henri ! J’aime Jacques de Villodin !… Entends-tu, je l’aime et ne serai jamais…

La parole s’étrangla dans sa gorge. Elle eut encore la force de crier :

— Va-t’en !  !  !

Puis elle tomba comme une masse sur le tapis du salon.

Henri avait titubé comme un homme ivre sous le choc. Il faillit tomber, lui aussi. Ses yeux hagards brillèrent d’un éclat fauve dans le salon plein de nuit. Sans même songer à secourir la jeune fille inanimée il s’élança dans le vestibule, se heurtant avec fracas à tous les coins. Le pas précipité de Madame Carlier se fit entendre près de lui. D’un bond, il franchit le seuil et disparut laissant toutes les portes ouvertes. On eût dit un meurtrier qui s’échappe d’une maison où son exploit vient d’être découvert.