Marie-Anna la Canadienne/15

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Maison d’édition non mentionnée (p. 179-190).

XV

AU CHATEAU DE RÉZENLIEU-VILLODIN


La petite ville de Gacé, dans l’Orne, dresse un amphithéâtre de maisonnettes blanches et de riantes villas sur le flanc des collines de Normandie. La ville est ancienne et a ses pages marquées dans l’histoire de France ; on voit encore le château seigneurial formé de bâtiments lourds et de tours massives, forteresse du XIIIe siècle qui servait autrefois de résidence aux gouverneurs de la ville. En parfait état de conservation, le château est aujourd’hui le siège de la Gendarmerie et de l’Hôtel-de-Ville de Gacé.

Quand on s’éloigne, à l’est, par la route de Laigle, on traverse à un demi-mille de Gacé le village de Rézenlieu. Autour d’une petite place triangulaire des habitations d’un seul étage s’alignent irrégulièrement ; elles sont serrées l’une contre l’autre, comme des oisillons au nid. En arrière

serpentent des ruelles tortueuses, promenades préférées des poules durant le jour, déserts de prédilection des chats pendant la nuit. Les portes formées de deux vantaux superposés s’encagent partout de lierres, de pampres, de vignes vierges qui retombent en lourds baldaquins jusqu’au bord des rigoles. Des rosiers et des liserons tachent joliment quelques murailles. À l’un des angles de la place, l’église, une précieuse vieillerie gothique dresse un interminable clocher pointu qui semble un bras implorateur tendu depuis des siècles vers le ciel normand.

Le voyageur arrêté au centre de cette place remarque au-dessus des toits un groupe de peupliers géants plantés avec une symétrie voulue qui laisse supposer le voisinage de quelque riche demeure. En avançant dans cette direction, on aperçoit bientôt une longue terrasse ombragée d’acacias et de tilleuls et qui profile sa ligne de balustrades blanches sur la vallée de La Touque.

Non loin de la route est l’entrée principale du parc, une large grille en fer ouvragé, œuvre d’art admirable sortie des forges de quelque grand ciseleur de merveilles. Un parterre en hémicycle couvert de mousse et d’herbe folle dérobe cette entrée aux yeux en l’enfonçant sous les peupliers et ne la laisse voir au voyageur qu’au moment où il arrive devant elle, ce qui enlève comme par enchantement la pensée distraite aux tableaux rustiques du village.

Après avoir franchi cette grille, suivi l’allée des tilleuls, contourné des pelouses fleuries, des massifs de buis odorant et de houx, on arrive enfin devant un somptueux château de style Renaissance détachant ses murs sur un fond sombre de sapins noirs.

C’est le château de Rézenlieu-Villodin.

Tout y respire la tranquillité, la paix de la nature dans l’allure imposante du Grand-Siècle. En pénétrant dans ce domaine, il semble qu’on laisse derrière soi toutes les activités échauffantes de la vie, le grouillement vulgaire des villes, le contact de toutes les promiscuités basses pour entrer dans un séjour d’une grande politesse de mœurs où l’on entend tous les bruits hormis ceux de l’homme, où des perspectives lointaines élèvent la pensée au niveau de leur grandeur, où des balustrades délicates vous invitent à prendre une pose élégante sous l’haleine tiède qui monte des prairies ensoleillées, pour rêver d’idéal, de noblesse et de beauté.

On parle encore quelquefois dans les chaumières de Rézenlieu des fêtes qui furent données à la fin de l’automne lors du retour au pays du vicomte Jacques de Villodin et de son ami, Gilbert Sansonnet. Ce fut à cette époque un immense branle-bas dans le château ; le parc fut ouvert au public et les heureux villageois purent à leur aise se promener par les allées ombreuses ; on organisa des joutes sur l’étang ; des feux d’artifices furent tirés durant trois nuits, de la terrasse ; et il y eut un banquet de 120 couverts que le comte de Villodin présida.

Après une semaine de réjouissances, la grille du parc se referma sur le village et ne s’ouvrit plus que pour laisser passer des berlines de voyage amenant à Rézenlieu-Villodin, de nobles dames des alentours, quelques aristocrates de Paris et de Caen. Le mariage du baron de Rupeck et de Marguerite de Villodin fut célébré dans une intimité discrète et de bon ton à laquelle ne furent conviés que les parents et les plus chers amis de la famille.

Après le départ des Rupeck pour l’Italie, le comte fit remettre le parc dans sa beauté première puis à la requête de Jacques il ordonna la restauration d’un vieux pavillon de chasse situé à l’extrémité de la terrasse en arrière des grands sapins noirs. Des ouvriers se mirent à l’œuvre et le pavillon vétuste devint un joli castel ouvrant de larges baies vitrées sur la vallée de La Touque.

C’est, là que Jacques de Villodin établit son cabinet de travail pour classer ses notes et rédiger son « Voyage anecdotique autour du monde ». Le site était enchanteur, la vue grandiose et l’ambiance même du lieu portait à la méditation ; à peine distinguait-on le faible murmure de la Touque coulant au pied des collines et le roulement lointain des chariots qui traversaient le bois des Forges.

Dans ce charmant désert, Jacques pouvait s’abandonner à la rêverie et revivre les heures inoubliables de son séjour dans les Laurentides. Son amour pour la jolie Canadienne des Grandes-Piles était de ceux que l’éloignement ne fait qu’accroître et chaque jour d’attente était un aliment de plus.

Peu de jours après son arrivée à Rézenlieu, il reçut la visite d’un ancien camarade du collège de Laigle, Albert d’Harcely accompagné de ses deux sœurs, Germaine et Thérèse. Ces demoiselles avaient retrouvé leur ami changé, froid, distant, poli. Ce n’était plus le même Jacques, spirituel, flirteur, entreprenant, le Jacques d’autrefois au bras duquel on s’écartait dans les allées ombreuses pour bavarder d’avenir, faire des projets dorés, brillants et tendres ; ce n’était plus ce charmant adolescent dont les bouderies, les mauvaises humeurs même étaient aimables par les retours de tendresses qui les suivaient toujours. Quelle déception ! Avoir gardé fidèlement le souvenir du petit ami Jacques pendant trois ans, avoir attendu son retour sans se laisser conter fleurette par les autres Jacques du pays, avoir sauté de joie en apprenant son arrivée et tout-à-coup se retrouver en face d’un « monsieur le vicomte » à l’air ennuyé, hautain, presque dédaigneux de l’empressement qu’on montrait à le voir ! Germaine, l’aînée, essaya bien de rappeler le passé, les promenades dans les allées ombreuses, le baiser qu’on avait échangé au départ, trois ans plus tôt mais sa tendre éloquence fut perdue. Jacques de Villodin ne parut pas plus ému que si on lui eût rappelé l’âne qu’il battait un jour par ce que la pauvre bête se permettait de braire à son passage. Thérèse ne parla pas de sa peine mais en sortant du parc, elle confia tout bas à sa sœur qu’elle trouvait Jacques plus beau, plus séduisant que jadis et avec cette confidence un gros soupir s’échappa de sa poitrine de fillette délicate et blonde.

Il y avait aussi Mariette Moulicent la fille d’un des fermiers du comte qui venait autrefois apporter le lait au château et qui avait bien pleuré le jour ou « monsieur le vicomte » était parti parce que « monsieur le vicomte » était bien gentil pour elle, parce qu’il disait en lui prenant le menton : « Mariette, tu es jolie et rose comme les roses du parc… » « Mariette, tu as un petit nez blanc comme le lait de tes chèvres et que j’ai envie de mordre chaque fois que je le rencontre sur mon chemin ! » Finis les enfantillages ! Monsieur le vicomte ne parlait plus du rose ni du blanc !… Monsieur le vicomte était plus vicomte que jamais et quand Mariette saisie en le rencontrant l’autre matin dans l’office avait laissé choir son pot de lait tant son tendre cœur avait battu d’amour, monsieur le vicomte avait regardé vivement ses chaussures mouillées en s’écriant :

— Elle est toujours aussi maladroite, cette petite !

Et la pauvre petite s’en était allée en portant le coin de son tablier à ses yeux pleins de larmes !

Il y avait aussi Martine, et puis Henriette et puis d’autres encore qui vinrent au château le cœur sonnant joyeusement la chamade des retours et qui s’en retournèrent, têtes basses, sur l’air des déconfitures.

Le cœur de monsieur le vicomte avait s’oublier dans quelque salon quelque part sur la terre et jamais plus il ne reviendrait à Rézenlieu ! Ainsi meurt l’amour abandonné comme les fleurs qu’on cesse d’arroser au printemps et dont on ne retrouve plus à l’hiver que des squelettes de tiges noires !

Depuis son retour au château Jacques de Villodin menait une existence de cénobite, fuyant le bruit, enfermé dans le castel, écrivant pendant une heure et passant le reste du jour à rêvasser au fond d’un grand fauteuil. Le peu d’enthousiasme qu’il avait montré en recevant ses anciens amis grandissait le cercle de solitude qui l’entourait. Seul, Gilbert Sansonnet le venait voir quelquefois mais ses visites étaient rares car il n’habitait plus au château. Après les fêtes de Rézenlieu, il ouvrit une galerie de peintures et d’estampes à Paris. L’installation de son petit commerce nécessita tout son temps. Mais chaque samedi soir il sautait dans le rapide de Granville et arrivait à Rézenlieu aux petites heures.

L’excellent garçon témoigna à l’égard de Jacques d’une attention pleine de délicatesse que celui-ci ne devait pas oublier. Dès qu’il apprit la restauration du pavillon de chasse, Gilbert mit au net et fit encadrer une collection d’aquarelles qu’il avait peintes dans les Laurentides. Sans prévenir Jacques il fit poser les cadres sur les murs du nouveau cabinet de travail. Il y avait cinq vues des Piles : la maison de Marie-Anna, l’Hôtel des Chutes, la place de l’Église, le chemin de La Tuque et une vue panoramique de St-Jacques des Grandes Piles prise de la rive opposée du St-Maurice.

Lorsque les ouvriers quittèrent le pavillon restauré, Jacques vint le visiter. Les aquarelles canadiennes de Gilbert produisirent sur sa nature sensible un choc assez semblable à des baisers jeunes qui seraient tombés sur ses yeux de tous les côtés à la fois. Jacques courut d’une peinture à l’autre, s’extasia et voua une reconnaissance éternelle à son ami Gilbert.

Le comte, qui l’accompagnait fut frappé d’une telle exubérance car l’enthousiasme de son fils ne ressemblait nullement à une simple satisfaction d’amateur. Le comte de Villodin avoua de la curiosité.

— Mon père, dit Jacques, ces paysages me rappellent les heures les plus belles de mon voyage. C’est au Canada, dans cette contrée montagneuse que j’ai goûté le plus d’émotions, le plus de bonheur…

Le comte parut intéressé.

— Voyez cette maison, continua Jacques, voyez ce fleuve, cette église, ils sont l’expression visible d’un souvenir ineffaçable et touchant, Je travaillerai mieux ici maintenant qu’autour de moi ces paysages m’inspireront. Grâce à mon bon Gilbert, je revivrai mon voyage en l’écrivant.

— C’est un joli roman que tu entreprends de me conter là, fit le père avec un sourire plein de finesse. Mais il me semble que tu es incomplet dans tes démonstrations.

Il ajouta en se penchant amicalement vers son fils :

— Je soupçonne une histoire de bergère ou de fille de Grand-Chef au fond de ton enthousiasme. Un roman sans femme n’est pas un roman… Réponds donc !

Jacques fut bien aise de trouver le comte d’aussi bonne composition.

— C’est vrai mon père ! dit-il. J’ai aimé une Canadienne et… je l’aime encore. Je n’ai qu’un regret ; c’est que Gilbert, n’ait pu joindre à sa collection une image de cette jolie tête blonde que j’aimais tant à regarder. Si vous la connaissiez, mon père, vous comprendriez combien ces souvenirs me sont chers, aimant cette jeune fille comme je l’aime et me voyant condamné à demeurer longtemps encore loin d’elle !…

Le front du comte s’était rembruni. Il se mit à tortiller sa grosse moustache blanche entre ses doigts et après un moment de silence, demanda sans regarder son fils :

— Comment s’appelle cette jeune fille ?

— Marie-Anna Carlier.

— Quelle est sa situation ?

— Elle vit retirée à St-Jacques des Grandes-Piles avec sa mère, veuve d’un ancien ingénieur… C’est sa maison que vous voyez dans ce cadre.

— Très bien !… Encore une question, mon fils ; as-tu avoué à cette demoiselle que tu l’aimais ?

— Oui, mon père, elle le sait.

Le comte n’insista pas. Il fit le tour du cabinet de travail en jetant de ci et là un coup d’œil distrait puis il alluma un cigare et sortit, laissant son fils fort perplexe.