Marie-Antoinette et Marie-Thérèse

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MARIE-ANTOINETTE


ET


MARIE-THÉRÈSE


d’après les papiers secrets du comte de mercy-argenteau[1].




L’histoire de Marie-Antoinette n’a pu être écrite jusqu’à ce jour qu’à l’aide de mémoires composés plusieurs années après sa mort, sous l’influence des sentimens divers que ses dernières infortunes avaient suscités. Les uns cédaient, en rédigeant leurs souvenirs, à une inspiration de respect enthousiaste et de pitié ; les autres, par conviction outrée ou par légèreté coupable, ou bien avec une haine aveugle, se faisaient, même après son martyre, les interprètes des animosités politiques. Le peu de lettres authentiques de la reine que l’on connût avant la publication de la correspondance conservée à Vienne n’apportait pas une suffisante lumière. On en était réduit, surtout pour la première partie du règne, à paraphraser les vagues ou partiales assertions de Mme  Campan, de Weber et de Montjoie ; on descendait à répéter les médisances, les calomnies, les erreurs grossières de Besenval, de Lauzun et de Soulavie. La tentation était grande de recourir, suivant l’humeur de chaque écrivain ou de chaque époque, soit aux pamphlets, quelque injustes qu’ils fussent, soit aux panégyriques, à l’illusion pieuse, à l’admiration superstitieuse et puérile : double voie d’erreur et de mensonge qui faisait beau jeu aux pièces apocryphes[2]. De nouveaux documens, empruntés aux archives de Vienne, contribueront à combler les lacunes et à dissiper les erreurs, en mettant en pleine lumière la vérité historique et morale.

Marie-Thérèse, lorsqu’elle se sépara de sa fille, mariée en 1770 au dauphin, ne se contenta pas des instructions qu’elle rédigea pour elle à son départ. Elle entretint une correspondance particulière avec son ambassadeur, le comte de Mercy-Argenteau, et souhaita que chaque courrier de France lui apportât, outre une lettre de la dauphine, les informations secrètes de ce dernier. Bien plus, comme elle pouvait être amenée à laisser voir ces rapports à son fils, l’empereur Joseph II, ou même à son fidèle ministre le prince de Kaunitz, elle voulut, pour les confidences intimes, des feuilles à part, secrétissimes, comme elle dit, et pour elle seule, ce qu’indiqueraient ces mots tîbi soli. Mercy prit donc l’habitude d’envoyer par chaque courrier deux rapports : d’abord une sorte de journal de ce qui s’était passé à la cour pendant le mois, puis une dépêche contenant les détails intimes et les réponses aux communications de sa souveraine, quelquefois sur les plus importantes affaires de la politique générale. L’extrême confiance de Marie-Thérèse déléguait à Mercy une autre mission que celle de simple informateur. C’est d’après ses avis que, sur plus d’un point délicat, elle écrit à sa fille, pendant que celle-ci accueille et invoque également ses conseils en vue de certaines lettres à sa mère. Il est le confident de toutes deux, bien qu’il n’appartienne entièrement comme tel qu’à l’impératrice. On le voit, dans ses rapports, annoncer les expressions par lui suggérées qui se trouveront dans les lettres de Marie-Antoinette, et inspirer parfois à Vienne celles qui se trouveront dans les lettres de Marie-Thérèse. Afin qu’il soit constamment bien informé, l’impératrice lui communique soit les lettres venues de Versailles, soit ses propres réponses : il les renvoie après en avoir pris connaissance et même copie. Quelquefois c’est seulement une analyse, avec ou sans citations, qu’elle lui adresse, et de la sorte les papiers de Mercy, auxquels sont empruntés les nouveaux documens que nous voudrions résumer, ajoutent des fragmens inédits à ce qui était déjà connu de la correspondance entre Marie-Antoinette et sa mère.

Ainsi se poursuivit pendant dix années autour de Marie-Antoinette, depuis son arrivée en France jusqu’à la mort de l’impératrice, de 1770 à 1780, une correspondance secrète la concernant, et qu’elle ignora toujours. Nul des contemporains en France, sauf l’abbé de Vermond, qui assistait Mercy de ses informations, n’en sut davantage, et nul dans les états autrichiens, hormis Joseph II, le prince de Kaunitz, le baron de Pichler, secrétaire intime, et, en quelques occasions, le prince de Starhemberg, ministre de Marie-Thérèse aux Pays-Bas; encore ces derniers, sauf Pichler, ne connurent-ils pas les rapports privatissimes. Un tel secret est chose toujours rare, et l’était surtout en un pareil temps. Jamais le secret des lettres et dépêches n’avait eu moins de sécurité. Louis XV établissait par pur amusement, comme on sait, un espionnage particulier des postes. Voulait-on répandre une nouvelle, vraie ou fausse, sans en paraître le propagateur ni l’auteur, la poste fournissait un moyen infaillible : les gouvernemens étrangers savaient en user. Les courriers de cabinet n’offraient pas une voie beaucoup plus sûre ; souvent, dès avant le départ, les dépêches étaient livrées par l’infidélité des bureaux. C’est dans un tel temps, c’est quand l’opinion publique, en France et ailleurs, épiait avec une avidité souvent malveillante et jalouse l’influence autrichienne, que la correspondance entre Mercy et Marie-Thérèse concernant Marie-Antoinette et Versailles est demeurée parfaitement secrète. Celle-ci ne la soupçonna jamais. Si quelquefois elle s’étonnait de voir sa mère instruite de certaines circonstances tout intérieures, elle rejetait la faute, sans trop d’examen, sur ces maudits espions de Frédéric II qui, croyait-elle, pénétraient partout et répandaient en Europe, suivant les ordres de leur maître, des calomnies et des médisances intéressées.

On devra donc enfin aux archives de Vienne, sur cette première partie de la vie de Marie-Antoinette, presque ignorée et pourtant si décisive, des informations écrites au jour le jour par un témoin dont une mère inquiète, une impératrice fidèlement obéie, invoque et exige d’exacts renseignemens. Mercy peut bien être tenté de se montrer indulgent ou flatteur, de voiler ou de dissimuler; mais Marie-Thérèse ne le lui permet pas : les plus sérieux griefs seraient ceux qu’il pourrait le moins passer sous silence. On aura, soigneusement observées et notées, toutes les actions et, peu s’en faut, toutes les pensées de Marie-Antoinette pendant la première moitié de son séjour en France. Quelle épreuve pour une personne historique, pour une reine, pour une femme, que cette lumière à flots, en présence de la postérité, sur sa vie de chaque jour, nous pourrions dire sur son corps et sur son âme, durant ses années de jeunesse, de quinze à vingt-cinq ans, parmi tant de pièges et de dangers! Voyons, par la simple analyse de ces documens, ce que découvrira cette lumière. La mémoire de Marie-Antoinette, disons-le tout de suite, n’aura pas lieu d’en être offensée. On ne trouvera pas l’idole que la sensiblerie des salons avait forgée, encore moins la furie qu’avaient imaginée les clubs et les pamphlets en délire; on verra une reine qui a partagé quelques-unes des faiblesses, non pas les vices de son temps, et qui a montré dès cette première période, sinon déjà un grand caractère, — peut-être n’était-ce pas le moment encore, — du moins un cœur bien placé, donnant à entendre qu’en face de l’excès du malheur, opposant la force morale, elle ne se courberait pas honteusement.


I.

Que Marie-Antoinette, à son arrivée en France, eût eu grand besoin de rencontrer une affectueuse et constante protection, et qu’elle n’en trouvât aucune, personne ne l’ignore. Elle est encore enfant, puisqu’elle n’a que quatorze ans et demi: son instruction est tout à fait inachevée : elle ne sait pas même bien écrire; elle parle incorrectement et le français et même l’allemand, qu’elle va bientôt presque complètement oublier; elle a peu de lecture, nulle habitude de réflexion. Son éducation n’est pas moins incomplète : peu de tenue, une extrême indolence, un grand besoin de plaisir ou seulement de distraction; avec cela cependant certains dons précieux, une sincérité naïve, une aimable ouverture de cœur, et, quand elle ne s’abandonne pas, une grâce et un charme naturels invoquant par eux seuls, ce semble, la protection et le respect. Alors qu’elle a si grand besoin de direction, la cour qui la reçoit en 1770 ne lui offre que périls. Le pire de tous, le plus douloureux et le plus inattendu est l’étrange situation qui lui est faite par son mari. On sait quelle fut auprès d’elle la timidité inouïe de Louis XVI, et qu’il fallut sept années et les conseils de Joseph II pour qu’elle acquît la double dignité d’épouse et de mère, bizarre épisode, dont l’influence a été grande sur son caractère et sur sa destinée. Marie-Thérèse avait toutes les raisons du monde de se préoccuper vivement d’un sujet pour elle en même temps si grave et si délicat.

Auprès de son mari, elle rencontrait ses deux beaux-frères, le comte de Provence et le comte d’Artois, qui ne surent jamais que la jalouser et la compromettre. Le premier, à qui l’abandon où elle demeurait pendant tant d’années suggérait des espérances prématurées de succession, tantôt flattant sa belle-sœur, tantôt frayant avec ceux qui médisaient d’elle, dissimulait mal ses vues égoïstes, et pouvait descendre à de lâches perfidies; ses brusques manières, se rencontrant avec la gaucherie du dauphin, amenaient de singulières scènes d’intérieur, comme ce jour où la dauphine fut obligée de les séparer, à ses risques et périls, alors qu’ils se colletaient tous les deux à coups de poing. Quant au comte d’Artois, il se rendait agréable par cet esprit de dissipation et ce goût de plaisir qui devinrent si dangereux à Marie-Antoinette en l’entraînant au bois, aux courses, aux bals de l’Opéra, à tant de fêtes où son mari ne venait pas, et qui furent l’occasion de tant de calomnies. Du reste elle ne conserva d’illusions, si jamais elle en eut aucune, ni sur l’un ni sur l’autre de ces deux princes. Monsieur avait à son égard tantôt des assiduités et des complaisances peu sincères, tantôt des attitudes de mécontentement et d’opposition. Il la tenait parfois au courant des pamphlets et des chansons satiriques; il lui faisait passer sous main et avec des manières d’intrigue des papiers contenant des conseils politiques; mais ces manèges ne le faisaient pas estimer : il paraissait plutôt « joindre à un caractère très faible, ce sont les propres expressions de la reine, une marche souterraine et quelquefois très basse. » Louis XVI ne pensait guère autrement à l’égard de son frère. Un jour qu’on avait représenté dans la famille royale une scène de Tartuffe, le comte de Provence ayant joué ce rôle : « Cela a été rendu à merveille, dit le roi; les personnages y étaient dans leur naturel ! » Quand le comte d’Artois tomba malade en juillet 1776, toute la cour vit avec surprise l’indifférence de la reine. Mercy lui en ayant fait la remarque, elle répondit « qu’elle ne prenait aucun intérêt au prince son beau-frère, — que, liée avec lui par des occasions de pur amusement, toute amitié cessait avec ces amusemens, parce que le jeune prince n’avait aucune qualité qui put lui concilier plus d’affection. » On reconnaît le même sentiment qui lui dictera ce mot amer : « si j’avais à choisir un mari entre les trois, je préférerais encore celui que le ciel m’a donné; son caractère est vrai, et, quoiqu’il est gauche, il a toutes les attentions et complaisances possibles pour moi. » Le comte de Provence et le comte d’Artois s’étaient mariés, mais les deux belles-sœurs, maussades et disgracieuses, n’avaient été de nulle ressource; Marie-Antoinette s’exprime sur leur compte avec esprit quand elle écrit en 1776 à sa mère, dans ses lettres déjà connues : « Je n’ai rien à dire contre mes belles-sœurs, avec qui je vis bien; mais, si ma chère maman pouvait voir les choses de près, la comparaison ne me serait pas désavantageuse. La comtesse d’Artois a un grand avantage, celui d’avoir des enfans; mais c’est peut-être la seule chose qui fasse penser à elle, et ce n’est pas ma faute, si je n’ai pas ce mérite. Pour Madame, elle a de l’esprit, mais je ne voudrais pas changer de réputation avec elle. » Voilà de ces mots connue Marie-Antoinette en a souvent, avec un accent de fierté et de tristesse qui accuse dès le premier jour la cruelle destinée.

Ce n’était pas auprès de Louis XV qu’elle aurait pu trouver un refuge. Elle était repoussée de ce côté d’abord par l’indolence invincible du vieux roi. Il avait montré cette indolence dans sa politique en demeurant incapable de poursuivre jusqu’à l’action ses velléités, souvent généreuses et intelligentes; il en faisait preuve aussi dans sa vie privée, lorsqu’il abdiquait entre les mains de la maîtresse en titre toute influence même intérieure, et refusait de communiquer soit avec ses enfans, soit avec la favorite elle-même, en cas de réponses nécessaires, autrement que par de simples billets, dont Mercy nous cite quelques-uns, facilement écrits. On sait de plus quelle répugnance inspirait à Marie-Antoinette, comme au dauphin, la présence de Mme Du Barry; de nouvelles preuves pourraient rappeler quelles pénibles concessions lui furent imposées à l’égard de cette personne pendant ses années de dauphine, et de quelle invincible dignité elle sut à ce propos ne jamais se départir.

Il y avait bien Mesdames, filles de Louis XV, c’est-à-dire Mme Adélaïde, Mme Victoire, Mme Sophie et Mme Louise, la carmélite de Saint-Denis. Il semblait qu’auprès de ses tantes Marie-Antoinette dût rencontrer un affectueux accueil, de précieux conseils, une direction utile. Ce fut, peu s’en faut, le contraire qui arriva, non pas sans doute que Mesdames se soient montrées, comme on l’a dit, hostiles dès son arrivée jusqu’à espérer de la faire renvoyer à Vienne; elles furent plus politiques. Elles embrassèrent leur jeune et très innocente rivale, mais pour l’annuler. Désireuses de conserver leur influence, et surtout la représentation et les honneurs que devait leur enlever une dauphine, elles s’efforcèrent de la dominer, colorant leur conduite aux yeux de la cour, et peut-être à leurs propres yeux, par le prétexte de l’incontestable utilité dont aurait été pour elle une protection si naturelle et si honorable. Marie-Antoinette accepta et subit tout d’abord cette influence, qu’elle devait croire profitable et sincère, mais qui, venant de telles personnes, ne pouvait être ni l’un ni l’autre. Mesdames, sans mériter les calomnies infâmes qu’on inventa contre elles, étaient de vieilles filles, dévotes, tracassières, désagréables à leur père même, inconnues au dehors, enfermées dans une étroite étiquette. Mme Adélaïde, l’aînée et la plus ardente, menait les autres et vivait tout occupée d’intrigue; elle était violente et agressive contre Mme Du Barry, mais toujours prête cependant, en vue de certaines basses menées, à se réconcilier, comme jadis elle avait fait avec Mme de Pompadour, jusqu’à accepter avec une singulière confiance un confesseur choisi par une telle main. Mme Louise, la carmélite et la plus jeune des tantes, servait d’intermédiaire et d’instrument à la petite coterie de Mesdames pour les grâces à obtenir de l’église; c’était elle qu’on faisait agir, par exemple pour obtenir du pape d’annuler le mariage de Mme Du Barry, après quoi on espérait faire épouser la favorite par Louis XV. Mesdames profitèrent de leur facile ascendant et de l’ennui qu’éprouvait Marie-Antoinette à tenir la cour pour obtenir que les réceptions eussent lieu chez elles. Assistant comme naguère aux présentations, elles ne permettaient pas que la jeune dauphine y fit bonne figure par quelques réponses, mais, prenant sa place, et pour la suppléer fort mal, elles mâchonnaient quelques mots, comme dit Walpole, et expédiaient mesquinement les choses, contentes d’avoir cru seules paraître. Ainsi envahissantes dans l’intérieur, elles n’aimaient pas se montrer au dehors, et voulaient inspirer à la dauphine la même crainte, tout cela au grand mécontentement de l’impératrice, qui grondait sa fille et la pressait de s’affranchir. Marie-Antoinette finit par secouer le joug, mais ce ne fut pas sans rester de ce côté exposée à une sourde guerre, qui s’ajouta comme un dangereux encouragement à d’autres hostilités plus ouvertes.

Aussi bien que la famille royale, la cour était divisée en petites factions où s’aigrissaient les esprits. A peine la dauphine est-elle arrivée en France qu’elle voit tomber le duc de Choiseul, le ministre auteur de son mariage, celui qui promettait d’être, avec tout le parti libéral, son guide et son appui. A sa place triomphent la Du Barry et le ministre qui s’est fait sa créature, le duc d’Aiguillon. Une part de la victoire revient en outre à ce qu’on appelle la cabale des dévots, ennemie jurée de Choiseul à cause de l’expulsion des jésuites et de l’affaire des parlemens. Dans cette cabale figurent surtout Mme de Marsan, gouvernante des enfans de France, et qui avait élevé le dauphin, — le duc de La Vauguyon, gouverneur du comte d’Artois et qui l’avait été aussi du dauphin et du comte de Provence, — le chancelier Maupeou, et puis les Rohan, famille de courtisans ambitieux, tels que le maréchal de Soubise, frère de Mme de Marsan, et le coadjuteur de Strasbourg, qui sera plus tard le trop célèbre cardinal. Ces deux factions diverses, mais coalisées par momens, celle du duc d’Aiguillon avec la Du Barry, et celle des dévots, auxquels se rattachent les Rohan d’une part et Mesdames de l’autre, sont ou deviennent ennemies de Marie-Antoinette. Pour ces gens-là, elle est la créature de Choiseul, elle est l’Autrichienne. Il ne faut pas chercher d’ailleurs à expliquer entièrement ces divisions par des partis politiques; tout se réduit le plus souvent, dans ce monde étroit, à des questions de personnes, à de petites et cupides ambitions, à des amitiés et des haines privées, à des mots d’ordre de coteries, à des intrigues devenues traditionnelles dans les familles. Marie-Antoinette elle-même ne va pas, en cela, différer beaucoup de ses adversaires. Ses premières impressions exerceront une grande influence sur sa conduite ultérieure, et on la verra céder bien plus à des affections ou à des répugnances toutes personnelles qu’à des motifs en quelque mesure politiques. Elle déteste dès maintenant la Du Barry et le duc d’Aiguillon, le duc de La Vauguyon et Mme de Marsan, et tout ce qui les approche, comme elle accueillera avec une prédilection quelquefois peu justifiée ceux qui se recommanderont auprès d’elle du nom et de la faveur de Choiseul, c’est-à-dire Besenval, Guines, Lauzun, Esterhazy.

Cette dauphine de quinze ans délaissée, épiée, trahie, aura du moins la protection de sa mère, qu’on va voir, plus assidue que jamais auprès d’elle malgré l’éloignement, entreprendre d’achever son éducation et prétendre à la sauver de mille dangers.

C’est une grande et intéressante figure que celle de Marie-Thérèse, l’impératrice-reine, et qui apparaît dans ses lettres à Mercy, entièrement inconnues jusqu’à ce jour, sous un aspect complexe. Il est très curieux d’observer en elle la mère, la chrétienne et la souveraine. Son œuvre politique, d’un accomplissement difficile, a été de créer avec des élémens divers et épars le faisceau désormais constitué de la monarchie autrichienne. Les deux autres traits de son caractère la montrent supérieure à Frédéric II et à Catherine II. Elle a eu un noble et profond sentiment des devoirs qu’impose la souveraineté dans un temps où d’autres monarques ne songeaient qu’aux droits exorbitans que le pouvoir suprême leur permettait d’usurper. Elle a de plus apporté à l’exécution de ces devoirs de grandes qualités personnelles, un esprit vraiment politique, de la suite et de l’énergie, un grand dévoûment au travail, un caractère sérieux qui semblait n’être plus de cette génération. On observe dans ses lettres confidentielles à Mercy une sincérité rare, soit lorsqu’elle s’ouvre à lui des chagrins qu’elle ressent de sa diversité de vues avec Joseph II, soit quand elle laisse voir quel combat se livre en elle, à propos du partage de la Pologne, entre sa conscience morale et sa crainte intéressée de laisser perdre l’occasion d’un agrandissement matériel. Il y avait chez elle de la bonté, par exemple envers ses serviteurs petits et grands. On peut en juger non-seulement par ses lettres à Mercy, mais par ses rapports presque depuis l’enfance avec le fidèle Sylva-Tarouca, par ses déférences pour Kaunitz, sa confiance dans Rosenberg, ses attentions pour ses secrétaires Pichler et Neny.

Il est toutefois difficile de distinguer dans Marie-Thérèse la mère et l’impératrice, à voir les conseils également mêlés de morale et de politique par elle prodigués à celles de ses filles qui obtiennent des situations de souveraines. A partir du jour de leur mariage, elle est singulièrement assidue à les suivre et à vouloir les diriger. Elle entretint avec Caroline de Naples, qu’elle aimait beaucoup, une correspondance très active, non retrouvée malheureusement. Elle aurait fait de même sans nul doute avec sa fille Marie-Amélie, duchesse de Parme, sans des circonstances tout exceptionnelles, desquelles il y a lieu ici de tenir compte, tout épisodiques qu’elles puissent paraître, parce qu’elles nous éclaireront sur une question pour nous principale, celle des sentimens et des principes qui guidaient Marie-Thérèse dans ses rapports avec ses filles.

L’archiduchesse Marie-Amélie, quatrième fille de l’impératrice, avait été mariée en 1769 à l’infant espagnol don Ferdinand, devenu depuis quatre années duc de Parme et de Plaisance sous la double protection du roi de France, son grand-père maternel, et du roi d’Espagne, son oncle. Marie-Amélie arrivait dans les duchés au moment où ils étaient profondément troublés. Le prédécesseur et le père de Ferdinand, don Philippe, avait appelé naguère à l’intendance de sa maison, puis à l’administration de son petit état, un Français nommé du Tillot, qu’il avait fait marquis de Félino. Celui-ci avait remis l’ordre dans les finances et dans le gouvernement au prix de certaines réformes, expulsion des jésuites, abolition de l’inquisition, réduction des biens de mainmorte, suppression de couvens, qui avaient indisposé la cour de Rome et soulevé mille ressentimens particuliers à l’intérieur. La venue de Marie-Amélie en de pareilles circonstances n’était pas faite pour rendre le gouvernement plus facile. Elle était âgée de vingt-trois ans quand son mari n’en avait que dix-huit; elle avait l’humeur impérieuse et altière quand le duc était seulement capricieux et craintif. Marie-Thérèse allait-elle essayer de profiter d’une si belle occasion de régenter et de faire dominer sa propre influence? Allait-elle combattre en la personne du marquis de Félino un de ces ministres réformateurs qu’inspirait l’esprit du XVIIIe siècle? Sa conduite envers Parme nous sera-t-elle un indice pour apprécier ensuite ses rapports avec la cour de Versailles?

Marie-Thérèse commença par remettre à sa fille, au moment de son départ, des instructions assurément très sensées[3]. « Ne faites en rien comparaison, disait-elle, entre ce qui se pratique ici (c’est-à-dire à Vienne) et ce que vous verrez à Parme. Vous êtes étrangère et sujette; c’est à vous d’apprendre et de vous conformer, d’autant plus que vous êtes plus âgée que votre époux et maître; ne donnez pas lieu au soupçon de le vouloir dominer... La cour de Parme est montée sur un pied très décent et convenable; je vous avertis de ne penser qu’à en suivre les coutumes, et de n’y rien changer avant d’être bien au fait si le changement vaut mieux et s’il convient à votre époux. Vous savez que nous sommes sujettes à nos maris, que nous leur devons obéissance. Tout le bonheur du mariage consiste dans la confiance et complaisance mutuelles. Le fol amour se dissipe; mais il faut s’estimer et être utiles réciproquement, il faut être amis l’un de l’autre pour être heureux dans l’état du mariage... Du Tillot est le ministre de l’infant. Étant étranger et ne pensant qu’au bien de son maître, ses ennemis sont en grand nombre; mais ils ne lui rendent pas moins la justice qu’il sert bien et avec intégrité. N’écoutez aucun conte qu’on s’aviserait de vous faire contre lui. Je sais que plusieurs espèrent parvenir par vous à un changement dans le ministère; ne vous fiez pas aux insinuations qu’on voudrait vous faire à cet effet. Respectez en lui le choix de votre époux; n’écoutez personne ni sur son compte ni sur les affaires du gouvernement... »

Il est intéressant de remarquer en quoi ces instructions différaient de celles que Marie-Thérèse rédigea pour Marie-Antoinette l’année suivante. Elle observait la diversité des situations et des caractères : à celle-ci, qui abordait si jeune une cour telle que celle de Versailles, elle ne rappelait que les devoirs de piété, les vertus de famille, la tenue personnelle à garder. A Marie-Amélie, plus âgée, ambitieuse et ardente, elle parlait d’affaires, conseillant l’abstention, la prudence, la modestie, mais n’hésitant pas à déclarer elle-même qu’en dépit des protestations pontificales, il fallait appuyer du Tillot et ses utiles réformes. Elle prêchait en vain : la cour de Parme, au lieu d’écouter ses avis, devenait le théâtre des plus singuliers désordres. Le jeune duc offrait un caractère étrange, qu’expliquait en partie seulement sa bizarre éducation. Condillac et Mably l’avaient élevé : c’était trop de deux philosophes. Il n’y a qu’à parcourir le Cours d’études en seize volumes rédigé par eux à cette occasion pour comprendre qu’ils sacrifièrent l’intérêt pressant de leur élève, non pas peut-être à leur réputation d’écrivains, mais tout au moins à leur goût d’abstraction et de généralisation dogmatique. Mably surtout, dans son Traité de l’étude de l’histoire, évoquait en faveur du malheureux infant tous ses souvenirs de l’ancienne Grèce, et particulièrement de Sparte, son idéal. Il lui disait sous toutes les formes : « Soyez Minos ou Lycurgue, c’est-à-dire un roi pacifique et législateur; ne soyez pas un conquérant comme Cyrus ou comme Alexandre. Evitez à vos peuples le désastreux fléau des armées permanentes. » C’étaient là de bien grands noms et de bien grands mots pour le petit souverain de Parme, dont l’armée n’aurait été en aucun cas formidable. Condillac et Mably s’étaient proposé, disaient-ils, « de suivre ici la même marche que l’esprit humain a suivie pour créer les arts et les sciences; » ils eussent beaucoup mieux fait de se conformer à la marche plus incertaine de l’intelligence qui leur était confiée.

Cette éducation du prince de Parme fut une sorte d’expérience philosophique comme les aimait le XVIIIe siècle. Conduite sans bon sens ni pitié, elle prétendit faire de l’enfant subitement un homme, et fit de l’homme un enfant hébété, brutal, volontaire, à la fois un débauché et un dévot. Ses deux passions du moment, écrit-on vers 1770, sont de monter à tous les clochers pour sonner les cloches et de faire rôtir des marrons ! On imagine ce que devint Parme lorsqu’à ce néant vint s’ajouter l’humeur violente et fantasque de l’archiduchesse Marie-Amélie. Don Ferdinand avait du moins laissé l’habile ministre de son père, du Tillot, poursuivre son administration hardiment réformatrice; il n’avait écouté ni ceux qui criaient à l’impiété, assurant que du Tillot ne faisait pas maigre le vendredi, ni les organes d’un parti soi-disant national, qui s’indignaient de se voir gouvernés par un étranger. L’infante, beaucoup moins sage, s’avisa de vouloir, aussitôt arrivée, être à elle seule tout le gouvernement et renvoyer du Tillot. Son éducation, à elle aussi, avait été singulièrement incomplète et superficielle : il est curieux de voir ce qu’était devenu dans la cervelle de cette sœur de Marie-Antoinette le peu qu’elle avait saisi au passage des maximes politiques et morales de son temps. Voulant faire preuve de naturel et de simplicité, elle détruisit tout ce que la cour de Parme avait conservé d’étiquette ou de tenue extérieure et traditionnelle. Ayant entendu dire que, pour gouverner, il faut « connaître les hommes, » elle prenait ce dernier précepte au pied de la lettre, et ordonnait qu’on laissât entrer tout le monde dans ses appartemens, pêle-mêle et sans nulle distinction. « Elle fait manger tout cela avec elle, dit un contemporain, et répète trente fois le jour qu’elle veut apprendre à connaître les hommes! Les gardes du corps entrent au bal chez l’infante, s’assoient au jeu, dansent avec les princes; ainsi font les huissiers et jusqu’aux valets. La clôture même des couvens ne l’arrête pas, et elle exige, quand elle les visite, qu’on laisse entrer derrière elle, en dépit du scandale, sa suite et ce qui s’y rattache, hommes du peuple, ouvriers ou soldats. » Son mari, loin de la diriger et de la retenir, ne savait qu’exécuter ses volontés; il mettait ces mots en tête de ses ordonnances : « nous voulons, ma femme et moi... » et, quand il avait signé quelque mesure trop excentrique, il s’excusait auprès de ses ministres en rejetant la responsabilité sur elle. Le désordre s’accrut au point que les cours protectrices de Parme durent nommer à l’infant des tuteurs pour gouverner à sa place, et d’abord de concert avec du TIllot. Ce furent le marquis de Chauvelin et le comte de Durfort, envoyés par le roi de France, puis don Llano, venu d’Espagne. Marie-Thérèse n’hésita pas à s’associer à ces efforts; elle persista jusqu’au bout à soutenir contre si fille et son gendre leur ministre réformateur. Au même temps, la reine de Naples avait aussi des querelles avec son ministre Tanucci, autre organe des idées du XVIIIe siècle, et de ce côté encore l’impératrice se rangeait vers la cause du progrès, «Ma fille de Parme va trop vite en besogne, écrivait-elle, et la reine de Naples se gendarme contre Tanucci. Quels seront à la fin les raisonnemens qu’on fera, même à mon tort, sur les procédés de mes filles vis-à-vis des ministres? On leur prêtera sûrement une envie décidée de dominer, et les réflexions qu’on fera sur ce sujet pourront bien influer sur l’avenir de ma dauphine. »

Ces dernières paroles sont très dignes d’attention. Elles montrent que Marie-Thérèse comprenait les dangers que pourrait attirer sur ses filles, notamment sur Marie-Antoinette, une indiscrète intervention dans les affaires, surtout si l’on croyait pouvoir l’attribuer, ce qui ne manquerait pas, à l’influence de leur mère. Sa conduite dans ses rapports avec la dauphine de France a-t-elle été conforme ou contraire à ces sentimens formellement exprimés? Exerça-t-elle sur sa plus jeune fille un ascendant notable dont elle pût être tentée de se servir en vue d’intérêts plus autrichiens que français? ou bien engagea-t-elle Marie-Antoinette à revendiquer elle-même un rôle influent à la cour de Versailles? On sait tout l’intérêt de ces questions dans l’histoire de la reine; la nouvelle correspondance offre de précieuses lumières qui peuvent servir à les discuter.


II.

Nous ne voulons pas examiner ici ce problème, d’un intérêt qui n’a peut-être pas entièrement vieilli, à savoir si l’alliance conclue entre la France et l’Autriche en 1756 pour s’opposer aux progrès déjà menaçans de la Prusse était heureuse ou non pour les deux pays et particulièrement pour la France. Frédéric II a très habilement exploité d’abord les souvenirs survivans de l’excessive prépondérance que l’ancienne maison d’Autriche avait exercée sur toute l’Europe, et plus tard les regrets de la guerre de sept ans; il a su mettre avec lui l’opinion des philosophes, maîtres de l’esprit public, et le succès de ses armes a achevé de lui faire beaucoup de partisans. Cette sorte de popularité lui a été fort utile. Pendant que l’Autriche, dont la puissance avait été ébranlée par la guerre de succession après la mort de Charles VI et diminuée par la perte de la Silésie, commençait sans doute à n’être plus tant à craindre pour l’équilibre de l’Europe, la Prusse grandit avec tous les signes d’une politique funeste et d’un militarisme redoutable. Il put donc sembler à propos de s’unir avec l’une des deux puissances contre celle qui devenait dangereuse. On comprend que de la réponse qu’on fait à ces questions peut dépendre en certaine mesure l’appréciation du rôle de Marie-Antoinette et des conseils de sa mère. L’alliance avec l’Autriche venait d’être solennellement renouvelée, la dauphine en était le gage. Il ne pouvait par conséquent sembler étrange que, de Vienne, Marie-Thérèse fit de constans efforts pour sauvegarder un pacte qui avait désormais à ses yeux un double intérêt politique et de famille. Quant aux deux conseillers qu’elle avait placés à côté de sa fille, le comte de Mercy et l’abbé de Vermond, c’étaient des hommes prudens et dévoués. Pour ce qui est du dévoûment, Mercy en a donné jusque dans les plus mauvais jours les plus évidens témoignages. Il lui arrivera bien parfois de souhaiter et de provoquer une intervention dangereuse de la reine dans les affaires; en général cependant il est attentif et habile à ne point trop paraître auprès d’elle, et il excite en effet si peu de soupçons que nul n’a connu sa correspondance secrète. Quant à Vermond, dont on n’a pas deviné non plus tout le rôle, c’est sur lui que les accusations les plus ardentes et les plus erronées se sont réunies. Les documens tirés des archives de Vienne jettent sur son personnage la plus décisive lumière. Il n’a pas été le traître et le perfide qu’on a voulu dénoncer; il n’a pas formé le hideux projet de corrompre et d’abêtir sa royale élève; il n’a pas eu pour constante préoccupation de s’enrichir, lui et les siens; il n’a pas même joui personnellement d’un très grand crédit ni d’une vraie influence. Nous ne vantons pas son intégrité : il a demandé avec ténacité pour lui-même et obtenu deux abbayes; il a de plus contribué à faire élever au ministère son ancien protecteur Loménie de Brienne, de concert toutefois avec Mercy et, l’on peut dire, avec l’opinion publique, qui, assez mal éclairée, soutenait ce prélat, le croyait éloquent et capable des grandes affaires. En somme, Vermond a été un homme médiocre, fort peu habile à intéresser et à captiver une jeune intelligence; mais il a eu avec Mercy entre Marie-Thérèse et Marie-Antoinette un rôle important de témoin et d’interprète discret, prudent, dévoué, dont il s’est acquitté de manière à mériter la confiance et la reconnaissance très sincère de l’impératrice.

Faut-il admettre cependant que la cour de Vienne, que Marie-Thérèse et Joseph II n’aient pas tenté d’exercer par Marie-Antoinette, en vue de leurs propres intérêts, une pression sur Louis XVI et le cabinet de Versailles? N’ont-ils à cet égard usé que de modération dans les occasions graves, par exemple au sujet de deux grandes affaires politiques qui tiennent alors une très large part dans l’histoire des rapports entre les deux pays, et sur lesquelles nous devons donc insister ? Nous voulons parler du partage de la Pologne et de l’affaire de la succession de Bavière.

Que la première pensée du partage de la Pologne doive être attribuée à ce même Frédéric II qui méditait aussi avec les cours de Pétersbourg et de Copenhague le démembrement de la Suède, c’est un point récemment encore contesté, il est vrai, mais, croyons-nous, sans succès[4]. Le grand Frédéric introduisait de la sorte dans l’Europe moderne cette politique sans foi ni scrupules dont on a vu depuis les sinistres imitations. On sait qu’en 1772, devant les succès menaçans de la Russie contre les Turcs et la médiation de l’Autriche, il voulut, lui aussi, intervenir, et proposa d’offrir à la Russie un agrandissement en Pologne, afin que la Turquie fût respectée. Pour maintenir l’équilibre, ajoutait-il, la Prusse et l’Autriche devaient s’adjuger elles-mêmes une part de ce royaume polonais, dont la perpétuelle anarchie troublait l’Europe orientale et ouvrait à la prépondérance moscovite une dangereuse carrière. Le prince Henri dut aller trouver Catherine II, qui, prétendant à des avantages sur les bords du Danube, accepta toutefois ce qu’on lui offrait en échange et se laissa aisément persuader. Quant à l’Autriche, Frédéric, après avoir fait la connaissance personnelle de Joseph II dans les entrevues de Neisse et de Neustadt, jugea qu’il se prêterait facilement à ce qu’on voulait accomplir. Marie-Thérèse seule protestait; mais le roi de Prusse, une fois son accord fait avec la Russie, pressa la cour de Vienne d’accepter. Il y avait lieu de craindre une guerre dans un moment où l’armée autrichienne n’était pas prête et quand le ministère français ne témoignait qu’insouciance et apathie. Les expressions des angoisses que ressentit alors Marie-Thérèse sont trop bien attestées et trop intimes pour n’avoir pas été sincères. Les voici consignées en deux notes écrites de sa main pour son ministre Kaunitz. L’incontestable authenticité et l’évidente importance de ces deux documens non destinés à la publicité, et de fait restés inédits jusqu’à ce jour, les feraient substituer à bon droit aux témoignages analogues, mais peu authentiques, qui se trouvent cités dans beaucoup de livres; ils s’ajoutent d’ailleurs utilement aux fortes expressions que la correspondance avec Marie-Antoinette contient sur le même sujet.

Le premier de ces documens atteste les efforts de l’impératrice pour échapper aux étreintes qui l’enserrent. Au moment de l’inévitable décision, elle exhale toutes ses répugnances, tous ses scrupules : elle voudrait au moins que les trois puissances alliées stipulassent en faveur de la Pologne un dédommagement en lui faisant céder par les Turcs vaincus les provinces de Valachie et de Moldavie. Une apostille de la main de Kaunitz en tête de cette pièce nous en donne la date : « Opinion de sa majesté l’impératrice-reine sur le parti à prendre en conséquence de la note du baron de Swieten du 5 février 1772. » La Russie et la Prusse signaient le 17 février leur convention secrète; l’Autriche allait y adhérer en avril.


« J’avoue qu’il me coûte, écrit-elle, de me décider sur une chose dont je ne suis aucunement rassurée qu’elle est juste, si même elle était utile, mais je ne trouve pas même l’utile. Le plus facile serait d’accepter le partage qu’on nous offre de la Pologne; mais par quel droit dépouiller un innocent qu’on a toujours prôné vouloir défendre et soutenir? Pourquoi tous ces grands et coûteux préparatifs et tant de bruyantes menaces pour l’équilibre du nord? La seule raison de convénience, pour ne pas rester seule entre les deux autres puissances sans tirer quelque avantage, ne me paraît pas suffire, ni même être un prétexte honorable pour se joindre à deux injustes usurpateurs, dans la vue de plus abîmer encore, sans aucun autre titre, un troisième. Je ne comprends pas la politique qui permet qu’en cas que deux se servent de leur supériorité pour opprimer un innocent, le troisième peut et doit, à titre de pure précaution pour l’avenir et de convénience pour le présent, imiter et faire la même injustice, ce qui me paraît insoutenable. Un prince n’a d’autres droits que tout autre particulier; la grandeur et le soutien de son état n’entrera pas en ligne de compte quand nous devrons tous comparaître à le rendre... Ce qui pourrait nous échoir n’égalera jamais en grandeur et convénience la moitié de la portion des autres. Il ne peut être question de la Servie et Bosnie, seules provinces qui nous conviendraient. Il ne nous reste que la Valachie et la Moldavie, pays malsains, dévastés, ouverts aux Turcs, Tartares, Russes, sans aucune place, enfin pays où il faudrait employer bien des millions et du monde pour s’y maintenir. Notre monarchie peut se passer d’un agrandissement de cette espèce, qui tournerait à sa ruine complète. Il faudrait par conséquence revenir à la Pologne et lui assigner à titre d’indemnisation la Valachie et la Moldavie; ce serait encore le seul moyen, le moins mauvais auquel je pourrais me prêter : tous les autres ou mèneraient à une guerre avec les Turcs qui serait injuste, ou à dépouiller un troisième sans l’indemniser. Que diront la France, l’Espagne, l’Angleterre, si tout d’un coup on se lie étroitement avec ceux auxquels nous avons tant voulu imposer et dont nous avons déclaré les procédés injustes? J’avoue, ce serait un démenti formel de tout ce qui s’est fait depuis trente ans de mon règne. Tâchons plutôt de diminuer les prétentions des autres au lieu de penser à partager avec eux à des conditions si inégales. Passons plutôt pour faibles que pour malhonnêtes. »


La seconde pièce ne porte aucune date, mais elle est sans nul doute postérieure à celle qu’on vient de lire, car le parti y est pris. Marie-Thérèse en est encore affligée; elle continue de gémir en rappelant la série de fautes qui ont rendu ce résultat inévitable; mais déjà elle s’occupe de ce qu’on devra dire aux alliés de l’Autriche, à la France, à l’Espagne, quand l’heure sera venue des explications nécessaires :


«... Nous n’empêcherons plus le roi de Prusse d’arracher une partie de la Pologne, dit-elle; la Russie prendra la sienne, et on nous en offre une égale. Entre particuliers, une offre de cette nature serait une insulte et l’accepter une injustice : les lois du droit, de la nature, n’ont-elles pas la même force sur les actions des souverains ? Le dénoûment de la scène n’obtiendra sûrement pas l’applaudissement de nos alliés. Si le duc de Choiseul était encore en place, il voudrait sans doute profiter de l’occasion pour nous enlever quelque partie des Pays-Bas, où nous ne serions pas en état de faire la plus légère résistance. Au reste, comme nous avons usé jusqu’ici de tant de réserve avec)a France, il faudra continuer sur le même pied jusqu’à la conclusion de la paix et l’exécution de nos arrangemens avec la Russie et avec la Prusse. Alors on devra alléguer des raisons au moins spécieuses pour nous justifier. On pourrait dire par exemple à la France : 1° que c’est elle-même qui est la première cause de tous les événemens actuels, par les mouvemens que, malgré toutes nos exhortations, elle s’est donnés pour exciter la Porte à déclarer la guerre à la Russie, 2° qu’en prenant ce parti elle ne s’est pas inquiétée de tous les embarras, frais et dangers que doit naturellement nous occasionner la guerre allumée dans notre voisinage, et de l’influence prépondérante que devait avoir dans cette guerre et dans la paix qui la terminerait celui de nos ennemis que nous avons le plus à redouter, 3° que, voyant le danger dont, par le succès de la Russie et sa liaison intime avec le roi de Prusse, nous étions menacés de toutes parts sans avoir d’aucun côté quelque secours efficace à espérer, nous avions naturellement dû aviser par nous seuls aux moyens de nous en tirer, 4° que c’eût été nous exposer de gaîté de cœur à notre propre ruine que d’entreprendre une guerre difficile contre la Russie, et de nous attirer par là une attaque certaine de la part du roi de Prusse, — qu’il avait donc fallu borner nos vues à diminuer autant que possible les sacrifices que la Porte serait obligée de faire pour prévenir la destruction totale de son empire; que, pour réussir dans ce point, nous étions réduits à la nécessité de consentir au démembrement de la Pologne, déjà concerté entre la Russie et le roi de Prusse; que, ce démembrement une fois résolu, l’intérêt de notre propre sûreté et celui de l’Europe entière avaient exigé que nous prissions, quoique à regret, le parti de chercher à contre-balancer le surcroît de force que ces deux puissances acquéraient, en nous réservant à nous-mêmes une part de ce démembrement, sur laquelle nous avons d’ailleurs des droits incontestables; 5° on pourrait ajouter, pour justifier la réserve dont nous avons usé vis-à-vis de la France, que, le ministre français ayant fait sans notre participation l’acquisition importante de la Corse et du Comté d’Avignon, on aurait lieu d’être surpris si, après n’avoir essuyé de notre part ni obstacle ni reproche dans ces occasions, il se croyait permis d’en user autrement à notre égard dans la présente circonstance. »


On peut mesurer, à ses expressions de sincère répugnance tout d’abord et à son conseil de donner en dédommagement à la Pologne deux provinces qu’elle n’estime du reste qu’à leur médiocre valeur, à ses efforts ensuite pour expliquer la résolution prise, quel sentiment profond Marie-Thérèse avait de l’entière injustice d’un acte tel que le démembrement de 1772, Si nous avançons de quelques mois, vers l’époque irrévocable de la signature du traité public de partage et au-delà, son langage n’est plus le même. Il ne s’agit plus de récriminations ni de remords : il faut faire maintenant son métier de souveraine ; il faut tirer le meilleur parti possible des nécessités politiques, et parer aux conséquences dangereuses du fait accompli. Si l’on a dû, malgré tout, accepter une part, il faut qu’elle ne soit pas inférieure à celle des autres. Sur ce point, Marie-Thérèse n’obtient pas tout ce qu’elle voudrait, et ses lettres abondent en doléances désormais intéressées, jusqu’à celle du 1er février 1773, où elle prononce cette parole précieuse à recueillir parce qu’elle résume avec une égale sincérité les deux pensées qui l’animent : a j’ai été toujours contraire à cet inique partage, si inégal ! »

Au lendemain d’un tel épisode, il fallait se garder de tout le monde, de ses nouveaux comme de ses anciens alliés. Il pouvait arriver qu’une intrigue du roi de Prusse entraînât la France, et que celle-ci, s’autorisant de la faute commise par l’Autriche, fût tentée d’abandonner son ancienne politique. Le cabinet de Vienne entendait bien mettre en jeu tous les ressorts contre un tel danger. Marie-Thérèse y aidera de tout son pouvoir en provoquant au besoin à Versailles l’intervention de sa fille. Là règnent encore la Du Barry et son ministre d’Aiguillon. La faiblesse de ce gouvernement a laissé faire le partage ; il ne faut pas qu’il s’avise maintenant de reprendre quelque énergie en présence des résultats inévitables. C’est en raisonnant de la sorte que Marie-Thérèse en vient à souhaiter deux choses : d’abord pas de changement dans le ministère français. « Il est plutôt avantageux que contraire à nos-intérêts, écrit-elle à Mercy le 2 août 1773, que le duc d’Aiguillon reste à son poste, du moins jusqu’à l’arrangement final des affaires de Pologne. Doué de peu de génie et de talens, sans crédit, harcelé sans cesse par les factions, il se trouve peu en mesure de nous susciter des embarras. Notre besogne serait bien plus difficile, si le duc de Choiseul, tout bien intentionné qu’il était jadis, se trouvait encore en place, et elle pourrait le devenir de même, si Broglie venait à remplacer Aiguillon. » Le second vœu que Marie-Thérèse exprime est que sa fille la dauphine évite plus que jamais, en une situation si délicate, de mécontenter Louis XV, c’est-à-dire Mme Du Barry. Elle demande même quelques politesses à l’égard de la favorite, non pas au-delà de cette limite qu’elle-même naguère n’a pas franchie à l’égard de la Pompadour[5], mais pour prévenir, dans une cour si peu sûre, quelque futile occasion pour un changement de conduite. « Nous savons pour certain que l’Angleterre et le roi de Prusse veulent gagner la Barry. La France pateline avec la Prusse. Le roi est faible, ses alentours ne lui laissent pas le temps de réfléchir et de suivre son propre sentiment. Vous voyez par ce tableau combien il importe à la conservation de l’alliance qu’on emploie tout pour ne pas se détacher dans ce moment de crise. Pour empêcher ces maux, il n’y a que ma fille; il faut qu’elle cultive par ses assiduités et tendresses les bonnes grâces du roi, et qu’elle traite bien la favorite. Je n’exige pas des bassesses, encore moins des intimités. mais des attentions pour son grand-père et maître, en considération du bien qui peut en rejaillir à nous et aux deux cours; peut-être l’alliance en dépend. » La correspondance de Marie-Antoinette contient cependant les vives expressions de sa fierté impatiente à l’égard de celle qu’elle appelait « la plus sotte créature, » et ses assurances qu’on ne lui ferait rien faire « contre l’honneur. » Il lui fallait étouffer ces généreux sentimens quand on lui faisait croire qu’elle risquait ainsi de détruire l’union entre ses deux familles et ses deux patries.

A cela du moins se borne le rôle que Marie-Antoinette a joué et même celui qu’on lui a demandé au sujet de l’affaire de Pologne. Rien n’est justifié à ce propos des vagues accusations de Soulavie, trop souvent répétées. L’alliance avec l’Autriche, à en croire ce dernier, a été sous le règne de Louis XVI le malheur de la France; Marie-Antoinette en a été le gage, elle est devenue l’instrument funeste d’une politique dictée par la cour de Vienne et en tout humiliante; on l’a vu tout d’abord dans l’affaire de Pologne. Nous avions à Vienne, dit encore Soulavie, un fort habile ambassadeur, le prince de Rohan; il avait su se procurer de très précieuses informations, et en avril 1772 il dénonçait l’intrigue des trois puissances contre la Pologne; donc Marie-Thérèse et Marie-Antoinette n’eurent pas de repos qu’elles ne l’eussent fait rappeler. — M. Alexis de Saint-Priest, dans une étude d’ailleurs spirituelle et utile sur le partage de la Pologne, accepte ce raisonnement; il fait allusion, lui aussi, à l’histoire d’une lettre de Rohan traitant d’hypocrites les scrupules de Marie-Thérèse, et qui aurait été lue avec grande moquerie par Mme Du Barry elle-même dans un joyeux souper de chasseurs; mais il donne à entendre qu’un motif bien plus fort du ressentiment de l’impératrice et de la dauphine était la perspicacité politique du diplomate français. « La cour de Vienne le détesta, dit-il, parce qu’il l’avait pénétrée. Poursuivi par elle, il tomba victime d’une conduite patriotique, d’autant plus à plaindre en cela que la postérité elle-même, trompée par ses ennemis, lui a voué dès lors un mépris qu’il n’a mérité que plus tard. » Nos documens ne paraissent pas confirmer ces vues. Pour ce qui est de la thèse générale qu’ont soutenue Soulavie et bien d’autres contre l’alliance autrichienne, c’est mal raisonner, ce semble, que de l’appliquer à l’affaire de Pologne. On ne peut supposer un instant qu’une entente de la France avec la Prusse aurait arrêté un Frédéric II dans l’exécution d’un projet si profitable à sa monarchie ; il n’y eût eu pour imposer un tel résultat qu’une sérieuse menace de guerre, de la part d’un ministre français comme Richelieu ou d’un roi comme Louis XIV, et assurément l’alliance de la France avec l’Autriche eût été dans ce cas fort utile. Quant à Rohan, quel grand mérite à lui d’avoir soupçonné le démembrement au milieu d’avril? La convention secrète était signée entre la Russie et la Prusse dès février. L’affaire était consommée et sans remède; elle commençait à percer dans le public, et les Français avaient eu déjà vent de la mine à Berlin. Rohan s’était procuré secrètement, il est vrai, des dépêches autrichiennes; mais il faut se rappeler ce que nous avons dit de l’espèce de brigandage qui se commettait généralement alors dans le champ des communications diplomatiques ; il n’était pas de ministre ou d’ambassadeur qui n’obtînt ce qu’on appelle dans le style du temps des intercepts. Il y avait d’ailleurs une bonne raison pour que Rohan n’eût pas instruit de bonne heure son gouvernement : il n’était en fonctions que depuis trois mois, le ministère français ayant jugé à propos de laisser longtemps vacante en de pareilles circonstances une telle ambassade. Depuis le départ de Durfort, lors du mariage de la dauphine, la France n’avait plus qu’un chargé d’affaires à Vienne. L’histoire de la lettre sur Marie-Thérèse, lue chez Mme Du Barry, a été bien souvent répétée, mais, ce semble, d’après la seule Mme Campan, Il n’y en a aucune sorte de mention dans les documens de Vienne; or, quand même on penserait que Mercy, en courtisan, n’eût pas pris sur lui de parler à l’impératrice de cette insulte, comment Marie-Antoinette, lorsqu’elle doit soutenir et défendre sa conduite envers la Du Barry, ne ferait-elle aucune allusion à un si légitime motif de ressentiment contre la courtisane ? De plus, si le prince de Rohan a été un si fin diplomate, Kaunitz et Joseph II s’y sont donc bien trompés, car Marie-Thérèse nous atteste qu’ils ne souhaitaient pas comme elle de le voir rappelé, l’empereur aimant ses turlupinades (c’est son expression), et Kaunitz trouvant « qu’il ne l’incommodait pas. » Quant à l’impératrice elle-même, il suffira de lire ses lettres pour comprendre qu’elle devina dans Rohan le prêtre éhonté, le débauché et le pervers; elle pressentit en lui pour elle et pour sa fille un mortel ennemi. Il est bien remarquable qu’elle l’accuse dès lors d’oser supposer en son nom de fausses lettres et de répandre, de concert avec son âme damnée, l’ex-jésuite Georgel, de viles calomnies. Il y avait là déjà de sinistres préludes, c’est-à-dire des haines et des aversions, dont les cruels effets se retrouveront plus tard, dans le fatal procès du collier. Pour nous, le prince de Rohan a été beaucoup plus un vicieux et méchant personnage qu’un habile diplomate. Marie-Thérèse l’a détesté pour son caractère tout d’abord et comme d’instinct. Marie-Antoinette a simplement partagé le sentiment de sa mère avant de n’être que trop autorisée à une haine personnelle envers cet homme. Ni l’une ni l’autre n’a songé à poursuivre en lui, au nom des intérêts de l’Autriche, un agent trop clairvoyant et trop dévoué du roi de France. — En résumé, dans tout cet épisode du démembrement de la Pologne, nous ne trouvons nulle trace d’une pression fâcheuse et blâmable que Marie-Thérèse ou la cour d’Autriche aurait exercée sur Marie-Antoinette. Soulavie a mis en circulation cette médisance et bien d’autres sans de suffisantes raisons. « La reine n’est, par caractère, que trop éloignée de se mêler de toute affaire, écrit Mercy le 7 juin 1774, et il serait bon que votre majesté daignât ne point trop lui recommander de s’en abstenir. »

Les choses allèrent plus loin toutefois lors de l’affaire de la succession de Ravière, par trois raisons : Marie-Antoinette, en 1778, n’était plus simplement dauphine, elle était reine, et bientôt enfin mère pour la première fois (19 décembre), circonstance de nature à augmenter considérablement son crédit. Il s’agissait en outre d’une affaire qui intéressait directement l’Autriche, et en vue de laquelle cette puissance se réclamait directement aussi de l’alliance française, dont la reine était le gage. Enfin la négociation était engagée moins encore peut-être par Marie-Thérèse que par Joseph II, qui y apportait sa fougue impérieuse, et exerçait sur sa sœur un ascendant presque irrésistible.

On sait quelle fut l’occasion de ce débat. A la mort de l’électeur de Ravière Maximilien-Joseph, 30 décembre 1777, l’Autriche s’était empressée d’occuper militairement toute la Basse-Ravière comme fief de l’empire. Ses prétentions se fondaient sur un traité secret avec l’électeur palatin, parent et héritier du prince défunt, et sur des titres qui remontaient au XVe siècle. À cette démarche hardie, Frédéric II avait aussitôt répondu : il était venu, à la tête d’une armée, prendre position sur la frontière de Bohême, prêt à envahir les possessions autrichiennes, si les troupes d’occupation n’évacuaient pas la Bavière. En présence de cette situation critique, la cour de Vienne elle-même n’était pas entièrement unie. Ce n’était pas Marie-Thérèse qui avait eu la première pensée et commandé les premières mesures de cette entreprise ; elle en était plutôt effrayée, et retrouvait cette fois encore tous ses scrupules. Trois jours seulement après la mort de l’électeur de Bavière, elle représentait à son fils par une forte lettre que l’occupation à main armée était une violence dangereuse, que les droits qu’on faisait valoir étaient, de l’aveu même du ministère autrichien, « peu constatés et surannés, » qu’il fallait négocier et traiter de la paix au plus vite. « Si même nos prétentions sur la Bavière étaient plus solides qu’elles ne le sont, disait-elle, on devrait hésiter d’exciter un incendie universel pour une convenance particulière... Je n’ai pas vu prospérer aucune entreprise pareille, hors celle contre moi 1741 par la perte de la Silésie. » Marie-Thérèse alla jusqu’à se résigner, alors que les deux armées étaient en présence, à envoyer d’elle-même et à l’insu de Joseph II des propositions d’arrangement au roi de Prusse. Tout autres étaient le langage et la pensée de Joseph II. « Il faut soutenir avec fermeté les droits et avantages acquis, écrivait-il à son frère Léopold. Si notre grand projet réussit, c’est un vrai coup d’état et un arrondissement pour la monarchie d’un prix inappréciable. » Il prétendait revendiquer ainsi, à la faveur des circonstances, une compensation pour la perte de la Silésie. Les traités conclus en 1756-1757 avec la France avaient eu, pensait-il, pour intention de faire rendre cette province à l’Autriche ; ce projet ne s’étant pas réalisé, le cabinet de Vienne pouvait bien demander à la France qu’elle l’aidât à se dédommager d’un autre côté.

À Versailles cependant les dispositions n’étaient pas favorables. On y avait accueilli avec un vif mécontentement l’occupation de la Basse-Bavière et l’armement subit du roi de Prusse. Louis XVI avait dit à la reine en recevant les premières nouvelles : « L’ambition de vos parens va tout bouleverser. Ils ont commencé par la Pologne ; maintenant la Bavière fera le second tome : j’en suis fâché par rapport à vous. Nous venons de donner ordre aux ministres français de faire connaître dans toutes les cours que ce démembrement de la Bavière se fait contre notre gré, et que nous le désapprouvons. » C’était aussi le sentiment de Marie-Antoinette ; elle écrivait à Mme de Polignac qu’elle craignait bien qu’en cette occasion son frère « ne fît des siennes. » Quant au ministère français, il interprétait les traités de 1756-1757 comme n’ayant garanti que les possessions de l’Autriche à cette époque. La France était d’ailleurs engagée par les affaires d’Amérique dans une guerre contre l’Angleterre qui absorbait ses ressources.

On n’en voit pas moins la partie se lier fortement autour de Marie-Antoinette, car ce dissentiment entre l’impératrice et Joseph II ne les empêchait pas de se réunir dans l’espoir de déterminer, par l’influence de la reine, une intervention favorable du cabinet de Versailles. Marie-Thérèse répète bien au commencement qu’il ne faut pas compromettre sa fille, ni risquer de la rendre, par une indiscrète ingérence dans les affaires, « importune au roi, odieuse à la nation. » Il est évident que Marie-Thérèse comprend le péril; mais finalement, l’entreprise une fois engagée, elle ne laisse pas que d’être, elle aussi, pressante à sa manière, soit indirectement par de fortes expressions qu’elle sait bien qu’on mettra sous les yeux de sa fille, et qui feront appel à ses plus vifs sentimens, soit quand elle lui écrit à elle-même que « la rupture de l’alliance serait sa mort. » En lisant de telles paroles, raconte Mercy, la reine pâlissait ; toute troublée, elle demandait qu’on lui dictât ce qu’elle devrait dire au roi, et, après l’avoir appris par cœur, elle livrait son assaut. Elle y mettait plus d’ardeur encore peut-être quand c’était Joseph II qui lui-même insistait. Pleine de déférence et d’admiration pour son frère, elle se sentait encore plus animée à lui plaire et à le servir qu’elle ne l’était à l’égard de l’impératrice. Elle attaquait alors les ministres, les faisait venir avant le conseil, employait auprès d’eux les caresses ou les menaces. En même temps elle assiégeait le roi par de longs entretiens avec larmes. Les rapports de Mercy permettent de suivre pas à pas cette double obsession.

On est embarrassé toutefois, si l’on essaie de marquer précisément à quels résultats parvenaient de telles instances. Il est certain que, dès le commencement, le ministère s’était montré fort peu conciliant. La dépêche de Vergennes à Breteuil en date du 30 mars, que nous connaissons par les notes de Kaunitz, dit au vrai, dès ce début de la querelle, l’attitude du cabinet de Versailles : elle avait pour double objet de décliner à la fois la réclamation du casus fœderis et la garantie même du traité de Westphalie. C’était opposer aux espérances de l’Autriche une fin de non-recevoir décisive. On fit davantage encore; on travailla de Versailles à réconcilier les Turcs et les Russes, et ces derniers, redevenus libres, se joignirent à Frédéric II. Il y avait de quoi irriter Marie-Thérèse, Joseph II et Mercy. Marie-Thérèse dénonçait à sa fille ceux des agens diplomatiques français qui, dans les diverses cours de l’Allemagne, observaient exactement les instructions venues de Versailles. Joseph II, lui, dépité de son insuccès, écrivait à sa sœur : « Puisque vous ne voulez pas empêcher la guerre, nous nous battrons en braves gens, et dans toutes les circonstances, ma chère sœur, vous n’aurez point à rougir d’un frère qui méritera toujours votre estime. » De tels mots désespéraient Marie-Antoinette, et lui inspiraient toujours quelque nouvel effort. Pour Mercy, la dépêche du 30 mars était simplement « indécente, » Maurepas et Vergennes étaient des fourbes qui ne remplissaient pas les devoirs de l’alliance envers l’Autriche. A l’en croire, ce fut la peur que firent aux ministres les menaces et le mécontentement de la reine qui amena une seconde dépêche du 26 avril, destinée à corriger celle du 30 mars par un langage de conciliation.

Si l’on ajoute que Louis XVI et ses ministres promirent, dans leurs entretiens avec Marie-Antoinette, de ne tolérer en aucun cas une attaque du roi de Prusse contre les Pays-Bas autrichiens, on aura le compte exact, croyons-nous, de tout ce qu’elle put obtenir. On vit bien encore un peu plus tard, en 1784, lorsque Joseph II, désespérant de réussir par la force, modifia ses plans en proposant un échange des Pays-Bas contre la Bavière, Marie-Antoinette déployer la vivacité de son zèle. Elle mandait de nouveau les ministres et leur faisait la leçon, elle retardait sept jours le départ d’un courrier, elle avertissait l’empereur des résolutions qu’elle croyait ou qu’elle savait arrêtées en conseil ou sur le point de l’être. Tous ces efforts restaient cependant en résumé fort inutiles. L’entreprise de Joseph II échoua complètement; le cabinet de Versailles, tout en se gardant de rompre l’alliance avec l’Autriche, ne fit aucune sérieuse concession; sans former un nouveau pacte avec la Prusse, sans lui permettre la tentation de. quelque conquête, il témoigna qu’il approuvait la conduite de Frédéric II. Louis XVI ne se sépara pas un instant de ses ministres; s’il n’eut pas la force de couper court à des récriminations et à des instances qui devaient lui être pénibles, il n’y sacrifia pas du moins un seul jour ce qu’il croyait le bien de son état et l’intérêt général. Quant à la reine elle-même, c’est à peine si l’on peut lui attribuer aucune autre idée, aucune autre vue politique que celle de la conservation de l’alliance entre ses deux familles, entre ses deux patries. Des considérations de sentiment sont à peu près les seuls mobiles de sa conduite. Elle déteste le roi de Prusse comme l’ennemi juré de sa maison, et parce qu’elle l’a entendu maudire par sa mère, qui ne l’appelle que « le monstre. » Elle déteste d’Aiguillon, parce qu’il est l’adversaire de Choiseul, qui a fait son mariage et soutenu naguère l’alliance. Elle est d’ailleurs si peu l’organe de la politique autrichienne qu’elle voudrait voir Choiseul revenir au ministère, ce qui n’est pas du tout le compte de Marie-Thérèse, de Joseph II et de Kaunitz. Ceux-ci craindraient fort l’activité résolue de l’ancien ministre et la vivacité de son patriotisme; ils aiment beaucoup mieux avoir affaire à un modéré tel que Vergennes. Les accusations de Soulavie et des pamphlets révolutionnaires, les soupçons d’une conspiration autrichienne ayant pour but et pour résultat inévitable, si elle réussissait, de livrer la France à la cour de Vienne, ne se justifient donc pas plus dans l’affaire de la succession de Bavière que dans celle du démembrement de la Pologne.


III.

Le danger n’était pas seulement que la reine servît d’interprète et d’appui à des influences venues du dehors et qui fussent de nature à engager la politique étrangère de la France : son caractère pouvait aussi donner lieu à de regrettables ingérences de cour dans les plus graves questions du gouvernement intérieur. C’est ce qui eut lieu lors du fâcheux épisode du renvoi de Malesherbes et de Turgot.

A peine devenue reine, Marie-Antoinette avait été plus que jamais assaillie de conseils diversement intéressés, la pressant de prendre sur l’esprit du roi, pour la conduite des affaires, une influence constante et décisive. Mercy lui répétait que Louis XVI était faible, qu’il serait évidemment conduit par quelqu’un de son entourage, et qu’il valait mieux, même au point de vue de l’intérêt général, que ce fût par elle. Si l’absence d’héritier devait se prolonger quelques années encore, ajoutait-il, l’entrée du comte de Provence au conseil serait inévitable, et il y deviendrait une manière de premier ministre ; il fallait que la reine se prémunit contre cette éventualité en se ménageant dans le ministère deux ou trois membres à son entière dévotion. D’autres avis l’assiégeaient encore. Quelques-uns lui disaient qu’elle n’avait à l’égard du roi que deux partis à prendre : le gagner par les voies de douceur ou le subjuguer par la crainte, et l’on croyait remarquer qu’elle inclinait de préférence vers le second parti, sans nul doute fort dangereux.

En tout cas, ce ne pouvait être malheureusement qu’avec le cortège de ses amitiés et de ses répugnances que Marie-Antoinette prendrait en main quelque pouvoir. Il faut se rappeler ici ce que nous avons dit des cabales qui se partageaient la cour. On ne doit pas en accuser directement Louis XVI et Marie-Antoinette. Sans doute, avec une volonté plus intelligente et plus ferme, ils eussent dominé et réduit à néant ces funestes intrigues; mais c’était là un legs fatal du règne de Louis XV. Alors que tout dépendait à la cour, dans le ministère, des caprices d’une maîtresse en titre, alors que la Pompadour et ensuite la Du Barry, pour ne pas remonter plus haut, décidaient du choix et du maintien des ministres, alors que la plus haute fortune était la récompense des plus vils et des plus infimes manèges, la dissolution, prenant la place du gouvernement, avait enfanté des ligues, des coalitions, des conspirations permanentes, qu’un changement complet des mœurs, d’accord avec l’énergie persistante d’un nouveau règne, aurait seul pu désarmer.

La première faveur de Marie-Antoinette dès qu’elle fut reine devait naturellement être pour Choiseul et ses partisans contre tout ce qui avait triomphé avec la Du Barry. A ceux-ci, elle attribuait, non sans raison, un bon nombre des calomnies et des chansons publiées contre elle. C’était ce parti, le duc d’Aiguillon en tête, qui avait renversé Choiseul et privé la dauphine, dès son arrivée en France, d’un appui qu’elle avait tout lieu de regretter, d’un ministre intelligent, fier, spirituel, en qui elle s’obstinait à ne voir qu’un ami politique. Mercy a raconté avec quelle insistance, quelques semaines à peine après son avènement, la reine obtint le rappel du duc exilé. Louis XVI y répugnait, ayant peu de goût pour Choiseul; mais Marie-Antoinette invoqua le souvenir de son mariage, et il céda. Difficilement il obtint que l’avis n’en fût pas adressé au duc avant que la décision royale eût été communiquée aux ministres pendant un conseil qui devait se tenir le jour même. On était convenu du reste que Choiseul, après être venu saluer le roi et la reine, repartirait immédiatement pour Chanteloup. Du même coup d’Aiguillon recevait son congé malgré les conseils de Mercy, malgré ceux de Marie-Thérèse, qui acceptait très volontiers, nous l’avons dit, que ce ministre indolent demeurât aux affaires. « Faute de pouvoir résister à sa petite animosité, écrivait Mercy, la reine seule a opéré le renvoi du duc d’Aiguillon, qui sans cela serait resté en place. Il suit de là une grande preuve de crédit, mais j’ai été affligé de l’usage qui en était fait : premièrement parce que cela était dicté par un esprit de vengeance, et secondement parce que la rancune n’avait pas cédé à des raisons où l’intérêt de votre majesté se trouvait impliqué. » Bientôt les fêtes du sacre amenèrent Choiseul à Reims, ce fut pour ses amis l’occasion de nouvelles tentatives en sa faveur; mais le roi répondait avec humeur et par de secs refus. L’aimable et gracieuse Mme de Brionne intervint. On connaissait jusqu’à en médire son dévoûment envers Choiseul, pour qui elle employait sa haute parenté, étant Lorraine d’origine. Elle fit passer par la reine une note osant demander le retour de Choiseul au ministère, à quoi Louis XVI répondit rudement : « Qu’on ne me parle jamais de cet homme-là ! » C’est pourtant en faveur de ce même homme, après de pareils échecs, dans un moment tel que celui du sacre, que Marie-Antoinette à son tour fit une indiscrète démarche par laquelle on peut juger d’une disposition de caractère et d’esprit qui était bien de nature à la compromettre. Elle nous apprend elle-même, dans une de ses deux spirituelles lettres au comte de Rosenberg, par quelle ruse féminine elle obtint de Louis XVI, en détournant son attention, non pas la permission d’une entrevue avec Choiseul, mais, ce qui était mieux encore, l’indication d’un jour et d’une heure où se pourrait placer une telle entrevue. Elle a raconté tout cela au milieu d’un éclat de rire. « Vous ne devinerez pas l’adresse que j’ai mise pour ne pas avoir l’air de demander permission. Je lui ai dit que j’avais envie de voir M. de Choiseul, et que je n’étais embarrassée que du jour. J’ai si bien fait que le pauvre homme m’a arrangé lui-même l’heure la plus commode où je pouvais le voir ! Je crois que j’ai assez usé du droit de femme dans ce moment... On a tant parlé de cette audience que je ne répondrais pas que le vieux Maurepas n’ait eu peur d’aller se reposer chez lui ! » On en avait beaucoup parlé en effet dans le monde de la cour, qui, sachant les répugnances du roi et les engouemens de la reine, observait les conflits et crut au triomphe définitif de Choiseul; mais on en parla surtout comme d’un vrai scandale à Vienne, où le comte de Rosenberg montra la lettre. À ce mot de « pauvre homme, » on peut imaginer l’émotion de la sévère impératrice. En vain Mercy s’efforçait-il d’atténuer et la témérité de la démarche et celle de l’expression. « Le sens et la tournure de la lettre, disait-il, ne partent absolument que de la petite vanité de vouloir paraître en position de gouverner le roi; la reine n’a pas eu intention de donner aux termes dont elle se sert, nommément à celui de « bon homme, » l’acception de plaisanterie dont ce terme pourrait paraître susceptible... Quant au moment de l’audience indiqué par le roi, la reine m’en a parlé comme d’une chose arrivée par hasard, et à laquelle elle n’avait point mis de détour ni de projet. Ce n’est qu’après coup que sa majesté, en écrivant au comte de Rosenberg, a imaginé de donner une tournure de plaisanterie à une chose qui était arrivée naturellement... » Mercy, en essayant de pallier les choses, avait bonne intention, mais Marie-Thérèse n’était pas femme à s’y laisser tromper. « Ce n’est pas, répondait-elle, l’épithète de bon, mais de pauvre homme dont elle a régalé son époux... Quel style! quelle façon de penser! Cela ne confirme que trop mes inquiétudes : elle court à grands pas vers sa ruine, trop heureuse encore si en se perdant elle conserve les vertus de son rang. Si Choiseul vient au ministère, elle est perdue. Il en fera moins de cas que de la Pompadour, à qui il devait tout, et il l’a perdue le premier. »

Choiseul dut rester dans une demi-disgrâce; mais la reine voulut réparer cet insuccès en accueillant d’une manière marquée, en servant de son mieux, partout où elle les rencontrerait, ceux qui auraient avec le maître de Canteloup quelques liens. C’est ainsi et pour cette seule raison qu’elle intervint avec son ardeur accoutumée dans ce procès du comte de Guines, sur lequel il convient d’insister à cause des graves conséquences qu’il entraîna. Accusé par son secrétaire Tort de La Sonde d’avoir fait la contrebande sous le couvert de ses privilèges comme ambassadeur du roi de France en Angleterre, et en outre d’avoir joué sur les fonds publics à la bourse de Londres en spéculant d’après les informations que sa place lui procurait, le comte de Guines était-il ou non coupable? Ce que nous apprennent de son caractère les mémoires du duc de Lévis ne montre pas un homme bien sérieux, et, si la société de Mme Du Deffand le soutient et l’exalte, c’est uniquement parce qu’il est l’intime ami du duc de Choiseul. La même raison explique le zèle de Marie-Antoinette en sa faveur. Quand il souhaita de pouvoir insérer dans ses mémoires justificatifs des extraits de sa correspondance officielle, le ministre des affaires étrangères, M. de Vergennes, s’y refusa en disant que, si l’on admettait une telle demande, le secret si nécessaire à toutes les affaires d’état serait violé, et nul ministre étranger n’oserait plus faire de communications confidentielles à aucun des agens français. Le conseil approuva unanimement la décision de M. de Vergennes ; mais, quand la reine en fut instruite, elle fit de tels efforts auprès du roi que celui-ci, malgré le vote, donna au comte de Guines la permission qu’il sollicitait. Le procès fut jugé au commencement de juin 1775, et Tort de La Sonde condamné comme calomniateur. La reine voulut alors un triomphe complet, et elle obtint du roi l’exil de d’Aiguillon, chef détesté de l’ancienne cabale. Elle l’écrit au comte de Rosenberg, pour qu’on n’en ignore : « Ce départ de M. d’Aiguillon est tout à fait mon ouvrage. La mesure était à son comble; ce vilain homme entretenait toute sorte d’espionnage et de mauvais propos. Il avait cherché à me braver plus d’une fois dans l’affaire de M. de Guines; aussitôt après le jugement, j’ai demandé au roi son éloignement. Il est vrai que je n’ai pas voulu de lettre de cachet; mais il n’y a rien perdu, car au lieu de rester en Touraine, comme il voulait, on l’a prié de continuer sa route jusqu’à Aiguillon, qui est en Gascogne. »

La pointe d’ironie victorieuse qui perce dans ces lignes montre quel accueil Marie-Antoinette réservait à ceux des ministres qui n’entraient pas dans les intrigues de la cour; mais cette fois encore les excitations ne lui venaient pas de la cour de Vienne : nous avons vu tout à l’heure Marie-Thérèse fort éloignée de souhaiter le retour de Choiseul au ministère, et elle désapprouvait aussi la manière dont s’était décidé l’exil de l’Aiguillon. Son fidèle secrétaire Pichler en écrivait nettement à Mercy le 4 juillet 1775 : « Quelque bien que sa majesté souhaite au duc de Choiseul, elle ne saurait approuver l’intérêt trop marqué que la reine prend en sa faveur. Sa majesté est persuadée que, dans la situation actuelle des affaires, un ministre du caractère du duc de Choiseul ne saurait nous convenir, n’étant pas à douter que ni les affaires de Pologne, ni celles avec la Porte ne se seraient jamais passées tranquillement, si le duc de Choiseul s’était trouvé à la tête des affaires. Moins encore sa majesté approuve-t-elle l’esprit de vengeance que la reine marque contre le duc d’Aiguillon, et les démarches qu’on fait pour l’indisposer contre le ministère actuel. »

Ce ministère était ainsi composé vers le milieu de l’année 1775 : Maurepas était ministre d’état et chef du conseil depuis le commencement du nouveau règne, par l’influence de Mesdames et surtout de Mme Adélaïde, auxquelles il avait su, pendant sa précédente retraite, rendre d’utiles services; Vergennes était aux affaires étrangères après d’Aiguillon, Sartine à la marine; Turgot avait succédé à l’abbé Terray comme contrôleur-général; le comte de Saint-Germain venait d’entrer à la guerre, après le comte du Muy, au mois d’octobre, et Malesherbes succédait en juillet à La Vrillière comme ministre de la maison du roi. Ces diverses personnes étaient inégalement vulnérables au danger des intrigues et des factions. Maurepas, vieux courtisan, savait naviguer et tourner les écueils; Vergennes, ancien ambassadeur en Turquie, déclarait qu’il avait appris dans le sérail à braver les orages des cours; mais d’autres, comme Turgot et Malesherbes, non préparés à de telles luttes, qu’ils dédaignaient, allaient se trouver désarmés en présence de difficultés invisibles et insaisissables. La reine leur en suscita un trop grand nombre. Dans une seule dépêche, à la date du 16 août 1775, Mercy la montre voulant s’imposer à quatre de ces ministres à la fois. Maurepas lui-même se voit réduit à parler de sa démission quand elle veut absolument, sur les instances de Besenval, faire destiner au duc de Chartres le gouvernement du Languedoc, déjà donné par le roi au maréchal de Biron. M. de Malesherbes était arrivé à la maison du roi malgré l’intervention de la reine, qui eût souhaité cette place pour Sartine; aussi ne put-il obtenir d’elle, à sa première audience, qu’un très froid accueil. Vers la même époque, la reine s’employait pour procurer au chevalier de Montmorency la surintendance des courriers, postes et relais, vacante depuis la disgrâce de Choiseul; mais voilà que le sévère Turgot proposait, pour faire des épargnes, de supprimer cette charge et de la réunir au contrôle-général. « Le roi ayant accepté sur-le-champ cette proposition, la reine en fut tellement courroucée que, lorsque le contrôleur-général se présenta pour son audience, elle ne lui adressa pas une parole. » Mercy ajoute un trait caractéristique : «Mais celui-ci, dit-il, en conséquence de la simplicité de ses mœurs, s’en ressentit si peu qu’il déclara à ses amis avoir été bien content de la réception de la reine. » Comme Vergennes enfin refusait de se priver des services d’un certain secrétaire de la légation à Londres dont le comte de Guines voulait se débarrasser, la reine fit venir le ministre et lui déclara qu’elle exigeait le changement ou le rappel de cet agent. Vergennes, qui n’y pouvait consentir, ne trouva d’autre recours qu’à supplier Mercy de faire entendre raison, s’il pouvait, à la jeune souveraine.

Il y avait double difficulté quand il s’agissait de quelque ami déclaré de Choiseul. Guines n’avait pas gagné entièrement son procès devant l’opinion publique ou tout au moins aux yeux du ministère; on le trouvait trop compromis, et il fut rappelé de son ambassade à Londres au commencement de 1776. C’était vouloir recommencer la lutte : Marie-Antoinette l’accepta et s’arma de dissimulation. On ne put juger de son zèle que par les coups qu’elle porta, et l’histoire a ignoré, croyons-nous, jusqu’à ce jour combien fut grande son influence dans les sourdes menées qui allaient démembrer ce ministère où figuraient un Turgot et un Malesherbes. Il faut lire dans la correspondance de Mme Du Deffand le chagrin que ressentent ses amis et elle-même du rappel de Guines, qu’ils regardent comme absolument perdu, leur surprise et leur joie quand subitement il triomphe. Mme Du Deffand ignore quelle main cachée dirige les ressorts; cette main est celle de la reine. Quand le ministère, qui se souvient de la faveur qu’elle témoignait au comte de Guines, veut justifier auprès d’elle le rappel de cet ambassadeur, et charge Malesherbes de cette mission, c’est le signal de la chute de Malesherbes. Non soutenu par Maurepas, qui prétend éviter pour lui-même les disgrâces, il ne tient pas assez au pouvoir, dont il est digne, pour l’acheter au prix des humiliations et des dégoûts. Quand Turgot, quand Vergennes paraissent à la reine décidément engagés dans la même voie, elle frappe un double coup dont les suites ont été très graves.

Au moment où les amis du comte de Guines le croient abandonné et, comme dit Mme Du Deffand, « complètement malheureux, » il leur envoie copie de la lettre suivante, qu’il vient de recevoir du roi :


« Versailles, 10 mai 1776. — Lorsque je vous ai fait dire, monsieur, que le temps que j’avais réglé pour votre ambassade était fini, je vous ai fait marquer en même temps que je me réservais de vous accorder les grâces dont vous étiez susceptible. Je rends justice à votre conduite, et je vous accorde les honneurs du Louvre avec la permission de porter le titre de duc. Je ne doute pas, monsieur, que ces grâces ne servent à redoubler, s’il est possible, le zèle que je vous connais pour mon service. Vous pouvez montrer cette lettre. »


Ce billet royal, marque d’un triomphe éclatant pour celui à qui il est adressé, c’est Marie-Antoinette qui l’a dicté à Louis XVI. Après avoir obtenu du roi, malgré une assez longue résistance, qu’il écrivît lui-même au comte de Guines, elle a en sa présence déchiré la lettre, qu’elle ne trouvait pas assez flatteuse, et elle l’a fait refaire jusqu’à trois fois. Un autre diplomate, également fort attentif aux mouvemens de la cour et particulièrement de la reine, le comte de Creutz, ministre de Gustave III à Paris, donne ici le même témoignage. « La grâce que le roi vient de faire à M. de Guines en le nommant duc est, écrit-il, l’ouvrage de la reine. Cette princesse s’est conduite dans cette affaire avec un secret et une habileté au-dessus de son âge. Elle n’a pas dit un mot en public à M. de Guines pendant tout ce temps; on croyait qu’elle l’avait abandonné, et tout d’un coup on vient de voir l’effet le plus éclatant de son crédit; on ne doute plus du pouvoir qu’elle a sur le roi. » Malheureusement ce n’était pas tout; Marie-Antoinette avait en même temps, cela est certain, exigé le renvoi de Turgot. Elle y avait mis du raffinement : elle aurait voulu, — nous laissons la parole à Mercy informant l’impératrice, — « que le sieur Turgot fût chassé et de plus envoyé à la Bastille le même jour que le comte de Guines serait déclaré duc. Il a fallu, continue Mercy, les représentations les plus fortes et les plus instantes pour arrêter les effets de sa colère, qui n’a d’autre motif que les démarches faites par Turgot pour le rappel du comte de Guines. Sa majesté veut également faire renvoyer le comte de Vergennes, aussi pour cause du comte de Guines, et je ne sais pas encore jusqu’où il sera possible de détourner la reine de cette volonté. » Instruit de la haine (c’est l’expression de Mercy) que Marie-Antoinette lui portait, Turgot ne songeait pas à lutter; il était fort décidé à se retirer comme Malesherbes. Une seule chose le retenait, le désir d’achever le plan financier qu’il voulait présenter au roi. On ne lui en laissa pas le temps. Maurepas, le voyant poursuivi par la reine, n’avait garde de se compromettre en le soutenant : il prit occasion, pour rompre tout à fait avec lui, du vœu exprimé par Turgot pour qu’on donnât l’abbé de Véry comme successeur à Malesherbes; de concert avec Marie-Antoinette, qui se piquait de reconstruire aussi le ministère, il proposa contre Véry un autre candidat, Amelot, qui fut nommé. Turgot reçut définitivement son congé le 12 mai 1776. Le roi lui-même, qui, en d’autres temps, avait reconnu son mérite, ne témoignait plus que d’avoir à charge ses nouvelles propositions d’utiles édits.

Cette participation funeste de la reine à la disgrâce de Malesherbes et de Turgot n’était pas connue; elle est désormais incontestable. Nous ne pouvons récuser sur ce point le témoignage de Mercy, qui eût mieux aimé, dans son zèle, avoir de tout autres informations à mander. Il y insiste de manière à exclure tout soupçon d’erreur; quatre jours après le renvoi de Turgot, il écrit : « Le public n’ignore pas que tout cela s’opère par la volonté de la reine et par une sorte de violence exercée de sa part sur le roi. Le contrôleur-général jouissant d’une grande réputation d’honnêteté et étant aimé du peuple, il sera fâcheux que sa retraite soit en partie l’ouvrage de la reine. De tels effets de son crédit pourront lui attirer un jour de justes reproches de la part du roi son époux, et même de toute la nation. »

Pour nous, qui savons les destinées ultérieures, ces dernières paroles sont plus graves que Mercy lui-même ne pouvait le deviner. Cette retraite des hommes honnêtes et dévoués, capables peut-être de sauver la monarchie, c’est-à-dire d’accomplir les réformes devenues absolument inévitables, fut un réel malheur, et l’on doit regretter pour Marie-Antoinette qu’elle y ait pris part. On serait injuste toutefois de faire peser sur elle seule tout le fardeau d’une telle responsabilité. Bien d’autres furent coupables. Plus le ministre attaquait les abus, plus il voyait grossir le nombre de ses ennemis; il n’avait pu manquer de froisser la noblesse, ni de toucher à certains privilèges du clergé; le commerce et l’industrie lui reprochaient l’abolition des jurandes; le parlement lui avait opposé ses remontrances; un prince de la famille royale avait publié contre lui un pamphlet satirique[6]. Le comte de Creutz écrivait à Gustave III le 14 mars : « M. Turgot se trouve en butte à la ligue la plus formidable, composée de tous les grands du royaume, de tous les parlemens, de toute la finance, de toutes les femmes de la cour et de tous les dévots. Il n’est pas étonnant que le prince de Conti s’oppose avec tant de violence à la suppression des jurandes, puisqu’il perd par là le bénéfice de la franchise du Temple et 50,000 livres de rente. Le parlement y perd le très gros bénéfice des procès qui en résultaient; voilà les véritables motifs de leur résistance. » Creutz avait raison; mais la coalition des intérêts particuliers blessés par les grandes mesures d’intérêt public qu’avait proposées Turgot s’était donné assez de mouvement et avait fait assez de bruit pour que ses doléances parussent aux yeux de quelques-uns l’expression de l’opinion générale. Les troubles de 1775 à l’occasion de la cherté des grains, sévèrement réprimés par le contrôleur-général, créèrent une nouvelle irritation que ses adversaires exploitèrent perfidement contre lui. Marie-Antoinette put donc bien s’y tromper, et prendre pour des vœux de l’esprit public les seules suggestions de la cabale qui l’assiégeait. Le procès du comte de Guines, occasion de si fâcheux éclats, avait été l’étroit et obscur champ-clos où s’était engagée la lutte de ces mesquines factions. « Votre majesté sera sans doute surprise, dit Mercy à Marie-Thérèse, que ce comte de Guines, pour lequel la reine n’a ni ne peut avoir aucune affection personnelle, soit cependant la cause de si grands mouvemens; mais le mot de cette énigme consiste dans les entours de la reine, qui se réunissent tous en faveur de ce comte. Sa majesté est obsédée ; elle veut se débarrasser. On parvient à piquer son amour-propre, à l’irriter, à noircir ceux qui, pour le bien de la chose, peuvent résister à ses volontés. »

Voilà, nous ne dirons pas des excuses, mais des commentaires équitables, et dont il faut tenir compte. Ce n’est pas de Vienne, cette fois non plus, que sont venus à la reine les mauvais conseils. Mercy se range lui-même, avec l’abbé de Vermond, au nombre des conseillers qui auraient voulu la détourner de cette ligne de conduite; il affirme que, pendant ces dernières intrigues, ils se virent tous deux écartés, et nous ne trouvons pas de motifs sérieux pour ne pas le croire. Si l’on veut juger de la différence entre les avis de l’ambassadeur d’Autriche et ceux que donnaient à la reine ses faux amis, on n’a qu’à lire les sérieux éloges de Turgot et de Malesherbes que Mercy consignait dans ses rapports, et à les comparer avec les malédictions ou les injures dont la correspondance de Mme Du Deffand est l’écho. Un autre indice non équivoque des sentimens de la cour de Vienne à cet égard, c’est que Marie-Antoinette, s’adressant à sa mère, croit devoir dissimuler son rôle, et lui écrit le 15 mai avec un air de feinte innocence : «M. de Malesherbes a quitté le ministère avant-hier; il a été remplacé tout de suite par M. Amelot. M. Turgot a été renvoyé le même jour, et M. de Clugny le remplacera. J’avoue à ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces départs, mais je ne m’en suis pas mêlée. » On peut juger par tout ce qui précède en quelle mesure cette assurance est d’accord avec la vérité.

En résumé, à lire les rapports secrets de Mercy et les lettres que lui adresse Marie-Thérèse, il paraît évident que Marie-Antoinette n’intervenait dans les affaires que lorsque sa passion s’y trouvait intéressée, quand par exemple sa mère ou son frère, lui affirmant que son concours seul pouvait empêcher la ruine de l’alliance, la conjurait d’agir, — c’est ce qui eut lieu lors de l’affaire de la succession de Bavière, — ou bien lorsque, tout entière à ses propres caprices, elle allait dans le sens de ses affections et dans celui de ses animosités, au risque de contrarier, bien loin de les suivre, les suggestions de la cour de Vienne, — c’est ce qui arrivait quand elle souhaitait le retour de Choiseul, que Marie-Thérèse eût redouté, ou quand elle faisait renvoyer Turgot et Malesherbes, dont Marie-Thérèse appréciait le caractère et les talens. A cela se réduit la question concernant le rôle et l’influence de Marie-Antoinette dans les affaires publiques pendant la première partie de son règne.


IV.

Les dernières années qui précèdent la mort de l’impératrice, survenue en 1780, comptent encore pour Marie-Antoinette dans sa période de vie dissipée et légère. La visite de Joseph II à Paris, au printemps de 1777, et une première grossesse, d’avril à décembre 1778, n’avaient pas amené dans ses habitudes tout le changement qu’on aurait eu droit d’en attendre. Ces années présentent comme un résumé des inconséquences et des fautes qui, multipliées autour de la reine, en partie par son fait, l’engagèrent sans retour possible dans la voie funeste où elle devait bientôt rencontrer, comme un sinistre prélude, le procès du collier. Le premier malheur fut l’essor du favoritisme. Au crédit extrême du duc de Guines, que suit promptement une disgrâce effective, à celui de Mme de Lamballe, mérité par un dévoûment sincère, mais souvent maladroit et bientôt dédaigné, succède l’unique domination de la comtesse Jules de Polignac et des siens. La reine l’a vue dès 1775 dans une fête de cour; son air de candeur et de sensibilité touchante l’a émue : elle a rêvé une amie de cœur. Il y manquait de la part de la comtesse Jules au moins une vertu, le désintéressement. La comtesse, à en croire les rapports de Mercy, obtint de la faiblesse du roi, par l’intervention de la reine, pour elle-même ou pour ses parens et amis, des grâces exorbitantes, de nature à compromettre et le bon ordre des finances et le renom de justice, de bon vouloir, de protection pour les faibles, que le roi et la reine eussent été jaloux de mériter. Les témoignages en sont nombreux et graves dans les rapports confidentiels de Mercy. C’est vers l’époque des couches de la reine, après trois années déjà de faveur, que le triomphe exclusif de Mme de Polignac commence à se décider. Elle a pour signe de sa puissance l’empressement de Maurepas, l’habile et vieux courtisan, à s’offrir à elle et à se ménager son amitié; mais elle en veut une autre sorte de preuves, ce que Mercy appelle les grâces utiles. Voici la liste qu’il en donne rien que pour les deux années 1779 et 1780 : la comtesse obtient d’abord 400,000 livres pour elle-même, afin de payer ses dettes, la promesse d’une terre de 35,000 livres de revenus, et 800,000 livres en argent pour la dot de sa fille. On avait commencé par demander en pur don un domaine de 100,000 livres de rente, et on avait jeté les yeux sur une terre de la couronne en Lorraine, le comté de Bitsch; quelques bons avis donnés au roi et à la reine et les objections du directeur-général des finances y avaient seuls fait renoncer. Les sommes accordées n’en étaient pas moins excessives : s’il était admis que le roi concédât parfois quelques dots, c’étaient des pensions de 6,000 livres; il n’y avait pas un seul exemple de grâce aussi considérable accordée en de telles circonstances; mais ce n’était pas tout : on fit traiter comme étant de la famille un certain comte de Vaudreuil, duquel la renommée disait, assure Mercy, qu’il était trop intimement et trop publiquement lié avec la comtesse Jules de Polignac. Comme il se trouvait dans quelque embarras parce que toute sa fortune était dans les îles françaises, d’où rien n’arrivait pendant le cours de la guerre d’Amérique, la comtesse ne trouva d’autre moyen de l’en tirer que de lui faire obtenir du trésor royal 30,000 livres par an tant que dureraient les hostilités, et de M. le comte d’Artois un domaine d’égale valeur. Ajoutez bien d’autres profits obtenus ou convoités. La comtesse voulait faire donner l’ambassade de Vienne au comte d’Adhémar, un autre de ses amis; elle comptait recevoir le titre de duchesse et n’avait pas perdu l’espoir de se faire donner une terre de 1,200,000 à l,400,000 livres. Une promotion militaire eut lieu uniquement pour placer ceux qu’elle présentait. C’était pour ces favorites et pour leur clientèle que la reine avait augmenté à l’excès les frais de sa maison; c’était pour ces gens-là et non pour les plus méritans que, malgré les promesses et les engagemens même de Turgot et du roi, on multipliait l’abus des survivances, qui doublait du même coup les charges de cour et les gros traitemens : le comte Jules de Polignac avait ainsi obtenu dès 1775 la survivance de la charge de premier écuyer occupée par M. de Tessé, création qui entraînait une dépense nouvelle de 80,000 livres par an.

Les favorites nuisaient à la reine non pas seulement par l’abus dispendieux des grâces, mais aussi au point de vue de la réputation morale. Mme de Cossé, de Chimay, de Mailly, d’autres encore, ne donnaient aucune prise à la médisance; mais il n’en était pas ainsi de Mme de Polignac et de Mme de Guéménée. La liaison de la comtesse Jules avec Vaudreuil était publique, et lorsque Marie-Thérèse en fit la remarque dans une de ses lettres, Marie-Antoinette n’y contredit pas. C’est aussi à propos de la jeune comtesse que Mercy a, dans son rapport secret du 17 septembre 1776, un passage significatif. « Sa conduite en matière de dogme, dit-il, est équivoque, et le premier médecin Lassone, qui la connaît, dit un jour à l’abbé de Vermond qu’il craignait que cette liaison ne portât quelque atteinte à la piété de la reine. Je ne me permettrai pas de soupçonner que cette crainte pût se réaliser en ce qui touche aux principes essentiels; mais un peu de refroidissement sur l’exactitude à remplir les devoirs pieux et un certain langage sur des matières si importantes sont des inconvéniens qui se contractent par la fréquentation intime des gens qui ont l’esprit gâté par les erreurs du siècle, et je vois avec chagrin que la reine s’expose à un pareil danger. » Le salon de la princesse de Guéménée était fort redouté de Marie-Thérèse et de Mercy pour les intrigues de tout genre que Marie-Antoinette y rencontrait. Mme de Guéménée était séparée de son mari : le duc de Coigny d’un côté, Mme de Dillon de l’autre, sans préjudice du corps de ballet de l’Opéra, venaient en surcroît pour dédoubler ce ménage. S’il est vrai que certaines charges, par exemple celle de gouvernante des enfans de France, que Mme de Guéménée avait reçue après Mme de Marsan, étaient presque inamovibles, il faut bien cependant que la reine ait fait d’elle-même à ses favorites plusieurs sortes de sacrifices pour que Marie-Thérèse, Joseph II, Mercy et l’abbé de Vermond aient pu être amenés à lui faire des représentations ou des reproches pareils à ceux que nous lisons dans leurs lettres. Voici particulièrement de ce dernier un témoignage important, que nous citerons comme le plus grave que nous ayons rencontré dans cette période, et qui honore le caractère de son auteur. C’est une lettre inédite de l’abbé à Mercy pour lui rendre compte, suivant l’habitude, des faits et gestes de la reine.


« Aujourd’hui, dit-il, sa majesté a répondu à une lettre de la reine de Naples faisant mention de l’évêque Guirtler, son confesseur et qui l’a été de la reine. Sa majesté interrompit sa lettre pour faire conversation sur cet évêque; elle me le peignit comme un intrigant, qui aurait été fort dangereux en France. À cette occasion, elle m’adressa quelques mots très obligeans; elle ajouta qu’elle était étonnée que le roi d’Espagne eût permis à la reine de Naples de conserver M. Guirtler, et, revenant au rôle qu’il aurait fait en France, elle dit : Il aurait voulu me rendre dévote! — Jusque-là, je n’avais guère été qu’auditeur; mais pour lors je pris la parole : — Comment aurait-il fait, dis-je, pour vous rendre dévote? je n’ai pu, moi, vous amener à une conduite raisonnable! — La reine sourit et eut l’air de m’inviter à la preuve. — Par exemple, madame, répliquai-je, vos sociétés, vos amis et amies : vous êtes devenue fort indulgente sur les mœurs et la réputation. Je pourrais prouver qu’à votre âge cette indulgence, surtout pour les femmes, fait un mauvais effet; mais enfin je passe que vous ne preniez garde ni aux mœurs ni à la réputation d’une femme, que vous en fassiez votre société, votre amie, uniquement parce qu’elle est aimable; mais que l’inconduite en tout genre, les mauvaises mœurs, les réputations tarées et perdues soient un titre pour être admis dans votre société, voilà ce qui vous fait un tort infini. Depuis quelque temps, vous n’avez pas même la prudence de conserver liaison avec quelques femmes qui aient réputation de raison et de bonne conduite. — La reine a écouté tout ce sermon avec sourire et une sorte d’applaudissement et d’aveu. J’avais le ton de la douceur, mais d’une douceur de pitié et d’affliction. La reine n’a relevé que le dernier article, et ne l’a relevé qu’en citant, comme bonne réputation, la seule Mme de Lamballe. J’ai prétendu que cette réputation ne durerait pas, et que celle de bêtise durerait, et irait en augmentant. Sa majesté est convenue du dernier point et m’en a cité de nouvelles preuves. Que faire et qu’espérer après des aveux comme ceux-là, sans désir ni dessein de changer! »


A côté des favorites, les favoris, c’est-à-dire pour la plupart ceux qui se recommandaient du nom de Choiseul ou qui pouvaient passer pour continuer son parti, devenu celui de la reine. À ce titre, Marie-Antoinette avait accueilli dans ce qu’elle appelait « sa société, » outre le duc de Guines, dont nous avons vu le succès éphémère, des hommes de mérite et d’âge très divers, le baron de Besenval, les ducs de Lauzun et de Coigny, et le comte Valentin Esterhazy. Besenval, né à Soleure, avait cinquante-quatre ans lorsque ses fonctions de lieutenant-colonel des Suisses, qui lui avaient déjà valu les bonnes grâces du comte d’Artois, le mirent pendant l’été de 1775 en position d’être connu de la reine. Elle crut pouvoir le traiter, dit Mme Campan, comme un brave Suisse, aimable, poli, spirituel, et que ses cheveux blancs lui faisaient voir comme un homme sans conséquence. Elle se laissa aller à lui faire des confidences plus qu’étranges, qu’il ne sut pas garder pour lui : on sait jusqu’à quelle scène ridicule Besenval poussa l’insolence. Les rapports de Mercy concordent avec les mémoires de Mme Campan sur la date de sa disgrâce. Mercy ne dit rien de la scène qui l’a amenée et du congé qui en a été le signal ; mais ce peut être que la reine ait cru devoir s’en taire auprès de lui, ou bien que lui-même ait jugé inutile de transmettre cette sorte d’explication à l’impératrice. Il n’y a nulle contradiction en tout cas entre les deux récits, qui au contraire se confirment mutuellement. Les mémoires qu’a laissés Besenval permettent de le juger lui-même : il s’est bien gardé de dire comment son audace a été reçue de la reine ; il s’est contenté de glisser à ce propos dans ses pages des insinuations et des réticences qui sont d’un cœur lâche et d’une âme déshonnête. — Pour le duc de Lauzun, ses mémoires aussi le font connaître. Il se vante et se pavane avec l’histoire de sa sotte plume de héron ; mais déjà Mme Campan a rétabli sur ce point la vérité. A l’entendre, un simple état de sa fortune communiqué au roi eût suffi à lui faire obtenir des facilités suffisantes pour le paiement de ses dettes; mais la reine, qu’il en avait priée, avait craint de se trahir en intervenant pour lui. Il voudrait du même coup poser, au détriment de sa charmante femme, pour le chevaleresque, le généreux et le délicat en affaires d’argent; mais les rapports de Mercy prouvent qu’il n’avait d’autre dessein que d’arriver à ne pas payer ses dettes, et que la reine refusa très nettement de se prêter à lui procurer ce succès vulgaire. « Pendant ce carême, écrit Mercy le 18 mars 1777, la reine a repris l’habitude de passer plus fréquemment les soirées chez la princesse de Guéménée, qui réunit chez elle le double inconvénient du gros jeu et d’une compagnie fort mêlée. Sa majesté y est fort importunée de sollicitations; elle a résisté cependant à toutes celles qui lui ont été faites en faveur du duc de Lauzun, lequel, à l’âge de vingt-six ans, après avoir mangé le fonds de 100,000 écus de rente, est maintenant poursuivi par ses créanciers pour près de 2 millions de dettes. Ce protégé de la princesse de Guéménée désirait d’obtenir par la reine des lettres d’état qui le missent à couvert de toutes poursuites ; mais, sur les représentations instantes qui ont été faites à sa majesté, elle a vu toute l’injustice d’une pareille demande, et elle s’y est refusée. » Voilà la vérité, que Lauzun dissimule. Ce n’est qu’à propos de ce qui concerne la reine et à son détriment qu’il veut paraître en savoir plus qu’il ne dit; mais qui peut douter que des écervelés comme Besenval et lui, s’ils en avaient eu le droit, n’eussent parlé bien davantage? — Quant au duc de Coigny, il a été plus tard l’occasion de beaucoup de médisances et de calomnies dont la première source fut le Palais-Royal, si nuisible à Marie-Antoinette, surtout depuis que la fameuse journée d’Ouessant était devenue pour le duc de Chartres un motif d’impopularité, de dégoûts et d’aigre défiance, particulièrement contre la reine. Le duc de Coigny figure cependant fort peu dans les papiers de Mercy : il est clair que, jusqu’en 1780, très connu de l’ambassadeur d’Autriche, il ne lui inspire au sujet de Marie-Antoinette aucune crainte; c’est à propos de ce courtisan et du duc de Guines que Mercy écrit le 17 mai 1779 : « La reine daigna me répéter encore sa façon de penser et le jugement très sain qu’elle porte de ces mêmes gens qui l’entourent, qu’elle semble favoriser tant, et pour lesquels elle a dans le fond une très médiocre estime, leur influence n’ayant pour base que des motifs de pure dissipation. » Premier écuyer du roi, si le duc de Coigny compte parmi la société de la reine, on le voit en même temps fort occupé auprès de la marquise de Châlons et vivant d’ailleurs avec la princesse de Guéménée, séparée de son mari. Le comte de Creutz, très soucieux d’informer Gustave III son maître au sujet des intrigues de la cour, le traite d’honnête homme et s’abstient de remarques ou d’allusions particulières.

Le comte Valentin Esterhazy enfin, étranger admis au service de France, était accueilli de Marie-Antoinette comme un compatriote que l’impératrice sa mère lui avait, dans ses lettres, vivement recommandé. Il ne paraît pas, dans les mémoires contemporains ni dans les papiers de Mercy, comme très compromettant. La reine, il est vrai, a entretenu avec lui une correspondance que Marie-Thérèse trouve, comme elle dit, humiliante, mais simplement à cause de la distance entre une reine de France et un simple officier. Assurément cette correspondance serait fort intéressante à retrouver : on n’y verrait toutefois, dit Mercy, que des nouvelles de cour, peut-être indiscrètes. Ce qui achève d’interdire à ce sujet les mauvais soupçons, c’est que le comte Valentin Esterhazy a été du nombre de ces étrangers dévoués à la reine qui, comme Fersen et Stédingk, lui ont offert leur concours pendant ses malheurs. On retrouve aussi alors cette correspondance d’Esterhazy, respectueuse, grave et très clairement exempte de coupables souvenirs.

Il y avait en tout cas péril et vrai dommage pour Marie-Antoinette à s’entourer, comme elle le faisait sans cesse, d’un petit nombre de personnes préférées; il en résultait des situations fâcheuses et choquantes, comme lorsqu’il fut permis à Coigny, Guines, Esterhazy et Besenval de rester tout le jour en gardes-malade auprès d’elle pendant une rougeole. « Le roi y pensa le premier, raconte Mercy, et dès ce moment ils s’emparèrent de la chambre de la reine ; depuis sept heures du matin jusqu’à onze heures du soir, ils n’en sortaient que pour le temps de leurs repas. » Mercy en dit le moins qu’il peut dans son rapport ostensible ; mais il est moins réservé dans le rapport secret. « Il est bien vrai, écrit-il, que le roi, accoutumé à ne se refuser à rien de ce qui peut plaire à son auguste épouse, avait approuvé que les ducs de Coigny et de Guines, le comte Esterhazy et le baron de Besenval restassent auprès de la reine; mais ce consentement avait été provoqué par cette princesse, qui n’en sentit pas d’abord les conséquences. Elles aboutirent à toute sorte de propos très fâcheux, à de mauvaises plaisanteries tenues à la cour même, où l’on mit en question de savoir quelles seraient les quatre dames choisies pour garder le roi dans le cas où. il tomberait malade, A peine les quatre personnages susdits furent-ils installés à leur poste qu’ils prétendirent veiller la reine pendant la nuit ! Je m’opposai fortement à cette ridicule idée... » Madame et la princesse de Lamballe se trouvaient dans les appartemens, il est vrai; mais le comte d’Artois y venait aussi, et ce n’était pas sa présence qui empêchait qu’on ne glosât sur l’étrangeté d’une société si intime. Notez que, par précaution pour le roi, nous dit-on, la reine avait exigé qu’il n’entrât pas chez elle. En même temps on profitait de l’occasion pour travailler Louis XVI, comme s’exprime Mercy, du côté de la galanterie. Il ne tenait pas à l’entourage, de l’une ni de l’autre part, qu’on ne vît le retour de scandaleux désordres; mais le favoritisme de cette cour devait s’arrêter bien en-deçà de tels excès.

La faute de Marie-Antoinette ne consistait, à vrai dire, que dans un besoin irréfléchi de commerce affectueux et un désir de plaire et d’être charmée qui, ne trouvant pas leur naturelle satisfaction, se répandaient et donnaient prise sur elle. D’autres imprudences s’y joignaient pour accroître le péril; l’esprit de dissipation, de légèreté, d’inconséquence, devint avec le favoritisme une autre source de malheur. On ne pouvait fixer la reine à aucune occupation sérieuse. Vermond fit pendant longtemps de vains efforts pour qu’elle acceptât, selon la prière instante de l’impératrice, des lectures régulières. On peut la blâmer d’autant plus que son instruction avait été fort incomplète; mais on avouera que ce n’est pas une raison suffisante de croire qu’elle ait recherché les plus mauvais livres. A vrai dire, ils pullulaient autour d’elle; les petites boutiques dont les escaliers, même intérieurs, de Versailles étaient infestés, comme le furent ceux du Palais de Justice jusque dans notre temps à Paris, les débitaient aux portes de ses appartemens. Quelques-unes des dames pouvaient bien les avoir introduits; la comtesse d’Andlau par exemple, tante de Mme de Polignac, avait été accusée d’en avoir prêté à Mme Adélaïde. Joseph II va jusqu’à parler « d’indécences » dont la reine sa sœur se serait « rempli l’imagination par ses lectures ; » mais il ne faut ni exagérer ni sans doute prendre tout à fait au pied de la lettre l’expression de Joseph, qui peut dépasser sa pensée. Les prétendus catalogues particuliers de la reine qu’on a publiés, et qui feraient scandale, ne sont pas démontrés authentiques, tandis qu’on peut lire à la Bibliothèque nationale, à Paris, sous le numéro 13,001, un catalogue manuscrit de sa collection de livres de Versailles où se retrouvent, sans aucune mention de livres déshonnêtes, les ouvrages cités dans sa correspondance comme ayant servi effectivement à ses lectures. La vérité est sans doute que Joseph II, tout indigné du dévergondage que lui offrait en France une mauvaise littérature accueillie des gens de cour, aura conclu, non sans quelque réelle exagération dans les termes, de certaines libertés de langage ou même de certains souvenirs de la reine, à des lectures qu’elle ne faisait pas plus attentives et nombreuses dans les mauvais que dans les bons livres.

Les mille récits soit des imprudentes visites au bal de l’Opéra, aux trois spectacles, aux courses de chevaux ou de traîneaux, soit des promenades nocturnes sur la terrasse de Versailles, toujours sans le roi, qui n’aimait que la chasse, le loto et le colin-maillard « avec des gages, » remplissent les mémoires du temps et se retrouveront dans les rapports secrets de Mercy avec une variété inépuisable de détails. La dépense de la reine devient excessive, surtout en 1776 et 1777, et le motif n’en est pas uniquement dans les grâces qu’elle ne sait refuser à aucun de ceux qui l’environnent; on la voit en outre sans défense contre certaines séductions de la parure et du luxe. Plus d’une fois par exemple son goût des pierreries l’entraîne, et c’est un sujet d’humiliation et d’étonnement pour sa mère, qui voudrait lui inspirer un plus grave sentiment de sa dignité. L’autre occasion de très fâcheuse dépense est le jeu. C’étaient bien des traditions de cour que le jeu du roi et celui de la reine; on n’y voyait cependant figurer d’ordinaire que ce qu’on appelait les jeux de commerce, tels que le cavagnol et plus tard le whist, non ceux de hasard; mais on sait combien la passion de jouer avait envahi sous le précédent règne : il n’y a qu’à lire Walpole pour se rappeler jusqu’aux princesses du sang livrées ouvertement à ces excès. Les reines du moins s’en abstenaient et laissaient dans cette carrière la première place aux maîtresses en titre. Il fut très choquant, rien que par ce souvenir, de voir Marie-Antoinette se laisser tenter d’abord chez la princesse de Guéménée, puis chez Mme de Lamballe, qui, belle-sœur du duc de Chartres, ouvrait son salon aux libres mœurs affichées par la coterie du Palais-Royal. On en vint à jouer gros jeu au lansquenet ou bien au pharaon chez la reine même, surtout pendant les voyages de Compiègne et de Fontainebleau. Mercy ne tarit pas à ce sujet : « Il prit envie à la reine, écrit-il pendant un séjour à cette dernière résidence vers la fin de 1776, de jouer au pharaon. Elle demanda au roi qu’il permît que l’on fît venir des banquiers-joueurs de Paris. Le monarque observa qu’après les défenses portées contre les jeux de hasard, même chez les princes du sang, il était de mauvais exemple de les admettre à la cour; mais, avec sa douceur ordinaire, il ajouta que sans doute cela ne tirerait pas à conséquence, si l’on ne jouait qu’une seule soirée. Les banquiers arrivèrent le 30 octobre et taillèrent toute la nuit et la matinée du 31. La reine resta jusqu’à cinq heures du matin, après quoi sa majesté fit encore tailler le soir et bien avant dans la matinée du 1er novembre, jour de la Toussaint; elle joua elle-même jusqu’à près de trois heures du matin. Le mal était qu’une pareille veillée tombait dans la matinée d’une fête solennelle, et il en est résulté des propos dans le public. La reine se tira de là par une plaisanterie, en disant au roi qu’il avait permis une séance de jeu sans en déterminer la durée, qu’ainsi on avait été en droit de la prolonger pendant trente-six heures. Le roi se mit à rire et répondit gaîment : « Allez! vous ne valez rien tous tant que vous êtes. » Marie-Antoinette gagnait ou perdait en une soirée 500 louis ; il lui fallait recourir le lendemain au roi, qui, sans faire nul reproche, payait sur sa propre cassette. De là aussi tant de mauvais bruits que les gazettes répandaient dans toute l’Europe sur les friponneries commises au jeu de Marly, sur la veine suspecte d’un Anglais, nommé Smith, admis au jeu de la reine à Fontainebleau, et qui avait gagné aux princes 1,500,000 livres, etc. Ces rumeurs excitaient l’indignation de Joseph II et de Marie-Thérèse; Joseph s’écriait que la cour de France était devenue un tripot; il écrivait en mai 1777 que, si l’on ne savait s’arrêter et prévenir, « la révolution serait cruelle. » L’impératrice mandait à sa fille qu’elle courait à sa perte, qu’il fallait à tout prix et tout de suite couper court à sa passion ; elle menaçait d’en écrire sévèrement au roi, si elle n’obtenait très vite un entier retour.

Certes il y avait de quoi s’inquiéter, et l’histoire a le droit de se souvenir. Versailles n’avait-il pas connu cependant de bien autres excès de dépense sous les deux précédens règnes? N’était-ce pas un bien autre jeu, celui de la Montespan, qui faisait à la bassette, dit un chroniqueur, des coups pouvant aller à un million ? Elle grondait, et le roi aussi, quand on ne les tenait pas. Avec elle, les pertes de 100,000 écus étaient communes; un jour de Noël, elle perdit 700,000 écus; elle joua sur trois cartes 150,000 pistoles, valant chacune 4 francs 50 centimes de notre monnaie. N’étaient-ce pas de bien autres charges au trésor public et de bien autres dilapidations, les scandaleux présens aux maîtresses royales : à la Montespan, un vaisseau armé en course, — à la Pompadour, le château de Bellevue, construit pour elle au prix de 3 millions, et qu’elle revendit ensuite au roi pour 3 autres millions, — le pavillon de Luciennes à la Du Barry, etc.? Comment comparer aux folles prodigalités que se permettaient sans scrupule Louis XIV et Louis XV ce que dépensa l’économe et modeste Louis XVI, y compris les dettes de la reine, que le plus souvent il acquittait sur sa cassette sans rien demander aux ministres? Pour ce qui est de la conduite morale, Mercy et d’autres attestent sans cesse et il est tout à fait évident que Marie-Antoinette n’a pas ouvert son âme au vice. Elle jouait par amour de la dissipation et du mouvement, par pure légèreté, par désœuvrement, par crainte de l’ennui. C’étaient les mêmes motifs par lesquels elle accueillait trop facilement des amitiés qui auraient dû lui être suspectes; mais il n’y a nulle trace d’avilissante inconduite. S’il faut descendre à discuter encore et à écarter d’elle de tels soupçons, ne remarquera-t-on pas que ses favoris sont admis plusieurs ensemble, et non pas chacun isolément et à son tour? Ne la voit-on pas leur enlever sa confiance aussi librement que dans une première illusion elle la leur a concédée? Ne reconnaît-on pas une nature aimante et aimable, jalouse d’éprouver et d’inspirer l’affection, d’obliger et de rencontrer la gratitude, mais en même temps une conscience d’épouse sur laquelle n’a le droit de peser aucun redoutable souvenir? Soulavie, écho direct des Rohan et de la cabale, ne demanderait pas mieux que de faire croire à une Messaline; mais, grâce aux rapports secrets de Mercy, on pourra désormais suivre pas à pas et démentir les fausses inductions et les faux calculs. On aura le journal échangé entre la mère et la fille, et jusqu’aux notes du médecin. On connaîtra dans cette vie d’épouse les jours et les nuits, les longs temps de déception avec leurs vicissitudes, les momens d’espérance, les légitimes vœux satisfaits. Si l’on veut supputer des dates, qui ne comprend qu’il y a là toute une chaîne de dates qui se correspondent, et au milieu de laquelle nul trouble illicite n’aurait pu s’introduire sans éclater au grand jour?

Joseph II, depuis la publication de ses lettres conservées à Vienne, a été invoqué souvent comme une sorte de témoin à charge contre Marie-Antoinette. Que ce soit à la condition de ne pas dédaigner les éloges que son affection impartiale n’a pas cru devoir retenir. A l’issue de son voyage de 1777, pendant lequel il a si peu ménagé à sa sœur l’expression de ses reproches, il lui rend aussi plus d’une fois de sincères et significatifs hommages. Quoi de plus tendre que ces lignes émues, où la délicatesse du sentiment respire dans celle de l’expression : « J’ai quitté Versailles avec peine, attaché vraiment à ma sœur; j’ai trouvé une espèce de douceur de vie à laquelle j’avais renoncé, mais dont je vois que le goût ne m’avait pas quitté. Elle est aimable et charmante; j’ai passé des heures et des heures avec elle sans m’apercevoir comment elles s’écoulaient. Sa sensibilité au départ était grande, sa contenance bonne : il m’a fallu toute ma force pour trouver des jambes pour m’en aller. » A son frère Léopold, il écrit avec une persistance convaincue, et sans faire trêve d’ailleurs à de partiels reproches : « Sa vertu est intacte, elle est même austère, par caractère plus que par raisonnement. » Et un autre jour, il lui parle encore du même ton : « J’ai quitté Paris sans regrets, quoique l’on m’y ait traité à merveille. Pour Versailles, il m’en a plus coûté, car je m’étais véritablement attaché à ma sœur, et je voyais sa peine de notre séparation, qui augmentait la mienne. C’est une aimable et honnête femme, un peu jeune, peu réfléchie, mais qui a un fonds d’honnêteté et de vertu dans sa situation vraiment respectable, — avec cela, de l’esprit et une justesse de pénétration qui m’a souvent étonné. Son premier mouvement est toujours le vrai. »

Pour définir entièrement le caractère de la reine, Joseph II comprend très bien qu’il faut tenir compte de tout ce qui lui manque de bonheur intime, ainsi que du caractère du roi, et il achève sa peinture en donnant de celui-ci par quelques mots un très remarquable et très intelligent portrait. « La situation de ma sœur avec le roi est singulière, dit-il. Cet homme est un peu faible, mais point imbécile. Il a des notions, il a du jugement, mais c’est une apathie de corps comme d’esprit. Il fait des conversations raisonnables, il n’a aucun goût de s’instruire ni curiosité; enfin le fiat lux n’est pas venu : la matière est encore en globe. » Cette double appréciation, du caractère du roi et de celui de la reine, nous paraît singulièrement équitable. Voilà Louis XVI, exact, appliqué, judicieux quand il écrit ses lettres d’affaires, par exemple ses billets à Vergennes, mais assez inerte et glacé cependant pour rédiger vingt-cinq années de suite cet étrange registre de chasse qu’on connaît, où ne figurent, peu s’en faut, même au temps de la révolution, que la messe et les vêpres, les cures de petit-lait et les pièces de gibier. Il trouvera plus tard sa grandeur dans la patience et la résignation en face du malheur immérité. Voilà Marie-Antoinette, avec son charme et sa grâce, bien plus avec sa rectitude naturelle d’esprit et de cœur. Ce fonds une fois acquis, l’incomplète éducation, puis les incorrections et les inconséquences, résultats d’une situation très douloureuse et très fausse, pourront survenir sans risquer de compromettre l’honneur. Louis XVI paraît l’avoir très bien compris; fort défiant de l’influence étrangère, personnellement inhabile à prendre en main aucune direction morale, il semble avoir laissé volontiers la reine à ses goûts de dissipation et de plaisir, en se reposant, avec une sécurité fondée, sur ce fonds d’honnêteté et, comme dit Joseph II, d’austérité native. Les imprudences et les fautes de Marie-Antoinette sont très réelles; mais les plus sévères avoueront qu’elle en a été trop punie. Rien n’empêchait d’imaginer, pendant ses premières années de dauphine ou de reine, que ses défauts, presque au même titre que ses qualités, seraient de nature à séduire les Français. Sa venue mettait fin à la domination éhontée des courtisanes; elle succédait, élégante, rieuse, bonne et fière, à des reines silencieuses et effacées. On aurait fait une jeune souveraine exprès pour la nation française, dit familièrement un contemporain, qu’on n’aurait pas mieux réussi. Par quelle fatalité ce qui devait faire son succès a-t-il fait son malheur ? Elle était étrangère, mais comme toutes les épouses de rois apparemment. Les princesses italiennes ou espagnoles avaient exercé naguère en France une bien autre influence; la duchesse de Bourgogne s’était permis de bien autres indiscrétions.

Si l’on veut ne jamais oublier, au sujet de Marie-Antoinette, les difficultés tout extraordinaires qui l’ont assaillie comme femme et comme reine, si l’on consent à ne pas abjurer à son égard une pitié qui n’est que justice, si d’autre part, avec ces sentimens, on suit pas à pas les lettres de sa mère et surtout la correspondance secrète de celle-ci avec le comte de Mercy-Argenteau, si l’on note, en même temps que les multiples et sévères reproches, les expressions d’éloge et d’hommage que Marie-Thérèse, aussi bien que Joseph II, ne veut pas retenir, on aura tous les élémens d’une appréciation juste et définitive du caractère de la reine, soit pendant une période de sa vie jusqu’à ce jour mal connue, soit pour le reste de sa carrière, puisqu’on aura pu suivre, au milieu même de ses années de dissipation, la trace persistante des qualités qui l’ont faite plus tard, elle aussi, forte devant le martyre.

Quant à Marie-Thérèse, elle expirait le 29 novembre 1780, à temps pour ne pas être témoin de sinistres éclats tels que le procès du collier. Nous pouvons calculer par certains signes quels sentimens d’humiliation et comme de terreur ces attaques audacieuses lui eussent inspirés : il n’y a qu’à voir ses lettres à Mercy sur la trop fameuse affaire de Beaumarchais, qui la fit trembler comme un affreux présage. En présence d’insultes telles que le pamphlet ignoble contre Louis XVI et Marie-Antoinette dont elle le croit l’auteur, suffoquée de colère, avec des accens de lionne blessée, elle joint aux fiers dédains de la souveraine les douloureuses prévisions de la mère. Elle soupçonne Rohan d’être pour quelque chose dans l’infâme intrigue; on dirait que son regard perce l’obscurité d’un prochain avenir, non pas certes jusqu’à deviner ce que doit être un jour la réalité dernière, mais assez loin cependant pour concevoir de confuses et cruelles angoisses.

Tel est le multiple intérêt des renseignemens nouveaux qu’offrent les papiers secrets de Mercy. Ils s’adressent au moraliste, nous pourrions dire au psychologue, autant qu’au politique et à l’historien. Ils ne présentent pas, à vrai dire, de révélations inattendues; mais, par une vue très prochaine et très nette de la réalité, ils donnent à d’importans problèmes des explications nécessaires. Ce qu’ils nous, apprennent par exemple des vils manèges de ce qu’on appelait la cabale montre, s’accumulant peu à peu, la série des médisances, des calomnies, des moqueries envenimées qui deviendront, transformées, les terribles accusations de 1793. Nous pouvons suivre ainsi la marche de l’ancien régime se dévorant lui-même, c’est-à-dire forgeant les armes par où périront ses derniers représentans, non pas les plus coupables. Ce roi économe, cette reine ennemie de la Du Barry, voulaient réagir contre certaines hontes de l’ancien régime : il s’est retourné contre eux, il les a entourés de pièges et de mortels dangers; il les a transformés en victimes de ses propres méfaits et des abus auxquels il ne voulait pas renoncer. Du reste ce passé est celui de la France, un passé dont le temps présent se reconnaît, malgré tout, en quelque mesure solidaire. Ce qui peut contribuer à le faire mieux connaître tel qu’il était à la veille de la révolution doit être soigneusement recueilli; nul ne saurait nier que les réponses à quelques-uns des problèmes qui assiègent notre époque ne puissent en partie dépendre de la sincérité d’un tel examen historique.



  1. M. le chevalier d’Arneth, directeur des archives de la maison impériale et de l’état d’Autriche, bien connu par ses précédentes publications sur Marie-Antoinette, va faire paraître à la librairie Didot, en collaboration avec M. A. Geffroy, dont on se rappelle les études sur le même sujet insérées naguère dans la Revue, une correspondance nouvelle de Marie-Thérèse et les rapports secrets du comte de Mercy-Argenteau concernant la cour de Versailles (3 vol. in-8o, 1874). Le travail qu’on va lire est une analyse impartiale et fidèle de ces curieux documens, entièrement inédits. On s’est efforcé d’en rendre l’exacte physionomie en laissant le plus souvent possible la parole aux personnes historiques qu’ils mettent en action : Marie-Antoinette, Marie-Thérèse, Joseph II et Mercy.
  2. Il doit être entendu qu’on n’a pas un mot, pas un seul mot à retirer de ce qui a été dit dans la Revue à ce sujet. Voyez, sur l’authenticité de certains recueils de lettres de Marie-Antoinette, diverses études de M. A. Geffroy dans les livraisons des 1er juin, 15 juillet et 15 août 1866.
  3. Tous les documens invoqués ici sur l’affaire de Parme, sans faire partie des papiers de Mercy, sont tires des archives de Vienne et inédits.
  4. Voyez l’ouvrage de M. Ad. Beer, Die ersts Theilung Polens, 3 vol. in-8o, 1873.
  5. Marie-Thérèse a formellement démenti dans une lettre du 10 octobre 1763 à l’électrice Marie-Antoine de Saxe, née princesse de Bavière, l’histoire du fameux billet qu’elle aurait écrit en 1756 à Mme de Pompadour en la traitant de chère amie.
  6. Tous les mémoires du temps attribuent au comte de Provence le pamphlet anonyme intitulé les Mannequins. Il parut au commencement d’avril 1777 ; il était dirigé surtout contre Turgot et les économistes. Il y a quelque esprit, mais affecté et recherché, sans parler de l’inintelligence politique.