Marie-Didace/08

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Beauchemin (p. 79-101).

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— Quand c’est qu’on pique ? demanda soudainement Laure Provençal, un soir que les femmes veillaient ensemble.

Devant leur étonnement, elle précisa :

— Vous avez pas l’air de vous douter qu’on marie notre fille Lisabel, le lendemain des Rois ? Il nous reste deux courtepointes à piquer. On est déjà dans les avents…

— Jeudi ça adonnerait-il ? demanda avec empressement l’Acayenne dont le zèle s’excitait à la nouvelle d’une noce prochaine. Vous pourriez venir icitte, vu que le métier est tout rendu.

— En même temps, vous nous donneriez un coup de main pour nos beignes, sur la fin de l’après-midi, proposa Phonsine.

L’Acayenne s’indigna :

— Depuis quand c’est que j’amène le monde à la traille, pour faire mon ordinaire ? Quand je naviguais sur l’eau salée et que j’avais des trente, quarante hommes à nourrir, j’en venais à bout. À plus forte raison…

— C’est bon, c’est bon ! trancha Laure Provençal. Mais petite aide fait grand bien quand même.

Le jeudi, Angélina, sur le point de quitter la maison pour se rendre chez les Beauchemin, jeta un regard à la ronde afin de s’assurer que rien ne traînait dans la cuisine. Une chaise dépassait un peu, un quartier de bois excédait légèrement le bûcher, elle alla les aligner. La main sur la clenche de la porte, elle pausa encore, pensivement. Son père l’observait. Depuis le départ du Survenant, il l’admirait de ne pas se laisser dominer par son chagrin. « Elle porte sa croix », pensa-t-il. Par instinct il ployait les épaules. Il en savait le poids. Lui-même avait porté la sienne, à la mort de sa femme. Mais le temps avait allégé sa peine.

— Habille-toi chaudement, fille, lui dit-il. Il tombe quelques brins de neige. Tantôt il neigera à plein ciel. C’est l’hiver.

Il décrocha sa casquette à oreilles, au montant d’une chaise, et sortit en même temps qu’Angélina, pour mieux interroger le temps. Plus encore que les parcelles blanches qui étoilaient l’espace, le saisissement partout disait l’approche de l’hiver. La campagne prenait la figure dure des femmes, secrètes et austères, qui ne permettent jamais à leur douleur de les trahir.

Sur la route le père Didace avançait, luttant contre le froid.

— Arrête te chauffer, lui cria David Desmarais. Viens tirer une touche.

Chaque syllabe se détachait, nette, dans l’air sonore.

— Non, refusa brièvement Didace.

— C’est-il l’hiver, quoi ? Y va-t-il neiger pour tout de bon ?

— Ah ! je peux rien te promettre. Mais… ça sent la neige. Temps pommelé, fille fardée, de peu de durée…

— Quand le monde commence à avoir le dos rond, c’est l’hiver, dit encore David Desmarais en regardant Didace s’éloigner, la tête dans les épaules.

Il n’était pas retourné à la maison qu’un nuage de neige s’abattit.

« Non, c’est pas la neige. Non, c’est pas l’hiver. Seulement un brouillard », s’entêta Angélina, en allant prendre dans la remise le balai de sapinage pour enlever la neige sur les marches et sur le routin.

Mais au bout, la route lui apparut toute blanche, comme un grand bras endormi sur la terre. Aussi longtemps que la route gardait l’aspect de l’automne, Angélina avait cru au retour du Survenant. Avec les neiges, la route changeait. L’hiver ramènerait les balises, les rencontres difficiles, les détours tracés en pleins champs. Jamais le Survenant ne repasserait par le même chemin : un pressentiment en avertit l’infirme. Maintenant l’abandon, de plus en plus lourd, tombait sur elle, comme la neige sur la plaine.

Un tel désespoir l’envahit qu’elle saisit à pleines mains le balai de sapinage et frappa à grands coups le sol blanchi : « Route infâme, c’est toi, avec ton vaste monde, qui me l’as pris, le Survenant. »

À la tête d’un liard, une chouette fit entendre son ululement plaintif. Au cri apeuré, Angélina se calma. La poudrerie l’aveuglait.

Des oiseaux, il n’en restait plus guère, au Chenal du Moine. Des mauves ? Quelques-unes, les dernières. Des hiboux ? Les plus voraces seulement, qui chassent le mulot sur la commune. Des canards sauvages ? Les caducs et les blessés que le grand volier au départ, abandonne à leur sort.

Un charroi de bois que conduisait Joinville Provençal faillit heurter Angélina. Elle ne l’avait pas entendu approcher.

— C’est l’hiver, lui cria joyeusement Joinville. Regarde les oiseaux de neige s’ils sont joyeux !

Une bande de petits oiseaux blancs, en effet, traversait la bourrasque au-dessus des derniers chaumes. Ils s’égaillaient à voler avec le vent. Ils s’élevaient puis se laissaient choir : de vraies boules de neige.

— C’est l’hiver dit Angélina, vaincue.

Elle attendit que la voiture se fût éloignée. Puis elle alla ramasser une croûte qui en était tombée.

* * *

Angélina fut la première rendue chez les Beauchemin. Aussitôt, elle se mit à délayer de la pierre bleue avec un peu de farine. La courtepointe était déjà tendue sur le métier, soutenu par une chaise aux quatre coins. Au fur et à mesure que les voisines arrivaient, apportant leurs ciseaux et leur dé, elles se taillaient de l’ouvrage. Deux trempèrent dans le liquide bleu une ficelle qu’elles tirèrent au bout de leurs bras. Puis elles la laissèrent retomber, tantôt sur le droit, tantôt sur le biais, de façon à dessiner sur le tissu des pointes à diamant. D’autres préparaient à l’avance de longues aiguillées de fil, des aiguillées de paresseuses, disaient-elles, qu’elles plaçaient près des ciseaux passés à la pierre douce.

Encore plus emmitouflée que de coutume, la mère Salvail arriva la dernière. Tout essoufflée, les mains tendues à la chaleur du poêle, elle ne se décidait pas à se dépouiller de ses atours.

— T’as senti les beignes, hein, ma sorcière ? lui dit Laure Provençal en jetant un regard de malice aux autres.

— Ça doit venir de su’ le voisin, répondit l’Acayenne qui avait saisi l’allusion.

Les rires éclatèrent dans la cuisine.

— Ôte une pelure, cria Laure Provençal à la mère Salvail, si tu veux pas rôtir.

— Laisse-moi le temps de me réchauffer au moins. On n’est pas à la tâche. Depuis deux jours, j’ai mes douleurs. Je pressens du mauvais temps.

— Hou donc ! hou donc ! ôte encore une pelure.

Elle avait un nuage de laine, un petit châle, une chape.

— Bonté divine, dit une des demoiselles Mondor, si elle continue à en ôter, il va ben lui rester rien que le trognon.

Trois prirent place aux côtés du métier, une à chaque bout, les meilleures piqueuses se chargeant des pointes les plus difficiles. Les mains se donnaient avec autant d’agilité à la tâche que les langues à la conversation.

— Nous ferez-vous un frâlic pour notre peine ? demanda subitement l’Acayenne à Laure Provençal.

— Un frâlic ? questionna Laure qui ne comprenait pas.

— Tu vois ben qu’elle veut parler du fricot des noces.

— Ah ! si c’est ça qui vous inquiète, dormez sur vos deux oreilles. Vous verrez la vraie noce.

— Avec un violoneux, renchérit Bernadette Salvail.

— Pas rien qu’un, deux, pour pas que la musique arrête.

— Et du manger en masse.

— Si vous voulez, proposa l’Acayenne, je vous préparerai un six-pâtes, avec trois, quatre sortes de viande, puis un beau rang de pâte entre.

— C’est-il bon ? demanda Lisabel Provençal.

— Si c’est bon ?

L’Acayenne se passa la langue sur les lèvres :

— Rien qu’à en parler, l’estomac me gargouille de faim.

— Je veux ben croire, dit la mère Salvail, mais pour la pâte, Angélina est pas battable.

Laure Provençal continua :

— Personne s’est jamais levé de notre table, sans avoir mangé à sa faim. À plus forte raison à une noce. C’est pas un mariage de veufs qu’on fait.

Phonsine, intentionnée à écouter, s’accrocha dans le berceau d’une chaise. Elle faillit trébucher, tellement elle riait.

— Non, mais vous la voyez pas qui tâtinne tout le temps ? dit l’Acayenne, qui se revengeait sur la bru.

Enhardie par la présence des autres, Phonsine, toute rouge, demanda :

— C’est de moi que vous parlez ?

— De qui c’est que tu veux que ça soye ? Je fatigue assez de toujours te voir aller doucement.

— Pis moi, qui c’qui vous dit que je fatigue pas autant de toujours vous voir aller vite ?

La réponse de Phonsine égaya les voisines. On n’aurait pas cru celle-ci capable de si bien se défendre. Est-ce qu’il commencerait à lui pousser des crocs ? La grande Laure Provençal rajusta ses lunettes ; la mère Salvail s’assit confortablement, pour ne rien perdre de la prise de bec.

Dans l’excitation et la tempête, elles n’avaient pas entendu une voiture approcher de la maison. L’arrivée de Marie-Amanda leur fit pousser des exclamations de surprise.

— Vous pourrez toujours pas dire que je suis avaricieuse de ma personne. Deux fois, c’t’automne, que je viens vous voir !

— L’eau doit commencer à être forte sur le fleuve ?

— Elle épaissit tout le temps. Et par icitte, demanda Marie-Amanda, toujours la même tourloutte ?

— Comme tu vois, on pique, pour Lisabel.

— Ben oui, Lisabel qui se marie, j’ai su ça.

— Faut ben, dit Lisabel. Ça fait six mois francs que le Bon me fréquente.

Lorsqu’elle fut réchauffée, Marie-Amanda alla chercher des petits présents dans un sac : des noix longues pour les femmes de la maison, du tabac fort pour son père et des confitures de cerises de terre pour Angélina qui en raffolait.

— Quand c’est que t’auras rien à donner ? lui demanda Angélina en guise de remerciements.

— C’est vrai, Marie-Amanda arrive toujours les mains combles.

— Quoi c’est qui vous prend ? s’indigna Marie-Amanda. Un pot de confitures, quelques terrinées de noix longues, une torquette de tabac, c’est rien, j’appelle pas ça donner.

— Quoi c’est que t’appelles donner ? dit l’Acayenne.

— Donner ?

La belle figure de Marie-Amanda s’éclaira malicieusement d’un sourire. Elle pensait : « C’est de se priver de quoi qu’on aime pour en faire présent à quelqu’un qu’on n’aime pas. »

— Faudrait pas qu’elle retiendrait de sa mère, la bonté en personne, si elle était pas donnante.

Laure Provençal cria à la face de Marie-Amanda, comme si elle l’invectivait d’injures :

— J’ai jamais vu une créature comme elle. Je jurerais qu’elle a pas tout ce qu’il lui faut, à l’Île de Grâce. Et jamais une graine de jalousie contre le prochain.

— Ah ! écoutez ! madame Provençal, faites-moi pas passer pour meilleure que je suis. Si je me mettais à jalouser tous ceux qui ont plus que nous autres, il y aurait gros de monde et ça me ferait trop d’ouvrage.

Comme on continuait à la louanger, elle se leva et fit semblant de s’emporter :

— Phonsine, donne-moi mon butin que je m’en retourne aussi raide !

— Quiens ! la v’là-ti qui s’emmalice à c’t’heure ?

— On l’a vantée trop vite.

— Elle serait pas Beauchemin si elle portait pas sa charge de mauvaiseté.

Les rires cliquetaient dans les gosiers.

* * *

— Le Survenant…

Qui eut le malheur de nommer le Survenant ! Avant même qu’on le sût, les femmes, sauf Marie-Amanda et Angélina qui causaient à l’écart, s’entretenaient de lui.

— Il riait donc d’un bon cœur, dit Rose-de-Lima Bibeau.

— Pour moi, il riait trop, dit l’Acayenne. Un homme qui rit tant que ça, la plupart du temps, il est pas vraiment gai dans son cœur.

Catherine Provençal reprit :

— Il me semble de le voir, sur le seuil de la porte, avec sa tête rouge, et toujours époitraillé dans sa vaireuse carreautée. Tape un clin d’œil icitte et là. Penche d’un bord, penche de l’autre, comme un bateau qui se décide pas à décoster.

— Il était pareil à un oiseau. On savait jamais où c’est qu’il voulait se brancher.

— Oui, sûrement, un bel oiseau, ricana Laure Provençal. Le héron à grand’pattes, sur le bord de la commune !

— Parlez-moi pas d’un garçon qui a du poil dans les oreilles, dit une des jeunes filles.

— Pour des filles qui se pensent pas garçonnières, vous avez l’air de l’avoir regardé joliment de près, le Survenant, dit l’Acayenne.

Voyant que les jeunes filles se défendaient, l’Acayenne renifla de plaisir.

— Allez pas vous inventionner de croire qu’il avait jamais rencontré de filles avant d’arriver au Chenal du Moine, le Survenant ! Il en connaissait, de quoi en saler ! Des créatures de toutes les sortes.

Laissant à peine filtrer une pâle ligne verte entre ses cils d’or, d’une voix plus douce, elle reprit :

— Mais lui, il aimait personne.

Depuis un moment Angélina, qui s’était approchée, l’écoutait. En furie, elle se leva et demanda à l’Acayenne :

— Où c’est que vous l’avez si ben connu, le Survenant ? C’est-il dans la petite rue ?

— Je l’ai pas connu, répondit l’Acayenne, mais toi non plus tu l’as pas connu, comme t’aurais voulu.

Angélina ramassa ses ciseaux. Elle prit son dé, planta son aiguille dans la canette de fil, et décrocha sa chape.

— Va-t-en pas, je t’en prie, supplia tout bas Phonsine. Occupe-toi pas d’elle.

Mais sans un mot de plus, Angélina passa la porte. Marie-Amanda la rejoignit sur la route. Silencieuses, elles allaient du pas calme des femmes qui ont à soi du temps et de l’espace. La neige tombait toujours et brouillait à mesure l’empreinte de leurs pieds, sur le sol blanchi.

Sans se retourner, Angélina demanda :

— Penses-tu ça, Marie-Amanda, que c’est une de ces femmes-là qui me l’a pris, le Survenant ?

L’image de la Bohémienne rencontrée à l’été, près du petit bois de la Comtesse, la hantait. Qui sait si le grand-dieu-des-routes n’avait pas retrouvé la gypsy, avec ses yeux et ses étirements de chatte.

— Pense pas ça, folle. Pour moi…

— Parle !

— … c’est ni un tel, ni une telle qui nous prend ce qu’on aime…

Marie-Amanda s’arrêta dans le vent afin de respirer, puis reprit :

— C’est le temps. Le temps qui vient à bout de tout. T’as l’exemple de mon père. Il aimait ma mère. À sa façon, si tu veux. Mais il l’aimait gros, Et à c’t’heure qu’elle est morte, il en a une autre.

La voix enrouée de chagrin, elle ajouta :

— Ma mère avait fait son temps.

Des parcelles de neige et des larmes brillant à ses cils, Angélina se retourna tout d’une pièce.

— Je te comprends pas. L’autre fois tu me prêchais que le temps arrange tout. Aujourd’hui tu dis le contraire.

— Je dis pas le contraire. Je t’ai dit que tout se calme à la longue, notre joie comme notre peine. Tout s’en va avec le temps.

Angélina ralentit le pas. Les souvenirs affluaient à son esprit torturé. Trois surtout la quittaient rarement. Pareils à trois jeunes chats en jeu, ils se frôlaient à elle. Les deux premiers, vivants et chauds — première apparition du Survenant bien découpé dans le vent, à la clarté du jour, le grand rire clair aussi sonore que la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne-de-Sorel quand le temps est écho, la main en étoile posée sur la table — ceux-là, elle les gardait volontiers. L’un se collait à son cou, l’autre se serrait près d’elle. Mais le troisième ! Chaque fois il la griffait au cœur d’où la peine s’échappait goutte à goutte, sans jamais s’épuiser.

— Tu sais, Marie-Amanda, je t’ai pas tout dit.

— C’est pas nécessaire de tout dire non plus.

— Ce que je vas t’apprendre, peux-tu me jurer sur la tombe de ta mère que jamais t’en souffleras mot à âme qui vive ?

— Tu me connais !

Angélina hésita :

— Je pense que j’ai couru après mon malheur.

Marie-Amanda s’arrêta :

— Comment ça ?

— Tu vas voir. Une journée de marché, à Sorel, j’avais vu affichée sur un arbre du carré la pancarte « Concert ce soir », et le kiosque décoré pour recevoir la fanfare de la Musicale Richelieu. Je savais, sans le savoir, — mais ça me le disait — que le Survenant irait au concert. Comme de fait, sur le soir, il vient emprunter à mon père le Blond et la voiture légère. Quand je me suis vue fine seule pour la veillée et lui à se barauder, peut-être avec une autre, le cœur m’a manqué, et je lui ai demandé de m’amener.

— T’étais pas fière ! lui reprocha Marie-Amanda.

Sur son visage pur comme l’air du matin, un nuage passa. Elle songeait : « Se plier à toutes les fantaisies d’un homme, s’humilier devant lui, ce n’est pas le bon moyen. »

L’infirme la dévisagea :

— Aurais-tu fait mieux à ma place ?

Marie-Amanda ne répondit pas. Angélina continua :

— Puis j’avais vu la belle Bernadette Salvail toute toilettée prendre le chemin de Sorel.

Son sens de l’économie dominant soudainement sa peine, l’infirme s’indigna :

— Elle, dépensière comme elle est, quoi c’est que ça peut ben lui faire de mettre au serein son beau chapeau de leghorn ?

L’indignation d’Angélina fit sourire Marie-Amanda. L’infirme se radoucit :

— Après s’être fait prier, il a fini par consentir à me laisser embarquer. Mais il avait pas de la façon à en revendre. Oui. Non. C’était toute la conversation. Rendus à Sorel, il m’a fait asseoir sur un banc, dans le carré, en disant qu’il allait conduire le cheval à « L’Ami du Navigateur ».

Les cils d’Angélina battirent. Sa figure changea :

— Il est jamais venu me rejoindre. La musique était finie, les lumières éteintes et je l’attendais toujours. Il a ben fallu que je me décide à aller chercher le cheval et à revenir au Chenal. Après avoir dételé, au lieu d’aller me coucher, j’ai commencé à l’attendre.

— Tu l’as attendu ?

— Si je l’ai attendu ? Demande-moi pas quelle sorte de nuit j’ai passée. J’étais pas dans le monde. Au moindre bruit sur l’eau, je courais au quai. C’était quelque bête sur la commune qui allait boire à la rivière. Ou ben rien. Allons donc, je regagnais le chemin. Et toujours avec la crainte que mon père vinssit se réveiller et me surprendre de même. À la barre du jour, des poissonniers, qui venaient de porter leurs pêches au gros, me l’ont ramené.

— Il était pas en fête ? demanda Marie-Amanda,

— Comme de raison. Dès que j’ai voulu l’apostropher, il m’a arrêtée : « Aïe ! neveurmagne ! »

— Tu savais pas qu’on n’interbolise jamais un homme en boisson ?

— Je le savais, mais… Toujours est-il qu’il m’a empêchée de continuer, en disant : « Moi, la Noire, j’ai fait tout mon possible pour te faire comprendre que c’était pas de ta compagnie que je voulais. C’était à toi de comprendre. » Puis, alors…

Angélina se mit à pleurer.

— Pleure pas, lui dit Marie-Amanda, les larmes aux yeux. Tu pourras plus parler…

— Alors, reprit Angélina, de sa grande main en étoile, il m’a repoussée loin de lui, pour m’ôter de son chemin. Te dire si je me suis débattue contre moi ? J’ai compris que si j’acceptais ma honte une première fois, je l’acceptais pour tout de bon. Au jour, le bruit d’une charrette à foin m’a réveillée. Odilon marchait à côté. J’ai juste eu le temps de m’écraser dans la coulée. Heureusement, qu’il m’a pas aperçue. Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal aurait pensé ? Là, à genoux dans la rosée et à bout de mes forces, j’ai demandé au bon Dieu qu’il y ait un changement entre nous deux, le Survenant puis moi. Il m’a exaucée. Mais pas comme je le voulais.

La voix brisée de douleur, elle acheva :

— J’aurais peut-être pas dû.

— Parle pas de même, lui reprocha Marie-Amanda, scandalisée. C’est mal ! Sais-tu ce qui t’aura été épargné de malheur ? Peux-tu le dire ?

Pour l’entraîner au large de son chagrin, elle lui demanda :

— Tu lui en as jamais reparlé de cette nuit-là ?

— Une fois, une seule fois, qu’il était de bonne humeur, je lui ai demandé de me dire la vérité.

— Quoi c’est qu’il t’a répondu ?

— Ah ! il a commencé par s’éclater de rire. Puis il a passé sa grande main dans ses cheveux.

— Il me semble de le voir, dit Marie-Amanda. Je le reconnais ben là.

— Puis la tête tout en paillasse, et la voix encore pleine d’éclats de rire, il a dit : « Ah ! les maudites femmes ! Elles sont toutes pareilles, toujours la question à la bouche, toutes ! toutes ! toutes !… depuis… » Il s’est arrêté net comme un homme qui craint d’en avoir trop dit. Et il a ajouté : « Jusqu’à toi. » Là, il m’a regardée d’une curieuse de façon. Il riait plus. La tête renversée, il a commencé à parler sérieusement : « Écoute, la Noire, d’abord tu vas me dire ce que t’appelles la vérité. C’est-il ce que j’ai fait au meilleur de ma connaissance ? Ou ben ce que j’ai pu faire en dehors de ma connaissance ? Ou ben ce que tu voudrais que j’aie fait ? Si tu veux me questionner, questionne. Seulement plains-toi pas de la réponse. » Quoi c’est que tu veux qu’on fasse d’un gars de même ? Il y a qu’à endurer son mal.

— Ou ben à l’éloigner, conclut Marie-Amanda.

— C’est ce qui est arrivé, mais sans le vouloir de ma part.

— T’as pas idée où il peut être allé ? Il te parlait jamais de places qu’il aimerait visiter ?

L’infirme haussa les épaules d’indifférence. Une place ou une autre, du moment qu’il était loin d’elle.

— Ah ! des fois il disait qu’il aimerait revoir la France.

Les yeux de Marie-Amanda s’allumèrent de fierté :

— Qui c’est qui aimerait pas ça voir la France ?

— D’autres fois il avait rien que le bois dans l’idée. Il parlait d’un pays assez sauvage qu’il y a pas même d’oiseaux qui rôdaillent dans le ciel, ni de bêtes farouches dans les bois.

Le doute fit aller la tête de Marie-Amanda.

— Ça se peut pas.

— Oui, dans les brûlés, tu sais, où il y a tant de têtes-de-femmes, les grosses souches qui ont l’air molles à arracher mais qui tiennent toutes par la racine ?

Elles arrivaient près de la maison. L’infirme dit :

— Je l’aurais suivi partout.

De nouveau la peine s’échappait goutte à goutte.

Marie-Amanda, incrédule, étendit la main :

— T’aurais laissé tout ça ?

Il y avait les champs plans et féconds, il y avait la maison tassée dans sa chaleur et, à côté, le fournil si frais pour les longs jours d’été. Il y avait les granges solides, regorgeantes et, en face, la grande commune pour les pâturages. Il y avait le jardin et ses allées bordées de plantes endormies sous le paillis, mais qui s’éveilleraient plus belles à l’été : le Chenal du Moine où l’air est vaste et le monde paisible.

— T’aurais laissé tout ça ? Je te crois pas. Et sais-tu une chose, ma fille ? Je commence à penser que t’aimes ça te masser le cœur ?

* * *

Dans la maison les femmes continuaient à piailler comme corneilles en champ de blé mûr. Maintenant qu’elle n’était plus là, chacune parlait sans gêne d’Angélina.

— Elle avait en belle… dit l’Acayenne.

Didace et Amable entrèrent.

La grande Laure leur expliqua :

— On parlait justement d’Angélina puis de votre Survenant. La vôtre dit qu’Angélina avait en belle.

— En belle de quoi ? demanda Amable. Ah ! l’yâble ! pas de le dompter toujours ben ?

— Non, approuva Didace. Si tu parles de dompter quelqu’un, t’as pas l’homme en mains.

— C’est en quoi, reprit Laure Provençal. Quand une fille a le malheur de s’amouracher d’un gars qui est pas domptable, elle a toujours la ressource de se dompter, elle !

— Pas Angélina ! dit Phonsine.

Les femmes parlaient toutes ensemble.

— Pourquoi pas elle ?

— Parce que le Survenant lui dépensait son argent à boire ?

— Parce qu’il riait d’elle ?

— Il a jamais ri d’elle, protesta Phonsine. Il s’est même battu pour elle.

— Je sais ben une chose : pour chaque cenne qu’il m’aurait dépensée, cent larmes j’y aurais fait verser.

Laure Provençal crut que l’Acayenne venait de parler. Elle se tourna de son côté :

— Vous m’avez l’air d’une femme capable de faire votre chemin ?

— Mon chemin ? Il me coûte le prix qu’il me coûte. Seulement… aujourd’hui, j’ai pas un souci.

Phonsine, en colère, se dit : « Je crois ben. Sa vie est assurée sur la terre, tant qu’elle portera le nom de Beauchemin. Elle est pas à plaindre. »

— Mon Varieur, lui… commença l’Acayenne.

Mais aussitôt, Laure Provençal se mordit les lèvres. Puis se penchant du côté de la mère Salvail :

— Coûte donc, le Varieur, à c’t’heure, c’est presquement de leur parenté, aux Beauchemin. Le père Didace a autant d’acquêt de le garder à coucher.

Didace, devinant les paroles de moquerie, coupa net au murmure des voix et aux rires.

— Le Survenant s’est jamais donné pour ce qu’il était pas. Ceux qui l’ont pris autrement et qui se sont fait des chimères avec lui, c’est qu’ils l’ont ben voulu. On n’a pas à y voir ! Quant à Angélina, la pauvre fille, c’est ben de valeur qu’elle se soye amourachée de lui et elle a toute ma compassion, parce que lui, il avait qu’une blonde…

De son gros poing, Didace dessina dans le vide un grand rond qui signifiait la route, le vaste monde…

— Quoi c’est que vous faites de celle-citte ? demanda Amable, la tête renversée, en faisant mine de tenir par le goulot une bouteille qu’il vidait dans sa bouche.

— Pauvre Angélina ! dit Phonsine, les larmes aux yeux. Elle l’aimait donc, le Survenant ! Elle l’aimait assez, c’est ben simple, pour lui demander pardon des affronts qu’il lui faisait à elle.

L’Acayenne murmura, en souriant :

— Elle était pas la seule à l’aimer.

Phonsine rougit. Sentant le regard d’Amable s’appesantir sur elle, elle se rendit au poêle pour se donner une contenance.

— Quoi c’est qu’il a, le poêle, à chauffer en démon de même ? Je brûle.

Mais, levant le premier rond, elle vit le feu presque éteint et se pencha vers le bûcher pour en tirer un quartier de bois. Prise de court par sa distraction, elle se retourna carrément vers les autres :

— Non ! Elle était pas la seule à l’aimer !

— Allons ! dit Laure Provençal qui jugea bon d’en finir, en secouant les brins de fils à son tablier, il est temps qu’on s’en aille. On a assez piqué pour cette après-midi.

— Ouais, reprit Didace. Vous me faites l’effet d’avoir piqué en masse.

Puis s’impatientant :

— Ho ! Ho ! Clairez la place. Ôtez le métier dedans nos jambes. Dégréyez ! Vite, qu’on mange !

— On a fini à net vingt-quatre belles pointes, dit avec enthousiasme Lisabel Provençal, qui n’avait rien saisi.

Le soir, Phonsine se remit à harceler Amable pour qu’il obtînt de son père un acte de donation.